CHAPITRE XVI.

« Glorieux miroir, où la face du Tout-Puissant s’encadre de tempêtes ; en tout temps calme ou agité, – séjour des brises, des ouragans et des orages ; glaçant le pôle, ou bouillonnant sous la zone torride ; – sans bornes, sans fin et sublime – image de l’éternité – trône de l’être invisible – du limon duquel sont formés les monstres de l’abîme ; chaque zone t’obéit ; et tu avances redoutable, insondable et unique. »

BYRON.

Quand le jour avança, tous ceux qui se trouvaient à bord du cutter se montrèrent sur le pont, excepté ceux qui n’avaient pas la liberté d’y monter. Comme les lames n’étaient pas encore très-fortes, on en conclut qu’on était encore sous le vent des îles ; mais il était évident à tous ceux qui connaissaient le lac, qu’on allait éprouver un de ces coups de vent d’automne qui sont fréquents dans cette région. La terre n’était visible d’aucun côté, et l’horizon présentait de toutes parts ce vide sombre qui offre à l’œil la sublimité du mystère. Les lames étaient courtes et écumantes, et se brisaient nécessairement plus promptement que les longues lames de l’Océan, tandis que l’eau, au lieu de montrer cette belle couleur qui rivalise avec la teinte foncée du firmament méridional, paraissait verte et courroucée, quoiqu’il lui manquât ce lustre que lui donnent les rayons du soleil.

Les soldats se lassèrent bientôt de cette vue ; ils disparurent l’un après l’autre, et il ne resta sur le pont que l’équipage très-peu nombreux, le sergent, Cap, Pathfinder, le quartier-maître et Mabel. Un nuage couvrait le front de la jeune fille, qui avait appris le véritable état des choses, et qui s’était inutilement hasardée à solliciter le rétablissement de Jasper dans le commandement du cutter. Une nuit passée, partie à se reposer, partie à réfléchir, paraissait avoir confirmé Pathfinder dans son opinion de l’innocence de son jeune ami, et il avait aussi intercédé en sa faveur sans rien obtenir.

Quelques heures se passèrent ainsi ; le vent et l’eau du lac prenaient graduellement plus de force, et enfin la violence du roulis devint telle, que Mabel et le quartier-maître furent aussi obligés de quitter le pont. Cap vira de bord plusieurs fois, et il était manifeste que la dérive portait le Scud vers la partie la plus large et la plus profonde du lac. Des lames furieuses le battaient avec une force à laquelle un bâtiment d’une forme et d’une construction supérieures pouvait seul résister longtemps. Tout cela ne causait pourtant aucune inquiétude à Cap. Comme le chien de chasse qui dresse les oreilles quand il entend donner du cor, et le cheval de bataille, qui trépigne et hennit de plaisir au son du tambour, cette scène éveilla tout ce qu’il y avait de mâle en lui ; et au lieu de prendre le ton d’un critique dogmatique et hautain, de trouver à redire aux moindres bagatelles, et d’exagérer des choses sans importance, il commença à se montrer ce qu’il était réellement, un vieux marin ayant acquis de l’expérience. L’équipage apprit bientôt à respecter ses connaissances, et quoiqu’on ne sût pas la cause de la disparition du maître et du pilote, qui n’avait pas été rendue publique, on obéissait implicitement aux ordres du nouveau commandant.

– Après tout, frère Dunham, je vois qu’il y a quelque vigueur dans cette goutte d’eau douce, – dit-il vers midi, en se frottant les mains de satisfaction d’avoir encore une fois à lutter contre les éléments. – Le vent paraît être un brave vent à l’ancienne mode, et les lames ont une singulière ressemblance avec celles du détroit des Florides. Cela me plaît, sergent, cela me plaît, et j’aurai du respect pour votre lac, s’il peut rester ainsi seulement vingt-quatre heures.

– Terre ! cria le matelot qui était en vigie sur l’avant.

Cap y courut sur-le-champ, et bien certainement on apercevait la terre à travers le brouillard à environ un demi-mille de distance, le cutter voguant en droite ligne de ce côté. Son premier mouvement était de virer de bord et s’éloigner de la terre. Mais le sergent l’arrêta.

– En approchant un peu plus, – dit-il avec sang-froid – quelqu’un de nous peut reconnaître cet endroit. La plupart de nos matelots connaissent la côte américaine du lac, et ce serait gagner quelque chose que de savoir où nous sommes.

– Vous avez raison, et pour peu que cela soit possible, nous continuerons la même route. Que vois-je là-bas, un peu par notre bossoir du vent ? cela a l’air d’un cap peu élevé ?

– Par Jupiter ! c’est le fort d’Oswego ! – s’écria le vieux soldat, dont l’œil exercé reconnut les contours des lignes militaires qui échappaient aux yeux moins expérimentés en ce genre de son compagnon.

Le sergent ne se trompait pas. C’était bien le fort, quoiqu’on ne pût l’entrevoir qu’indistinctement à travers la bruine qui tombait, comme si c’eût été le crépuscule du soir ou les vapeurs du matin. Les remparts en terre, bas et couverts de verdure, les sombres palissades que la pluie faisait paraître plus sombres que jamais, les toits de deux ou trois maisons, le grand pavillon solitaire avec ses drisses auxquelles le vent faisait décrire une ligne courbe qui paraissait immuable, se firent bientôt distinguer, quoiqu’on ne vît aucun signe de vie animée. La sentinelle même était dans sa guérite, et l’on crut d’abord que personne ne s’apercevrait que le Scud était en vue. Mais la vigilance d’une garnison de frontière ne s’était pas endormie. Quelqu’un avait probablement fait cette découverte intéressante. On vit bientôt quelques hommes paraître sur les points les plus élevés, et, au bout de quelques instants, tous les remparts donnant sur le lac furent couverts d’êtres humains.

C’était une scène dont le caractère sublime était singulièrement relevé par le pittoresque. La fureur de la tempête avait un air de durée qui rendait facile de croire qu’elle en formerait un trait permanent. Le vent sifflait sans intermission, et l’eau y répondait par le bruit menaçant de ses lames ; la bruine qui tombait, offrait à l’œil un milieu qui ressemblait beaucoup à un léger brouillard, adoucissant et rendant mystérieux les objets qu’il laisse apercevoir ; tandis que le sentiment d’ardeur que fait naître souvent un coup de vent sur l’eau, contribuait à ajouter aux influences plus douces du moment. La forêt, noire et interminable, sortait du sein de l’obscurité, tandis que les échantillons particuliers et pittoresques de la vie humaine qu’on entrevoyait dans le fond, offraient à l’œil un refuge quand il se fatiguait de la vue des objets plus imposants de la nature.

– Ils nous voient, – dit le sergent, – et ils s’imaginent que nous sommes revenus à cause de la tempête et que nous sommes tombés sous le vent du port. – Oui, voilà le major Duncan lui-même sur le bastion du nord-est ; je le reconnais à sa taille, et aux officiers qui l’entourent.

– Nous pourrions bien nous décider à supporter quelques railleries, sergent, s’il nous était possible d’entrer dans la rivière et d’y jeter l’ancre. En ce cas, nous pourrions aussi envoyer à terre ce maître Eau-douce, et purifier ainsi notre bâtiment.

– Oui sans doute, mais tout pauvre marin que je suis, je sais que c’est une chose impossible ; il n’y a pas un bâtiment qui puisse marcher au vent, sur ce lac, par un tel ouragan, et il n’y a pas de bon ancrage dans la rade par un temps comme celui-ci.

– Je le sais et je le vois, sergent, et quelque agréable que soit la vue de la terre pour vous autres qui n’êtes pas marins, il faut que vous y renonciez. Quant à moi, je ne suis jamais si heureux, dans un gros temps, que lorsque j’ai la certitude qu’elle est derrière moi.

Le Scud se trouvait alors si près de terre qu’il devint indispensable de remettre le cap au large, et les ordres nécessaires furent donnés. On établit le tourmentin sur l’avant, on amena le pic, on mit la barre au vent ; et le petit bâtiment, qui semblait jouer comme un canard avec les éléments, commença son abatée, prit un peu de vitesse, obéit à son gouvernail, et se mit bientôt à voler sur le sommet des lames. Tandis qu’il suivait si rapidement sa route, quoiqu’on vît encore la terre à bâbord, le fort et les groupes de soldats qui étaient sur les remparts disparurent dans l’obscurité. Il fallut alors manœuvrer de manière à serrer le vent, et le cutter recommença à tracer sa route fatigante.

Des heures se passèrent sans qu’il survînt aucun changement. Le vent augmentait encore de force, et Cap fut enfin obligé de convenir lui-même que c’était un bel et bon ouragan. Vers le coucher du soleil il fit encore virer le Scud pour l’écarter de la côte septentrionale pendant l’obscurité ; et à minuit, quelques questions indirectes qu’il avait faites à l’équipage lui ayant donné une sorte de connaissance générale de l’étendue et de la forme du lac, il crut en être à peu près au centre entre les deux rives. La hauteur et la longueur des lames, ajoutant à l’impression que lui avait faite la force du vent, il faut ajouter ici que Cap commença alors à sentir pour l’eau douce un respect qu’il aurait cru impossible vingt-quatre heures auparavant. Lorsque la nuit tomba, la fureur du vent devint telle, qu’il trouva impossible d’y résister, les lames tombant sur le pont du cutter en si lourdes masses, qu’elles le faisaient trembler jusqu’au centre, et qu’elles menaçaient de l’écraser sous leur poids, quoiqu’il fut particulièrement bien construit. Tout l’équipage du Scud déclara qu’il n’avait jamais éprouvé une pareille tempête, et c’était la vérité ; car Jasper, connaissant parfaitement toutes les rivières, tous les promontoires et toutes les criques du lac, aurait fait approcher son cutter du rivage longtemps auparavant, et l’aurait mis en sûreté dans un bon mouillage. Mais Cap ne voulut pas consulter le jeune marin, qui était toujours sous le pont, et il résolut d’agir en cette occasion comme il l’aurait fait sur l’Océan.

À une heure du matin on établit de nouveau le tourmentin. On amena encore le pic, et le cutter arriva vent arrière. Quoiqu’il ne restât alors presque rien de la voilure qui pût recevoir le vent, le Scud prouva noblement qu’il méritait le nom qu’il portait  ; car il courut réellement pendant huit heures, presque avec la rapidité des mouettes qui décrivaient des cercles autour du bâtiment, comme si elles eussent craint de tomber dans la chaudière bouillante du lac. L’arrivée du jour ne produisit guère de changement, nul autre horizon n’étant visible que le cercle étroit d’eau et de ciel que la bruine permettait d’apercevoir, comme nous l’avons déjà dit, et les éléments semblaient dans une confusion semblable à celle du chaos. Pendant tout ce temps, l’équipage et les passagers du cutter étaient nécessairement des êtres passifs ; Jasper et le pilote étaient toujours sous le pont, mais le mouvement du cutter étant devenu plus doux, tous les autres étaient remontés sur le pont. On avait déjeuné en silence, et l’on se regardait les uns les autres comme pour se demander quelle serait la fin de cette lutte entre les éléments. Cependant Cap était parfaitement calme ; son visage s’épanouissait, sa marche devenait plus ferme et son air était plus assuré à mesure que la tempête devenait plus furieuse, et exigeait qu’il déployât plus de connaissance de sa profession et plus de force morale. Il était debout sur l’avant, les bras croisés, se balançant le corps avec l’instinct d’un marin, tandis que ses yeux étaient fixés sur le sommet des lames qui venaient se briser sur le cutter avec la même rapidité que si elles eussent fait partie de la bruine que le vent chassait devant lui. En ce moment, un des hommes de l’équipage s’écria tout à coup : – Une voile !

L’Ontario était une solitude si complète, qu’on se serait à peine attendu à trouver un bâtiment sur ses eaux. Le Scud lui-même, aux yeux de ceux qui étaient à son bord, ressemblait à un voyageur isolé dans la forêt, et cette rencontre était comme celle de deux chasseurs solitaires sous le vaste dais de feuilles qui couvrait tant de millions d’acres de terre en Amérique. Le temps qu’il faisait servait à rendre cette circonstance encore plus romantique et presque surnaturelle. Cap seul regarda cette scène avec des jeux exercés ; encore ses nerfs de fer tressaillirent-ils, par suite des sensations que firent naître en lui les traits étranges qu’elle présentait.

Ce bâtiment était à environ deux encâblures en avant du Scud ; il se trouvait par le bossoir du vent de ce cutter, et il suivait une route qui rendait probable que le Scud en passerait à quelques toises. C’était un bâtiment à voiles carrées, et en le voyant à travers le brouillard causé par la tempête, l’œil le plus expérimenté n’aurait pu découvrir la moindre imperfection dans sa construction ni dans ses agrès. Les seules voiles qu’il portât étaient son grand hunier au bas ris, et deux petites voiles de cap, l’une sur l’avant, l’autre de l’arrière. Cependant la force du vent était si grande, qu’il était couché sur le flanc toutes les fois qu’une vague ne le redressait pas ; et à son sillage, qui pouvait être de quatre nœuds par heure, il paraissait avoir du largue dans ses voiles.

– Le drôle doit bien connaître sa situation, – dit Cap, tandis que le cutter avançait vers le bâtiment étranger avec une vitesse presque égale à celle du vent, – car il court hardiment vers le sud, où il s’attend à trouver un port ou un bon mouillage. Nul homme, dans son bon sens, n’en ferait autant, à moins d’y être forcé comme nous, sans parfaitement savoir où il va.

– Nous avons fait une longue route, – dit le marin à qui cette remarque avait été adressée. – C’est le bâtiment du roi de France, lai My-calm , et il se dirige vers le Niagara où il y a un port et une garnison française.

– Oui, – c’est bien agir en Français. Il cherche à se mettre à l’abri dans un port, du moment qu’il aperçoit le pavillon anglais.

– Il ne serait pas malheureux pour nous que nous pussions suivre son exemple, – reprit le marin en secouant la tête, – car nous allons entrer dans le fond d’une baie qui est au bout du lac, et Dieu sait si nous pourrons jamais en sortir.

– Bon, bon, bon ! nous ne manquons pas de large, et nous avons sous nos pieds une bonne membrure anglaise. Nous ne sommes pas des johnnys (crapauds), pour aller nous cacher derrière une pointe ou un fort à cause d’une bouffée de vent. – Attention à la barre, timonier !

Cet ordre fut donné à cause d’un danger qui paraissait imminent. Le Scud avançait en droite ligne vers l’avant du bâtiment français, et la distance qui l’en séparait n’était plus que d’environ cinquante toises ; il y avait lieu de douter qu’il pût passer.

– Bâbord la barre, timonier ! – s’écria Cap ; – bâbord tout, passez à l’arrière du bâtiment !

On voyait l’équipage du Montcalm s’assembler sur le pont du côté au vent, et quelques mousquets furent pointés, comme pour ordonner à celui du Scud de s’écarter de la route que ce bâtiment suivait. Mais tout se borna à des gestes menaçants, car les lames étaient trop fortes pour qu’on pût recourir aux ressources ordinaires de la guerre. L’eau sortait de la bouche de deux ou trois petites pièces de canon qui étaient à bord du Montcalm, et personne ne songeait à les démarrer pour s’en servir par une pareille tempête. Les flancs noirs du bâtiment français brillaient en sortant d’une vague, et semblaient sourciller. Tout son équipage poussait de grands cris, mais le vent qui sifflait à travers les agrès ne permettait pas de les entendre.

– Qu’ils crient à s’égosiller ! – grommela Cap, – il ne fait pas un temps à se dire des secrets à l’oreille. Bâbord la barre, timonier, bâbord !

L’homme qui tenait la barre obéit, et la lame suivante poussa le Scud si près de la hanche du Montcalm, que Cap lui-même recula d’un pas, craignant que le cutter, au premier élan de l’avant, n’enfonçât son beaupré dans les bordages de l’autre bâtiment. Mais cet accident n’arriva point : se relevant comme une panthère qui va faire un bond, le Scud s’élança de l’avant, et l’instant d’après il avait déjà dépassé la poupe du bâtiment ennemi, les vergues des deux navires ayant failli se toucher.

Le jeune officier qui commandait le Montcalm sauta sur le couronnement, et, avec cette noble politesse qui fait pardonner bien des choses à ses concitoyens, ôta son chapeau et salua en souriant, tandis que le Scud passait à son arrière. Il y avait du savoir-vivre et de la bonhomie dans cet acte de courtoisie, dans un moment où toute autre communication était impossible ; mais il fut perdu pour Cap, qui, fidèle à son instinct, lui montra le poing en murmurant :

– Oui, oui, vous êtes diablement heureux que je ne commande pas un bâtiment armé en guerre, sans quoi je vous aurais renvoyé dans le port pour réparer vos avaries. Sergent, il veut se moquer de nous.

– C’était une civilité, frère Cap, – répondit Dunham, en baissant la main qu’il avait portée à son chapeau pour rendre au Français le salut militaire, – c’était une civilité, et c’est tout ce qu’on peut attendre d’un Français. Que voulait-il dire par là ? C’est ce que personne ne peut savoir.

– Ce n’est pas sans dessein qu’il est sur ce lac par un pareil temps. Eh bien ! qu’il s’enfuie dans son port, s’il peut y arriver, et nous resterons maîtres du lac, en vrais marins anglais.

Ces paroles étaient une sorte de forfanterie, car Cap regardait avec un œil d’envie la membrure noire du Montcalm, son hunier bordé, et ses agrès qui se dessinaient encore à la vue, mais qui s’effaçaient peu à peu et qui disparurent bientôt dans le brouillard, comme une apparition sans réalité. Il aurait volontiers suivi ce bâtiment dans ses eaux s’il l’eût osé, car, pour dire la vérité, la perspective d’avoir une seconde nuit à passer sur le lac, par une tempête semblable, ne lui était pas fort agréable. Mais la fierté que lui inspirait sa profession ne lui permettait pas de laisser apercevoir son inquiétude, et ceux qui étaient sous ses ordres comptaient sur ses connaissances et sur ses talents, avec cette confiance aveugle et implicite qui marche souvent à la suite de l’ignorance.

Quelques heures se passèrent, et l’obscurité revint, pour augmenter les périls du Scud. L’ouragan ayant momentanément perdu quelque chose de sa force, Cap s’était décidé à mettre de nouveau au plus près, et pendant toute la nuit il tint son cutter à la cape, allant nécessairement en avant, mais virant de temps en temps, de crainte de trop approcher de la terre. Il est inutile de rapporter tous les incidents de cette nuit ; ils furent les mêmes que ceux de tout autre ouragan. Il y avait le tangage du bâtiment, le bouillonnement de l’eau, le rejaillissement des vagues, les chocs qui semblaient devoir briser le cutter quand il tombait dans le creux des lames, le sifflement perpétuel du vent, et une dérive effrayante, ce qui était le danger le plus sérieux.

Pendant cette seconde nuit, Cap dormit profondément quelques heures. Le jour commençait à paraître, quand il se sentit tirer par l’épaule, et s’étant éveillé, il vit Pathfinder debout à côté de lui. Pendant toute la tempête, il s’était rarement montré sur le pont, sa modestie naturelle lui disant que les marins seuls devaient se mêler de la conduite d’un bâtiment, et il était disposé à accorder à ceux qui en étaient chargés la même confiance qu’il exigeait lui-même de ceux à qui il servait de guide dans la forêt. Il crut pourtant qu’une intervention lui était permise en ce moment, et il le fit avec ce ton de franchise et de simplicité qui le caractérisait.

– Le sommeil est agréable, maître Cap, – dit-il dès que celui-ci eut les yeux bien ouverts ; – il est plein de douceur, et je le sais par expérience ; mais la vie est encore plus douce. Regardez autour de vous, et dites-moi si c’est le moment où le capitaine d’un bâtiment ne doive pas être sur ses jambes.

– Quoi donc ! maître Pathfinder, quoi donc ! – s’écria Cap à l’instant où il se réveillait ; – allez-vous aussi vous mettre du côté des grondeurs ? À terre, j’admirais la sagacité que vous montriez à parcourir les bois sans boussole, et depuis que vous êtes sur l’eau, votre confiance dans les autres m’a fait autant de plaisir que celle que vous aviez en vous-même auparavant. Je ne m’attendais guère à recevoir de vous un pareil avis.

– Quant à ce qui me concerne, maître Cap, je sens quelle est ma nature, et je crois qu’elle n’interviendra jamais avec celle d’un autre. Mais le cas peut être différent à l’égard de Mabel Dunham. Elle a aussi sa nature, je le sais ; mais c’est une nature plus délicate que la nôtre, comme cela doit être. C’est donc pour elle que je vous parle, et non pour moi.

– Oui, oui, je commence à comprendre. Mabel n’est qu’une fille, mon digne ami, mais elle est fille d’un soldat, elle est nièce d’un marin, et elle ne doit pas se laisser effrayer par un coup de vent. – Montre-t-elle de la crainte ?

– De la crainte ? non. Mabel est femme, mais elle est raisonnable et elle garde le silence. Je ne l’ai pas entendue dire un seul mot relativement à ce qui se passe ici. Je crois pourtant, maître Cap, qu’elle préférerait que Jasper Eau-douce fût remis à la place qui lui convient, et que les choses reprissent leur ancienne situation. – C’est la nature humaine.

– Sans doute, sans doute, j’en réponds ; – c’est penser comme une fille, et comme une Dunham. – Tout vaut mieux qu’un vieil oncle, et chacun en sait plus qu’un vieux marin. Tout cela est la nature humaine, maître Pathfinder, mais du diable si je suis homme à dévier d’une brasse à bâbord ou à tribord pour toute la nature humaine qui peut se trouver dans une mijaurée d’une vingtaine d’années ; – non, – ajouta-t-il en baissant un peu la voix, – ni pour tout ce qu’on pourrait en mettre en parade dans le 55e régiment d’infanterie de Sa Majesté. Je n’ai point passé quarante ans sur mer pour venir sur une mare d’eau douce apprendre ce que c’est que la nature humaine. – Mais comme cet ouragan est opiniâtre ! Il fait autant de vent en ce moment que si le vieux Borée avait pris en main son soufflet. – Et qu’est-ce que je vois là-bas sous le vent ? – ajouta-t-il en se frottant les yeux ; c’est la terre, aussi sûr que je me nomme Cap, et une terre dont la côte est élevée.

Pathfinder ne répondit rien, mais secouant la tête, il examina avec attention la physionomie de son compagnon, tandis que la sienne exprimait une vive inquiétude.

– C’est la terre, aussi certain que ce bâtiment est le Scud. – Une côte sous le vent, et cela à une lieue de nous, avec une aussi jolie chaîne de brisants que l’on peut eu trouver sur toute la côte de Long-Island.

– Et cela est-il encourageant ou décourageant ? – demanda Pathfinder.

– Ah ! – encourageant ! – décourageant ! – Non, cela n’a rien d’encourageant ; mais quant au découragement, rien ne doit décourager un marin. Jamais vous n’êtes découragé ni effrayé dans les bois, Pathfinder ?

– Je ne dirai pas cela, – je ne le dirai pas. Quand le danger est grand, il est dans ma nature de le voir, de l’apprécier et de tâcher de l’éviter ; sans quoi ma chevelure serait depuis longtemps dans le wigwam d’un Mingo. Mais sur ce lac, je ne puis voir de piste, et je sens qu’il est de mon devoir de me soumettre ; cependant je crois que nous devrions nous souvenir qu’il y a une personne comme Mabel sur ce bord. – Mais voici son père qui vient, et son cœur lui parlera naturellement pour son enfant.

– Frère Cap, – dit le sergent en arrivant, – d’après ce que je viens d’entendre dire à deux hommes de l’équipage, je crois que notre situation devient très-sérieuse. Ils disent que le cutter ne peut porter plus de voiles, et que la dérive est si grande, que nous échouerons sur la côte dans une heure ou deux. J’espère que leur crainte les trompe ?

Cap ne répondit rien. Il jeta un coup d’œil sur la terre d’un air sinistre, et regarda ensuite au vent avec un air de férocité comme s’il eût voulu lui chercher querelle.

– Il serait peut-être à propos, frère, – continua le sergent, – de faire venir Jasper et de le consulter sur ce qu’il y a à faire. Il n’y a pas de Français à craindre ici ; et en toute circonstance il nous empêchera d’être noyés, s’il est possible.

– Oui, oui, ce sont ces maudites circonstances qui ont fait tout le mal. – Eh bien ! faites venir le drôle ! qu’il vienne ! Quelques questions faites avec adresse tireront de lui la vérité, je vous en réponds.

Dès que ce consentement fut obtenu, on envoya chercher Jasper, et il arriva à l’instant même. Son air, son maintien, ses traits, tout son extérieur, annonçaient sa mortification, ce que ceux qui l’observaient prirent pour la honte d’avoir été découvert. Dès qu’il fut sur le pont, il jeta à la hâte autour de lui un regard inquiet, comme pour s’assurer de la situation du cutter, et ce regard suffit pour lui en dévoiler tout le danger. Il commença par regarder au vent, comme c’est l’usage de tout marin ; puis ses yeux firent le tour de l’horizon, et enfin il aperçut la haute terre sous le vent, et toute la vérité lui fut révélée.

– Je vous ai envoyé chercher, maître Jasper, – dit Cap en croisant les bras et en se balançant le corps avec toute la dignité du gaillard d’avant, – pour que vous nous appreniez quelque chose sur le havre qui est sous le vent. Nous supposons que vous n’avez pas assez de rancune pour vouloir nous noyer tous, particulièrement les femmes ; et j’espère que vous serez assez homme pour nous aider à conduire ce cutter en quelque lieu de sûreté jusqu’à ce que ce coup de vent soit passé.

– J’aimerais mieux mourir que de voir arriver le moindre accident à Mabel Dunham, – s’écria Jasper avec vivacité.

– Je le savais, – s’écria Pathfinder en frappant doucement de la main sur l’épaule de son jeune ami ; – je le savais ; Jasper est aussi fidèle que le meilleur compas qui ait jamais tracé une ligne de bornage, ou qui ait jamais ramené un homme d’une fausse piste. C’est un péché mortel de penser autrement.

– Humph ! – dit Cap, – j’ai dit particulièrement les femmes ; – comme si elles couraient un danger particulier ! N’importe, jeune homme, nous nous entendrons en parlant comme deux francs marins. – Connaissez-vous quelque port sous notre vent ?

– Il n’en existe aucun. – Il y a une grande baie à cette extrémité du lac, mais personne de nous ne la connaît, et il est très-difficile d’y entrer.

– Et cette côte sous le vent, elle n’a rien de particulier pour la recommander, je suppose ?

– C’est un désert jusqu’à l’embouchure du Niagara d’un côté, et jusqu’à Frontenac de l’autre. On m’a dit qu’au nord et à l’ouest on ne trouve pendant mille milles que forêts et prairies.

– Dieu soit loué ! En ce cas il ne peut s’y trouver de Français. – Et y a-t-il beaucoup de sauvages dans ces environs ?

– Les Indiens se trouvent partout, quoiqu’ils ne soient nulle part très-nombreux. On peut en rencontrer par hasard une troupe sur quelque point que ce soit de la côte, et l’on pourrait y passer des mois sans en voir un seul.

– Il faut donc en courir la chance, quant à ces misérables. Mais pour vous parler franchement, maître Western, si cette petite affaire désagréable avec les Français n’avait pas eu lieu, quel parti prendriez-vous à présent à l’égard du cutter ?

– Je suis beaucoup plus jeune marin que vous, maître Cap, – répondit Jasper, – et je ne puis guère me permettre de vous donner un avis.

– Bien, bien, nous savons tout cela. Dans un cas ordinaire cela pourrait être, mais le cas présent sort de l’ordre commun ; c’est une circonstance, et une circonstance qui, sur cette mare d’eau douce, offre ce qu’on peut appeler des particularités. Ainsi donc, tout bien considéré, vous pourriez donner un avis même à votre père. Dans tous les cas vous pouvez parler, et je jugerai de vos opinions d’après mon expérience.

– Je crois, monsieur, qu’avant que deux heures se soient écoulées, le cutter devra jeter l’ancre.

– Jeter l’ancre ! – sur ce lac ! – ici !

– Non, monsieur ; – plus loin, là-bas, près de la terre.

– Vous ne voulez pas dire, maître Eau-douce, que vous jetteriez l’ancre près d’une côte sous le vent pendant un ouragan ?

– C’est précisément ce que je ferais, monsieur, si je voulais sauver mon bâtiment.

– Whe…e…ew ! – C’est une doctrine qui sent l’eau douce. – Écoutez, jeune homme ; j’ai été un animal marin, enfant et homme fait, pendant quarante et un ans, et je n’ai jamais entendu parler d’une pareille chose. Je jetterais par-dessus le bord tous mes apparaux de mouillage avant de commettre une pareille ânerie.

– C’est ce que nous faisons sur ce lac quand nous sommes serrés de près, – répondit Jasper. – Nous ferions sans doute mieux si l’on nous eût mieux enseignés.

– Oui, en vérité, vous feriez mieux. – Non, non, personne ne me déterminera jamais à agir ainsi contre tous mes principes. Je n’oserais jamais me montrer dans Sundy-Hook si je me rendais coupable d’un pareil trait d’ignorance. Sur ma foi, Pathfinder que voilà a plus de connaissances en navigation que cela n’en annonce. – Vous pouvez retourner sous le pont, maître Eau-douce.

Jasper salua et se retira tranquillement. Cependant, avant de descendre, on remarqua qu’il jeta encore un regard sur l’horizon au vent et un autre sur la terre sous le vent, et qu’il s’en alla l’inquiétude peinte sur tous ses traits.

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