CHAPITRE XIII

« C’est le moment où le farfadet alarme l’esprit timide, où les sorcières se rassemblent pour marmotter leurs charmes, où le cauchemar tourmente le rêveur insensé, et où les fées dansent sur le gazon. »

COTTON

L’embarquement d’un si faible détachement n’était pas une affaire qui pût causer beaucoup de délai ou d’embarras. Toute la troupe confiée aux soins du sergent Dunham ne consistait qu’en dix soldats et deux caporaux. Cependant on apprit bientôt que le lieutenant Muir devait accompagner l’expédition, mais il ne partait que comme quartier-maître, et quelques fonctions de cette place servaient de prétexte à son départ, ce qui avait été arrangé entre son commandant et lui. À ce nombre il fallait ajouter Pathfinder, Cap, Jasper et les matelots de celui-ci, dont l’un était presque un enfant. Le total des hommes ne montait donc pas à vingt, en y comprenant le mousse de quatorze ans, et il n’y avait d’autre femme que Mabel et la femme d’un soldat.

Le sergent Dunham conduisit ses hommes à bord sur un grand bateau, et retourna ensuite à terre pour recevoir ses dernières instructions et faire partir son beau-frère et sa fille. Après avoir montré à Cap le canot sur lequel il devait monter avec Mabel, il se rendit au fort pour avoir une dernière entrevue avec son commandant. Le major était sur le bastion dont il a si souvent été parlé, et nous l’y laisserons quelques instants avec le sergent pour retourner sur le rivage.

Il faisait presque nuit quand Mabel se trouva dans le canot qui devait la conduire à bord du cutter. La surface du lac était si tranquille qu’on n’avait pas eu besoin de faire entrer les bateaux et canots dans la rivière pour y prendre leur fret, et tous les embarquements se firent sur le rivage du lac où l’eau était aussi unie que celle d’un étang. On ne pouvait y remarquer la respiration de l’Océan et la palpitation de son sein, comme Cap l’avait dit ; car l’Ontario est tout différent en cela de la mer, et le vent ne l’agite pas sur un point tandis que le calme règne sur l’autre. La distance n’est pas assez grande pour le permettre, et c’est une remarque ordinaire de tous les marins que l’eau monte et baisse plus vite sur tous les grands lacs de l’Ouest que sur toutes les mers de notre connaissance. Quand le canot quitta la terre, ce n’était donc pas le mouvement qu’on sent ordinairement en pareille circonstance qui aurait pu apprendre à Mabel qu’elle était sur une si grande nappe d’eau. Il fallut à peine une douzaine de coups d’avirons pour mettre le canot le long du cutter.

Jasper était prêt à recevoir ses passagers, et comme le pont du Scud ne s’élevait que de deux à trois pieds au-dessus de l’eau, il ne lui fut pas difficile de les faire monter à bord. Il conduisit sur-le-champ Mabel et sa compagne dans la chambre qui leur était destinée, et elles en prirent possession. Tout l’entrepont formait quatre appartements, ce petit bâtiment ayant été expressément construit dans la vue de pouvoir servir au transport des officiers et des soldats avec leurs femmes et leurs familles. La chambre de l’arrière était un petit appartement contenant quatre lits, et il avait l’avantage d’avoir de petites fenêtres pour y admettre l’air et le jour. Il était toujours destiné aux femmes quand il s’en trouvait à bord, et comme il n’était occupé alors que par Mabel et sa compagne, il était assez spacieux pour qu’elles s’y trouvassent à l’aise. La grande chambre offrait plus de place, et était éclairée par le haut. C’était là que logeaient le quartier-maître, le sergent, Cap et Jasper, Pathfinder se plaçant dans telle partie du bâtiment que bon lui semblait, la chambre des femmes exceptée. Les caporaux et les soldats occupaient l’espace situé sous la grande écoutille, et l’équipage était logé comme de coutume sur l’avant du bâtiment. Quoique le cutter ne fût pas tout à fait du port de cinquante tonneaux, il y avait amplement place pour tous ceux qui étaient à bord, car il aurait pu au besoin recevoir trois fois le même nombre d’hommes.

Dès que Mabel eut pris possession de sa chambre, réellement jolie et commode, elle ne put s’empêcher de faire la réflexion agréable que c’était spécialement pour elle que Jasper avait pris tant de soin à la préparer. Remontant ensuite sur le pont, elle y trouva tout en mouvement. Les hommes couraient çà et là cherchant leurs havresacs et leurs autres effets : mais l’habitude et la méthode rétablirent bientôt l’ordre, et le silence qui succéda devint presque imposant, car il se rattachait à l’idée d’aventures à courir et de préparatifs pour s’y exposer.

L’obscurité commençait alors à rendre indistincts les objets qui étaient sur le rivage. La terre n’offrait aux yeux qu’une masse noire formée par les contours de la forêt, et qu’on ne distinguait du ciel que parce que le firmament était un peu moins sombre. Cependant les astres commencèrent bientôt à paraître avec leur lustre tranquille ordinaire, et amenèrent avec eux le sentiment de repos qui accompagne communément la nuit. Cette scène avait quelque chose d’agitant et de calmant en même temps, et Mabel éprouvait cette double influence. Pathfinder était à côté d’elle, appuyé, suivant sa coutume, sur sa longue carabine, et elle crut, malgré l’obscurité croissante de la nuit, pouvoir distinguer des lignes creusées sur ses traits plus profondément que d’ordinaire par ses réflexions.

– Des expéditions comme celle-ci ne peuvent être une grande nouveauté pour vous, Pathfinder, – lui dit-elle, – mais je suis étonnée de voir les soldats tellement silencieux et pensifs.

– On apprend cela en faisant la guerre aux Indiens. Vos miliciens sont, en général, grands parleurs et petits faiseurs ; mais le soldat qui a eu souvent affaire aux Mingos sait ce que vaut une langue prudente. Une armée silencieuse dans les bois est doublement forte, et celle qui fait du bruit doublement faible. Si la langue faisait les soldats, il n’y en aurait pas de meilleurs que les femmes qui suivent l’armée.

– Mais nous ne formons pas une armée et nous ne sommes pas dans les bois. Il ne peut y avoir aucun danger à craindre des Mingos à bord du Scud.

– Demandez à Jasper comment il est parvenu au commandement de ce cutter, et vous aurez une réponse à votre question. Personne n’est en sûreté contre les Mingos s’il ne connaît pas bien leur nature, et même alors il faut qu’il agisse d’après la connaissance qu’il en a, sans jamais s’en écarter. – Oui, oui, demandez à Jasper comment il est devenu capitaine du Scud.

– Et comment l’est-il devenu ? – demanda Mabel avec un air d’intérêt et d’empressement qui fit plaisir au cœur simple et franc de son compagnon, qui n’était jamais plus content que lorsqu’il trouvait l’occasion de dire quelque chose à l’avantage de son jeune ami. – Il est honorable pour lui d’avoir obtenu cette place à son âge.

– C’est très-vrai, mais il le méritait et plus encore ; une frégate n’aurait pas été trop pour payer tant de courage et de sang-froid, s’il y avait eu un pareil navire sur l’Ontario, comme il n’y en a point et comme il n’est pas probable qu’il y en ait jamais.

– Mais vous ne me dites pas comment il a obtenu le commandement de ce cutter ?

– C’est une longue histoire, Mabel ; et votre père, le sergent, peut vous la raconter beaucoup mieux que moi, car il y était présent, tandis que j’étais bien loin à suivre une piste. Jasper n’entend rien à conter une histoire, j’en conviens. Je l’ai entendu questionner plus d’une fois sur cette affaire, et jamais il n’a pu en rendre un bon compte, quoique tout le monde sache que c’était une belle chose. Non, non, Jasper ne vaut rien pour raconter cette histoire ; ses meilleurs amis doivent l’avouer. Le Scud était presque tombé entre les mains des Français et des Mingos, quand Jasper le sauva d’une manière que personne n’aurait jamais tentée sans avoir autant de promptitude dans l’esprit que de courage dans le cœur. Mais votre père vous racontera tout cela mieux que moi ; questionnez-le, un jour que vous n’aurez rien de mieux à faire. Quant à Jasper, il est inutile de le tourmenter à ce sujet, il n’en ferait que du galimatias, car il ne sait pas conter une histoire.

Mabel résolut de demander à son père ce soir même tous les détails de cette affaire, car elle pensa qu’elle ne pouvait trouver rien de mieux à faire que d’écouter l’éloge d’un jeune homme qui était mauvais historien de ses propres exploits.

– Le Scud restera-t-il avec nous quand nous serons arrivés, – demanda-t-elle après avoir réfléchi un instant si elle pouvait convenablement faire cette question, – ou serons-nous abandonnés à nous-mêmes ?

– Ce sera suivant l’occasion. Il est rare que Jasper laisse son cutter oisif quand il y a quelque chose à faire, et nous pouvons attendre de lui de l’activité. Mais ma nature a si peu de rapport à l’eau et aux navires, à moins que ce ne soit sur les rapides et les cataractes et dans une pirogue, que je n’ai pas la prétention d’y rien connaître. Au surplus tout ira bien avec Jasper, je n’en ai aucun doute. Il peut trouver une piste sur l’Ontario aussi bien qu’un Delaware dans une forêt.

– Et notre Delaware, – le Grand-Serpent, – pourquoi n’est-il pas ici avec nous ?

– Votre question aurait été plus naturelle si vous aviez dit : Pourquoi êtes-vous ici, Pathfinder ? – Le Grand-Serpent est à sa place, et moi je ne suis pas à la mienne. – Il est parti avec deux ou trois autres pour fureter le long des bords du lac, et il viendra nous rejoindre aux Mille-Îles pour nous faire part de tout ce qu’il aura pu apprendre. Le Serpent est trop bon soldat pour oublier son arrière quand il fait face à l’ennemi. C’est bien dommage, Mabel, que votre père ne soit pas né général, comme quelques-uns des Anglais qui sont venus parmi nous ; car je suis certain qu’il ne laisserait pas un Français dans le Canada d’ici à huit jours s’il pouvait les traiter à sa manière.

– Aurons-nous donc à faire face à des ennemis ? demanda Mabel, – une légère idée des dangers de l’expédition se présentant à son esprit pour la première fois. – Est-il probable que nous ayons un engagement ?

– Si nous en avons un, Mabel, il y aura plus d’un bras prêt et disposé à vous défendre. Mais vous êtes fille d’un soldat, et nous savons tous que vous en avez le courage. Que la crainte d’une bataille n’empêche pas vos jolis yeux de se fermer cette nuit.

– Je me sens plus brave ici au milieu des bois, Pathfinder, que je ne l’étais au milieu des villes, quoique j’aie toujours tâché de me rappeler ce que je dois à mon père.

– Oui, comme faisait votre mère avant vous. – Pathfinder, me disait le sergent, vous trouverez ma fille semblable à sa mère. Non, non, ce ne sera pas une femme à trembler, à crier, et à désorganiser un homme quand il a besoin de toutes ses facultés. Elle encouragerait plutôt son mari, et l’aiderait à maintenir sa bravoure quand il serait le plus entouré de dangers. – Oui, voilà ce que me disait le sergent avant que j’eusse encore levé les yeux sur vos jolis traits.

– Et pourquoi mon père vous a-t-il parlé ainsi, Pathfinder ? – demanda Mabel avec un peu de vivacité. – Peut-être pensait-il que vous auriez meilleure opinion de moi si vous ne mépreniez pas pour une sotte poltronne, comme tant de femmes aiment à le paraître.

Tromper, – à moins que ce ne fût des ennemis armés, – cacher même une seule pensée, étaient si peu d’accord avec le caractère de Pathfinder, qu’une question si simple ne l’embarrassa pas peu. Une sorte d’instinct, qu’il lui aurait presque été impossible d’expliquer, lui faisait sentir qu’il ne serait pas convenable de dire la vérité ouvertement ; et la dissimuler ne convenait ni à ses habitudes, ni à sa droiture naturelle. Dans cet embarras, il prit un moyen terme, ne révélant point ce qu’il ne croyait pas devoir dire, mais ne le cachant pas tout à fait.

– Il faut que vous sachiez, Mabel, – répondit-il, – que le sergent et moi, nous sommes d’anciens amis, et que dans plus d’une bataille sanglante, nous avons combattu côte à côte, – ou sinon littéralement côte à côte, moi un peu en avant, comme il convenait à un éclaireur, et votre père à la tête de sa troupe, comme cela convenait mieux à un soldat du roi. C’est notre manière à nous autres escarmoucheurs de penser peu au combat quand les coups de mousquet ne se font plus entendre ; et soit la nuit autour de nos feux, soit pendant nos marches, nous causons des choses que nous aimons, comme vous autres jeunes filles vous conversez de vos idées et vos opinions, pour vous amuser quand vous êtes ensemble. Or, il était naturel que le sergent, ayant une fille comme vous, l’aimât par-dessus toute autre chose, et par conséquent qu’il en parlât plus souvent que de tout autre sujet de conversation ; – tandis que moi, n’ayant ni fille, ni sœur, ni mère, ni rien que le Delaware à aimer, je répondais Amen à tout ce qu’il me disait ; et c’est ainsi, Mabel, que j’ai naturellement appris à vous aimer même avant de vous avoir vue ; – oui, c’est ce qui m’est arrivé, rien que pour avoir tant entendu parler de vous.

– Et à présent que vous m’avez vue, – dit Mabel en souriant, d’un ton aisé et naturel qui prouvait qu’elle ne regardait ce que venait de dire le guide, que comme l’expression d’une affection paternelle ou fraternelle, – vous commencez sans doute à reconnaître la folie de concevoir de l’amitié pour quelqu’un avant de le connaître autrement que par ouï-dire.

– Ce n’était pas de l’amitié, – ce n’était pas de l’amitié que j’ai conçue pour vous, Mabel. Je suis ami des Delawares, et je l’ai été depuis mon enfance, mais mes sentiments pour eux ou pour le meilleur d’entre eux, ne sont pas ceux que le sergent m’a appris à avoir pour vous, et surtout à présent que je commence à mieux vous connaître. Je pense quelquefois qu’il n’est pas bon qu’un homme qui est sans cesse occupé à remplir les fonctions de guide, d’éclaireur et même de soldat, se prenne d’amitié pour des femmes, et particulièrement pour de jeunes femmes, car il me semble que cela diminue en lui le goût des entreprises et détourne ses idées de ses occupations naturelles.

– Vous ne voulez sûrement pas dire, Pathfinder, que votre amitié pour moi vous rendrait moins hardi, moins disposé à combattre les Français que vous ne l’étiez auparavant ?

– Non pas ! non pas ! si vous étiez en danger, par exemple, je crois que mon audace pourrait aller jusqu’à la folie. Mais avant que nous fussions devenus si intimes, comme je puis le dire, j’aimais à songer à mes battues dans les bois pour trouver une piste, à mes marches, à mes embuscades, à mes combats et à mes autres aventures ; mais à présent mon esprit s’en occupe moins. Je songe davantage aux casernes, aux soirées passées à converser, à des idées qui ne se rattachent pas à des scènes de sang et de danger ; à des jeunes filles, à leur sourire aimable, à leur voix douce et enjouée, à leurs traits agréables et à leurs manières attrayantes. Je dis quelquefois au sergent que sa fille et lui gâteront un des meilleurs guides et des éclaireurs les plus expérimentés de la frontière.

– Point du tout, Pathfinder ; ils tâcheront de rendre parfait ce qui est déjà si voisin de la perfection. Vous ne nous connaissez pas si vous vous imaginez que l’un ou l’autre de nous désire vous voir changer en la moindre chose. Restez ce que vous êtes, c’est-à-dire un guide consciencieux, intrépide, intelligent, digne de toute confiance, plein de droiture et d’intégrité, et ni mon père ni moi nous ne pourrons jamais avoir une autre opinion de vous que celle que nous en avons à présent.

Il faisait trop obscur pour que Mabel pût voir sur les traits de Pathfinder ce qui se passait dans son âme ; mais elle avait le visage tourné vers lui, et quoiqu’elle lui parlât avec une chaleur égale à sa franchise, c’était d’un ton à montrer qu’elle n’éprouvait aucun embarras à exprimer ses pensées, et combien ses paroles étaient sincères. Il est vrai que sa physionomie était un peu animée ; mais c’était parce qu’elle se sentait entraînée par la force de la vérité ; du reste, pas un de ses nerfs ne tressaillait, pas un de ses membres ne tremblait, et le battement de son pouls n’était pas accéléré. En un mot, son air et ses manières annonçaient une jeune fille franche et sincère faisant à un homme la déclaration de l’estime et de l’affection qu’elle sentait que ses services et ses bonnes qualités méritaient, sans cette émotion qui accompagne toujours le sentiment intime d’une inclination qui pourrait conduire à un aveu plus doux.

Mais Pathfinder avait trop peu d’expérience pour comprendre des distinctions semblables, et son humilité naturelle se trouva encouragée par ce qu’il venait d’entendre. Ne voulant ni ne pouvant peut-être en dire davantage, il s’éloigna d’elle, resta environ dix minutes, appuyé sur sa carabine, à regarder les étoiles en silence, et descendit ensuite sous le pont.

Pendant ce temps, l’entrevue dont nous avons déjà parlé avait lieu sur un bastion du fort entre le major Duncan et le sergent.

– Les havresacs des soldats ont-ils été inspectés ? demanda le major après avoir jeté les yeux sur un rapport par écrit que lui avait remis le sergent, mais que l’obscurité ne lui permettait pas de lire.

– Oui, major, et tout est en règle.

– Les munitions ? les armes ?

– Tout est en ordre et prêt pour le service.

– Vous avez pris les hommes portés sur le rôle ?

– Sans une seule exception. On n’en pourrait trouver de meilleurs dans tout le régiment.

– Vous avez besoin de nos meilleurs hommes, sergent. Cette épreuve a déjà été faite trois fois sous les ordres de trois de nos enseignes qui m’avaient flatté d’un succès complet, et elle a toujours échoué. Après tant de préparatifs et de dépenses, je n’aime point à abandonner entièrement le projet ; mais cet effort sera le dernier, et la réussite dépendra principalement de vous et de Pathfinder.

– Vous pouvez compter sur tous deux, major Duncan. Le service dont vous nous avez chargés n’est pas au-dessus de notre expérience et de nos habitudes, et j’espère que nous nous en acquitterons bien. Je sais que Pathfinder n’y manquera en rien.

– On peut y compter avec certitude. C’est un homme extraordinaire, Dunham, un homme qui m’a longtemps paru inexplicable, mais qui, à présent que je le connais bien, m’inspire autant de respect qu’aucun général au service de Sa Majesté.

– J’espère, major, que vous en viendrez à regarder le mariage que je projette entre ma fille et lui comme une chose que je dois désirer et exécuter.

– Quant à cela, sergent, le temps nous l’apprendra, – répondit le major en souriant, quoique l’obscurité ne permît pas au sergent de s’en apercevoir. – Une femme est quelquefois plus difficile à gouverner qu’un régiment d’infanterie. À propos, vous savez que le quartier-maître, qui voudrait aussi être votre gendre, doit vous accompagner. J’espère que vous lui laisserez du moins une chance égale d’obtenir les bonnes grâces de votre fille.

– Si le respect pour son grade ne me l’enjoignait pas, major, votre désir suffirait.

– Je vous remercie, sergent ; nous avons servi trop longtemps ensemble, et nous devons savoir nous apprécier l’un l’autre dans nos différents grades. Comprenez-moi bien pourtant. Tout ce que je vous demande pour David Muir, c’est de lui laisser le champ libre avec impartialité, mais sans aucune faveur. En amour, comme en guerre, un homme ne doit être redevable de ses victoires qu’à lui-même. Êtes-vous sûr que les rations ont été convenablement calculées ?

– J’en réponds, major ; mais quand cela ne serait pas, nous ne pouvons manquer de vivres, ayant avec nous deux chasseurs comme Pathfinder et le Grand-Serpent.

– Cela ne suffit pas, Dunham, – s’écria le major d’un ton un peu vif. – On reconnaît là votre naissance en Amérique et vos habitudes américaines. Un soldat de Sa Majesté ne doit compter pour ses vivres que sur le commissariat, et je désire qu’aucune partie de mon régiment ne donne l’exemple du contraire.

– Vous n’avez qu’à parler pour être obéi, major Duncan ; et pourtant si j’osais…

– Parlez librement, sergent, vous parlez à un ami.

– C’était seulement pour vous dire que je vois que les soldats écossais aiment la venaison autant que le lard, depuis qu’elle devient plus rare.

– Cela peut être vrai ; mais ce qu’ils aiment et ce qu’ils n’aiment pas n’ont rien de commun avec un système ; une armée ne doit compter que sur ses commissaires. Les irrégularités des troupes provinciales ont déjà nui trop souvent au service du roi, pour qu’il soit permis d’y fermer les yeux plus longtemps.

– Le général Braddock, Votre Honneur, aurait pu prendre une leçon du colonel Washington.

– Ne me citez pas toujours votre Washington. Vous autres provinciaux, vous vous soutenez les uns les autres comme si vous formiez une confédération.

– Je pense que Sa Majesté n’a pas de sujets plus loyaux que les Américains, major.

– À cet égard, Dunham, je crois que vous avez raison, et je me suis peut-être exprimé avec un peu trop de chaleur. Au surplus je ne vous regarde pas comme un soldat provincial, sergent ; car, quoique vous soyez né en Amérique, jamais meilleur soldat n’a appuyé un mousquet sur son épaule.

– Et le colonel Washington, Votre Honneur ?

– Eh bien ! et le colonel Washington aussi peut être un soldat utile. C’est le prodige américain ; et je suppose que je dois croire tout ce que vous me dites de lui. – Vous n’avez aucun doute sur l’habileté de Jasper Eau-douce ?

– Il a fait ses preuves, major, et il s’est montré en état de faire tout ce qu’on peut exiger de lui.

– Eau-douce est un nom français. – Il a passé une grande partie de son enfance dans les colonies françaises. – N’a-t-il pas du sang français dans les veines, sergent ?

– Pas une goutte, Votre Honneur. Il est fils d’un de mes anciens camarades, et sa mère sortait d’une honnête et loyale famille de cette province même.

– Pourquoi donc est-il resté si longtemps parmi les Français ? – D’où lui vient ce nom d’Eau-douce ? j’ai appris aussi qu’il parle la langue du Canada.

– Tout cela s’explique aisément, major. L’enfant fut laissé sous la garde d’un de nos mariniers dans l’ancienne guerre, et il se prit à l’eau comme un canard. Votre Honneur sait que nous n’avons pas, sur notre rive de l’Ontario, ce qu’on peut appeler un port ; et naturellement il passa la plus grande partie de son temps sur l’autre côte, où les Français ont eu quelques navires depuis une cinquantaine d’années, et il apprit d’eux à parler leur langue sans y penser ; enfin son sobriquet lui a été donné par les Indiens du Canada qui aiment à appeler un homme par un nom qui indique ses facultés.

– Un maître français n’est pas ce qu’il faut pour l’instruction d’un marin anglais.

– Jasper Eau-douce a appris sa profession sous un véritable marin anglais, major Duncan ; sous un homme qui avait servi sous le pavillon du roi, et qu’on peut appeler complètement instruit ; c’est-à-dire qui était né dans les colonies, et qui n’en valait pas moins pour cela, j’espère, major.

– Peut-être non, sergent, peut-être non, mais ce n’est pas dire qu’il en valût mieux. Quant à ce Jasper, je conviens qu’il s’est bien conduit, et depuis que je lui ai donné le commandement du Scud, personne n’aurait pu se comporter avec plus de courage et de loyauté.

– Je vois avec regret, monsieur, que vous avez quelques doutes sur la fidélité de Jasper.

– Il est du devoir d’un soldat chargé de garder un poste éloigné et important comme celui-ci, de ne jamais se relâcher de sa vigilance, Dunham. Nous avons à combattre deux des ennemis les plus astucieux, chacun à leur manière, que ce monde ait jamais produits, – les Indiens et les Français ; et il faut avoir les yeux ouverts sur tout ce qui pourrait nous nuire.

– J’espère que Votre Honneur me juge digne de connaître les motifs particuliers que vous pouvez avoir pour vous méfier de Jasper, puisque vous m’avez jugé digne de commander cette expédition.

– Si j’hésite à vous révéler tout ce que je puis savoir, Dunham, ce n’est point parce que je me méfie de vous, c’est parce qu’il me répugne de faire circuler des bruits fâcheux contre un jeune homme que j’ai estimé jusqu’ici. – Vous devez avoir bonne opinion de Pathfinder, sans quoi vous ne songeriez pas à lui donner votre fille ?

– Je répondrais sur ma vie de l’honneur de Pathfinder, monsieur, – répondit le sergent d’un ton ferme, et avec un air de dignité qui frappa le major ; – un homme comme lui ne sait pas même comment on peut commettre une trahison.

– Je crois que vous avez raison, sergent, et pourtant l’avis que j’ai reçu a ébranlé toutes mes anciennes opinions. Je viens de recevoir une lettre anonyme dans laquelle on me conseille de me tenir sur mes gardes contre Jasper Western, ou Jasper Eau-douce, comme on l’appelle ; on ajoute qu’il s’est vendu à l’ennemi, et l’on me promet de m’envoyer bientôt des détails plus amples et plus précis.

– On ne doit faire aucune attention, en temps de guerre, à des lettres sans signature, major.

– Ni en temps de paix, Dunham. En affaires ordinaires, personne ne peut avoir une plus mauvaise opinion que moi de quiconque écrit une lettre anonyme ; c’est une preuve de lâcheté, de bassesse, et souvent même de calomnie. Mais ce n’est pas tout à fait la même chose quand il s’agit d’opérations militaires ; et d’ailleurs on m’indique des circonstances qui paraissent suspectes.

– Sont-elles de nature à être communiquées à un sous-officier, major ?

– Oui, quand on lui accorde la confiance que j’ai en vous, Dunham. On me dit, par exemple, que les Iroquois ont laissé échapper votre fille et son escorte, uniquement pour augmenter ma confiance en Jasper, et qu’on attache beaucoup plus d’importance à Frontenac à la prise du Scud avec le sergent Dunham et son détachement, et au renversement total de notre projet favori, qu’à la capture d’une jeune fille et à la chevelure de son oncle.

– Je comprends, major, je comprends ; mais je n’en crois pas un seul mot. Si Jasper est un traître, Pathfinder peut à peine être fidèle ; et quant à ce dernier, je me méfierai de Votre Honneur aussi aisément que de lui.

– Mais Jasper n’est point Pathfinder après tout, sergent, et j’avoue que j’aurais plus de confiance en lui, s’il ne parlait pas français.

– Ce n’est point une recommandation à mes yeux, Votre Honneur peut en être bien sûr ; mais il a appris le français en quelque sorte par nécessité ; et avec votre permission, il ne faut pas trop se presser de le condamner pour cela ; s’il parle français, ce n’est pas sa faute.

– C’est un jargon infernal et qui n’a jamais fait de bien à personne, – je veux dire à un sujet de l’Angleterre, car, quant aux Français, je suppose qu’il faut bien qu’ils aient une langue ou une autre pour pouvoir parler ensemble. J’aurais beaucoup plus de confiance en ce Jasper s’il ne savait pas cette langue. En un mot, cette lettre me donne de l’inquiétude, et si j’avais quelqu’un à qui je pusse confier le cutter, je trouverais quelque prétexte pour le retenir ici. Je vous ai déjà parlé de votre beau-frère, sergent : c’est un marin, n’est-ce pas ?

– Un vrai marin de l’Océan, major, mais il a des préjugés contre l’eau douce. Je doute qu’on pût le déterminer à risquer sa réputation sur un lac ; et d’ailleurs je suis certain qu’il ne trouverait jamais le poste des Mille-Îles !

– Cela est assez probable ; d’ailleurs, il ne connaît pas la navigation difficile de ce lac. – Il vous faudra double vigilance, Dunham ; je vous donne plein pouvoir, et si vous surprenez ce Jasper dans quelque trahison, faites-en justice sommaire.

– Étant au service de la couronne, major, il est justiciable d’une cour martiale.

– Vous avez raison. Eh bien ! en ce cas, chargez-le de fers des pieds à la tête, et renvoyez-le ici sur son cutter. Après avoir été aux Mille-Îles, je suppose que votre beau-frère sera en état de le ramener ici.

– Je ne doute pas, major Duncan que nous ne soyons en état, lui et moi, de faire tout ce qui sera nécessaire, si Jasper, se montre ce que vous craignez qu’il ne soit : mais je crois que je pourrais sans risque garantir sa fidélité sur ma vie.

– Votre confiance me plaît, elle parle en sa faveur. – Mais cette lettre infernale ! – elle a un tel air de vérité ! il s’y trouve même tant d’autres faits vrais !

– Je crois que Votre Honneur a dit qu’il y manque une signature : c’est une grande omission pour un homme honnête.

– Vous avez raison, Dunham, et personne qu’un coquin, – un lâche coquin, – n’écrirait une lettre anonyme en affaires privées. Mais en guerre, c’est autre chose. On a de fausses dépêches, et il est reconnu qu’en général l’artifice peut se justifier.

– Sans doute, major, mais par artifice vous entendez les embuscades, les surprises, les fausses attaques, et même l’espionnage. Mais je n’ai jamais entendu parler d’un vrai soldat qui voulût miner sourdement la réputation d’un jeune homme honnête par un pareil moyen.

– J’ai vu dans le cours de ma vie d’étranges événements et des hommes encore plus étranges. – Mais adieu, sergent, je ne vous retiendrai pas plus longtemps. Vous êtes sur vos gardes, et je vous recommande une vigilance infatigable. Je crois que Muir songe à quitter le service incessamment, et si vous réussissez complètement dans cette entreprise, toute mon influence sera employée pour vous obtenir sa place, à laquelle vous avez de justes droits.

– Je vous remercie humblement, major Duncan, – répondit d’un ton froid le vieux sergent, qui avait bien des fois reçu de pareils encouragements depuis vingt ans. – J’espère que je ne déshonorerai jamais mon grade, quel qu’il puisse être. Je suis ce que la nature et la Providence m’ont fait, et je m’en contente.

– Vous n’avez pas oublié l’obusier ?

– Jasper l’a pris à bord ce matin.

– Soyez prudent et ne vous fiez pas à lui sans nécessité. Faites votre confident de Pathfinder ; il peut nous être utile pour découvrir les complots qui peuvent se tramer. Son honnête simplicité lui facilitera les moyens de tout observer, parce qu’elle écartera de lui tout soupçon. – Il faut qu’il nous soit fidèle, lui.

– Quant à lui, major, j’en réponds sur ma tête, et même sur mon grade dans le régiment ; je l’ai vu trop souvent à l’épreuve pour douter de lui.

– De toutes les sensations, Dunham, la plus pénible est la méfiance, quand elle tombe sur un homme à qui l’on est forcé de se confier. Vous avez pensé aux pierres à fusil de rechange ?

– On peut s’en rapporter à un vieux sergent pour de pareils détails, major.

– Eh bien ! donnez-moi la main, Dunham. Que Dieu vous protège, et puissiez-vous réussir ! – Oui, Muir a dessein de se retirer du service, – et soit dit en passant, laissez-le courir sa chance près de votre fille, car ce mariage faciliterait mes opérations pour votre avancement. On se décide plus facilement à la retraite avec une compagne comme Mabel, que lorsqu’on est dans un triste veuvage, sans avoir rien à aimer que soi-même, – et que ce soi-même est Davy Muir.

– J’espère, major, que ma fille fera un choix prudent, et je crois qu’elle est déjà à peu près décidée en faveur de Pathfinder. Cependant je la laisserai sa maîtresse, quoique je pense que l’insubordination est le plus grand crime après la mutinerie.

– Examinez avec soin les munitions et faites-les sécher dès que vous serez à bord. L’humidité du lac peut y avoir pénétré. – Adieu encore une fois, sergent. Surveillez Jasper, et concertez-vous avec Muir en ce cas de difficulté. J’espère que vous reviendrez triomphant d’aujourd’hui en un mois.

– Dieu bénisse Votre Honneur. S’il m’arrive quelque chose, major Duncan, je compte sur vous pour rendre justice à la réputation d’un vieux soldat.

– Comptez-y bien, Dunham, ce sera compter sur un ami. – De la vigilance. Songez que vous allez vous trouver dans la gueule du lion, – que dis-je, du lion ? dans celle de tigres perfides, et sans appui que vous-même. Faites compter et examiner les pierres à fusil tous les matins, – et… Adieu, Dunham, adieu.

Le sergent toucha avec le respect convenable la main que lui tendait son commandant, et ils se séparèrent. Lundie rentra dans sa maison mobile, et Dunham, sortant du fort, descendit sur le rivage et prit un canot.

Le major n’avait dit que la vérité, en peignant la méfiance comme la plus pénible des sensations. De tous les sentiments de l’esprit humain, c’est celui qui se déploie de la manière la plus perfide, qui est le plus insidieux dans ses attaques, et qui cède le moins facilement à un caractère généreux. Tant que le doute existe, on peut tout soupçonner. Les pensées n’ayant pas de faits certains pour mettre des bornes à leurs divagations, il est impossible de dire quelle sera l’étendue des conjectures, et jusqu’où la crédulité les suivra. Ce qui avait commencé par paraître innocent prend la teinte du crime, et dès que l’esprit est possédé par la méfiance, celui qui en est l’objet ne peut rien faire ni rien dire, sans que la crainte et le doute n’y mêlent leur coloris et ne le défigurent. Si cela est vrai dans des circonstances ordinaires, cela le devient doublement quand une grande responsabilité, une affaire de vie ou de mort, pèse sur celui que la méfiance agite, comme par exemple un commandant militaire, ou l’agent de grands intérêts politiques. On ne doit donc pas supposer que le sergent, après avoir quitté le major, ait pu oublier les injonctions réitérées qu’il venait d’en recevoir. Il avait en général une haute opinion de Jasper, mais la méfiance s’était insinuée entre sa confiance en lui, et les obligations que lui imposait son devoir. Comme il sentait que tout dépendait maintenant de sa propre vigilance, il était, en arrivant sur Le Scud, dans les dispositions nécessaires pour ne laisser passer aucune circonstance suspecte sans y faire attention, ni aucun mouvement inusité du jeune marin sans en faire le sujet d’un commentaire mental. Naturellement, il envisageait les choses sous le jour que leur prêtait son caractère particulier, et ses précautions, comme sa méfiance, se ressentaient de ses habitudes, de ses opinions et de son éducation.

Le Scud leva l’ancre dès qu’on vit partir du rivage le canot qui amenait le sergent, car on n’attendait plus que lui ; et dès qu’il fut à bord, le cap du cutter fut tourné vers l’est, à l’aide des avirons. Les soldats aidèrent à cette manœuvre, et le léger bâtiment fut bientôt dans le courant de la rivière, où on le laissa avancer en dérivant jusqu’à ce qu’il se trouvât de nouveau en pleine eau. Il ne faisait encore presque aucun vent, la brise presque insensible, venant du lac, qui avait enflé la voile peu avant le coucher du soleil, étant entièrement tombée.

Pendant tout ce temps, un silence extraordinaire régnait à bord du cutter. Il semblait que tous ceux qui s’y trouvaient sentissent qu’ils commençaient une entreprise dont l’issue était incertaine, et que l’obscurité de la nuit, les devoirs qu’ils avaient à remplir, l’heure et la manière de leur départ, donnassent un air de solennité à leurs mouvements. La discipline venait aussi à l’aide de ces sentiments. La plupart gardaient un silence complet, et ceux qui parlaient ne le faisaient qu’à voix basse et rarement. Le cutter avança ainsi lentement dans le lac, aussi loin que le courant de la rivière put le conduire ; alors il resta stationnaire, en attendant l’arrivée de la brise de terre. Il s’ensuivit un intervalle d’une demi-heure, et pendant tout ce temps le Scud resta aussi immobile qu’une pièce de bois flottant sur l’eau. Pendant que les petits changements dont nous venons de parler avaient lieu dans la situation du bâtiment, toute conversation, malgré le silence général, n’avait pas été interrompue ; car le sergent Dunham, après s’être assuré que sa fille était avec sa compagne sur l’arrière du pont, conduisit Pathfinder dans la chambre de l’arrière, en ferma la porte avec le plus grand soin, après avoir bien examiné si l’on ne pouvait les entendre, et entama l’entretien ainsi qu’il suit :

– Il y a bien des années, mon cher ami, que vous avez commencé à éprouver avec moi les fatigues et les dangers des bois.

– Oui, sergent, oui sans doute. C’est ce qui me fait quelquefois craindre d’être trop vieux pour Mabel, qui n’était pas encore née quand nous combattîmes ensemble les Français pour la première fois.

– Que cela ne vous effraie pas, Pathfinder : j’avais plus que votre âge quand j’obtins le consentement de sa mère, et Mabel est une fille ferme et réfléchie, et elle considérera le caractère d’un homme plus que toute autre chose. Un jeune homme comme Jasper Eau-douce, par exemple, n’aurait aucune chance avec elle, quoiqu’il soit jeune et bien fait.

– Jasper pense-t-il à se marier ? – demanda le guide d’un ton fort simple, mais avec un air empressé.

– J’espère que non ; du moins pas avant que chacun soit convaincu qu’il est propre à posséder une femme.

– Jasper est un brave garçon, un jeune homme qui a de grands talents à sa manière ; il peut prétendre à une femme tout aussi bien qu’un autre.

– Pour être franc avec vous, Pathfinder, c’est précisément pour vous parler de lui que je vous ai amené ici. Le major Duncan a reçu certaines informations qui le portent à soupçonner qu’Eau-douce nous trompe et est à la solde de nos ennemis ; et je désire avoir votre opinion sur ce sujet.

– Je ne vous comprends pas bien.

– Je vous dis que le major soupçonne Jasper d’être un traître, un espion des Français, ou ce qui serait encore pire, de s’être vendu pour nous trahir. Il a reçu une lettre qui l’en informe, et il m’a chargé d’avoir l’œil ouvert sur tous ses mouvements ; car il craint que nous ne rencontrions les ennemis au moment où nous nous y attendrons le moins, et cela par le moyen de Jasper.

– Duncan de Lundie vous a dit cela, sergent Dunham !

– Oui, Pathfinder, il me l’a dit ; et quoiqu’il me répugne de croire quelque chose de mal de Jasper, je ne sais quoi semble me dire de me méfier de lui. – Croyez-vous aux pressentiments ?

– À quoi, sergent ?

– Aux pressentiments. – C’est une sorte de connaissance secrète des événements à venir. Les Écossais de notre régiment y croient très-fortement, et mon opinion de Jasper change si vite que je commence à craindre qu’il n’y ait de la vérité dans leur doctrine.

– Mais vous avez parlé de Jasper avec Duncan de Lundie, et c’est ce qu’il vous a dit qui vous a donné des doutes.

– Pas du tout ; pas le moins du monde. Pendant que je causais avec le major, je pensais d’une manière toute contraire, et j’ai cherché de tout mon pouvoir à le convaincre qu’il était injuste envers Jasper. Mais je vois qu’il n’y a pas moyen de tenir contre un pressentiment, et je crains qu’après tout il n’y ait des motifs de soupçon.

– Je ne connais rien aux pressentiments, sergent ; mais je connais Jasper Eau-douce depuis son enfance, et j’ai autant de foi en son honnêteté, que j’en ai en la mienne et en celle du Grand-Serpent lui-même.

– Mais le Grand-Serpent a ses ruses et ses embuscades dans la guerre aussi bien qu’un autre.

– C’est sa nature, sergent ; c’est ce qui est le propre de son peuple. Ni peau-rouge, ni face-pâle ne peut renier sa nature ; mais Chingachgook n’est pas homme à sentir un pressentiment contre personne.

– Je crois cela, et ce matin même je n’aurais pas pensé mal de Jasper. Il me semble, Pathfinder, depuis que j’ai conçu ce pressentiment, que Jasper ne fait pas sa besogne sur le pont d’une manière naturelle, comme c’était sa coutume, mais qu’il est silencieux, fantasque, pensif, comme un homme qui a un poids sur la conscience.

– Jasper ne fait jamais grand bruit, et il me dit que les bâtiments où l’on en fait le plus sont en général ceux où la manœuvre se fait le plus mal. Maître Cap est d’accord sur ce point. – Non, non, je ne croirai rien de tout ce qu’on pourra dire contre Jasper jusqu’à ce que j’en voie des preuves. – Faites venir votre frère, sergent ; car se coucher avec de la méfiance contre quelqu’un, c’est comme se coucher avec une masse de plomb sur le cœur. Je n’ai pas foi en vos pressentiments.

Le sergent, quoiqu’il sût à peine dans quelle vue, consentit à cette demande, et Cap vint prendre sa place au conseil. Comme Pathfinder était plus calme que son compagnon, et qu’il était fortement convaincu de l’innocence de l’accusé, il prit le premier la parole.

– Nous vous avons prié de venir ici, maître Cap, pour vous demander si vous avez remarqué quelque chose d’extraordinaire ce soir dans la conduite de Jasper.

– Prenant en considération que nous sommes sur l’eau douce, je ne vois rien de bien extraordinaire dans ses manœuvres, quoiqu’on put en trouver plusieurs fort irrégulières sur la côte.

– Oui, oui, nous savons que vous ne serez jamais d’accord avec lui sur les manœuvres à faire à bord de ce cutter ; mais c’est sur un autre point que nous désirons votre opinion.

Pathfinder expliqua alors les soupçons que le major Duncan avait conçus contre Jasper, et qu’il avait en quelque sorte inoculés au sergent.

– Ce jeune homme parle français, n’est-ce pas ? – dit Cap.

– On dit qu’il le parle mieux qu’il n’est commun de le faire, – répondit le sergent d’un ton grave. – Pathfinder sait que cela est vrai.

– Je ne le nierai pas, – dit le guide ; – je ne le nierai pas ; du moins on me l’a dit comme un fait. – Mais cela ne prouverait rien contre un Mississagua, et bien moins encore contre un garçon comme Jasper. Moi-même je parle le dialecte des Mingos, l’ayant appris pendant que j’étais prisonnier de ces reptiles : mais qui osera dire que je suis leur ami ? Ce n’est pourtant pas que je sois leur ennemi, suivant les idées indiennes, mais je conviens que je le suis conformément aux notions du christianisme.

– Fort bien, Pathfinder, – reprit le sergent ; – mais Jasper n’apprit pas le français étant prisonnier, il l’apprit dans sa jeunesse, quand l’esprit reçoit aisément des impressions qui prennent ensuite un caractère permanent ; quand la nature a, en quelque sorte, un pressentiment qui lui fait voir de quel côté tourneront ses inclinations.

– Cette remarque est très-juste, – dit Cap, – car c’est à cette époque de la vie que nous apprenons tous le catéchisme, et toutes les améliorations morales. L’observation du sergent prouve qu’il connaît la nature humaine, et je suis parfaitement d’accord avec lui. C’est une chose damnable pour un jeune homme qui navigue ici sur cette mare d’eau douce, de parler français. Si c’était sur l’Atlantique, où un marin a quelquefois occasion de converser en cette langue avec un pilote, je n’y attacherais pas tant d’importance, quoiqu’on doive toujours voir avec soupçon, même sur l’Océan, un marin qui la connaît trop bien ; mais ici, sur l’Ontario, je pense que c’est une circonstance très-suspecte.

– Mais il faut, – dit Pathfinder, – que Jasper parle français aux gens qui habitent la côte opposée, ou qu’il garde le silence, puisqu’il ne s’y trouve que des Français.

– Vous n’avez pas dessein, Pathfinder, de me dire que la France est là-bas sur la côte opposée, – s’écria Cap, poussant son pouce par-dessus son épaule dans la direction du Canada ; – qu’un côté de cet étang d’eau douce est la province d’York, et que l’autre est le royaume de France ?

– Je veux dire que c’est ici la province d’York, et que là-bas c’est le Haut-Canada ; – que de ce côté, on parle anglais, hollandais et indien ; et de l’autre français et indien. Les Mingos eux-mêmes ont pris plusieurs mots français dans leur dialecte, et ce n’est pas un perfectionnement.

– Rien n’est plus vrai. – Et quelle sorte de gens sont les Mingos ? – demanda le sergent en appuyant une main sur l’épaule de son ami, pour donner plus de poids à une remarque dont la vérité avait un grand prix à ses yeux ; – personne ne le sait mieux que vous, et je vous demande quelle sorte de gens ils sont.

– Jasper n’est pas un Mingo, sergent ?

– Il parle français, et il pourrait bien être Mingo à cet égard. – Frère Cap, ne pouvez-vous pas rappeler quelque mouvement de ce malheureux jeune homme dans l’exercice de sa profession ce soir, qui semble indiquer un projet de trahison ?

– Pas distinctement, sergent, quoique, pour la moitié du temps, il ait commencé toute sa besogne par le mauvais bout. Il est vrai que, voyant un de ses hommes lover une manœuvre à rebours, je demandai à Jasper ce qu’il faisait, et qu’il me répondit que cet homme cueillait une corde. Je ne prétends pas que cela voulût dire quelque chose, car c’est peut-être ainsi que les Français appellent lover une manœuvre ; et j’ose dire qu’ils lovent du mauvais sens la moitié de leurs manœuvres courantes. Ensuite Jasper lui-même amarra la drisse du foc dans le gréement, au lieu de l’amarrer à un taquet du mât, comme cela se pratique, – au moins dans la marine anglaise.

– Il est possible, dit Pathfinder, que Jasper, ayant passé tant de temps de l’autre côté du lac, ait pris des Canadiens quelques idées sur la manière de manœuvrer son bâtiment, mais ce n’est là ni trahison, ni mauvaise foi. J’ai moi-même plus d’une fois pris une idée des Mingos, quoique mon cœur soit toujours avec les Delawares. Non, non, Jasper n’est pas un traître. Le roi pourrait lui confier sa couronne aussi bien qu’à son fils aîné, qui, devant la porter à son tour, doit être le dernier à désirer de la voler.

– Ce sont de belles paroles, maître Pathfinder, mais c’est une pauvre logique, – dit Cap. – D’abord, Sa Majesté le roi ne peut prêter sa couronne, cela étant contraire aux lois du royaume qui exigent qu’il la porte toujours afin que sa personne sacrée soit connue, précisément comme la rame d’argent est nécessaire à un officier du shérif à bord d’un bâtiment. Ensuite, la loi déclare que c’est un acte de haute trahison, si le fils aîné de Sa Majesté désire jamais la couronne, ou engendre un enfant autrement qu’en légitime mariage, attendu que, dans l’un comme dans l’autre cas, l’ordre de succession serait dérangé. Ainsi, ami Pathfinder, vous voyez que, pour bien raisonner, il est nécessaire de mettre sous voiles sur le bon bord. La loi est la raison, la raison est la philosophie, et la philosophie est un bon ancrage ; d’où il résulte que les couronnes sont réglées par la loi, la raison et la philosophie.

– Je n’entends pas grand’chose à tout cela, maître Cap ; mais pour que je croie que Jasper Western est un traître, il faut que j’en voie les preuves de mes deux yeux, et que je les touche du bout du doigt.

– Vous avez encore tort en cela, Pathfinder, car il y a une manière de prouver une chose d’une manière plus certaine que par là vue et le toucher, et c’est par les circonstances.

– Cela peut être dans les établissements, mais il n’en est pas de même ici, sur la frontière.

– Cela est dans la nature, et elle règne sur tout. Nos sens nous assurent qu’Eau-douce est en ce moment sur le pont, et en y montant, chacun de nous peut le voir et le toucher ; mais si l’on apprenait par là suite qu’un fait a été communiqué aux Français précisément en ce moment, et que ce fait fût de telle nature que nul autre que Jasper n’aurait pu le leur communiquer, nous serions tenus de croire qu’il leur a fait cette communication et que nos yeux et nos doigts nous ont trompés. Tout homme de loi vous dira cela.

– Cela n’est ni juste ni possible, puisque ce serait le contraire du fait.

– Cela est beaucoup plus que possible, mon digne guide ; c’est la loi, la loi positive et absolue du royaume ; et nous devons la respecter et y obéir. Je ferais pendre mon propre frère sur un pareil témoignage. – Je n’entends rien dire au détriment de la famille, sergent.

– Dieu sait jusqu’à quel point cela s’applique à Jasper ; mais quant à la loi, je crois que maître Cap a raison, Pathfinder, les circonstances l’emportant de beaucoup sur les sens en pareilles occasions. Il faut avoir grand soin de le surveiller, et ne laisser échapper rien de ce qui pourrait être suspect.

– Je me rappelle à présent, – reprit Cap, – une circonstance qui est arrivée à l’instant où nous venions de monter à bord ce soir. Elle est extrêmement suspecte, et elle peut mettre un poids dans la balance contre Jasper. Il amarrait de ses propres mains le pavillon du roi, et tandis qu’il avait l’air de regarder Mabel et la femme du soldat et qu’il donnait ordre qu’on les conduisît ici, il amena le pavillon royal.

– Ce pouvait être un accident, – répondit le sergent, – car pareille chose m’est arrivée à moi-même ; d’ailleurs la drisse passe dans une poulie, et le pavillon aurait été bien ou mal placé suivant la manière dont le jeune homme l’aurait hissé.

– Une poulie ! – s’écria Cap avec une sorte d’indignation ; – je voudrais, sergent Dunham, pouvoir vous déterminer à employer les termes convenables. Un clan de drisse de pavillon n’est pas plus une poulie que votre hallebarde n’est une pique d’abordage. Mais à présent que vous m’avez fait part de vos soupçons, je regarde toute cette affaire de pavillon comme une circonstance, et je ne l’oublierai pas. – J’espère qu’on songera au souper, quand même la cale serait remplie de traîtres.

– On ne l’oubliera pas, frère Cap. – Mais je compte sur votre aide pour gouverner ce bâtiment, si quelque circonstance m’obligeait à mettre Jasper aux arrêts.

– Je ne vous manquerai pas au besoin, sergent ; et, ce cas arrivant, vous verrez probablement ce que ce cutter est en état de faire ; car jusqu’à présent ce n’est guère qu’une affaire de conjecture.

– Quant à moi, – dit Pathfinder, – je tiens ferme à l’espoir de l’innocence de Jasper, et je vous engage à agir franchement en lui demandant à lui-même sur-le-champ s’il est traître ou non. Je soutiendrai Jasper Western contre tous les pressentiments et toutes les circonstances du pays.

– Cela ne peut aller ainsi, – répliqua le sergent. – C’est sur moi que pèse la responsabilité de toute cette affaire, et je désire, – j’enjoins même, qu’il n’en soit parlé à personne à mon insu. Nous aurons tous trois les yeux ouverts, et nous tiendrons note convenable des circonstances.

– Oui, oui, – dit Cap ; – les circonstances, après tout, sont ce qu’il nous faut. Une circonstance vaut cinquante faits. Je sais que telle est la loi du royaume, et bien des gens ont été pendus par suite des circonstances.

La conversation se termina, et tous trois retournèrent sur le pont, chacun d’eux disposé à envisager la conduite de Jasper sous le jour qui convenait le mieux à ses habitudes et à son caractère.

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