Chapitre IXX

SAI. S'il ne te rembourse pas, bien certainement tu ne prendras pas sa chair ; à quoi te servirait-elle ?

LE JUIF. À en faire des appâts pour les poissons ; et si elle ne satisfait pas leur appétit, elle assouvira du moins ma soif de vengeance.

Shakespeare, Le marchand de Venise.

Les ombres du soir étaient venues augmenter l'horreur des ruines de William-Henry, quand nos cinq compagnons y arrivèrent. Le chasseur et les deux Mohicans s'empressèrent de faire leurs préparatifs pour y passer la nuit, mais d'un air grave et sérieux qui prouvait que l'horrible spectacle qu'ils avaient eu sous les yeux avait fait sur leur esprit plus d'impression qu'ils ne voulaient en laisser voir. Quelques poutres à demi brûlées furent appuyées par un bout contre un mur, pour former une espèce d'appentis, et quand Uncas les eut couvertes avec des branches, cette demeure précaire fut terminée. Le jeune Indien montra du doigt cet abri grossier, dès qu'il eut terminé ses travaux, et Heyward, qui entendit le langage de ce geste silencieux, y conduisit Munro et le pressa de prendre quelque repos. Laissant le vétéran seul avec ses chagrins, il retourna sur-le-champ en plein air, se trouvant trop agité pour suivre le conseil qu'il venait de donner à son vieil ami.

Tandis qu'Œil-de-Faucon et ses deux compagnons allumaient leur feu et prenaient leur repas du soir, repas frugal qui ne consistait qu'en chair d'ours séchée, le jeune major monta sur les débris d'un bastion qui dominait sur l'Horican. Le vent était tombé, et les vagues frappaient avec moins de violence et plus de régularité contre le rivage sablonneux qui était sous ses pieds. Les nuages, comme fatigués de leur course impétueuse, commençaient à se diviser ; les plus épais se rassemblant en masses noires à l'horizon, et les plus légers, planant encore sur les eaux du lac et sur le sommet des montagnes, comme une volée d'oiseaux effrayés, mais qui ne peuvent se résoudre à s'éloigner de l'endroit où ils ont laissé leurs nids. Çà et là une étoile brillante luttait contre les vapeurs qui roulaient encore dans l'atmosphère, et semblait un rayon lumineux perçant la sombre voûte du firmament. Des ténèbres impénétrables couvraient déjà les montagnes qui entouraient les environs, et la plaine était comme un vaste cimetière abandonné, où règne le silence de la mort au milieu de ceux qu'elle a frappés.

Duncan resta quelque temps à contempler une scène si bien d'accord avec tout ce qui s'était passé. Ses regards se tournaient tour à tour vers les ruines, au milieu desquelles le chasseur et ses deux amis étaient assis autour d'un bon feu, et vers la faible lueur qu'on distinguait encore du côté du couchant, par le rouge pâle dont elle teignait les nuages, et se reposait ensuite sur cette sombre obscurité qui bornait sa vue à l'enceinte où tant de morts étaient étendus.

Bientôt il crut entendre s'élever de cet endroit des sons inintelligibles, si bas, si confus, qu'il ne pouvait ni s'en expliquer la nature, ni même se convaincre qu'il ne se trompait pas. Honteux des inquiétudes auxquelles il se livrait malgré lui, il chercha à s'en distraire en jetant les yeux sur le lac, et en contemplant les étoiles qui se réfléchissaient sur sa surface mouvante. Cependant son oreille aux aguets l'avertit de la répétition des mêmes sons, comme pour le mettre en garde contre quelque danger caché. Il y donna alors toute son attention, et le bruit qu'il entendit enfin partir plus distinctement du sein des ténèbres lui parut celui que produirait une marche rapide.

Ne pouvant plus maîtriser son inquiétude, il appela le chasseur à voix basse, et l'invita à venir le trouver. Celui-ci prit son fusil sous son bras, et se rendit près du major d'un pas si lent, et avec un air si calme et si insouciant, qu'il était facile de juger qu'il se croyait en toute sûreté dans la situation où il était.

– Écoutez, lui dit Duncan lorsque le chasseur se fut placé tranquillement à son côté ; j'entends dans la plaine des sons qui peuvent prouver que Montcalm n'a pas encore entièrement abandonné sa conquête.

– En ce cas, les oreilles valent mieux que les yeux, répondit le chasseur avec sang-froid, en s'occupant en même temps à finir la mastication d'un morceau de chair d'ours dont il avait la bouche pleine ; je l'ai vu moi-même entrer dans le Ty avec toute son armée ; car vos Français, quand ils ont remporté un succès, aiment assez s'en retourner chez eux pour le célébrer par des danses et des fêtes.

– Cela est possible, mais un Indien dort rarement pendant la guerre, et l'envie de piller peut retenir ici un Huron, même après le départ de ses compagnons. Il serait prudent d'éteindre le feu et de rester aux écoutes. Écoutez ! n'entendez-vous pas le bruit dont je vous parle ?

– Un Indien rôde rarement au milieu des morts. Quand il a le sang échauffé et qu'il est en fureur, il est toujours prêt à tuer et n'est pas très scrupuleux sur les moyens ; mais quand il a enlevé la chevelure de son ennemi, et que l'esprit est séparé du corps, il oublie son inimitié, et laisse au mort le repos qui lui est dû ; En parlant des esprits, major, croyez-vous que les Peaux-Rouges et nous autres blancs nous ayons un jour le même paradis ?

– Sans doute, sans doute. Ah ! J'ai cru entendre encore les mêmes sons, mais c'était peut-être le bruit des feuilles de ce bouleau.

– Quant à moi, continua Œil-de-Faucon en tournant la tête un instant avec nonchalance du côté qu'Heyward lui désignait, je crois que le paradis doit être un séjour de bonheur et que par conséquent chacun y sera traité suivant ses goûts et ses inclinations. Je pense donc, moi, que les Peaux-Rouges ne s'éloignent pas beaucoup de la vérité en croyant qu'après leur mort ils iront dans de beaux bois remplis de gibier, comme le disent toutes leurs traditions. Et, quant à cela, je crois que ce ne serait pas une honte pour un blanc dont le sang est sans mélange, que de passer son temps à…

– Eh bien ! vous l'entendez à présent ?

– Oui, oui ; quand la pâture est abondante, les loups sont en campagne comme lorsqu'elle est rare. S'il faisait clair, et qu'on en eût le loisir, on n'aurait que la peine de choisir leurs plus belles peaux. Mais pour en revenir à la vie du paradis, major, j'ai entendu les prédicateurs dire que le ciel est un séjour de félicité ; mais tous les hommes ne sont pas d'accord dans leurs idées relativement au bonheur. Moi, par exemple, soit dit sans manquer de respect aux volontés de la Providence, je n'en trouverais pas un très grand à être enfermé toute la journée pour entendre prêcher, vu mon penchant naturel pour le mouvement et pour la chasse.

Duncan qui, d'après l'explication du chasseur, croyait reconnaître la nature du bruit qui l'avait inquiété, donnait alors plus d'attention aux discours de son compagnon, et était curieux de voir où le mènerait cette discussion.

– Il est difficile, dit-il, de rendre compte des sentiments que l'homme éprouvera lors de ce grand et dernier changement.

– C'en serait un terrible, reprit le chasseur suivant le fil de la même idée, pour un homme qui a passé tant de jours et de nuits en plein air. Ce serait comme si l'on s'endormait près de la source de l'Hudson, et qu'on se réveillât à côté d'une cataracte. Mais c'est une consolation de savoir que nous servons un maître miséricordieux, quoique nous le fassions chacun à notre manière, et que nous soyons séparés de lui par d'immenses déserts. Ah ! qu'est-ce que j'entends ?

– N'est-ce pas le bruit que font les loups en cherchant leur proie, comme vous venez de le dire ? demanda Duncan.

Œil-de-Faucon secoua la tête, et fit signe au major de le suivre dans un endroit que la lumière du feu n'éclairait pas. Après avoir pris cette précaution, il se plaça dans une attitude d'attention, et écouta de toutes ses oreilles, dans l'attente que le bruit qui les avait enfin frappées se répéterait. Mais sa vigilance fut inutile, et après quelques minutes de silence complet, il dit à Heyward à demi-voix :

– Il faut que nous appelions Uncas ; il a les sens d'un Indien, et il entendra ce que nous ne pouvons entendre ; car étant une Peau-Blanche, je ne puis renier ma nature.

En achevant ces mots, il imita le cri du hibou. Ce son fit tressaillir le jeune Mohican, qui s'entretenait avec son père près du feu. Il se leva sur-le-champ, regarda de différents côtés pour s'assurer d'où partait ce cri, et le chasseur l'ayant répété, Duncan aperçut Uncas qui s'approchait d'eux avec précaution.

Œil-de-Faucon lui donna quelques instructions en peu de mots, en langue delaware, et dès que le jeune Indien eut appris ce dont il s'agissait, il s'éloigna de quelques pas, s'étendit le visage contre terre, et, aux yeux d'Heyward, parut y rester dans un état d'immobilité parfaite. Quelques minutes se passèrent. Enfin le major, surpris qu'il restât si longtemps dans cette attitude, et curieux de voir de quelle manière il se procurait les renseignements qu'on désirait, s'avança vers l'endroit où il l'avait vu tomber ; mais, à son grand étonnement, il trouva en y arrivant qu'Uncas avait disparu, et que ce qu'il avait pris pour son corps étendu par terre n'était qu'une ombre produite par quelques ruines.

– Qu'est donc devenu le jeune Mohican ? demanda-t-il au chasseur dès qu'il fut de retour auprès de lui ; je l'ai vu tomber en cet endroit, et je pourrais faire serment qu'il ne s'est pas relevé.

– Chut ! parlez plus bas ! Nous ne savons pas quelles oreilles sont ouvertes autour de nous, et les Mingos sont d'une race qui en a de bonnes. Uncas est parti en rampant : il est maintenant dans la plaine, et si quelque Maqua se montre a lui, il trouvera à qui parler.

– Vous croyez donc que Montcalm n'a pas emmené tous ses Indiens ? Donnons l'alarme à nos compagnons, et préparons nos armes ; nous sommes cinq, et jamais un ennemi ne nous a fait peur.

– Ne leur dites pas un mot, si vous faites cas de la vie ! Voyez le Sagamore assis devant son feu ! n'a-t-il pas l'air d'un grand chef indien ? S'il y a quelques rôdeurs dans les environs, ils ne se douteront pas à ses traits que nous soupçonnons qu'un danger nous menace.

– Mais ils peuvent le découvrir, et lui envoyer une flèche ou une balle presque à coup sûr. La clarté du feu le rend trop visible, et il deviendra très certainement la première victime.

– On ne peut nier qu'il y ait de la raison dans ce que vous dites, répondit Œil-de-Faucon d'un air qui annonçait plus d'inquiétude qu'il n'en avait encore montré ; mais que pouvons-nous faire ? le moindre mouvement suspect peut nous faire attaquer avant que nous soyons prêts à résister. Il sait déjà, par le signal que j'ai fait à Uncas, qu'il se passe quelque chose d'inattendu, et je vais l'avertir par un autre que nous sommes à peu de distance de quelques Mingos. Sa nature indienne lui dira alors ce qu'il doit faire.

Le chasseur approcha ses doigts de sa bouche, et fit entendre une sorte de sifflement qui fit tressaillir Duncan, comme s'il avait entendu un serpent. Chingachgook avait la tête appuyée sur une main, et semblait se livrer à ses réflexions quand il entendit le signal que semblait lui donner le reptile dont il portait le nom. Il releva la tête, et ses yeux noirs se tournèrent à la hâte autour de lui. Ce mouvement subit, et peut-être involontaire, ne dura qu'un instant, et fut le seul symptôme de surprise et d'alarme qu'on pût remarquer en lui. Il ne toucha pas son fusil, qui était à portée de sa main ; son tomahawk, qu'il avait détaché de sa ceinture pour être plus à l'aise, resta par terre à côté de lui. Il reprit sa première attitude, mais en appuyant sa tête sur son autre main, comme pour faire croire qu'il n'avait fait ce mouvement que pour délasser l'autre bras, et il attendit l'événement avec un calme et une tranquillité dont tout autre qu'un Indien eût été incapable.

Heyward remarqua pourtant que tandis qu'à des yeux moins attentifs le chef mohican pouvait paraître sommeiller, ses narines étaient plus ouvertes que de coutume ; sa tête était tournée un peu de côté, comme pour entendre plus facilement le moindre son, et ses yeux lançaient des regards vifs et rapides sur tous les objets.

– Voyez ce noble guerrier ! dit Œil-de-Faucon à voix basse, en prenant le bras d'Heyward ; il sait que le moindre geste déconcerterait notre prudence, et nous mettrait tous à la merci de ces coquins de …

Il fut interrompu par un éclair produit par un coup de mousquet ; une détonation le suivit, et l'air fut rempli d'étincelles de feu autour de l'endroit où les yeux d'Heyward étaient encore attachés avec admiration. Un seul coup d'œil l'assura que Chingachgook avait disparu pendant cet instant de confusion. Cependant le chasseur avait armé son fusil, se tenant prêt à s'en servir et n'attendant que l'instant où quelque ennemi se montrerait à ses yeux. Mais l'attaque parut se terminer avec cette vaine tentative contre la vie de Chingachgook. Deux ou trois fois les deux compagnons crurent entendre un bruit éloigné dans les broussailles ; mais les yeux exercés du chasseur reconnurent bientôt une troupe de loups qui fuyaient, effrayés sans doute par le coup de fusil qui venait d'être tiré. Après un nouveau silence de quelques minutes qui se passèrent dans l’incertitude et l'impatience, on entendit un grand bruit dans l'eau, et il fut immédiatement suivi d'un second coup de feu.

– C'est le fusil d'Uncas, dit le chasseur ; j'en connais le son aussi bien qu'un père connaît la voix de son fils. C'est une bonne carabine ; et je l'ai portée longtemps avant d'en avoir une meilleure.

– Que veut dire tout cela ? demanda Duncan ; il paraît que des ennemis nous guettent et ont juré notre perte.

– Le premier coup qui a été tiré prouve qu'ils ne nous voulaient pas du bien, et voici un Indien qui prouve aussi qu'ils ne nous ont pas fait de mal, répondit Œil-de-Faucon en voyant Chingachgook reparaître à peu de distance du feu.

Et s'avançant vers lui :

– Eh bien ! qu'est-ce, Sagamore ? lui dit-il ; les Mingos nous attaquent-ils tout de bon, ou n'est-ce qu'un de ces reptiles qui se tiennent sur les derrières d'une armée pour tâcher de voler la chevelure d'un mort, et aller se vanter à leurs squaws de leurs exploits contre les Visages-Pâles ?

Chingachgook reprit sa place avec le plus grand sang-froid, et ne fit aucune réponse avant d’avoir examiné un tison qu'avait frappé la balle qui lui était destinée. Ensuite, levant un doigt, il se borna à prononcer en anglais la monosyllabe « hum ».

– C'est comme je le pensais, dit le chasseur en s'asseyant auprès de lui ; et comme il s'est mis à couvert dans le lac avant qu'Uncas lâchât son coup, il est plus que probable qu'il s'échappera, et qu'il ira conter forte mensonges comme quoi il avait dresse une embuscade à deux Mohicans et à un chasseur blanc ; car les deux officiers ne peuvent pas compter pour grand chose dans ce genre d'escarmouches. Eh bien ! qu'il aille ! il y a des honnêtes gens partout, quoiqu'il ne s'en trouve guère parmi les Maquas, comme Dieu le sait ; mais il peut se rencontrer, même parmi eux, quelque brave homme qui se moque d'un fanfaron quand il se vante contre toute raison. Le plomb de ce coquin vous a sifflé aux oreilles, Sagamore.

Chingachgook jeta un coup d'œil calme et insouciant vers le tison que la balle avait frappé, et conserva son attitude avec un sang-froid qu'un pareil incident ne pouvait troubler. Uncas arriva en ce moment, et s'assit devant le feu près de ses amis, avec le même air d'indifférence et de tranquillité que son père.

Heyward suivait des yeux tous leurs mouvements avec un vif intérêt mêlé d'étonnement et de curiosité ; et il était porté à croire que le chasseur et les deux Indiens avaient de secrets moyens d'intelligence qui échappaient à son attention. Au lieu de ce récit détaillé qu'un jeune Européen se serait empressé de faire pour apprendre à ses compagnons, peut-être même avec quelque exagération, ce qui venait de se passer au milieu des ténèbres qui couvraient la plaine ; il semblait que le jeune guerrier se contentât de laisser ses actions parler pour lui. Dans le fait ce n'était ni le lieu ni le moment qu'un Indien aurait choisi pour se vanter de ses exploits ; et il est probable que si Heyward n'eût pas fait de questions, pas un seul mot n'aurait été prononcé alors sur ce sujet.

– Qu'est devenu notre ennemi, Uncas ? lui demanda-t-il ; nous avons entendu votre coup de fusil, et nous espérions que vous ne l'auriez pas tiré en vain.

Le jeune Mohican releva un pan de son habit, et montra le trophée sanglant de sa victoire, une chevelure qu'il avait attachée à sa ceinture.

Chingachgook y porta la main, et la regarda un instant avec attention. La laissant ensuite retomber avec un dédain bien prononcé, il s'écria :

– Hugh ! Onéida !

– Un Onéida ! répéta le chasseur qui commençait à perdre son air animé pour prendre une apparence d'apathie semblable à celle de ses deux compagnons, mais qui s'avança avec curiosité pour examiner ce gage hideux du triomphe ; au nom du ciel ! si les Onéidas nous suivent tandis que nous suivons les Hurons, nous nous trouverons entre deux bandes de diables ! Eh bien ! aux yeux d'un blanc, il n'y a pas de différence entre cette chevelure et celle d'un autre Indien, et cependant le Sagamore assure qu'elle a poussé sur la tête d'un Mingo, et il désigne même sa peuplade !

– Et vous, Uncas, qu'en dites-vous ? de quelle nation était le coquin que vous avez justement expédié ?

Uncas leva les yeux sur le chasseur, et lui répondit avec sa voix douce et musicale :

– Onéida.

– Encore Onéida ! s'écria Œil-de-Faucon. Ce que dit un indien est ordinairement vrai ; mais quand ce qu'il dit est confirmé par un autre, on peut le regarder comme paroles d'évangile.

– Le pauvre diable s'est mépris, dit Heyward ; il nous a pris pour des Français ; il n'aurait pas attaqué les jours d'un ami.

– Prendre un Mohican, peint des couleurs de sa nation, pour un Huron ! s'écria le chasseur ; autant voudrait dire qu'on pourrait prendre les habits blancs des grenadiers de Montcalm pour les vestes rouges des Anglais. Non, non ; le reptile savait bien ce qu'il faisait, et il n'y a pas eu de méprise dans cette affaire, car il n'y a pas beaucoup d'amitié perdu entre un Mingo et un Delaware, n'importe du côté de quels blancs leurs peuplades soient rangées. Et quant à cela, quoique les Onéidas servent Sa Majesté le roi d'Angleterre, qui est mon souverain et mon maître, mon tueur de daims n'aurait pas délibéré longtemps pour envoyer une dragée à cette vermine, si mon bonheur me l'avait fait rencontrer sur mon chemin.

– C'eût été violer nos traités et agir d'une manière indigne de vous.

– Quand un homme vit longtemps avec d'autres hommes, s'il n'est pas coquin et que les autres soient honnêtes, l'affection finit par s'établir entre eux. Il est vrai que l'astuce des blancs a réussi à jeter la confusion dans les peuplades en ce qui concerne les amis et les ennemis ; car les Hurons et les Onéidas, parlant la même langue, et qu'on pourrait dire être la même nation, cherchent à s'enlever la chevelure les uns aux autres ; et les Delawares sont divisés entre eux, quelques-uns restant autour du feu de leur grand conseil sur les bords de leur rivière, et combattant pour la même cause que les Mingos, tandis que la plupart d'entre eux sont allés dans le Canada, par suite de leur haine naturelle contre ces mêmes Mingos. Cependant il n'est pas dans la nature d'une Peau-Rouge de changer de sentiments à tout coup de vent, et c'est pourquoi l'amitié d'un Mohican pour un Mingo est comme celle d'un homme blanc pour un serpent.

– Je suis fâché de vous entendre parler ainsi, car je croyais que les naturels qui habitent les environs de nos établissements nous avaient trouvés trop justes pour ne pas s'identifier complètement à nos querelles.

– Ma foi, je crois qu'il est naturel de donner à ses propres querelles la préférence sur celles des étrangers. Quant à moi, j'aime la justice, et c'est pourquoi… Non, je ne dirai pas que je hais un Mingo, cela ne conviendrait ni à ma couleur ni à ma religion, mais je répéterai encore que si mon tueur de daims n'a pas envoyé une dragée à ce coquin de rôdeur, c'est l'obscurité qui en est cause.

Alors, convaincu de la force de ses raisonnements, quel que pût être leur effet sur celui à qui il en faisait part, l'honnête mais implacable chasseur tourna la tête d'un autre côté, comme s'il eût voulu mettre fin à cette controverse.

Heyward remonta sur le rempart, trop inquiet et trop peu au fait des escarmouches des bois pour ne pas craindre le renouvellement de quelque attaque semblable. Il n'en était pas de même du chasseur et des Mohicans. Leurs sens longtemps exercés, et rendus plus sûrs et plus actifs par l'habitude et la nécessité, les avaient mis en état non seulement de découvrir le danger, mais de s'assurer qu'ils n'avaient plus rien à craindre. Aucun des trois ne paraissait conserver le moindre doute relativement à leur sûreté parfaite ; et ils en donnèrent la preuve en s'occupant des préparatifs pour se former en conseil, et délibérer sur ce qu'ils avaient à faire.

La confusion des nations et même des peuplades à laquelle Œil-de-Faucon venait de faire allusion existait à cette époque dans toute sa force. Le grand lien d'un langage commun et par conséquent d'une origine commune avait été rompu ; et c'était par suite de cette désunion que les Delawares et les Mingos, nom général qu'on donnait aux six nations alliées, combattaient dans les mêmes rangs, quoique ennemis naturels, tandis que les derniers étaient opposés aux Hurons. Les Delawares étaient eux-mêmes divisés entre eux. L'amour du sol qui avait appartenu à leurs ancêtres avait retenu le Sagamore et son fils sous les bannières du roi d'Angleterre avec une petite troupe de Delawares qui servaient au fort Édouard ; mais on savait que la plus grande partie de sa nation, ayant pris parti pour Montcalm par haine contre les Mingos, était en campagne.

Il est bon que le lecteur sache, s'il ne l'a pas suffisamment appris dans ce qui précède, que les Delawares ou Lenapes avaient la prétention d'être la tige de ce peuple nombreux, autrefois maître de toutes les forêts et plaines du nord et de l'est, de ce qui forme aujourd'hui les États-Unis de l'Amérique, et dont la peuplade des Mohicans était une des branches les plus anciennes et les plus distinguées.

C’était donc avec une connaissance parfaite des intérêts contraires qui avaient armé des amis les uns contre les autres et qui avaient décidé des ennemis naturels à devenir les alliés d’un même parti, que le chasseur et ses deux compagnons se disposèrent à délibérer sur la manière dont ils concerteraient leurs mouvements au milieu de tant de races de sauvages. Duncan connaissait assez les coutumes des Indiens pour savoir pourquoi le feu avait été alimenté de nouveau, et pourquoi les deux Mohicans et même le chasseur s’étaient gravement assis sous un dais de fumée : se plaçant dans un endroit où il pourrait être spectateur de cette scène, sans cesser d'avoir l'oreille attentive au moindre bruit qui pourrait se faire entendre dans la plaine, il attendit le résultat de la délibération avec toute la patience dont il put s’armer.

Après un court intervalle de silence, Chingachgook alluma une pige dont le godet était une pierre tendre du pays, très artistement taillée, et le tuyau un tube de bois. Après avoir fumé quelques instants, il la passa à Œil-de-Faucon, qui en fit autant et la remit ensuite à Uncas. La pipe avait ainsi fait trois fois le tour de la compagnie, au milieu du silence le plus profond, avant que personne parût songer à ouvrir la bouche. Enfin Chingachgook, comme le plus âgé et le plus élevé en rang, prit la parole, fit l'exposé du sujet de la délibération, et donna son avis en peu de mots avec calme et dignité. Le chasseur lui répondit, le Mohican répliqua, son compagnon fit de nouvelles objections, mais le jeune Uncas écouta dans un silence respectueux, jusqu'à ce qu'Œil-de-Faucon lui eût demandé son avis. D'après le ton et les gestes des orateurs, Heyward conclut que le père et le fils avaient embrassé la même opinion, et que leur compagnon blanc en soutenait une autre. La discussion s'échauffait peu à peu, et il était évident que chacun tenait fortement à son avis.

Mais malgré la chaleur croissante de cette contestation amicale, l'assemblée chrétienne la mieux composée, sans même en excepter ces synodes où il ne se trouve que de révérends ministres de la parole divine, aurait pu puiser une leçon salutaire de modération dans la patience et la courtoisie des trois individus qui discutaient ainsi. Les discours d'Uncas furent écoutés avec la même attention que ceux qui étaient inspirés par l'expérience et la sagesse plus mûre de son père, et bien loin de montrer quelque impatience de parler, chacun des orateurs ne réclamait la parole pour répondre à ce qui venait d'être dit qu'après avoir consacré quelques minutes à réfléchir en silence sur ce qu'il venait d'entendre et sur ce qu'il devait répliquer.

Le langage des Mohicans était accompagné de gestes si naturels et si expressifs, qu'il ne fut pas très difficile à Heyward de suivre le fil de leurs discours. Ceux du chasseur lui parurent plus obscurs, parce que celui-ci, par suite de l'orgueil secret que lui inspirait sa couleur, affectait ce débit froid et inanimé qui caractérise toutes les classes d'Anglo-Américains quand ils ne sont pas émus par quelque passion. La fréquente répétition des signes par lesquels les deux Indiens désignaient les différentes marques de passage qu'on peut trouver dans une forêt, prouvait qu'ils insistaient pour continuer la route par terre, tandis que le bras d'Œil-de-Faucon, plusieurs fois dirigé vers l'Horican, semblait indiquer, qu'il était d'avis de voyager par eau.

Le chasseur paraissait pourtant céder, et la question était sur le point d'être décidée contre lui, quand tout à coup il se leva, et secouant son apathie, il prit toutes les manières et employa toutes les ressources de l'éloquence indienne. Traçant un demi-cercle en l'air, d'orient en occident, pour indiquer le cours du soleil, il répéta ce signe autant de fois qu'il jugeait qu'il leur faudrait de jours pour faire leur voyage dans les bois. Alors il traça sur la terre une longue ligne tortueuse, indiquant en même temps par ses gestes les obstacles que leur feraient éprouver les montagnes et les rivières. Il peignit, en prenant un air de fatigue, l'âge et la faiblesse de Munro qui était en ce moment enseveli dans le sommeil, et parut même ne pas avoir une très haute idée des moyens physiques de Duncan pour surmonter tant de difficultés ; car celui-ci s’aperçut qu’il était question de lui quand il vit le chasseur étendre la main, et qu'il l'entendit prononcer les mots la Main-Ouverte, surnom que la générosité du major lui avait fait donner par toutes les peuplades d'Indiens amis. Il imita ensuite le mouvement léger d'un canot fendant les eaux d'un lac à l'aide de la rame, et en établit le contraste, en contrefaisant La marche, lente d'un homme, fatigué. Enfin, il termina par étendre le bras vers la chevelure de l’Onéida, probablement pour faire sentir la nécessité de partir promptement, et de ne laisser après eux aucune trace.

Les Mohicans l'écoutèrent avec gravité et d'un air qui prouvait l'impression que faisait sur eux ce discours : la conviction s'insinua peu à peu dans leur esprit, et vers la fin de la harangue d'Œil-de-Faucon, ils accompagnaient toutes ses phrases de cette exclamation qui chez les sauvages est un signe d'approbation ou d'applaudissement. En un mot, Chingachgook et son fils se convertirent à l'avis du chasseur, renonçant à l'opinion qu'ils avaient d'abord soutenue, avec une candeur qui, s'ils eussent été les représentants de quelque grand peuple civilisé, aurait ruiné à jamais leur réputation politique, en prouvant qu'ils pouvaient se rendre à de bonnes raisons.

Dès l'instant que la détermination eut été prise, on ne s'occupa plus que du résultat seul de la discussion : Œil-de-Faucon, sans jeter un regard autour de lui pour lire son triomphe dans les yeux de ses compagnons, s'étendit tranquillement devant le feu qui brûlait encore, et ne tarda pas à s'endormir.

Laissés alors en quelque sorte à eux-mêmes, les Mohicans, qui avaient consacré tant de temps aux intérêts et aux affaires des autres, saisirent ce moment pour s'occuper d'eux-mêmes ; se dépouillant de la réserve grave et austère d'un chef indien, Chingachgook commença à parler à son fils avec le ton doux et enjoué de la tendresse paternelle ; Uncas répondit à son père avec une cordialité respectueuse ; et le chasseur, avant de s'endormir, put s'apercevoir du changement complet qui venait de s'opérer tout à coup dans les manières de ses deux compagnons.

Il est impossible de décrire la musique de leur langage, tandis qu'ils s'abandonnaient ainsi à la gaieté et aux effusions de leur tendresse mutuelle. L'étendue de leurs voix, particulièrement de celle du jeune homme, partait du ton le plus bas et s’élevait jusqu'aux sons les plus hauts avec une douceur qu'on pourrait dire féminine. Les yeux du père suivaient les mouvements gracieux et ingénus de son fils avec un air de satisfaction, et il ne manquait jamais de sourire aux reparties que lui faisait celui-ci. Sous l'influence de ces sentiments aussi tendres que naturels, les traits de Chingachgook ne présentaient aucune trace de férocité, et l'image de la mort, peinte sur sa poitrine, semblait plutôt un déguisement adopté par plaisanterie qu'un emblème sinistre.

Après avoir donné une heure à cette douce jouissance, le père annonça tout à coup son envie de dormir en s'enveloppant la tête de la couverture qu'il portait sur ses épaules et en s'étendant par terre : dès lors Uncas ne se permit plus un seul mot ; il rassembla les tisons de manière à entretenir une douce chaleur près des pieds de son père, et chercha à son tour un oreiller au milieu des ruines.

La sécurité que montraient ces hommes de la vie sauvage rendit de la confiance à Heyward : il ne tarda pas à les imiter, et longtemps avant que la nuit fût au milieu de sa course, tous ceux qui avaient cherché un abri dans les ruines de William-Henry dormaient aussi profondément que les victimes d'une trahison barbare, dont les ossements étaient destinés à blanchir sur cette plaine.

Share on Twitter Share on Facebook