Chapitre XXI

Si vous trouvez là un homme, il mourra de la mort d'un prince.

Shakespeare.

Nos cinq voyageurs étaient arrivés au bord d'une contrée qui, même encore aujourd'hui, est moins connue des habitants des États-Unis que les déserts de l'Arabie et les steppes de la Tartarie. C'est le district stérile et montagneux qui sépare les eaux tributaires du Champlain de celles qui vont se jeter dans l'Hudson, le Mohawk et le Saint-Laurent. Depuis l'époque où se sont passés les événements que nous rapportons, l'esprit actif du pays l'a entouré d'une ceinture d'établissements riches et florissants ; mais on ne connaît encore que le chasseur et l'Indien qui pénètrent dans son enceinte inculte et sauvage.

Œil-de-Faucon et les Mohicans ayant traversé plus d'une fois les montagnes et les vallées de ce vaste désert, n'hésitèrent pas à se plonger dans la profondeur des bois avec l'assurance de gens habitués aux privations. Pendant plusieurs heures ils continuèrent leur marche, tantôt guidés par une étoile, tantôt suivant le cours de quelque rivière. Enfin le chasseur proposa une halte, et après s'être consulté avec les Indiens, ils allumèrent du feu et firent leurs préparatifs d'usage pour passer le reste de la nuit.

Imitant l'exemple de leurs compagnons plus expérimentés à cet égard, et se livrant à la même confiance, Munro et Duncan s'endormirent sans crainte, sinon sans inquiétude. Le soleil avait dissipé les brouillards, et répandait une brillante clarté dans la forêt, quand les voyageurs se remirent en marche le lendemain.

Après avoir fait quelques milles, Œil-de-Faucon, qui était toujours en tête, commença à s'avancer avec plus de lenteur et d'attention. Il s'arrêtait souvent pour examiner les arbres et les broussailles, et il ne traversait pas un ruisseau sans examiner la vitesse de son cours, la profondeur et la couleur de ses eaux. Se méfiant de son propre jugement, il interrogeait souvent Chingachgook, et avait avec lui une courte discussion. Pendant la dernière de ces conférences, Heyward remarqua que le jeune Uncas écoutait en silence, sans se permettre une réflexion, quoiqu'il parût prendre grand intérêt à l'entretien. Il était fortement tenté de s'adresser au jeune Indien, pour lui demander s'il pensait qu'ils fussent bien avancés vers le but de leur voyage ; mais il n'en fit rien, parce qu'il supposa que, de même que lui, il s'en rapportait à l'intelligence et à la sagacité de son père et du chasseur. Enfin celui-ci adressa lui-même la parole au major, et lui expliqua l’embarras dans lequel il se trouvait.

– Quand j'eus remarqué que les traces de Magua conduisaient vers le nord, dit-il, il ne fallait pas le jugement de bien longues années pour en conclure qu'il suivrait les vallées, et qu'il se tiendrait entre les eaux de l'Hudson et celles de l'Horican jusqu'à ce qu'il arrivât aux sources des rivières du Canada, qui le conduiraient dans le cœur du pays occupé par les Français. Cependant nous voici à peu de distance du Scaroon, et nous n'avons pas encore trouvé une seule marque de son passage ! La nature humaine est sujette à se tromper, et il est possible que nous ne soyons pas sur la bonne piste.

– Que le ciel nous préserve d'une telle erreur ! s'écria Duncan. Retournons sur nos pas, et examinons le terrain avec plus d'attention. Uncas n'a-t-il pas quelque conseil à nous donner, dans un tel embarras ?

Le jeune Mohican jeta un regard rapide sur son père ; mais, reprenant aussitôt son air réservé, il continua à garder le silence. Chingachgook avait remarqué son coup d'œil, et lui faisant un signe de la main, il lui dit de parler.

Dès que cette permission lui eut été accordée, ses traits, naguère si paisibles, éprouvèrent un changement soudain et brillèrent de joie et d'intelligence. Bondissant avec la légèreté, d'un daim, il courut vers une petite hauteur, qui n'était qu'à une centaine de pas en avant, et s'arrêta avec un air de triomphe sur un endroit où la terre semblait avoir été entamée par le passage de quelque animal. Tous les yeux suivaient avec attention chacun de ses mouvements, et l'on voyait un gage de succès dans les traits animés et satisfaits du jeune Indien.

– Ce sont leurs traces ! s'écria le chasseur en arrivant près d'Uncas ; le jeune homme a une intelligence précoce et une vue excellente pour son âge !

– Il est bien extraordinaire qu'il ne nous ait pas informés plus tôt de sa découverte, dit Duncan.

– Il aurait été encore bien plus étonnant qu'il eût parlé sans ordre, répondit Œil-de-Faucon. Non, non. Vos jeunes blancs, qui prennent dans les livres tout ce qu'ils savent, peuvent s'imaginer que leurs connaissances, de même que leurs jambes, vont plus vite que celles de leurs pères ; mais le jeune Indien, qui ne reçoit que les leçons de l'expérience, apprend à connaître le prix des années, et respecte la vieillesse.

– Voyez ! dit Uncas en montrant les marques de différents pieds, toutes du côté du nord ; la chevelure brune s'avance du côté du froid.

– Jamais limier n'a trouvé une plus belle piste, dit le chasseur en se mettant en marche sur la route tracée par les signes qu'il apercevait. Nous sommes favorisés, grandement favorisés par la Providence, et nous pouvons les suivre le nez en l'air. Voilà encore les pas des deux animaux qui ont un trot si singulier. Ce Huron voyage en général blanc ! il est frappé de folie et d'aveuglement !

Et se tournant en arrière en riant :

– Sagamore, ajouta-t-il, cherchez si vous ne verrez pas de traces de roues ; car sans doute nous verrons bientôt l'insensé voyager en équipage, et cela quand il a sur les talons les meilleurs yeux du pays !

L'air de satisfaction du chasseur, l'ardeur joyeuse d'Uncas, l'expression calme et tranquille de son père, et le succès inespéré qu'on venait d'obtenir dans une poursuite pendant laquelle on avait déjà parcouru plus de quarante milles, tout concourut à rendre l'espérance à Munro et au major. Ils marchaient à grands pas, et avec la même confiance que des voyageurs qui auraient suivi une grande route. Si un rocher, un ruisseau, un terrain plus dur que de coutume interrompaient la chaîne des traces qu'ils suivaient, les yeux exercés du chasseur ou des deux Mohicans les retrouvaient à peu de distance, et rarement ils étaient obligés de s'arrêter un instant. D'ailleurs, leur marche était plus assurée par la certitude qu'ils venaient d'acquérir que Magua avait jugé à propos de voyager à travers les vallées, circonstance qui ne leur laissait aucun doute sur la direction qu'ils devaient suivre.

Le Renard-Subtil n'avait pourtant pas tout à fait négligé les ruses auxquelles les Indiens ne manquent jamais d'avoir recours lorsqu'ils font retraite devant un ennemi. De fausses traces, laissées à dessein. se rencontraient souvent, toutes les fois qu'un ruisseau ou la nature du terrain le permettait ; mais ceux qui le poursuivaient s'y laissaient rarement tromper, et lorsqu'il leur arrivait de prendre le change, ils le reconnaissaient toujours avant d'avoir perdu beaucoup de temps et fait bien du chemin sur ces traces trompeuses.

Vers le milieu de l'après-midi, ils avaient traversé le Scaroon et ils se dirigeaient vers le soleil qui commençait à descendre vers l'horizon. Ayant franchi une étroite vallée arrosée par un petit ruisseau, ils se trouvèrent dans un endroit où il était évident que le Renard avait fait une halte avec ses prisonnières. Des tisons à demi brûlés prouvaient qu'on y avait allumé un grand feu ; les restes d'un daim étaient encore à peu de distance ; et l'herbe tondue de près autour des deux arbres démontrait que les chevaux y avaient été attachés. Heyward découvrit à quelques pas un beau buisson près duquel l'herbe était foulée ; il contempla avec émotion le lieu où il supposait qu'Alice et Cora s'étaient reposées. Mais quoique cet endroit offrît de toutes parts les traces laissées tant par les hommes que par les animaux, celles des premiers cessaient tout à coup, et ne conduisaient pas plus loin.

Il était facile de suivre les traces des deux chevaux ; mais ils semblaient avoir erré au hasard, sans guides, et suivant que leur instinct les avait dirigés en cherchant leur pâture. Enfin Uncas trouva leurs traces récentes. Avant de les suivre, il fit part de sa découverte à ses compagnons, et tandis qu'ils étaient encore à se consulter sur cette circonstance singulière, le jeune Indien reparut avec les deux chevaux, dont les selles, les harnais et tout l'équipement étaient brisés et souillés, comme s'ils avaient été abandonnés à eux-mêmes depuis plusieurs jours.

– Que peut signifier cela ? demanda Heyward en pâlissant et en jetant les yeux autour de lui en frémissant, comme s'il eût craint que les buissons et les broussailles ne fussent sur le point de lui dévoiler quelque horrible secret.

– Cela signifie que nous sommes déjà presque au bout de notre course et que nous nous trouvons en pays ennemi, répondit le chasseur. Si le coquin avait été serré de près, et que les jeunes dames n'eussent pas eu de chevaux pour le suivre assez vite, il aurait bien pu se faire qu'il n'eût emporté d'elles que leurs chevelures ; mais ne croyant pas avoir d'ennemis sur les talons, et ayant d'aussi bonnes montures que celles-ci, je réponds qu'il ne leur a pas retiré un seul cheveu de la tête. Je lis dans vos pensées, major, et c'est une honte pour notre couleur que vous ayez sujet de penser ainsi ; mais celui qui croit que même un Mingo maltraiterait une femme qui serait en son pouvoir, à moins que ce ne fût pour lui donner un coup de tomahawk, ne connaît rien à la nature des Indiens ni à la vie qu'ils mènent dans leurs bois. Mais j'ai entendu dire que les Indiens amis des Français sont descendus dans ces bois pour y chercher l'élan, et en ce cas nous ne devons pas être à une très grande distance de leur camp. Et pourquoi n'y viendraient-ils pas ? que risquent-ils ? Il n'y a pas de jour où l'on ne puisse entendre matin et soir, dans ces montagnes, le bruit des canons de Ty ; car les Français élèvent une nouvelle ligne de forts entre les provinces du roi et le Canada. Au surplus il est certain que voilà les deux chevaux ; mais que sont devenus ceux qui les conduisaient ? il faut absolument que nous découvrions leurs traces.

Œil-de-Faucon et les Mohicans s'appliquèrent sérieusement à cette tâche. Un cercle imaginaire de quelques centaines de pieds fut tracé autour de l'endroit où le Renard avait fait une halte, et chacun d'eux se chargea d'en examiner une section : cet examen ne fut pourtant d'aucune utilité. Les impressions de pied se montrèrent en grand nombre ; mais elles paraissaient avoir été faites par des gens qui allaient çà et là sans intention de s'éloigner. Tous trois firent ensemble ensuite le tour de cette circonférence, et enfin ils allèrent rejoindre leurs deux compagnons blancs sans avoir trouvé un seul indice qui indiquât le départ de ceux qui s'étaient arrêtés en ce lieu.

– Une telle malice est inspirée par le diable ! s'écria le chasseur un peu déconcerté. Sagamore, il faut que nous fassions de nouvelles recherches en partant de cette petite source, et que nous examinions le terrain pouce à pouce. Il ne faut pas que ce chien de Huron aille se vanter à ses camarades d'avoir un pied qui ne laisse aucun vestige.

Il joignit l'exemple à ses discours, et ses deux compagnons et lui, animés d'une nouvelle ardeur, ne laissèrent pas une branche sèche, pas une feuille, sans la déranger et examiner la place qu'elle couvrait ; car ils savaient que l'astuce et la patience des Indiens allaient quelquefois jusqu'à s'arrêter à chaque pas pour cacher ainsi celui qu'ils venaient de faire. Cependant, malgré ce soin minutieux, ils ne purent rien découvrir.

Enfin Uncas, qui, avec son activité ordinaire, avait le premier terminé sa tâche, s'imagina d'établir une petite digue avec des pierres et de la terre en travers du ruisseau qui sortait de la source dont nous avons déjà parlé. Par ce moyen il arrêta le cours de l'eau, qui fut obligée de chercher un autre chemin pour s'écouler. Dès que le lit fut à sec, il se pencha pour l'examiner avec attention, et le cri hugh ! qui lui échappa, annonça le succès qu'il venait d'obtenir. Toute la petite troupe se réunit à l'instant autour de lui, et Uncas montra sur le sable fin et humide qui en composait le fond plusieurs empreintes de mocassin parfaitement tracées, mais toutes semblables.

– Ce jeune homme sera l'honneur de sa nation, s'écria Œil-de-Faucon regardant ces traces avec la même admiration qu'un naturaliste accorderait aux ossements d'un mammouth ou d'un kracken  ; oui, il sera une épine dans les côtes des Hurons. Cependant ces marques n'ont pas été faites par le pied d'un Indien ; elles sont trop appuyées sur le talon, et puis un pied si long et si large et carré par le bout… Ah ! Uncas, courez me chercher la mesure du pied du chanteur ; vous en trouverez une superbe empreinte au pied du rocher qui est en face de nous.

Pendant qu'Uncas exécutait sa commission, son père et le chasseur restèrent à contempler ces traces ; et lorsque le jeune Indien fut de retour, les mesures s'accordèrent parfaitement. Œil-de-Faucon prononça donc très affirmativement que les marques qu'ils avaient sous les yeux avaient été produites par le pied de David.

– Je sais tout maintenant, ajouta-t-il, aussi bien que si j'avais tenu conseil avec Magua. Le chanteur étant un homme qui n'a de talent que dans le gosier et dans les pieds, on lui a fait mettre une seconde fois des mocassins ; on l'a fait marcher le premier, et ceux qui le suivaient ont eu soin de mettre le pied sur les mêmes pas que lui ; ce qui n'était pas bien difficile, l'eau étant claire et peu profonde.

– Mais, s'écria Duncan, je ne vois aucune trace qui indique la marche de…

– Des deux jeunes dames ? dit le chasseur. Le coquin aura trouvé quelque moyen pour les porter jusqu'à ce qu'il ait cru qu'il n'avait plus rien à craindre. Je gagerais ma vie que nous retrouverons les marques de leurs jolis petits pieds avant que nous soyons bien loin.

On se remit en marche, en suivant le cours du ruisseau, dans le lit duquel on voyait toujours les mêmes impressions. L'eau ne tarda pas à y rentrer ; mais étant bien assurés de la direction de la marche du Huron, ils côtoyèrent les deux rives de l'eau, en se bornant à les examiner avec grande attention, afin de reconnaître l'endroit où il avait quitté l'eau pour reprendre terre.

Après avoir fait ainsi plus d'un demi-mille, ils arrivèrent à un endroit où le ruisseau faisait un coude au pied d'un grand rocher aride dont toute la surface n'offrait ni terre ni végétation. Là nos voyageurs s'arrêtèrent pour délibérer ; car il n'était pas facile de savoir si le Huron et ceux qui le suivaient avaient traversé cette montagne qui ne pouvait recevoir aucune empreinte, ou s'ils avaient continué à marcher dans le ruisseau.

Ils se trouvèrent bien d'avoir pris ce parti, car pendant que Chingachgook et Œil-de-Faucon raisonnaient sur des probabilités, Uncas, qui cherchait des certitudes, examinait les environs du rocher, et il trouva bientôt sur une touffe de mousse la marque du pas d'un Indien qui y avait sans doute marché par inadvertance : remarquant que la pointe du pied était dirigée vers un bois voisin, il y courut à l'instant, et là il retrouva toutes les traces, aussi distinctes, aussi bien marquées que celles qui les avaient conduits jusqu'à la source qu'ils venaient de quitter. Un second hugh ! annonça cette découverte à ses compagnons, et mit fin à leur délibération.

– Oui, oui, dit le chasseur, c'est le jugement d'un Indien qui a présidé à tout cela, et il y en avait assez pour aveugler des yeux blancs.

– Nous mettrons-nous en marche ? demanda Heyward.

– Doucement ! doucement ! répondit Œil-de-Faucon ; nous connaissons le chemin, mais il est bon d'examiner les choses à fond. C'est là ma doctrine, major ; il ne faut jamais négliger les moyens d'apprendre à lire dans le livre que la Providence nous ouvre, et qui vaut mieux que tous les vôtres. Tout est maintenant clair à mes yeux, une seule chose exceptée ; comment le coquin est-il venu à bout de faire passer les deux jeunes dames tout le long du ruisseau, depuis la source jusqu'au rocher ? car je dois convenir qu'un Huron est trop fier pour les avoir forcées à mettre les pieds dans l'eau.

– Cela pourrait-il vous aider à expliquer la difficulté ? demanda Heyward en lui montrant quelques branches récemment coupées, près desquelles on en voyait de plus petites et de plus flexibles qui semblaient avoir servi de liens, et qu'on avait jetées à l'entrée du bois.

– C'est cela même ! s'écria le chasseur d'un air satisfait, et il ne manque plus rien à présent. Ils ont fait une espèce de litière ou de hamac avec des branches, et ils s'en sont débarrassés quand ils n'en ont plus eu besoin. Tout est expliqué ; mais je parierais qu'ils ont mis bien du temps à imaginer tous ces moyens de cacher leur marche ; au surplus, j'ai vu des Indiens y passer une journée entière, et ne pas mieux réussir. Eh bien ! nous avons ici trois paires de mocassins et deux paires de petits pieds. N'est-il pas étonnant que de faibles créatures puissent se soutenir sur de si petits membres ! Uncas, passez-moi votre courroie, que je mesure le plus petit, celui de la chevelure blonde. De par le ciel, c'est le pied d'un enfant de huit ans ! et cependant les deux jeunes dames sont grandes et bien faites. Il faut en convenir, et celui de nous qui est le mieux partagé et le plus content de son partage doit l'avouer, la Providence est quelquefois partiale dans ses dons ; mais elle a sans doute de bonnes raisons pour cela.

– Mes pauvres filles sont hors d'état de supporter de pareilles fatigues ! s'écria Munro en regardant avec une tendresse paternelle les traces que leurs pieds avaient laissées. Elles auront péri de lassitude dans quelque coin de ce désert !

– Non, non, dit le chasseur en secouant lentement la tête, il n'y a rien à craindre à ce sujet. Il est aisé de voir ici que, quoique les enjambées soient courtes, la marche est ferme et le pied léger. Voyez cette marque ; à peine le talon a-t-il appuyé pour la former ; et ici la chevelure noire a sauté pour éviter cette grosse racine. Non, non, autant que j'en puis juger, ni l'une ni l'autre ne risquait de rester en chemin faute de forces. Quant au chanteur, c'est une autre affaire ; il commençait à avoir mal aux pieds et à être las. Vous voyez qu'il glissait souvent, que sa marche est lourde et mal assurée. On dirait qu'il marchait avec des souliers pour la neige. Oui, oui, un homme qui ne songe qu'à son gosier ne peut s'entretenir convenablement les jambes.

C'était avec de pareils raisonnements que le chasseur expérimenté arrivait à la vérité presque avec une certitude et une précision miraculeuse. Son assurance rendit un certain degré de confiance et d'espoir à Munro et à Heyward, et, rassurés par des inductions qui étaient aussi simples que naturelles, ils s'arrêtèrent pour faire une courte halte et prendre un léger repas avec leurs guides.

Dès que ce repas fait à la hâte fut terminé, le chasseur jeta un coup d'œil vers le soleil couchant, et se remit en marche avec tant de rapidité, que le colonel et le major ne pouvaient le suivre que très difficilement.

Ils marchaient alors le long du ruisseau, dont il a déjà été parlé ; et comme les Hurons avaient cru pouvoir cesser de prendre des précautions pour cacher leur marche, la course de ceux qui les poursuivaient n'était plus retardée par les délais causés par l'incertitude. Cependant, avant qu'une heure se fut écoulée, le pas d'Œil-de-Faucon se ralentit sensiblement ; au lieu de marcher en avant avec hardiesse et sans hésiter, on le voyait sans cesse tourner la tête, tantôt à droite, tantôt à gauche, comme s'il eût soupçonné le voisinage de quelque danger. Enfin, il s'arrêta, et attendit que tous ses compagnons l'eussent rejoint.

– Je sens les Hurons, dit-il en s'adressant aux Mohicans ; je vois le ciel qui se couvre là-bas à travers le haut des arbres ; ce doit être une grande clairière, et les coquins peuvent y avoir établi leur camp. Sagamore, allez sur les montagnes à droite ; Uncas montera sur celles qui bordent le ruisseau, et moi je continuerai à suivre la piste. Celui qui apercevra quelque chose en donnera avis aux autres par trois cris de corbeau. Je viens de voir plusieurs de ces oiseaux voler au-dessus de ce chêne mort, et c'est encore un signe qu'il y a un camp d'Indiens dans les environs.

Les Mohicans partirent chacun de leur côté, sans juger nécessaire de lui rien répondre, et le chasseur continua à marcher avec les deux officiers. Heyward doubla le pas pour se placer à côté de son guide, empressé de voir le plus tôt possible ces ennemis qu'il avait poursuivis avec tant d'inquiétude et de fatigue. Bientôt son compagnon lui dit de se retirer sur la lisière du bois, qui était entouré d'une bordure de buissons épais, et de l'y attendre. Duncan lui obéit, et se trouva au bout de quelques minutes sur une petite hauteur d'où il dominait sur une scène qui lui parut aussi extraordinaire que nouvelle.

Sur un espace de terrain très considérable, tous les arbres avaient été abattus, et la lumière d'une belle soirée d'été, tombant sur cette grande clairière, formait un contraste éblouissant avec le jour sombre qui règne toujours dans une forêt. À peu de distance de l'endroit où était alors Duncan, le ruisseau formait un petit lac dans un vallon resserré entre deux montagnes. L'eau sortait ensuite de ce bassin par une pente si douce et si régulière, qu'elle semblait l'ouvrage de la main de l'homme plutôt que celui de la nature. Plusieurs centaines de petites habitations en terre s'élevaient sur les bords de ce lac, et sortaient même du sein des eaux, qu'on aurait dit s'être répandues au delà des limites ordinaires. Leurs toits arrondis, admirablement calculés pour servir de défense contre les éléments, annonçaient plus d'industrie et de prévoyance qu'on n'en trouve ordinairement dans les habitations que construisent les naturels de ce pays, surtout celles qui ne sont destinées qu'à leur servir de demeure temporaire pendant les saisons de la chasse et de la pêche. Du moins, tel fut le jugement qu'il en porta.

Il contemplait ce spectacle depuis quelques minutes, quand il vit plusieurs hommes, à ce qu'il lui parut, s'avançant vers lui en marchant sur les mains et sur les pieds, et en traînant après eux quelque chose de lourd, peut-être quelque instrument de guerre qui lui était inconnu. Au même instant, plusieurs têtes noirâtres se montrèrent à la porte de quelques habitations, et bientôt les bords du lac furent couverts d'une multitude d'êtres allant et venant dans tous les sens, toujours en rampant, mais qui marchaient avec une telle célérité et qui échappaient si promptement à sa vue, cachés tantôt par les arbres, tantôt par les habitations, qu'il lui fut impossible de reconnaître quelles étaient leur occupation ou leurs intentions.

Alarmé de ces mouvements suspects et inexplicables, il était sur le point d'essayer d'imiter le cri du corbeau pour appeler à lui ses compagnons, quand un bruit soudain, qu'il entendit dans les broussailles, lui fit tourner la tête d'un autre côté.

Il tressaillit et recula involontairement en arrière ; mais, à l'aspect d'un être qui lui parut être un Indien, au lieu de donner un signal d'alarme qui probablement mal imité aurait pu lui devenir funeste à lui-même, il resta immobile derrière un buisson, et surveilla avec attention la conduite de ce nouvel arrivé.

Un moment d'attention suffit pour l'assurer qu'il n'avait pas été aperçu. L'Indien, de même que lui, semblait entièrement occupé à contempler les petites habitations à toit rond du village et les mouvements vifs et rapides de ses habitants. Il était impossible de découvrir l'expression de ses traits sous le masque grotesque de peinture dont son visage était couvert, et cependant elle avait un air de mélancolie plutôt que de férocité. Il avait les cheveux rasés suivant l'usage, si ce n'est sur le sommet de la tête, où trois ou quatre vieilles plumes de faucon étaient attachées à la portion de la chevelure en cet endroit. Une pièce de calicot en grande partie usée lui couvrait à peine la moitié du corps, dont la partie inférieure n'avait pour tout vêtement qu'une chemise ordinaire, dans les manches de laquelle ses jambes et ses cuisses étaient passées. Le bas de ses jambes était nu et déchiré par les ronces ; mais ses pieds étaient couverts d'une bonne paire de mocassins de peau d'ours. En dernier résultat, l'extérieur de cet individu était misérable.

Duncan examinait encore son voisin avec curiosité, quand le chasseur arriva à côté de lui en silence et avec précaution.

– Vous voyez, lui dit le major d'une voix très basse, que nous avons atteint leur établissement ou leur camp, et voici un sauvage dont la position paraît devoir nous gêner dans notre marche.

Œil-de-Faucon tressaillit, et leva son fusil sans bruit, tandis que ses yeux suivaient la direction du doigt de Duncan. Allongeant alors le cou comme pour mieux reconnaître cet individu suspect, après un instant d'examen, il baissa son arme meurtrière.

– Ce n'est point un Huron, dit-il, et il n'appartient même à aucune des peuplades du Canada. Et cependant vous voyez à ses vêtements qu'il a pillé un blanc. Oui, oui, Montcalm a recruté dans tous les bois pour son expédition, et il a enrôlé toutes les races de coquins qu'il a pu trouver. Mais il n'a ni couteau ni tomahawk ! Savez-vous où il a déposé son arc et son fusil ?

– Je ne lui ai vu aucune arme, répondit le major, et ses manières n'annoncent pas des dispositions sanguinaires. Le seul danger que nous ayons à craindre de lui, c'est qu'il ne donne l'alarme à ses compagnons, qui, comme vous le voyez, se traînent en rampant sur le bord du lac.

Le chasseur se retourna pour regarder Heyward en face, et il resta un instant les yeux fixés sur lui et la bouche ouverte avec un air d'étonnement qu'il serait impossible de décrire. Enfin, tous ses traits exprimèrent un accès de rire, sans produire pour cela le moindre son, expression qui lui était particulière, et que l'habitude des dangers lui avait apprise.

– Ses compagnons qui se traînent en rampant sur le bord du lac ! répéta-t-il ; voilà la science qu'on gagne à passer des années à l'école, à lire des livres et à ne jamais sortir des établissements des blancs ! Quoi qu'il en soit, le coquin a de longues jambes, et il ne faut pas nous fier à lui. Tenez-le en respect avec votre fusil, tandis que je vais faire un détour pour le prendre par derrière sans lui entamer la peau. Mais ne faites feu pour quelque motif que ce soit.

– Si je vous vois en danger, dit Heyward, ne puis-je…

Œil-de-Faucon l'interrompit par un nouveau rire muet, en le regardant en homme qui ne savait trop comment répondre à cette question.

– En ce cas, major, dit-il enfin, feu de peloton.

Le moment d'après il était caché par les broussailles. Duncan attendait avec impatience l'instant où il pourrait le voir ; mais ce ne fut qu'au bout de plusieurs minutes qu'il le vit reparaître derrière le prisonnier qu'il voulait faire, et se glissant comme un serpent le ventre contre terre. Lorsqu'il ne fut qu'à quelques pieds de l'Indien, il se releva lentement et sans le moindre bruit. Au même instant les eaux du lac retentirent d'un tumulte soudain, et Duncan, y jetant un coup d'œil à la hâte, vit une centaine des êtres dont les mouvements l'avaient tellement intrigué s'y précipiter ensemble.

Saisissant son fusil, le major reporta les yeux sur l'Indien qu'il observait, et qui, au lieu de prendre l'alarme, avait le cou allongé vers le lac, et regardait avec une sorte de curiosité stupide. En ce moment la main menaçante d'Œil-de-Faucon était levée sur lui, mais, au lieu de frapper, il la laissa retomber sur sa cuisse, sans aucune raison apparente, et il s'abandonna encore à un de ses accès de rire silencieux. Enfin, au lieu de saisir sa victime à la gorge, il lui frappa légèrement sur l'épaule, et lui dit :

– Eh bien ! l'ami, voudriez-vous apprendre aux castors à chanter ?

– Eh ! pourquoi non ? répondit David ; l'être qui leur a donné une intelligence et des facultés si merveilleuses ne leur refuserait peut-être pas la voix pour chanter ses louanges.

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