Chapitre III

« Avant que ces champs fussent défrichés et cultivés, nos rivières remplissaient leurs rives ; la mélodie des eaux se faisait entendre sous le dôme vert de nos bois sans limites ; des torrents se précipitaient, des ruisseaux murmuraient et des sources jaillissaient sous l’ombre. »

BRYANT.

On sait généralement que les rivières qui se jettent dans l’Ontario du côté du midi sont pour l’ordinaire étroites, profondes et coulent lentement. Il y a pourtant des exceptions à cette règle, car beaucoup de rivières ont des rapides, ou des rifts, comme on les appelle dans la langue du pays, et quelques-unes ont même des cataractes. Du nombre de ces dernières était celle sur laquelle nos aventuriers voyagent maintenant. L’Oswego est formé par la jonction de l’Onéida et de l’Onondaga, qui tous deux sortent des lacs, il poursuit sa course à travers un pays légèrement sillonné de vallons et de hauteurs pendant huit à dix milles, et arrive enfin sur le bord d’une sorte de terrasse naturelle, d’où il fait une chute de dix à quinze pieds en tombant sur un autre niveau, où il glisse ou coule avec le silence furtif d’une eau profonde jusqu’à ce qu’il verse son tribut dans l’immense réservoir de l’Ontario. La pirogue sur laquelle Cap, sa nièce et Arrowhead étaient venus du fort Stanwix, dernier poste militaire sur le Mohawk, était près du rivage, et toute la compagnie y entra, à l’exception de Pathfinder, qui resta à terre pour pousser le léger esquif en pleine eau.

– Jasper, – dit l’homme des bois au jeune marin des lacs, qui avait dépossédé Arrowhead de la barre, et pris la place qui lui appartenait comme pilote, – mettez l’arrière du canot en avant, comme si nous voulions remonter la rivière. Si quelques-uns de ces infernaux Mingos trouvent notre piste et la suivent jusqu’ici, ils ne manqueront pas d’examiner les traces que la pirogue aura laissées sur la boue, et quand ils verront qu’elle avait le nez tourné contre le courant, ils ne s’imagineront pas que nous le suivons.

Ce conseil fut suivi, et poussant vigoureusement la pirogue, Pathfinder, qui était dans la force de l’âge et plein d’agilité, fit un saut et tomba légèrement sur l’avant de l’esquif sans en déranger l’équilibre. Dès qu’il eut atteint le milieu de la rivière, on fit virer la pirogue qui commença à suivre sans bruit le courant.

L’esquif sur lequel Cap et sa nièce s’étaient embarqués pour leur long et aventureux voyage, était un de ces canots d’écorce que les Indiens sont dans l’habitude de construire et qui par leur grande légèreté et l’aisance avec laquelle on peut les conduire, sont admirablement adaptés à une navigation dans laquelle on rencontre souvent des bas-fonds, des bois flottants et d’autres obstacles semblables. Les deux hommes qui en composaient le premier équipage l’avaient souvent porté plusieurs centaines de toises quand le bagage en avait été retiré, et il n’avait pas fallu plus que la force d’un homme pour le soulever. Il était pourtant long et même large pour une pirogue, ce qui le rendait très-volage, c’était son principal défaut. Quelques heures de pratique y avaient pourtant remédié en grande partie, et Mabel et son oncle avaient si bien appris à se prêter à ses mouvements, qu’ils maintenaient alors leurs places avec un sang-froid parfait ; et le poids de trois hommes de plus ne parut même pas la mettre à une épreuve trop forte, car étant large et à fond plat, elle ne calait pas beaucoup plus. Elle était bien construite, les bois en étaient petits et assujettis par des courroies, et la pirogue, quoique si légère et si peu sûre à l’œil, était probablement en état de porter deux fois autant de monde qu’elle en avait en ce moment.

Cap était assis sur un banc bas au centre du canot. Le Grand-Serpent était à genoux près de lui. Arrowhead et sa femme occupaient des places en avant d’eux, le premier ayant abandonné son poste à l’arrière. Mabel était à demi couchée sur une partie de son bagage derrière son oncle, tandis que Pathfinder et Eau-douce se tenaient debout, l’un sur l’avant, l’autre sur l’arrière, chacun ayant en main une rame qu’il savait manier sans bruit. La conversation avait lieu à voix basse, car tous commençaient à sentir la nécessité de la prudence en s’approchant du fort et quand ils n’étaient plus cachés par les bois.

L’Oswego, en cet endroit, était une rivière peu large mais profonde, et son courant sombre était bordé par de grands arbres dont la cime le couvrait et qui, en certains endroits, interceptaient presque la lumière du ciel. Çà et là quelque géant de la forêt s’était courbé presque horizontalement sur la rivière, ce qui rendait beaucoup de soin nécessaire pour éviter d’en toucher les branches, tandis que les branches inférieures des arbustes et des petits arbres étaient presque partout plongées dans l’eau. Le tableau qui a été si bien tracé par notre admirable poète, et que nous avons placé comme épigraphe en tête de ce chapitre, se réalisait en cet endroit. La terre engraissée par les débris de la végétation, la rivière qui remplissait ses rives presque à déborder, le dôme vert de bois sans limites, se présentaient à l’œil aussi visiblement que la plume de Bryant les retrace à l’imagination. C’était le spectacle d’une nature riche et bienveillante avant qu’elle eût été soumise aux désirs et aux besoins de l’homme, abondante, pleine de promesses et n’étant pas dénuée du charme du pittoresque, même dans son état le plus sauvage. On se rappellera que la scène de cette histoire se passe en 175-, c’est-à-dire, longtemps avant que la spéculation eût fait entrer aucune des parties occidentales de New-York dans les bornes de la civilisation ou dans les projets des aventuriers. À cette époque reculée, il y avait deux grands canaux de communication militaire entre la portion habitée de la colonie de New-York et les frontières du Canada, l’un par les lacs Champlain et Georges, l’autre par le Mohawk, Wood-Creek, l’Oneida et les rivières dont nous venons de parler. Le long de ces deux lignes des postes militaires avaient été établis, mais il n’en existait aucun sur un espace de cent milles entre le dernier fort à la source du Mohawk et l’Oswego, ce qui comprenait la plus grande partie de la distance que Cap et Mabel venaient de parcourir sous la protection d’Arrowhead.

– Je désire quelquefois le retour de la paix, – dit Pathfinder, – temps où l’on peut parcourir les forêts sans chercher d’autres ennemis que les animaux et les poissons. Combien de jours heureux le Grand-Serpent et moi nous avons passés sur les bords des rivières, vivant de venaison, de saumon et de truites sans penser à un Mingo ou à une chevelure ! je voudrais quelquefois que cet heureux temps revînt, car ce n’est pas ma véritable nature de tuer mes semblables. Je suis sûr que la fille du sergent ne me prend pas pour un misérable qui se plaît à outrager l’humanité.

En faisant cette remarque, qui était une sorte de demi-question, Pathfinder regarda derrière lui. L’ami le plus partial aurait à peine donné l’épithète d’agréables à ses traits durs et brûlés par le soleil ; cependant Mabel trouva quelque chose d’attrayant dans son sourire par suite de la droiture et de la simplicité ingénue qui brillait sur toute sa physionomie.

– Je ne crois pas que mon père aurait envoyé un homme comme ceux dont vous parlez pour conduire sa fille dans le désert, – répondit Mabel en souriant à son tour avec la même franchise, mais avec bien plus de douceur.

– Non, il ne l’aurait pas fait ; non. Le sergent est un homme qui a le cœur sensible. – Nous avons fait ensemble bien des marches, soutenu bien des combats, nous tenant épaule à épaule comme il le disait ; quoique j’aime à avoir la liberté de mes membres quand je suis près d’un Français ou d’un Mingo.

– Vous êtes donc le jeune ami dont mon père a si souvent parlé dans ses lettres.

– Son jeune ami ? – Il est vrai que le sergent a l’avantage de trente ans sur moi. – Oui, il est plus âgé de trente ans, et par conséquent il vaut d’autant mieux que moi.

– Non pas aux yeux de sa fille peut-être, ami Pathfinder, – dit Cap, dont la gaieté commença à renaître quand il vit l’eau couler autour de lui. – Les trente ans dont vous parlez passent rarement pour un avantage aux yeux des filles de dix-neuf ans.

Mabel rougit, et en détournant la tête pour éviter les regards de ceux qui étaient sur l’avant, elle rencontra les yeux admirateurs du jeune homme qui était sur l’arrière, et pour dernière ressource elle baissa les siens sur l’eau qui coulait près d’elle. Précisément en cet instant un bruit sourd arriva par une avenue formée par les arbres, porté par un vent léger qui rida à peine la surface de la rivière.

– Ce son a quelque chose d’agréable, – dit Cap, en dressant les oreilles comme un chien qui entend aboyer dans le lointain ; – c’est le bruit du ressac sur les côtes de votre lac, je suppose ?

– Non, non, – répondit Pathfinder, – c’est seulement la rivière qui tombe par-dessus quelques rochers à un demi-mille plus loin.

– Y a-t-il une cataracte sur cette rivière ? – demanda Mabel, ses joues devenant encore plus vermeilles.

– Du diable ! – s’écria Cap, – monsieur Pathfinder, ou vous monsieur Eau-douce, – car il commençait à nommer ainsi Jasper pour paraître se prêter plus cordialement aux usages des frontières, – ne feriez-vous pas mieux de vous rapprocher du rivage ? Ces cataractes sont en général précédées de tournants. Autant vaudrait se jeter tout à coup dans le Maelstrom que de s’exposer à ces pompes aspirantes.

– Fiez-vous à nous, ami Cap, fiez-vous à nous, – répondit Pathfinder ; – il est vrai que nous ne sommes que des marins d’eau douce, et je ne puis même me vanter d’en être un du premier ordre ; mais nous connaissons les rifts et les cataractes ; et en descendant celle-ci, nous tâcherons de ne pas faire tort à notre réputation.

– En la descendant ! – s’écria Cap. – Comment diable ! songez-vous à descendre une cataracte dans cette coquille d’œuf ?

– Bien certainement. Le chemin est par-dessus la cataracte, et il est bien plus facile de la descendre, que de décharger le canot et de le transporter à la main avec tout ce qu’il contient par un portage d’un mille.

Mabel pâlit, et se tourna vers le jeune marin debout sur l’arrière ; car un nouveau son semblable au premier se fit entendre en ce moment ; il parut plus effrayant, maintenant que la cause en était connue.

– Nous avons pensé, – dit tranquillement Jasper, – qu’en mettant à terre les femmes et les deux Indiens, nous trois, hommes blancs et accoutumés à l’eau, nous pourrions sans danger faire passer le canot par-dessus la cataracte, comme cela nous arrive souvent.

– Et nous avons compté sur votre aide, ami marin, – dit Pathfinder, regardant Jasper par-dessus l’épaule en clignant de l’œil, – car vous êtes accoutumé à voir les vagues s’élever et s’abaisser ; et à moins qu’il n’y ait quelqu’un pour lester le canot, tous les affiquets de la fille du sergent tomberont à l’eau et seront perdus.

Cap se trouva embarrassé. L’idée de passer par-dessus une cataracte avait quelque chose de plus sérieux pour lui que pour un homme qui n’aurait aucune expérience dans tout ce qui concerne la mer et les navires, car il connaissait la force de l’eau et la faiblesse de l’homme quand il en éprouve la furie ; cependant sa fierté se révoltait à l’idée de quitter le canot, tandis que d’autres, non-seulement sans crainte, mais avec le plus grand sang-froid, proposaient d’y rester. Malgré ce sentiment d’amour-propre, et quoiqu’il eût par nature et par habitude du courage et de la fermeté dans le danger, il est probable qu’il aurait déserté son poste, si l’image de sauvages se faisant un trophée de chevelures humaines ne se fût assez fortement emparée de son imagination pour lui faire regarder un canot comme une sorte de sanctuaire.

– Mais que ferons-nous de Magnet ? – demanda-t-il, son affection pour sa nièce lui inspirant un autre scrupule. – Nous ne pouvons la mettre à terre s’il se trouve dans les environs des Indiens ennemis.

– Nul Mingo ne sera près du portage, – dit Pathfinder avec un ton de confiance ; – c’est un endroit trop public pour qu’ils viennent y jouer leurs tours infernaux. La nature est la nature, et celle d’un Indien est de se trouver où on l’attend le moins. N’ayez pas peur de le rencontrer sur un sentier battu, car il désire tomber sur vous quand vous n’êtes pas prêt à lui résister, et ces brigands se font un point d’honneur de vous tromper de manière ou d’autre. – Avancez vers le rivage, Eau-douce. Nous débarquerons la fille du sergent sur cette souche, et elle pourra gagner la terre à pied sec.

Jasper obéit ; et au bout de quelques minutes, il ne restait dans le canot que Pathfinder et les deux marins. Malgré l’orgueil de sa profession, Cap aurait volontiers suivi les autres, mais il n’aimait pas à montrer une telle faiblesse en présence d’un marin d’eau douce.

– Je prends tout le monde à témoin, – dit-il, tandis que ceux qui venaient de débarquer commençaient à s’éloigner, – que je ne regarde cette affaire que comme une manœuvre de canot dans les bois. Il ne faut pour cela aucune expérience en marine, et un novice peut y réussir aussi bien que le plus vieux marin.

– Ne méprisez pourtant pas trop la cataracte de l’Oswego, – dit Pathfinder. – Ce n’est certainement pas celle du Niagara, ni du Tennessee, ni du Cahoos, ni celle du Canada, mais elle suffit bien pour agiter les nerfs d’un commençant. Que la fille du sergent monte sur ce rocher, et elle verra de quelle manière nous autres habitants des bois nous passons par-dessus un obstacle, quand nous ne pouvons passer par-dessous. – Allons, Eau-douce, la main ferme et l’œil sûr ; car tout dépend de vous, vu que nous ne pouvons compter maître Cap que pour un passager.

Le canot s’éloignait du rivage tandis qu’il parlait ainsi. Mabel courut à la hâte et en tremblant vers le rocher que Pathfinder avait désigné, en parlant à son compagnon du danger auquel son oncle s’exposait sans nécessité, et les yeux fixés sur le jeune et vigoureux Jasper, qui était debout sur l’arrière du canot, et qui en dirigeait tous les mouvements. Mais dès qu’elle fut arrivée à un endroit d’où l’on pouvait voir tomber la cataracte, elle poussa un cri involontaire qu’elle étouffa sur-le-champ, et se couvrit les yeux. Un instant après, elle les ouvrit pourtant, et elle resta immobile comme une statue tandis qu’elle contemplait ce spectacle. Les deux Indiens s’assirent sur un tronc d’arbre, regardant la rivière d’un air indifférent. La femme d’Arrowhead s’approcha de Mabel, et parut considérer les mouvements du canot avec cette sorte d’intérêt que prend un enfant aux sauts d’un bateleur.

Dès que le canot eut regagné le courant, Pathfinder se mit à genoux sur l’avant et continua à manier la rame, mais lentement, et de manière à ne pas nuire aux manœuvres de son compagnon. Celui-ci était toujours debout sur l’arrière, et comme il avait l’œil fixé sur quelque objet au-delà de la cataracte, il était évident qu’il cherchait l’endroit convenable pour la passer.

– Plus à l’ouest, Eau-douce, – cria Pathfinder, – plus à l’ouest, – là où vous voyez l’eau écumer. Mettez en ligne la cime du chêne mort avec le tronc de l’arbre rompu.

Eau-douce ne répondit rien, car la pirogue était au centre du courant, l’avant dirigé vers la cataracte, et la force augmentée du courant en avait déjà accéléré la course. Cap, en ce moment, aurait bien volontiers renoncé à toute la gloire qu’on pouvait acquérir par cet exploit, pour être en sûreté sur le rivage. Il entendait le mugissement de l’eau, semblable au bruit du tonnerre dans le lointain, mais augmentant et se rapprochant de moment en moment. Il voyait la ligne de l’eau couper la forêt en dessous, le long de laquelle cet élément courroucé semblait s’étendre et briller, comme si les gouttes qui le composaient allaient perdre leur principe de cohésion.

– La barre dessous ! la barre dessous ! – s’écria-t-il, n’étant plus maître de son inquiétude, tandis que l’embarcation arrivait sur le bord de la cataracte.

– Oui, oui, la barre dessous, – dit Pathfinder, regardant derrière lui avec son rire silencieux, – nous allons en dessous, rien n’est plus certain. – La barre au vent, Eau-douce ! – Au vent toute !

Le reste fut comme le passage invisible du vent. Jasper donna le coup de rame nécessaire pour imprimer à la pirogue la direction convenable, et pendant quelques secondes il sembla à Cap qu’il était porté sur l’eau bouillante d’une vaste chaudière. Il sentit la pirogue plonger de l’avant, vit l’eau écumante se précipiter avec fureur à ses côtés, tandis que le léger esquif qu’il montait était secoué comme si c’eût été une coquille d’œuf ; et, presque au même instant, il découvrit, avec autant de joie que de surprise, que la pirogue conduite par la rame de Jasper flottait dans une eau tranquille au-delà de la cataracte.

Pathfinder continuait à rire ; mais s’étant relevé, il prit un pot d’étain et une cuillère de corne, et se mit à mesurer gravement l’eau que la pirogue avait embarquée dans le passage de la cataracte.

– Quatorze cuillerées, Eau-douce, quatorze cuillerées bien mesurées. Vous devez convenir que je vous ai vu vous contenter de dix après un pareil saut.

– Maître Cap appuyait si fort contre le courant, – répondit Jasper très-sérieusement, – que j’ai eu la plus grande peine à gouverner la pirogue.

– Cela peut être ; je n’en doute pas, puisque vous le dites, mais je vous ai vu vous contenter de dix.

Cap toussa alors d’une manière formidable. Il passa sa main sur sa queue, comme pour s’assurer qu’elle était en sûreté, et regarda en arrière pour voir le danger qu’il venait de courir. Il est aisé d’expliquer comment ce péril avait été évité. La plus grande partie de l’eau tombait perpendiculairement de dix à quinze pieds ; mais près du centre, la force du courant avait tellement usé le haut du rocher, que l’eau, en tombant par un étroit passage, ne décrivait qu’un angle de quarante à quarante-cinq degrés. C’était le long de ce passage, encore difficile, que la pirogue avait glissé parmi des pointes de rochers, des tournants, et des masses d’écume, qui, à des yeux inexpérimentés, auraient paru devoir assurer la destruction d’un si frêle esquif. Mais sa légèreté même avait été la cause de sa sûreté. Portée sur la crête des vagues, dirigée par un œil attentif et un bras vigoureux, elle avait passé comme une plume d’une masse d’écume à une autre, et à peine une goutte d’eau était-elle entrée dans l’intérieur. Il y avait quelques rochers à éviter ; il fallait suivre exactement la ligne convenable, et la force du courant faisait le reste.

Dire que Cap était étonné, ce ne serait pas exprimer la moitié de ses sentiments. Il était dans un état de stupéfaction ; car la crainte profonde que la plupart des marins ont des rochers, venait ajouter à l’admiration que lui inspirait la hardiesse de cet exploit. Il ne voulut pourtant pas exprimer tout ce qu’il sentait, de peur de trop accorder à l’eau douce et à la navigation intérieure ; et à peine eut-il assuré sa voix en toussant comme nous l’avons dit, qu’il reprit son ton ordinaire de supériorité.

– Je conviens que vous connaissez bien le canal, monsieur Eau-douce ; et après tout, connaître le canal, dans un pareil endroit, c’est le point principal. J’ai eu avec moi des patrons de chaloupe qui descendraient aussi cette cataracte, s’ils connaissaient seulement le canal.

– Ce n’est pas assez de connaître le canal, ami marin, – dit Pathfinder ; il faut aussi des nerfs et des connaissances pour tenir la pirogue droite, et pour éviter les rochers. Il n’y a pas dans tout le pays d’autre marin qu’Eau-douce que voilà, qui puisse descendre en toute sûreté la cataracte de l’Oswego, quoique quelques-uns çà et là aient pu y réussir par hasard. Je ne puis le faire moi-même qu’avec l’aide de la Providence, et il faut l’œil et la main de Jasper pour être sûr de faire le passage à sec. – Quatorze cuillerées, après tout, ne sont pas grand’chose ; quoique j’eusse désiré qu’il n’en prît que dix, vu que la fille du sergent nous regardait.

– Cependant vous lui disiez quelquefois comment il devait gouverner.

– C’était fragilité humaine ; – un peu trop de la nature des peaux-blanches. Si le Grand-Serpent eût été sur le canot, il n’aurait pas ouvert la bouche pour faire connaître une seule de ses pensées. Un Indien sait retenir sa langue ; mais nous autres hommes blancs nous nous imaginons toujours être plus sages que les autres. Je commence à me guérir de cette faiblesse ; mais il faut du temps pour déraciner l’arbre qui a une croissance de plus de trente ans.

– Je ne fais pas grand cas de cette affaire, monsieur ; je n’en fais même aucun, pour parler franchement. Ce ne sont que quelques éclaboussures, en comparaison de ce qu’on éprouve en passant sous le pont de Londres. Et pourtant c’est ce que font tous les jours des centaines de personnes, et souvent les dames les plus délicates du pays. Sa Majesté le Roi a passé lui-même sous le pont de Londres.

– Eh bien ! je ne me soucie pas d’avoir dans mon canot ni des dames délicates, ni sa Majesté le Roi, quand je descends la cataracte de l’Oswego, vu qu’il ne faut que se tromper de la largeur d’un canot d’un côté ou de l’autre pour se noyer. – Eau-douce, nous aurons à faire descendre au frère du sergent la cataracte du Niagara, pour lui montrer ce qu’on sait faire sur la frontière.

– Du diable ! vous plaisantez sûrement. Il n’est pas possible qu’un canot d’écorce descende une pareille cataracte.

– Vous ne vous êtes jamais plus trompé de votre vie, maître Cap. Rien n’est plus facile. J’ai vu de mes propres yeux bien des canots la descendre ; et si nous vivons assez l’un et l’autre, j’espère vous convaincre que la chose est possible. Quant à moi, je crois que le plus grand navire qui ait jamais flotté sur l’Océan pourrait la descendre, s’il pouvait une fois entrer dans les courants.

Cap ne remarqua pas le coup d’œil que Pathfinder échangea avec Eau-douce, et il garda le silence quelque temps ; car, pour dire la vérité, il n’avait jamais soupçonné la possibilité de descendre la cataracte du Niagara, quelque faisable que la chose doive paraître à chacun, en y réfléchissant une seconde fois ; la véritable difficulté étant de la remonter.

Ils arrivèrent alors à l’endroit où Jasper avait laissé sa pirogue, cachée dans des buissons, et ils s’embarquèrent, Cap, sa nièce et Jasper sur un canot ; Pathfinder, Arrowhead et sa femme sur l’autre. Le Mohican s’était déjà avancé à pied le long de la rivière avec la circonspection et l’adresse des Indiens, pour voir s’il ne trouverait aucune trace des ennemis.

Les joues de Mabel ne reprirent toutes leurs couleurs que lorsque le canot eut regagné le courant, qu’il descendit avec une rapidité accélérée de temps en temps par la rame de Jasper. Elle avait vu la pirogue descendre la cataracte avec un degré de terreur qui l’avait rendue muette ; mais sa frayeur n’avait pas été assez forte pour l’empêcher d’admirer le sang-froid du jeune homme qui dirigeait cette évolution. Dans le fait, une personne moins vive et moins sensible aurait été frappée de l’air calme et hardi avec lequel Jasper avait accompli cet exploit. Il était resté ferme sur ses pieds pendant la descente ; et il était évident pour ceux qui étaient à terre qu’il avait employé fort à temps son adresse et sa force pour écarter la pirogue d’un rocher par-dessus lequel l’eau jaillissait en jets, tantôt laissant voir la pierre brune, tantôt la couvrant d’une nappe limpide, comme si quelque mécanisme avait réglé les efforts de cet élément. La langue ne peut pas toujours exprimer ce que voient les yeux ; mais Mabel en avait vu assez, même dans ce moment de crainte, pour joindre à jamais dans son esprit l’image de la pirogue entraînée dans sa descente rapide, et celle de l’intrépide pilote. Elle admit ainsi dans son cœur ce sentiment insidieux qui attache si fortement la femme à l’homme, en trouvant une sûreté additionnelle à être sous sa protection. Pour la première fois depuis son départ du fort Stanwix, elle se trouvait complètement tranquille sur la frêle nacelle dans laquelle elle voyageait. Comme la seconde pirogue était près de la sienne, et que Pathfinder s’y trouvait de son côté, ce fut principalement lui qui soutint la conversation, Jasper parlant rarement à moins qu’on ne lui adressât la parole, et montrant en conduisant son canot une circonspection qui aurait été remarquée par un homme habitué à la confiance insouciante qui lui était ordinaire, s’il se fût trouvé là un pareil observateur.

– Nous connaissons trop bien la nature d’une femme pour songer à faire descendre une cataracte par la fille du sergent, – dit Pathfinder à Cap en regardant Mabel. – J’ai pourtant connu quelques femmes dans ce pays qui s’en inquiéteraient comme de rien.

– Magnet a la timidité de sa mère, – répondit Cap, et vous avez bien fait de vous prêter à sa faiblesse. Il faut vous souvenir que cette jeune fille n’a jamais été sur mer.

– Non, non ; il était facile de le voir, au lieu que par votre intrépidité vous avez montré combien peu vous vous en inquiétiez. J’avais une fois avec moi un blanc-bec, qui se jeta hors du canot juste à l’instant où il descendait, et vous pouvez juger comment il s’en trouva.

– Que devint le pauvre diable ? – demanda Cap, ne sachant trop ce qu’il devait penser du ton de son compagnon, qui avait quelque chose de si sec, malgré sa simplicité, qu’une tête moins obtuse que celle du vieux marin aurait douté de sa sincérité. – Un homme qui a passé sur cette cataracte peut prendre intérêt à lui.

– C’était un pauvre diable, comme vous le dites, un pauvre homme des frontières, qui était venu pour nous montrer son savoir, à nous autres pauvres ignorants. Vous demandez ce qu’il devint ? Il tomba sens dessus dessous au bas de la cataracte, comme cela serait arrivé à une maison de justice ou à un fort.

– S’ils avaient sauté hors d’un canot, – dit Jasper en riant, quoiqu’il fût évidemment plus disposé que son ami à laisser oublier le passage de la cataracte.

– Il a raison, – reprit Pathfinder en regardant Mabel ; car les deux canots étaient alors si rapprochés, qu’ils se touchaient presque ; – il a certainement raison. – Mais la fille du sergent ne nous a pas encore dit ce qu’elle pense du saut que nous venons de faire.

– Il était aussi hardi que dangereux. En le voyant, j’aurais désiré qu’il n’eût pas été tenté ; mais à présent qu’il a réussi, je puis en admirer la hardiesse et la dextérité.

– Ne croyez pourtant pas que nous l’ayons fait pour nous faire valoir aux yeux d’une femme. Il peut être agréable aux jeunes gens de gagner la bonne opinion les uns des autres en faisant des choses qui peuvent paraître hardies et louables ; mais ni Eau-douce ni moi nous ne sommes de cette trempe. Ma nature, – ce dont le Grand-Serpent serait peut-être un meilleur témoin, – n’a pas autant de coudes qu’une rivière ; c’est une nature droite, et il n’est pas probable qu’elle puisse me conduire dans une vanité de cette espèce, quand j’ai à remplir un devoir. Quant à Eau-douce, il aimerait mieux descendre la cascade de l’Oswego sans témoins que devant une centaine de paires d’yeux. Je le connais, je l’ai beaucoup fréquenté, et je suis sûr qu’il n’est ni glorieux ni fanfaron.

Mabel récompensa son guide par un sourire qui servit à maintenir quelque temps les deux canots l’un près de l’autre ; car la vue de la jeunesse et de la beauté était si rare sur cette frontière éloignée, que cet habitant des bois lui-même sentait son cœur touché par la fraîcheur et l’amabilité de cette jeune fille.

– Nous avons fait pour le mieux, – continua-t-il, nous avons tout fait pour le mieux. Si nous eussions transporté à bras d’hommes le canot et les bagages par le portage, nous aurions perdu beaucoup de temps, et rien n’est aussi précieux que le temps, quand on se méfie des Mingos.

– Mais à présent nous ne pouvons avoir presque rien à craindre. Nos canots vont bien, et vous nous avez dit qu’en deux heures nous serons au fort.

– Il sera bien adroit, l’Iroquois qui aura un cheveu de votre tête : car nous nous sommes tous promis, par égard pour le sergent, et je crois pouvoir dire à présent, pour vous-même, de vous conduire près de lui sans qu’il vous arrive malheur. – Mais dites-moi donc, Eau-douce, qu’y a-t-il là-bas dans la rivière à l’endroit où elle fait un coude, – là-bas, sous les buissons, – je veux dire sur le rocher ?

– C’est le Grand-Serpent ; il nous fait des signes que je ne comprends pas.

– Oui, c’est le Grand-Serpent, – aussi sûr que je suis une peau-blanche ; et il nous fait signe d’approcher de son rivage. Quelque chose va mal, sans quoi un homme ayant sa fermeté et son discernement ne se donnerait pas cette peine. Courage ! Nous sommes hommes, et il faut faire face à ces diables, comme cela convient à notre couleur et à notre nature. Ah ! je n’ai jamais vu résulter rien de bon d’une fanfaronnade. Je me vantais que nous étions en sûreté, et voilà que le danger vient me donner le démenti.

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