Chapitre VII

Ils ne dorment point ; je les vois assis sur ce rocher, formant un groupe frappé de crainte.

Gray.

– Rester cachés plus longtemps quand de tels sons se font entendre dans la forêt, dit le chasseur, ce serait négliger un avertissement qui nous est donné pour notre bien. Ces jeunes dames peuvent rester où elles sont, mais les Mohicans et moi, nous allons monter la garde sur le rocher, et je suppose qu’un major du soixantième régiment voudra nous tenir compagnie.

– Notre danger est-il donc si pressant ? demanda Cora.

– Celui qui peut créer des sons si étranges, et qui les fait entendre pour l’utilité de l’homme, peut savoir quel est notre danger. Quant à moi, je croirais me révolter contre la volonté du ciel si je m’enterrais sous une caverne avec de tels avis dans l’air. Le pauvre diable qui passe sa vie à chanter a été ému lui-même par ce cri, et il dit qu’il est prêt à marcher à la bataille. S’il ne s’agissait que d’une bataille, c’est une chose que nous connaissons tous, et cela serait bientôt arrangé ; mais j’ai entendu dire que quand de pareils cris se font entendre entre le ciel et la terre, ils annoncent une guerre d’une autre espèce.

– Si nous n’avons à redouter que des dangers résultant de causes surnaturelles, dit Cora avec fermeté, nous n’avons pas de grands motifs d’alarmes ; mais êtes-vous bien certain que nos ennemis n’aient pas inventé quelque nouveau moyen pour nous frapper de terreur, afin que leur victoire en devienne plus facile ?

– Madame, répondit le chasseur d’un ton solennel, j’ai écouté pendant trente ans tous les sons qu’on peut entendre dans les forêts, je les ai écoutés aussi bien qu’un homme puisse écouter quand sa vie dépend souvent de la finesse de son ouïe. Il n’y a pas de hurlement de la panthère, de sifflement de l’oiseau-moqueur, d’invention diabolique des Mingos, qui puisse me tromper. J’ai entendu les forêts gémir comme des hommes dans leur affliction, j’ai entendu l’éclair craquer dans l’air, comme le bois vert, tout en dardant une flamme fourchue, et jamais je n’ai pensé entendre autre chose que le bon plaisir de celui qui tient dans sa main tout ce qui existe. Mais ni les Mohicans, ni moi, qui suis un homme blanc sans mélange de sang, nous ne pouvons expliquer le cri que nous avons entendu deux fois en si peu de temps. Nous croyons donc que c’est un signe qui nous est donné pour notre bien.

– Cela est fort extraordinaire, s’écria Heyward en reprenant ses pistolets qu’il avait déposés dans un coin de la caverne lorsqu’il y était entré ; mais que ce soit un signe de paix ou un signal de guerre, il ne faut pas moins y faire attention. – Montrez-moi le chemin, l’ami, et je vous suis.

En sortant de la caverne pour entrer dans le passage, ou pour mieux dire la crevasse qui la séparait de l’autre, ils sentirent leurs forces se renouveler dans une atmosphère rafraîchie et purifiée par les eaux limpides de la rivière. Une brise en ridait la surface, et semblait accélérer la chute de l’eau dans les gouffres où elle tombait avec un bruit semblable à celui du tonnerre. À l’exception de ce bruit et du souffle des vents, la scène était aussi tranquille que la nuit et la solitude pouvaient la rendre. La lune était levée, et ses rayons frappaient déjà sur la rivière et sur les bois, ce qui semblait redoubler l’obscurité de l’endroit où ils étaient arrivés au pied du rocher qui s’élevait derrière eux. En vain chacun d’eux, profitant de cette faible clarté, portait ses yeux sur les deux rives, pour y chercher quelque signe de vie qui pût leur expliquer la nature des sons effrayants qu’ils avaient entendus, leurs regards déçus ne pouvaient découvrir que des arbres et des rochers.

– On ne voit ici que le calme et la tranquillité d’une belle soirée, dit le major à demi-voix. Combien une telle scène nous paraîtrait belle en tout autre moment, Cora ! Imaginez-vous être en toute sûreté ; et ce qui augmente peut-être actuellement votre terreur, sera pour vous une sorte de jouissance.

– Écoutez ! s’écria vivement Alice. Cet avis était inutile. Le même cri, répété pour la troisième fois, venait de se faire entendre : il semblait partir du sein des eaux, du milieu du lit du fleuve, et se répandait de là dans les bois d’alentour, répété par tous les échos des rochers.

– Y a-t-il ici quelqu’un qui puisse donner un nom à de pareils sons ? dit le chasseur ; en ce cas qu’il parle, car, pour moi, je juge qu’ils n’appartiennent pas à la terre.

– Oui, il y a ici quelqu’un qui peut vous détromper, dit Heyward. Je reconnais maintenant ces sons parfaitement, je les ai entendus plus d’une fois sur le champ de bataille et en diverses occasions qui se présentent souvent dans la vie d’un soldat : c’est l’horrible cri que pousse un cheval à l’agonie ; il est arraché par la souffrance, et quelquefois aussi par une terreur excessive. Ou mon cheval est la proie de quelque animal féroce, ou il se voit en danger, sans moyen de l’éviter. J’ai pu ne pas le reconnaître quand nous étions dans la caverne ; mais, en plein air, je suis sûr que je ne puis me tromper.

Le chasseur et ses deux compagnons écoutèrent cette explication bien simple avec l’empressement joyeux de gens qui sentent de nouvelles idées succéder dans leur esprit aux idées beaucoup moins agréables qui l’occupaient. Les deux sauvages firent une exclamation de surprise et de plaisir en leur langue, et Œil-de-Faucon, après un moment de réflexion, répondit au major :

– Je ne puis nier ce que vous dites, car je ne me connais guère en chevaux, quoiqu’il n’en manque pas dans le pays où je suis né. Il est possible qu’il y ait une troupe de loups sur le rocher qui s’avance sur leur tête, et les pauvres créatures appellent le secours de l’homme aussi bien qu’elles le peuvent. – Uncas, descendez la rivière dans le canot, et jetez un tison enflammé au milieu de cette bande furieuse, sans quoi la peur fera ce que les loups ne peuvent venir à bout de faire, et nous nous trouverons demain sans montures, quand nous aurions besoin de voyager grand train.

Le jeune chef était déjà descendu sur le bord de l’eau, et il s’apprêtait à monter dans le canot pour exécuter cet ordre, quand de longs hurlements partant du bord de la rivière, et qui se prolongèrent quelques minutes jusqu’à ce qu’ils se perdissent dans le fond des bois, annoncèrent que les loups avaient abandonné une proie qu’ils ne pouvaient atteindre, ou qu’une terreur soudaine les avait mis en fuite. Uncas revint sur-le-champ, et il eut une nouvelle conférence à voix basse avec son père et le chasseur.

– Nous avons été ce soir, dit alors celui-ci, comme des chasseurs qui ont perdu les points cardinaux, et pour qui le soleil a été caché toute la journée ; mais à présent nous commençons à voir les signes qui doivent nous diriger, et le sentier est dégagé d’épines. Asseyez-vous à l’ombre du rocher ; elle est plus épaisse que celle que donnent les pins ; et attendons ce qu’il plaira au Seigneur d’ordonner de nous. Ne parlez qu’à voix basse, et peut-être vaudrait-il mieux que personne ne s’entretînt qu’avec ses propres pensées, d’ici à quelque temps.

Il prononça ces mots d’un ton grave, sérieux, et fait pour produire une vive impression, quoiqu’il ne donnât plus aucune marque de crainte. Il était évident que la faiblesse momentanée qu’il avait montrée avait disparu, grâce à l’explication d’un mystère que son expérience était insuffisante pour pénétrer ; et quoiqu’il sentît qu’ils étaient encore dans une position très précaire, il était armé de nouveau de toute l’énergie qui lui était naturelle pour lutter contre tout ce qui pourrait arriver. Les deux Mohicans semblaient partager le même sentiment, et ils se placèrent à quelque distance l’un de l’autre, de manière à avoir en vue les deux rives et à être cachés eux-mêmes dans l’obscurité.

En de pareilles circonstances, il était naturel que nos voyageurs imitassent la prudence de leurs compagnons. Heyward alla chercher dans la caverne quelques brassées de sassafras, qu’il étendit dans l’intervalle étroit qui séparait les deux grottes, et y fit asseoir les deux sœurs, qui se trouvaient ainsi à l’abri des balles ou des flèches que l’on pourrait lancer de l’une ou de l’autre rive ; ayant calmé leurs inquiétudes en les assurant qu’aucun danger ne pouvait arriver sans qu’elles en fussent averties, il se plaça lui-même assez près d’elles pour pouvoir leur parler sans être obligé de trop élever la voix. David La Gamme, imitant les deux sauvages, étendit ses grands membres dans une crevasse du rocher, de manière à ne pouvoir être aperçu.

Les heures se passèrent ainsi sans autre interruption. La lune était arrivée à son zénith, et sa douce clarté tombait presque perpendiculairement sur les deux sœurs endormies dans les bras l’une de l’autre. Heyward étendit sur elles le grand châle de Cora, se privant ainsi d’un spectacle qu’il aimait à contempler, et chercha à son tour un oreiller sur le rocher. David faisait déjà entendre des sons dont son oreille délicate aurait été blessée si elle avait pu les recueillir. En un mot, les quatre voyageurs se laissèrent aller au sommeil.

Mais leurs protecteurs infatigables ne se relâchèrent pas un instant de leur vigilance. Immobiles comme le roc dont chacun d’eux semblait faire partie, leurs yeux seuls se tournaient sans cesse de côté et d’autre le long de la ligne obscure tracée par les arbres qui garnissaient les deux bords du fleuve et qui formaient les lisières de la forêt. Pas un mot ne leur échappait, et l’examen le plus attentif n’aurait pu faire reconnaître qu’ils respiraient. Il était évident que cette circonspection, excessive en apparence, leur était inspirée par une expérience que toute l’adresse de leurs ennemis ne pouvait tromper ; cependant leur surveillance ne leur fit découvrir aucun danger. Enfin la lune descendit vers l’horizon, et une faible lueur se montrant, au-dessus de la cime des arbres, à un détour que faisait la rivière à quelque distance, annonça que l’aurore ne tarderait pas à paraître. Alors une de ces statues s’anima ; le chasseur se leva, se glissa en rampant le long du rocher, et éveilla le major.

– Il est temps de nous mettre en route, lui dit-il ; éveillez vos dames, et soyez prêts à monter dans le canot dès que je vous en donnerai le signal.

– Avez-vous eu une nuit tranquille ? lui demanda Heyward ; quant à moi, je crois que le sommeil a triomphé de ma vigilance.

– Tout est encore aussi tranquille que l’heure de minuit, répondit Œil-de-Faucon. Du silence, mais de la promptitude.

Le major fut sur ses jambes en un clin d’œil, et il leva sur-le-champ le châle dont il avait couvert les deux sœurs. Ce mouvement éveilla Cora à demi, et elle étendit la main comme pour repousser ce qui troublait son repos, tandis qu’Alice murmurait d’une voix douce : – Non, mon père, nous n’étions pas abandonnées ; Duncan était avec nous.

– Oui, charmante innocente, dit à voix basse le jeune homme transporté, Duncan est avec vous, et tant que la vie lui sera conservée, tant que quelque danger vous menacera, il ne vous abandonnera jamais. Alice, Cora, éveillez-vous ! voici l’instant de partir.

Un cri d’effroi poussé par la plus jeune des deux sœurs, et la vue de l’aînée, debout devant lui, image de l’horreur et de la consternation, furent la seule réponse qu’il reçut. Il finissait à peine de parler, quand des cris et des hurlements épouvantables retentirent dans les bois et refoulèrent tout son sang vers son cœur. On aurait dit que tous les démons de l’enfer s’étaient emparés de l’air qui les entourait, et exhalaient leur fureur barbare par les sons les plus sauvages ; on ne pouvait distinguer de quel côté partaient ces cris, quoiqu’ils parussent remplir le bois et qu’ils arrivassent sur la rivière, sur les rochers et jusque dans les cavernes.

Ce tumulte éveilla David : il leva sa grande taille dans toute sa hauteur en se bouchant les oreilles des deux mains, et s’écria : – Quel tapage ! l’enfer s’est-il ouvert pour que nous entendions de pareils sons ?

Douze éclairs brillèrent en même temps sur la rive opposée ; autant d’explosions les suivirent de près, et le pauvre La Gamme tomba privé de tout sentiment sur la même place où il venait de dormir si profondément. Les deux Mohicans répondirent hardiment par des cris semblables aux nouveaux cris de triomphe que poussèrent leurs ennemis en voyant tomber David. L’échange de coups de fusil fut vif et rapide ; mais les combattants, de chaque côté, étaient trop habiles et trop prudents pour se montrer à découvert.

Le major, pensant que la fuite était alors leur unique ressource, attendait avec impatience que le bruit des rames lui annonçât l’arrivée du canot près de la plate-forme ; il voyait la rivière couler avec sa rapidité ordinaire ; mais le canot ne se montrait pas. Il commençait à soupçonner le chasseur de les avoir cruellement abandonnés, quand une traînée de lumière partant du rocher situé derrière lui, et qui fut suivie d’un hurlement d’agonie, lui apprit que le messager de mort parti du long fusil d’Œil-de-Faucon avait frappé une victime. À ce premier échec, les assaillants se retirèrent sur-le-champ, et tout redevint aussi tranquille qu’avant ce tumulte inopiné.

Le major profita du premier moment de calme pour porter l’infortuné David dans la crevasse étroite qui protégeait les deux sœurs, et une minute après toute la petite troupe était réunie dans le même endroit.

– Le pauvre diable a sauvé sa chevelure, dit le chasseur avec un grand sang-froid, en passant la main sur la tête de David ; mais c’est une preuve qu’un homme peut naître avec une langue trop longue et une cervelle trop étroite. N’était-ce pas un acte de folie que de montrer six pieds de chair et d’os sur un rocher nu, à des sauvages enragés ? Toute ma surprise, c’est qu’il s’en soit tiré la vie sauve.

– N’est-il pas mort ? demanda Cora d’une voix qui faisait contraste avec la fermeté qu’elle affectait ; pouvons-nous faire quelque chose pour soulager ce malheureux ?

– Ne craignez rien, la vie ne lui manque pas encore ; il reviendra bientôt à lui, et il en sera plus sage, jusqu’à ce que son heure arrive. Et jetant sur David un regard oblique, tout en rechargeant son fusil avec un sang-froid admirable : – Uncas, ajouta le chasseur, portez-le dans la caverne, et étendez-le sur le sassafras. Plus il restera de temps en cet état, et mieux cela vaudra, car je doute qu’il puisse trouver sur ces rochers de quoi mettre à l’abri ses grands membres, et les Iroquois ne se paieront pas de ses chants.

– Vous croyez donc qu’ils reviendront à la charge ? demanda le major.

– Croirais-je qu’un loup affamé se contentera d’avoir mangé une bouchée ? Ils ont perdu un homme, et c’est leur coutume de se retirer quand ils ne réussissent pas à surprendre leurs ennemis et qu’ils font une perte ; mais nous les verrons revenir avec de nouveaux expédients pour se rendre maîtres de nous, et faire un trophée de nos chevelures. Notre seule espérance est de tenir bon sur ce rocher jusqu’à ce que Munro nous envoie du secours ; et Dieu veuille que ce soit bientôt, et que le chef du détachement connaisse bien les usages des Indiens !

Et tandis qu’il parlait ainsi, son front était couvert d’une sombre inquiétude, mais qui se dissipa comme un léger nuage sous les rayons du soleil.

– Vous entendez ce que nous avons à craindre, Cora, dit Heyward ; mais vous savez aussi que nous avons tout à attendre de l’expérience de votre père et des inquiétudes que lui causera votre absence. Venez donc avec Alice dans cette caverne, où du moins vous n’aurez rien à redouter des balles de nos farouches ennemis s’ils se présentent, et où vous pourrez donner à notre infortuné compagnon les soins que vous inspirera votre compassion.

Les deux sœurs le suivirent dans la seconde des deux cavernes, où David commençait à donner quelques signes de vie, et, le recommandant à leurs soins, il fit un mouvement pour les quitter.

– Duncan !… dit Cora d’une voix tremblante à l’instant où il allait sortir de la grotte, et ce mot suffit pour l’arrêter. Il tourna la tête : les couleurs du teint de Cora avaient fait place à une pâleur mortelle ; ses lèvres tremblaient, et elle le regardait d’un air d’intérêt qui le fit courir à elle sur-le-champ… Souvenez-vous, Duncan, continua-t-elle, combien votre sûreté est nécessaire à la nôtre ; n’oubliez pas le dépôt sacré qu’un père vous a confié ; songez que tout dépend de votre prudence et de votre discrétion, et ne perdez jamais de vue, ajouta-t-elle, combien vous êtes cher à tout ce qui porte le nom de Munro.

À ces dernières paroles Cora retrouva tout le vermillon de son teint, qui colora même son front.

– Si quelque chose pouvait ajouter à l’amour de la vie, ce serait une si douce assurance, répondit le major en laissant involontairement tomber un regard sur Alice, qui gardait le silence. Notre hôte vous dira que, comme major du soixantième régiment, je dois contribuer à la défense de la place ; mais notre tâche sera facile ; il ne s’agit que de tenir en respect une troupe de sauvages pendant quelques heures.

Sans attendre de réponse, il s’arracha au charme qui le retenait auprès des deux sœurs, et alla rejoindre le chasseur et ses compagnons, qu’il trouva dans le passage étroit qui communiquait d’une caverne à l’autre.

– Je vous répète, Uncas, disait le chasseur lorsque le major arriva, que vous gaspillez votre poudre ; vous en mettez une charge trop forte, et le recul du fusil empêche la balle de suivre la direction précise qu’on veut lui donner. Peu de poudre, ce qu’il faut de plomb, et un long bras, avec cela on manque rarement d’arracher à un Mingo son hurlement de mort. Du moins c’est ce que l’expérience m’a appris. Allons, allons, chacun à son poste, car personne ne peut dire ni quand ni par quel côté un Maqua attaquera son ennemi…

Les deux Indiens se rendirent en silence au même lieu où ils avaient passé toute la nuit, à quelque distance l’un de l’autre, dans des crevasses de rochers qui commandaient les approches de la cataracte. Quelques petits pins rabougris avaient pris racine au centre de la petite île, et y formaient une espèce de buisson, et ce fut là que se placèrent le chasseur et Heyward. Ils s’y établirent derrière un rempart de grosses pierres, aussi bien que les circonstances le permettaient. Derrière eux s’élevait un rocher de forme ronde que l’eau du fleuve battait en vain et qui la forçait à se précipiter en se bifurquant dans les abîmes dont nous avons déjà parlé. Comme le jour commençait à paraître, les deux rives n’opposaient plus à l’œil une barrière de ténèbres impénétrables, et la vue pouvait percer dans la forêt jusqu’à une certaine distance.

Ils restèrent assez longtemps à leur poste, sans que rien annonçât que les ennemis eussent dessein de revenir à la charge, et le major commença à espérer que les sauvages, découragés par le peu de succès de leur première attaque, avaient renoncé à en faire une nouvelle. Il se hasarda à faire part à son compagnon de cette idée rassurante.

– Vous ne connaissez pas la nature d’un Maqua, lui répondit Œil-de-Faucon en secouant la tête, d’un air incrédule, si vous vous imaginez qu’il battra en retraite aussi facilement sans avoir seulement une de nos chevelures. Ils étaient ce matin une quarantaine à hurler, et ils savent trop bien combien nous sommes pour renoncer si tôt à leur chasse. Chut ! regardez là-bas dans la rivière, près de la première chute d’eau. Je veux mourir si les coquins n’ont pas eu l’audace d’y passer à la nage ; et comme notre malheur le veut, ils ont été assez heureux pour se maintenir au milieu de la rivière et éviter les deux courants. Les voilà qui vont arriver à la pointe de l’île ! Silence, ne vous montrez pas, ou vous aurez la tête scalpée, sans plus de délai qu’il n’en faut pour faire tourner un couteau tout autour.

Heyward souleva la tête avec précaution, et vit ce qui lui parut avec raison un miracle d’adresse et de témérité. L’action de l’eau avait à la longue usé le rocher de manière à rendre la première chute moins violente et moins perpendiculaire qu’elle ne l’est ordinairement dans les cataractes. Quelques-uns de ces ennemis acharnés avaient eu l’audace de s’abandonner au courant, espérant ensuite pouvoir gagner la pointe de l’île, aux deux côtés de laquelle étaient les deux formidables chutes d’eau, et assouvir leur vengeance en sacrifiant leurs victimes.

À l’instant où le chasseur cessait de parler, quatre d’entre eux montrèrent leur tête au-dessus de quelques troncs d’arbres que la rivière avait entraînés, et qui, s’étant arrêtés à la pointe de l’île, avaient peut-être suggéré aux sauvages l’idée de leur périlleuse entreprise. Un cinquième était un peu plus loin ; mais il n’avait pu résister au courant : il faisait de vains efforts pour regagner la ligne de l’île ; il tendait de temps en temps un bras à ses compagnons, comme pour leur demander du secours ; ses yeux étincelants semblaient sortir de leur orbite ; enfin la violence de l’eau l’emporta ; il fut précipité dans l’abîme, un hurlement de désespoir parut sortir du fond du gouffre, et il y resta englouti.

Une impulsion de générosité naturelle fit faire un mouvement à Duncan, pour voir s’il était possible de secourir un homme qui périssait ; mais il se sentit arrêté par la main de son compagnon.

– Qu’allez-vous faire ? lui demanda celui-ci d’une voix basse mais ferme ; voulez-vous attirer sur nous une mort inévitable en apprenant aux Mingos où nous sommes ? C’est une charge de poudre épargnée, et les munitions nous sont aussi précieuses que l’haleine au daim poursuivi. Mettez une nouvelle amorce à vos pistolets, car l’humidité de l’air, causée par la cataracte, peut s’être communiquée à la poudre ; et apprêtez-vous à un combat corps à corps aussitôt que j’aurai tiré mon coup.

À ces mots, il mit un doigt dans sa bouche et fit entendre un sifflement prolongé, auquel on répondit de l’autre côté du rocher, où étaient placés les deux Mohicans. Ce son fit encore paraître les têtes des nageurs, qui cherchaient à distinguer d’où il partait : mais elles disparurent au même instant. En ce moment, un léger bruit que le major entendit derrière lui, lui fit tourner la tête, et il vit Uncas qui arrivait près d’eux en rampant. Œil-de-Faucon lui dit quelques mots en delaware, et le jeune homme prit la place qui lui fut indiquée avec une admirable prudence et un sang-froid imperturbable. Heyward éprouvait toute l’irritation de l’impatience ; mais le chasseur, en ce moment critique, crut encore pouvoir donner quelques leçons à ses jeunes compagnons sur l’usage des armes à feu.

– De toutes les armes, dit-il, le fusil à long canon et bien trempé est la plus dangereuse, quand elle se trouve en bonnes mains, quoiqu’elle exige un bras vigoureux, un coup d’œil juste et une charge bien mesurée pour rendre tous les services qu’on en attend. Les armuriers ne réfléchissent pas assez sur leur métier en fabriquant leurs fusils de chasse, et les joujoux qu’on appelle pistolets d’ar…

Il fut interrompu par Uncas, qui fit entendre à demi-voix l’exclamation ordinaire de sa nation : – Hugh ! hugh !

– Je les vois, je les vois bien, dit Œil-de-Faucon ; ils se préparent à monter sur l’île, sans quoi ils ne montreraient pas leur poitrine rouge hors de l’eau. Eh bien ! qu’ils viennent, ajouta-t-il en examinant de nouveau son amorce et sa pierre à fusil ; le premier qui avancera rencontrera sûrement la mort, quand ce serait Montcalm lui-même.

En ce moment les quatre sauvages mirent le pied sur l’île, au milieu des hurlements épouvantables qui partirent en même temps des bois voisins. Heyward mourait d’envie de courir à leur rencontre, mais il modéra son impatience inquiète en voyant le calme inébranlable de ses compagnons. Quand les sauvages se mirent à gravir les rochers qu’ils avaient réussi à gagner, et qu’en poussant des cris féroces ils commencèrent à avancer vers l’intérieur de l’île, le fusil du chasseur se leva lentement du milieu des pins, le coup partit, et l’Indien qui marchait le premier, faisant un bond comme un daim blessé, fut précipité du haut des rochers.

– Maintenant, Uncas, dit le chasseur, les yeux étincelants d’ardeur, et tirant son grand couteau, attaquez celui de ces coquins qui est le plus éloigné, et nous aurons soin des deux autres.

Uncas s’élança pour obéir, et chacun n’avait qu’un ennemi à combattre. Heyward avait donné au chasseur un de ses pistolets ; ils firent feu tous deux dès qu’ils furent à portée, mais sans plus de succès l’un que l’autre.

– Je le savais, je vous le disais, s’écria le chasseur en jetant avec dédain par-dessus les rochers l’instrument qu’il méprisait. Arrivez, chiens de l’enfer, arrivez ! Vous trouverez un homme dont le sang n’est pas croisé.

À peine avait-il prononcé ces mots, qu’il se trouva en face d’un sauvage d’une taille gigantesque, et dont les traits annonçaient la férocité : Duncan, au même instant, se trouvait attaqué par le second. Le chasseur et son adversaire se saisirent avec une adresse égale par celui de leurs bras qui était armé du couteau meurtrier. Pendant une minute, ils se mesurèrent des yeux, chacun d’eux faisant des efforts inouïs pour dégager son bras sans lâcher celui de son adversaire. Enfin les muscles robustes et endurcis du blanc l’emportèrent sur les membres moins exercés de son antagoniste. Le bras de celui-ci céda aux efforts redoublés d’Œil-de-Faucon, qui, recouvrant enfin l’usage de sa main droite, plongea l’arme acérée dans le cœur de son adversaire, qui tomba sans vie à ses pieds.

Pendant ce temps, Heyward avait à soutenir une lutte encore plus dangereuse. Dès sa première attaque, son épée avait été brisée par un coup du redoutable couteau de son ennemi, et comme il n’avait aucune autre arme défensive, il ne pouvait plus compter que sur sa vigueur et sur la résolution du désespoir. Mais il avait affaire à un antagoniste qui ne manquait ni de vigueur ni de courage. Heureusement il réussit à le désarmer, son couteau tomba sur le rocher, et de ce moment il ne fut plus question que de savoir lequel des deux parviendrait à en précipiter l’autre. Chaque effort qu’ils faisaient les approchait du bord de l’abîme, et Duncan vit que l’instant était arrivé où il fallait déployer toutes ses forces pour sortir vainqueur de ce combat. Mais le sauvage était également redoutable, et tous deux n’étaient plus qu’à deux pas du précipice au bas duquel était le gouffre où les eaux de la rivière s’engloutissaient. Heyward avait la gorge serrée par la main de son adversaire ; il voyait sur ses lèvres un sourire féroce qui semblait annoncer qu’il consentait à périr s’il pouvait entraîner son ennemi dans sa ruine ; il sentait que son corps cédait peu à peu à une force supérieure de muscles, et il éprouvait l’angoisse d’un pareil moment dans toute son horreur. En cet instant d’extrême danger, il vit paraître entre le sauvage et lui un bras rouge et la lame brillante d’un couteau : l’Indien lâcha prise tout à coup : des flots de sang jaillissaient de sa main, qui venait d’être coupée, et tandis que le bras sauveur d’Uncas tirait Heyward en arrière, son pied précipita dans l’abîme le farouche ennemi, dont les regards étaient encore menaçants.

– En retraite ! en retraite ! cria le chasseur, qui venait alors de triompher de son adversaire ; en retraite ! votre vie en dépend. Il ne faut pas croire que ce soit une affaire terminée.

Le jeune Mohican poussa un grand cri de triomphe, suivant l’usage de sa nation, et les trois vainqueurs, descendant du rocher, retournèrent au poste qu’ils occupaient avant le combat.

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