Chapitre XII

LE CLOWN. Je pars, Monsieur, et dans un moment je serai de retour auprès de vous.

Shakespeare. La soirée des Rois.

Les Hurons restèrent immobiles en voyant la mort frapper si soudainement un de leurs compagnons. Mais tandis qu’ils cherchaient à voir quel était celui qui avait été assez hardi et assez sûr de son coup pour tirer sur son ennemi sans crainte de blesser celui qu’il voulait sauver, le nom de la Longue-Carabine sortit simultanément de toutes les bouches, et apprit au major quel était son libérateur. De grands cris partant d’un buisson où les Hurons avaient déposé leurs armes à feu, leur répondirent à l’instant, et les Indiens poussèrent de nouveaux rugissements de rage en voyant leurs ennemis placés entre eux et leurs fusils.

Œil-de-Faucon, trop impatient pour se donner le temps de recharger sa longue carabine qu’il avait retrouvée dans le buisson, fendit l’air en se précipitant sur eux, une hache à la main. Mais quelque rapide que fût sa course, il fut encore devancé par un jeune sauvage qui, un couteau dans une main, et brandissant de l’autre le redoutable tomahawk, courut se placer en face de Cora. Un troisième ennemi, dont le corps à demi nu était peint des emblèmes effrayants de la mort, suivait les deux premiers dans une attitude non moins menaçante. Aux cris de fureur des Hurons succédèrent des exclamations de surprise, lorsqu’ils reconnurent les ennemis qui accouraient contre eux ; et les noms – le Cerf-Agile ! le Grand-Serpent ! – furent successivement prononcés.

Magua fut le premier qui sortit de l’espèce de stupeur dont cet événement imprévu les avait frappés, et voyant sur-le-champ qu’il n’avait que trois adversaires à redouter, il encouragea ses compagnons par sa voix et son exemple ; et poussant un grand cri, il courut, le couteau à la main, au-devant de Chingachgook, qui s’arrêta pour l’attendre. Ce fut le signal d’un combat général ; aucun des deux partis n’avait d’armes à feu, car les Hurons se trouvaient dans l’impossibilité de reprendre leurs fusils, et la précipitation du chasseur n’avait pas donné le temps aux Mohicans de s’en emparer. L’adresse et la force du corps devaient donc décider de la victoire.

Uncas étant le plus avancé, fut le premier attaqué par un Huron, à qui il brisa le crâne d’un coup de tomahawk, et cette première victoire ayant rendu le nombre des combattants égal, chacun d’eux n’eut affaire qu’à un ennemi. Heyward arracha la hache de Magua restée enfoncée dans l’arbre où Alice était attachée, et s’en servit pour se défendre contre le sauvage qui l’attaqua.

Les coups se succédaient comme les grains d’une grêle d’orage, et ils étaient parés avec une adresse presque égale. Cependant la force supérieure d’Œil-de-Faucon l’emporta bientôt sur son antagoniste qu’un coup de tomahawk étendit sur le carreau.

Pendant ce temps, Heyward, cédant à une ardeur trop bouillante, avait lancé sa hache contre le Huron qui le menaçait, au lieu d’attendre qu’il fût assez près de lui pour l’en frapper. Le sauvage atteint au front, parut chanceler, et s’arrêta dans sa course un instant. L’impétueux major, enflammé par cette apparence de succès, se précipita sur lui sans armes, et reconnut bientôt qu’il avait commis une imprudence ; car il eut besoin de toute sa présence d’esprit et de toute sa vigueur pour détourner les coups désespérés que son ennemi lui portait avec son couteau. Ne pouvant l’attaquer à son tour, il parvint à l’entourer de ses bras, et à serrer ceux du sauvage contre ses côtés ; mais ce violent effort épuisait ses forces, et ne pouvait durer longtemps. Il sentait même qu’il allait se trouver à la merci de son adversaire, quand il entendit près de lui une voix s’écrier :

– Mort et extermination ! Point de quartier aux maudits Mingos !

Et au même instant la crosse du fusil du chasseur, tombant avec une force irrésistible sur la tête nue du Huron, l’envoya rejoindre ceux de ses compagnons qui avaient déjà cessé d’exister.

Dès que le jeune Mohican eut terrassé son premier antagoniste, il jeta les yeux autour de lui, comme un lion courroucé, pour en chercher un autre. Dans le premier instant du combat, le cinquième Huron, se trouvant sans antagoniste, avait d’abord fait quelques pas pour aider Magua à se défaire de Chingachgook ; mais un esprit infernal de vengeance le fit changer de dessein tout à coup, et poussant un rugissement de rage, il courut aussitôt vers Cora, et lui lança sa hache de loin, comme pour l’avertir du sort qu’il lui réservait. L’arme bien affilée ne fit pourtant qu’effleurer l’arbre, mais elle coupa les liens qui y attachaient Cora. Elle se trouva en liberté de fuir, mais elle n’en profita que pour courir près d’Alice, et la serrant dans ses bras, elle chercha d’une main tremblante à détacher les branches qui la retenaient captive. Ce trait de généreuse affection aurait ému tout autre qu’un monstre ; mais le sanguinaire Huron y fut insensible : il poursuivit Cora, la saisit par ses beaux cheveux qui tombaient en désordre sur son cou et ses épaules, et la forçant à le regarder, il fit briller à ses yeux son couteau, en le faisant tourner autour de sa tête, comme pour lui faire voir de quelle manière cruelle il allait la dépouiller de cet ornement. Mais il paya bien cher ce moment de satisfaction féroce. Uncas venait d’apercevoir cette scène cruelle, et la foudre n’est pas plus prompte à frapper. En trois bonds le jeune Mohican tomba sur ce nouvel ennemi, et le choc fut si violent qu’ils en furent tous deux renversés. Ils se relevèrent en même temps, combattirent avec une fureur égale, leur sang coula ; mais le combat fut bientôt terminé, car à l’instant où le couteau d’Uncas entrait dans le cœur du Huron, le tomahawk d’Heyward et la crosse du fusil du chasseur lui brisaient le crâne.

La lutte du Grand-Serpent avec le Renard-Subtil n’était point décidée ; et ces guerriers barbares prouvaient qu’ils méritaient bien les surnoms qui leur avaient été donnés. Après avoir été occupés quelque temps à porter et à parer des coups dirigés par une haine mutuelle contre la vie l’un de l’autre, ils se saisirent au corps, tombèrent tous deux, et continuèrent leur lutte par terre, entrelacés comme des serpents.

À l’instant où les autres combats venaient de se terminer, l’endroit où celui-ci se continuait encore ne pouvait se distinguer que par un nuage de poussière et de feuilles sèches qui s’en élevait, et qui semblait l’effet d’un tourbillon. Pressés par des motifs différents d’amour filial, d’amitié et de reconnaissance, Uncas, le chasseur et le major y coururent à la hâte pour porter du secours à leur compagnon. Mais en vain le couteau d’Uncas cherchait un passage pour percer le cœur de l’ennemi de son père ; en vain Œil-de-Faucon levait la crosse de son fusil pour la lui faire tomber sur la tête ; en vain Heyward épiait l’instant de pouvoir saisir un bras ou une jambe du Huron ; les mouvements convulsifs des deux combattants, couverts de sang et de poussière, étaient si rapides que leurs deux corps semblaient n’en former qu’un seul, et nul d’eux n’osait frapper, de peur de se tromper de victime, et de donner la mort à celui dont il voulait sauver la vie.

Il y avait des instants bien courts où l’on voyait briller les yeux féroces du Huron, comme ceux de l’animal fabuleux qu’on a nommé basilic, et à travers le tourbillon de poussière qui l’environnait, il pouvait lire dans les regards de ceux qui l’entouraient, qu’il n’avait ni merci ni pitié à attendre ; mais avant qu’on eût eu le temps de faire descendre sur lui le coup qu’on lui destinait, sa place était prise par le visage enflammé du Mohican. Le lieu du combat avait ainsi changé de place insensiblement, et il se passait alors presque à l’extrémité de la plate-forme qui couronnait la petite montagne. Enfin Chingachgook trouva le moyen de porter à son ennemi un coup du couteau dont il était armé, et à l’instant même Magua lâcha prise, poussa un profond soupir, et resta étendu sans mouvement et sans donner aucun signe de vie. Le Mohican se releva aussitôt, et fit retentir les bois de son cri de triomphe.

– Victoire aux Delawares ! victoire aux Mohicans ! s’écria Œil-de-Faucon ; mais, ajouta-t-il aussitôt, un bon coup de crosse de fusil pour l’achever, donné par un homme dont le sang n’est pas mêlé, ne privera notre ami ni de l’honneur de la victoire, ni du droit qu’il a à la chevelure du vaincu.

Il leva son fusil en l’air pour en faire descendre la crosse sur la tête du Huron renversé ; mais au même instant le Renard-Subtil fit un mouvement soudain qui le rapprocha du bord de la montagne ; il se laissa glisser le long de la rampe, et disparut en moins d’une minute au milieu des buissons. Les deux Mohicans, qui avaient cru leur ennemi mort, restèrent un instant comme pétrifiés, et poussant ensuite un grand cri, ils se mirent à sa poursuite avec l’ardeur de deux lévriers qui sentent la piste du gibier ; mais le chasseur, dont les préjugés l’emportaient toujours sur son sentiment naturel de justice, en tout ce qui concernait les Mingos, les fit changer de dessein et les rappela sur la montagne.

– Laissez-le aller, leur dit-il ; où voudriez-vous le trouver ? il est déjà blotti dans quelque terrier. Il vient de prouver que ce n’est pas pour rien qu’on l’a nommé le Renard, le lâche trompeur qu’il est ! Un honnête Delaware, se voyant vaincu de franc jeu, se serait laissé donner le coup de grâce sans résistance ; mais ces brigands de Maquas tiennent à la vie comme des chats sauvages. Il faut les tuer deux fois avant d’être sûr qu’ils sont morts. – Laissez-le aller ! il est seul, il n’a ni fusil, ni tomahawk ; il est blessé, et il a du chemin à faire avant de rejoindre les Français ou ses camarades. C’est comme un serpent à qui on a arraché ses dents venimeuses ; il ne peut plus nous faire de mal, du moins jusqu’à ce que nous soyons en lieu de sûreté. – Mais voyez, Uncas, ajouta-t-il en delaware, voilà votre père qui fait déjà sa récolte de chevelures. Je crois qu’il serait bon de faire une ronde pour s’assurer que tous ces vagabonds sont bien morts ; car s’il leur prenait envie de se relever comme cet autre et d’aller le rejoindre, ce serait peut-être encore une besogne à recommencer.

Et à ces mots, l’honnête mais implacable chasseur alla visiter chacun des cinq cadavres étendus à peu de distance les uns des autres, les remuant avec le pied, et employant même la pointe de son couteau pour s’assurer qu’il n’existait plus en eux une étincelle de vie, avec une indifférence aussi froide que celle d’un boucher qui arrange sur son étal les membres des moutons qu’il vient d’égorger. Mais il avait été prévenu par Chingachgook, qui s’était déjà emparé des trophées de la victoire, les chevelures des vaincus.

Uncas au contraire, renonçant à ses habitudes et peut-être même à sa nature pour céder à une délicatesse d’instinct, suivit Heyward, qui courut vers ses compagnes, et lorsqu’ils eurent détaché les liens qui retenaient encore Alice et que Cora n’avait pu rompre, les deux aimables sœurs se jetèrent dans les bras l’une de l’autre.

Nous n’essaierons pas de peindre la reconnaissance dont elles furent pénétrées pour l’arbitre suprême de tous les événements en se voyant rendues d’une manière inespérée à la vie, à leur père. Les actions de grâces furent solennelles et silencieuses. Alice s’était précipitée à genoux dès que la liberté lui avait été rendue, et elle ne se releva que pour se jeter de nouveau dans les bras de sa sœur en l’accablant des plus tendres caresses, qui lui furent rendues avec usure. Elle sanglota en prononçant le nom de son père, et au milieu de ses larmes, ses yeux doux comme ceux d’une colombe brillaient du feu de l’espoir qui la ranimait et donnait à tous ses traits une expression qui semblait avoir quelque chose de céleste.

– Nous sommes sauvées ! s’écria-t-elle ; nous sommes sauvées ! Nous serons encore pressées dans les bras de notre tendre père ; et son cœur ne sera pas déchiré par le cruel regret de notre perte. – Et vous aussi, Cora, vous, ma chère sœur, vous qui êtes plus que ma sœur, vous m’êtes rendue ! – Et vous, Duncan, ajouta-t-elle en le regardant avec un sourire d’innocence angélique, notre cher et brave Duncan, vous êtes sauvé de cet affreux péril !

À ces paroles prononcées avec une chaleur qui tenait de l’enthousiasme, Cora ne répondit qu’en pressant tendrement sa sœur sur son sein ; Heyward ne rougit pas de verser des larmes ; et Uncas, couvert du sang des ennemis et du sien, et en apparence spectateur impassible de cette scène attendrissante, prouvait par l’expression de ses regards qu’il était en avance de plusieurs siècles peut-être sur ses sauvages compatriotes.

Pendant ces scènes d’une émotion si naturelle, Œil-de-Faucon s’étant bien assuré qu’aucun des ennemis étendus par terre ne possédait plus le pouvoir de leur nuire, s’approcha de David et le délivra des liens qu’il avait endurés jusqu’alors avec une patience exemplaire.

– Là ! dit le chasseur en jetant derrière lui la dernière branche qu’il venait de couper, vous voilà encore une fois en toute liberté de vos membres, quoique vous ne vous en serviez pas avec plus de jugement que la nature n’en a montré en les façonnant. Si vous ne vous offensez pas des avis d’un homme qui n’est pas plus vieux que vous, mais qui peut dire qu’ayant passé la plus grande partie de sa vie dans les déserts il a acquis plus d’expérience qu’il n’a d’années, je vous dirai ce que je pense : c’est que vous feriez sagement de vendre au premier fou que vous rencontrerez cet instrument qui sort à moitié de votre poche, et avec l’argent que vous en recevrez d’acheter quelque arme qui puisse vous être utile, quand ce ne serait qu’un méchant pistolet. Par ce moyen, et avec du soin et de l’industrie, vous pourrez arriver à quelque chose ; car je m’imagine qu’à présent vos yeux doivent vous dire clairement que le corbeau même vaut mieux que l’oiseau-moqueur : le premier contribue du moins à faire disparaître de la surface de la terre les cadavres corrompus, et l’autre n’est bon qu’à donner de l’embarras dans les bois en abusant par des sons trompeurs tous ceux qui l’entendent.

– Les armes et les clairons pour la bataille, répondit le maître de chant redevenu libre, et le chant d’actions de grâces pour la victoire ! – Ami, dit-il en tendant au chasseur une petite main délicatement formée, tandis que ses yeux humides étincelaient, je te rends grâces de ce que mes cheveux croissent encore sur mon chef. Il peut s’en trouver de plus beaux et de mieux frisés ; mais je me suis toujours contenté des miens, et je les ai trouvés convenables à la tête qu’ils couvrent. Si je n’ai point pris part à la bataille, c’est moins faute de bonne volonté qu’à cause des liens dont les païens m’avaient chargé. Tu t’es montré vaillant et habile pendant le combat, et si je te remercie avant de m’acquitter d’autres devoirs plus solennels et plus importants, c’est parce que tu as prouvé que tu es digne des éloges d’un chrétien.

– Ce que j’ai fait n’est qu’une bagatelle, répondit Œil-de-Faucon, regardant La Gamme avec un peu moins d’indifférence, depuis que celui-ci lui avait adressé des expressions de reconnaissance si peu équivoques, et vous en pourrez voir autant plus d’une fois, si vous restez plus longtemps parmi nous. Mais j’ai retrouvé mon vieux compagnon, le tueur de daims, ajouta-t-il en frappant sur le canon de son fusil, et cela seul vaut une victoire. Ces Iroquois sont malins, mais ils ont oublié leur malice en laissant leurs armes à feu hors de leur portée. Si Uncas et son père avaient eu l’esprit de prendre un fusil comme moi, nous serions arrivés contre ces bandits avec trois balles au lieu d’une, et tous y auraient passé, le coquin qui s’est sauvé comme les autres. Mais le ciel l’a ordonné ainsi, et tout est pour le mieux.

– Vous avez raison, répondit La Gamme, et vous avez le véritable esprit du christianisme. Celui qui doit être sauvé sera sauvé, et celui qui doit être damné sera damné. C’est la doctrine de vérité, et elle est consolante pour le vrai chrétien.

Le chasseur, qui s’était assis et qui examinait toutes les parties de son fusil avec le même soin qu’un père examine tous les membres de l’enfant qui vient de faire une chute dangereuse, leva les yeux sur lui avec un air de mécontentement qu’il ne cherchait pas à déguiser, et ne lui laissa pas le temps d’en dire davantage.

– Doctrine ou non doctrine, dit-il, c’est une croyance de coquin, et qui sera maudite par tout honnête homme. Je puis croire que le Huron que voilà devait recevoir la mort de ma main, parce que je le vois de mes propres yeux. Mais qu’il puisse trouver une récompense là-haut, c’est ce que je ne croirai que si j’en suis témoin ; comme vous ne me ferez jamais croire que Chingachgook que voilà là-bas puisse être condamné au dernier jour.

– Vous n’avez nulle garantie pour une doctrine si audacieuse, nulle autorité pour la soutenir, s’écria David, imbu des distinctions subtiles et métaphysiques dont on avait de son temps, et surtout dans sa province, obscurci la noble simplicité de la révélation en cherchant à pénétrer le mystère impénétrable de la nature divine ; votre temple est construit sur le sable, et le premier ouragan en ébranlera les fondations. Je vous demande quelles sont vos autorités pour une assertion si peu charitable. (David, comme tous ceux qui veulent soutenir un système, n’était pas toujours très heureux dans le choix de ses expressions.) Citez-moi le chapitre et le verset qui contiennent un texte à l’appui de votre doctrine, et dites-moi dans lequel des livres saints il se trouve.

– Des livres ! répéta Œil-de-Faucon avec le ton du plus souverain mépris : me prenez-vous pour un enfant pendu au tablier d’une de nos vieilles grand’mères ? Croyez-vous que cette bonne carabine qui est sur mes genoux soit une plume d’oie, ma corne à poudre un cornet à encre, et ma gibecière un mouchoir pour emporter mon dîner à l’école ? Des livres ! quel besoin de livres a un homme comme moi, qui suis un guerrier du désert, quoique mon sang soit pur ? je n’en ai jamais lu qu’un seul, et les paroles qui y sont écrites sont trop claires et trop simples pour avoir besoin de commentaire, quoique je puisse me vanter d’y avoir lu constamment pendant quarante longues années.

– Et comment nommez-vous ce livre ? demanda le maître en psalmodie, se méprenant sur le sens que son compagnon attachait à ce qu’il venait de dire.

– Il est ouvert devant vos yeux, répondit le chasseur, et celui à qui il appartient n’en est point avare ; il permet qu’on y lise. J’ai entendu dire qu’il y a des gens qui ont besoin de livres pour se convaincre qu’il y a un Dieu. Il est possible que les hommes, dans les établissements, défigurent ses ouvrages au point de rendre douteux au milieu des marchands et des prêtres ce qui est clair et évident dans le désert. Mais s’il y a quelqu’un qui doute, il n’a qu’à me suivre d’un soleil à l’autre dans le fond des bois, et je lui en ferai voir assez pour lui apprendre qu’il n’est qu’un fou, et que sa plus grande folie est de vouloir s’élever au niveau d’un être dont il ne peut jamais égaler ni la bonté ni le pouvoir.

Du moment que David reconnut qu’il discutait avec un homme qui puisait sa foi dans les lumières naturelles, et qui méprisait toutes les subtilités de la métaphysique, il renonça sur-le-champ à une controverse dont il crut qu’il ne pouvait retirer ni honneur ni profit. Pendant que le chasseur parlait encore, il s’était assis à son tour, et prenant son petit volume de psaumes et ses lunettes montées en fer, il se prépara à remplir un devoir que l’assaut que son orthodoxie venait de recevoir pouvait seul avoir suspendu si longtemps. David était dans le fait un ménestrel du Nouveau-Monde, bien loin certes des temps de ces troubadours inspirés qui, dans l’ancien, célébraient le renom profane d’un baron ou d’un prince ; mais c’était un barde dans l’esprit du pays qu’il habitait, et il était prêt à exercer sa profession pour célébrer la victoire qui venait d’être remportée, ou plutôt pour en rendre grâces au ciel. Il attendit patiemment qu’Œil-de-Faucon eût fini de parler, et levant alors les yeux et la voix, il dit tout haut :

– Je vous invite, mes amis, à vous joindre à moi pour remercier le ciel de nous avoir sauvés des mains des barbares infidèles, et à écouter le cantique solennel sur le bel air appelé Northampton.

Il indiqua la page où se trouvaient les vers qu’il allait chanter, comme si ses auditeurs avaient eu en main un livre semblable pour les y chercher, et suivant son usage il appliqua son instrument à ses lèvres pour prendre et donner le ton avec la même gravité que s’il eût été dans un temple. Mais pour cette fois nulle voix n’accompagna la sienne, car les deux sœurs étaient alors occupées à se donner les marques de tendresse réciproque dont nous avons déjà parlé. La tiédeur apparente de son auditoire ne le déconcerta nullement, et il commença son cantique, qu’il termina sans interruption.

Le chasseur l’écouta tout en finissant l’inspection de son fusil ; mais les chants de David ne parurent pas produire sur lui la même émotion qu’ils lui avaient occasionnée dans la grotte. En un mot, jamais ménestrel n’avait exercé ses talents devant un auditoire plus insensible ; et cependant, en prenant en considération la piété fervente et sincère du chanteur, il est permis de croire que jamais les chants d’un barde n’arrivèrent plus près du trône de celui à qui sont dus tout honneur et tout respect. Œil-de-Faucon se leva enfin en hochant la tête, murmurant quelques mots parmi lesquels on ne put entendre que ceux de – gosier, d’Iroquois, – et il alla examiner l’état de l’arsenal des Hurons. Chingachgook se joignit à lui, et reconnut son fusil avec celui de son fils. Heyward et même David y trouvèrent aussi de quoi s’armer, et les munitions ne manquaient pas pour que les armes pussent devenir utiles.

Lorsque les deux amis eurent fait leur choix et terminé la distribution du reste, le chasseur annonça qu’il était temps de songer au départ. Les chants de David avaient cessé, et les deux sœurs commençaient à être plus maîtresses de leurs émotions. Soutenues par Heyward et par le jeune Mohican, elles descendirent cette montagne qu’elles avaient gravie avec des guides si différents, et dont le sommet avait pensé être le théâtre d’une scène si horrible. Remontant ensuite sur leurs chevaux, qui avaient eu le temps de se reposer et de paître l’herbe et les bourgeons des arbrisseaux, elles suivirent les pas d’un conducteur qui, dans des moments si terribles, leur avait montré tant de zèle et d’attachement. Leur première course ne fut pas longue. Œil-de-Faucon, quittant un sentier que les Hurons avaient suivi en venant, tourna sur la droite, traversa un ruisseau peu profond, et s’arrêta dans une petite vallée ombragée par quelques ormeaux. Elle n’était qu’à environ un quart de mille de la fatale montagne, et les chevaux n’avaient été utiles aux deux sœurs que pour les mettre en état de passer le ruisseau à pied sec.

Les Indiens et le chasseur paraissaient connaître cet endroit ; car dès qu’ils y furent arrivés, appuyant leurs fusils contre un arbre, ils commencèrent à balayer les feuilles sèches non loin du pied de trois saules pleureurs, et ayant ouvert la terre à l’aide de leurs couteaux, on en vit jaillir une source d’eau pure et limpide. Œil-de-Faucon regarda alors autour de lui, comme s’il eût cherché quelque chose qu’il comptait trouver et qu’il n’apercevait pas.

– Ces misérables coquins les Mohawks, ou leurs frères les Turcaroras et les Onondagas, sont venus se désaltérer ici, dit-il, et les vagabonds ont emporté la gourde. Voilà ce que c’est que de rendre service à des chiens qui en abusent. Dieu a étendu la main sur ces déserts en leur faveur, et a fait sortir des entrailles de la terre une source d’eau vive qui peut narguer toutes les boutiques d’apothicaires des colonies ; et voyez ! les vauriens l’ont bouchée, et ont marché sur la terre dont ils l’ont couverte, comme s’ils étaient des brutes, et non des créatures humaines !

Pendant que le chasseur exhalait ainsi son dépit, Uncas lui présenta silencieusement la gourde qu’il avait trouvée placée avec soin sur les branches d’un saule, et qui avait échappé aux regards impatients de son compagnon. L’ayant remplie d’eau, Œil-de-Faucon alla s’asseoir à quelques pas, la vida, à ce qu’il parut, avec un grand plaisir, et se mit à faire un examen sérieux des restes de vivres qu’avaient laissés les Hurons, et qu’il avait eu soin de placer dans sa carnassière.

– Je vous remercie, dit-il à Uncas en lui rendant la gourde vide. Maintenant nous allons voir comment vivent ces scélérats de Hurons dans leurs expéditions. – Voyez cela ! Les coquins connaissent les meilleurs morceaux d’un faon, et l’on croirait qu’ils sont en état de découper et de faire cuire une tranche de venaison aussi bien que le meilleur cuisinier du pays. Mais tout est cru, car les Iroquois sont de véritables sauvages. – Uncas, prenez mon briquet, et allumez du feu ; un morceau de grillade ne sera pas de trop après les fatigues que nous avons éprouvées.

Voyant que leurs guides avaient sérieusement envie de faire un repas, Heyward aida les deux sœurs à descendre de cheval, les fit asseoir sur le gazon pour qu’elles prissent quelques instants de repos, et pendant que les préparatifs de cuisine allaient leur train, la curiosité le porta à s’informer par quel heureux concours de circonstances les trois amis étaient arrivés si à propos pour les sauver.

– Comment se fait-il que nous vous ayons revu si tôt, mon généreux ami, dit-il au batteur d’estrade, et que vous n’ayez amené aucun secours de la garnison d’Édouard ?

– Si nous avions dépassé le coude de la rivière nous serions arrivés à temps pour couvrir vos corps de feuilles, mais trop tard pour sauver vos chevelures. Non, non ; au lieu de nous épuiser et de perdre notre temps en courant au fort, nous sommes restés en embuscade sur les bords de la rivière pour épier les mouvements des Hurons.

– Vous avez donc vu tout ce qui s’est passé ?

– Point du tout. Les yeux des Indiens sont trop clairvoyants pour qu’on puisse leur échapper, et nous nous tenions soigneusement cachés. Mais le plus difficile était de forcer ce jeune homme à rester en repos près de nous. Ah ! Uncas, vous vous êtes conduit en femme curieuse plutôt qu’en guerrier de votre nation !

Les yeux perçants d’Uncas se fixèrent un instant sur le chasseur, mais il ne lui répondit pas, et ne montra aucun signe qui annonçât le moindre repentir de sa conduite. Au contraire, Heyward crut remarquer que l’expression des traits du jeune Mohican était fière et dédaigneuse, et que s’il gardait le silence sur ce reproche, c’était autant par respect pour ceux qui l’écoutaient que par suite de sa déférence habituelle pour son compagnon blanc.

– Mais vous avez vu que nous étions découverts ? ajouta le major.

– Nous l’avons entendu, répondit Œil-de-Faucon en appuyant sur ce mot : les hurlements des Indiens sont un langage assez clair pour des gens qui ont passé leur vie dans les bois. Mais à l’instant où vous avez débarqué, nous avons été obligés de nous glisser comme des serpents sous les broussailles pour ne pas être aperçus, et depuis ce moment nous ne vous avons plus revus qu’attachés à ces arbres là-bas, pour y périr à la manière indienne.

– Notre salut est l’ouvrage de la Providence, s’écria Heyward ; c’est presque un miracle que vous ayez pris le bon chemin, car les Hurons s’étaient séparés en deux troupes, et chacune d’elles emmenait deux chevaux.

– Ah ! répliqua le chasseur du ton d’un homme qui se rappelle un grand embarras dans lequel il s’est trouvé, cette circonstance pouvait nous faire perdre la piste, et cependant nous nous décidâmes à marcher de ce côté, parce que nous jugeâmes, et avec raison, que ces bandits n’emmèneraient pas leurs prisonniers du côté du nord. Mais quand nous eûmes fait quelques milles sans trouver une seule branche cassée, comme je l’avais recommandé, le cœur commença à me manquer, d’autant plus que je remarquais que toutes les traces des pieds étaient marquées par des mocassins.

– Les Hurons avaient pris la précaution de nous chausser comme eux, dit Duncan en levant le pied pour montrer la chaussure indienne dont on l’avait garni.

– C’était une invention digne d’eux, mais nous avions trop d’expérience pour que cette ruse pût nous donner le change.

– Et à quelle circonstance sommes-nous redevables que vous ayez persisté à marcher sur la même route ?

– À une circonstance que devrait être honteux d’avouer un homme blanc qui n’a pas le moindre mélange de sang indien dans ses veines ; au jugement du jeune Mohican sur une chose que j’aurais dû connaître mieux que lui, et que j’ai encore peine à croire, à présent que j’en ai reconnu la vérité de mes propres yeux.

– Cela est extraordinaire ! Et ne me direz-vous pas quelle est cette circonstance ?

– Uncas fut assez hardi, répondit le chasseur en jetant un regard d’intérêt et de curiosité sur les chevaux des deux sœurs, pour nous assurer que les montures de ces dames plaçaient à terre en même temps les deux pieds du même côté, ce qui est contraire à l’allure de tous les animaux à quatre pieds ou à quatre pattes que j’aie connus, à l’exception de l’ours. Et cependant voilà deux chevaux qui marchent de cette manière, comme mes propres yeux viennent de le voir, et comme le prouvaient les traces que nous avons suivies pendant vingt longs milles.

– C’est un mérite particulier à ces animaux. Ils viennent des bords de la baie de Narraganset, dans la petite province des Plantations de la Providence. Ils sont infatigables, et célèbres par la douceur de leur allure, quoiqu’on parvienne à dresser d’autres chevaux à prendre le même pas.

– Cela peut être, dit Œil-de-Faucon qui avait écouté cette explication avec une attention toute particulière, cela est possible ; car, quoique je sois un homme qui n’a pas une goutte de sang qui ne soit blanc, je me connais mieux en daims et en castors qu’en bêtes de somme. Le major Effingham a de superbes coursiers, mais je n’en ai jamais vu aucun marcher d’un pas si singulier.

– Sans doute, répliqua Duncan, parce qu’il désire d’autres qualités dans ses chevaux. Ceux-ci n’en sont pas moins d’une race très estimée, et ils ont souvent l’honneur d’être destinés à porter des fardeaux semblables à ceux dont vous les voyez chargés.

Les Mohicans avaient suspendu un instant leurs opérations de cuisine pour écouter la fin de cette conversation, et lorsque le major eut fini de parler, ils se regardèrent l’un l’autre d’un air de surprise ; le père laissa échapper son exclamation ordinaire, et le chasseur resta quelques instants à réfléchir, en homme qui veut ranger avec ordre dans son cerveau les nouvelles connaissances qu’il vient d’acquérir.

Enfin, jetant encore un regard curieux sur les deux chevaux, il ajouta : – J’ose dire qu’on peut voir des choses encore plus étranges dans les établissements des Européens en ce pays ; car l’homme abuse terriblement de la nature quand il peut une fois prendre le dessus sur elle. Mais n’importe quelle soit l’allure de ces animaux, naturelle ou acquise, droite ou de côté, Uncas l’avait remarquée, et leurs traces nous conduisirent à un buisson près duquel était l’empreinte du pied d’un cheval, et dont la plus haute branche, une branche de sumac, était cassée par le haut à une élévation qu’on ne pouvait atteindre qu’à cheval, tandis que celles de dessous étaient brisées et froissées comme à plaisir par un homme à pied. J’en conclus qu’un de ces rusés, ayant vu une de ces jeunes dames casser la haute branche, avait fait tout ce dégât pour faire croire que quelque animal sauvage s’était vautré dans ce buisson.

– Votre sagacité ne vous a pas trompé ; car tout cela est précisément arrivé.

– Cela était facile à voir, et il ne fallait pas pour cela une sagacité bien extraordinaire. C’était une chose plus aisée à remarquer que l’allure d’un cheval. Il me vint alors à l’idée que les Mingos se rendraient à cette fontaine ; car les coquins connaissent bien la vertu de son eau.

– Elle a donc de la célébrité ? demanda Heyward en examinant avec plus d’attention cette vallée retirée et la petite source qui s’y trouvait entourée d’une terre inculte.

– Il y a peu de Peaux-Rouges, voyageant du sud à l’est des grands lacs, qui n’en aient entendu vanter les qualités. – Voulez-vous la goûter vous-même ?

Heyward prit la gourde, et, après avoir bu quelques gouttes de l’eau qu’elle contenait, il la rendit en faisant une grimace de dégoût et de mécontentement. Le chasseur sourit et secoua la tête d’un air de satisfaction.

– Je vois que la saveur ne vous en plaît pas, dit-il, et c’est parce que vous n’y êtes pas habitué. Il fut un temps où je ne l’aimais pas plus que vous, et maintenant je la trouve à mon goût, et j’en suis altéré comme le daim l’est de l’eau salée. Vos meilleurs vins ne sont pas plus agréables à votre palais que cette eau ne l’est au gosier d’une Peau-Rouge, et surtout quand il se sent dépérir, car elle a une vertu fortifiante. – Mais je vois qu’Uncas a fini d’apprêter nos grillades, et il est temps de manger un morceau, car il nous reste une longue route à faire.

Ayant interrompu l’entretien par cette brusque transition, Œil-de-Faucon se mit à profiter des restes du faon qui avaient échappé à la voracité des Hurons. Le repas fut servi sans plus de cérémonie qu’on n’en avait mis à le préparer, et les deux Mohicans et lui satisfirent leur faim avec ce silence et cette promptitude qui caractérisent les hommes qui ne songent qu’à se mettre en état de se livrer à de nouveaux travaux et de supporter de nouvelles fatigues.

Dès qu’ils se furent acquittés de ce devoir nécessaire, tous trois vidèrent la gourde pleine de l’eau de cette source médicinale, alors solitaire et silencieuse, et autour de laquelle, depuis cinquante ans, la beauté, la richesse et les talents de tout le nord de l’Amérique se rassemblent pour y chercher le plaisir et la santé.

Œil-de-Faucon annonça ensuite qu’on allait partir. Les deux sœurs se mirent en selle, Duncan et David reprirent leurs fusils et se placèrent à leurs côtés ou derrière elles, suivant que le terrain le permettait ; le chasseur marchait en avant, suivant son usage, et les deux Mohicans fermaient la marche. La petite troupe s’avança assez rapidement vers le nord, laissant les eaux de la petite source chercher à se frayer un passage vers le ruisseau voisin, et les corps des Hurons morts pourrir sans sépulture sur le haut de la montagne ; destin trop ordinaire aux guerriers de ces bois pour exciter la commisération ou mériter un commentaire.

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