CHAPITRE XVIII.

« Cet être entièrement fait de soupirs et de larmes, de foi et de service, de fantaisie et de passion, d’adoration et de désirs, d’humilité et de patience, de pureté et d’épreuves. »

SHAKESPEARE.

Il était midi quand l’ouragan se calma, et sa violence cessa aussi subitement qu’elle avait commencé. En moins de deux heures avant que le vent fût tombé, la surface du lac, quoique encore agitée, n’était plus couverte d’écume ; et après un autre espace de temps elle présentait la scène qu’offre ordinairement une eau mise en mouvement, mais non rendue furieuse par la force d’une tempête. Les vagues continuaient à se porter sur la côte, quoique l’eau ne se détachât plus de leur cime ; et quoique la hauteur des lames fût plus modérée, on voyait encore les lignes des brisants. Tous ces signes de violence étaient dus à l’impulsion que les eaux avaient reçue du vent avant qu’il eût cessé.

L’eau du lac encore soulevée, et une brise légère qui venait de l’est, opposant des obstacles sérieux au départ, on renonça à toute idée de mettre à la voile cette après-midi. Jasper, qui avait tranquillement repris le commandement du Scud, s’occupa à lever les ancres, et à tout disposer pour l’appareillage dès que le temps le permettrait, et en attendant il se tint au mouillage sur une seule ancre. Pendant ce temps, ceux qui n’avaient pas à s’occuper de ces préparatifs, cherchèrent les moyens d’amusement que les circonstances permettaient.

Comme c’est l’usage de tous ceux qui ne sont pas habitués à vivre enfermés dans un bâtiment, Mabel jetait un regard d’envie sur le rivage, et elle ne fut pas longtemps sans exprimer le désir qu’il fût possible de s’y rendre. Pathfinder, qui était près d’elle en ce moment, l’assura que rien n’était plus facile, puisqu’ils avaient sur le pont une pirogue, genre d’esquif le plus propre à traverser un ressac. Après avoir douté et hésité suivant l’usage, on en appela au sergent, et son avis ayant été favorable, on se disposa à mettre ce projet à exécution.

Le sergent Dunham, sa fille et Pathfinder s’embarquèrent donc dans la pirogue. Accoutumée à ce genre de nacelle, Mabel s’assit au centre sans aucune crainte ; le sergent prit sa place sur l’avant, et le guide resta debout sur l’arrière pour remplir les fonctions de pilote. Il était presque inutile d’employer la rame pour accélérer le mouvement de la pirogue, car les vagues, encore fortes, la poussaient en avant avec une violence qui permettait à peine de la diriger. Mabel se repentit plus d’une fois de sa témérité avant d’atteindre le rivage, mais Pathfinder l’encourageait en montrant tant de sang-froid et de confiance, qu’une femme même aurait hésité à avouer son inquiétude. Notre héroïne n’était pas poltronne, et quoiqu’elle sentît la nouveauté de sa situation en traversant un ressac, elle y trouvait aussi un nouveau plaisir. Elle souriait en voyant son léger esquif s’élancer rapidement porté sur la crête d’une vague, et diminuer de vitesse quand elle se retirait, comme s’il eût été honteux d’avoir été vaincu à la course. Quelques minutes se passèrent ainsi ; car, quoique le cutter fût à plus d’un quart de mille de la terre, il ne lui fallut pas plus longtemps pour franchir cet espace.

Dès que le sergent fut débarqué, il embrassa cordialement sa fille, car il était assez soldat pour se trouver toujours plus à son aise sur la terre ferme que sur l’eau. Comme il avait son fusil, il annonça ensuite à sa fille qu’il allait passer une heure à chasser dans le bois.

– Pathfinder restera avec vous, – ajouta-t-il, – et je ne doute pas qu’il ne vous raconte quelques-unes des traditions de cette partie du monde, et de ses aventures avec les Mingos.

Le guide sourit, promit d’avoir grand soin de Mabel, et en quelques minutes le père gravit une hauteur et disparut dans la forêt. Pathfinder et notre héroïne prirent une autre direction, et montant sur un promontoire escarpé, ils arrivèrent sur une pointe d’où la vue s’étendait sur un vaste panorama. Mabel s’y assit sur un fragment de rocher, tandis que son compagnon, sur les nerfs duquel nulle fatigue ne semblait faire impression, se tenait debout auprès d’elle, appuyé, comme de coutume, et non sans quelque grâce, sur sa longue carabine. Plusieurs minutes se passèrent en silence, Mabel ne songeant qu’à admirer le tableau qui s’offrait à ses yeux.

L’endroit où ils s’étaient arrêtés était assez élevé pour commander la vue d’une vaste étendue du lac du côté du nord. Cette nappe d’eau, dont l’œil n’atteignait pas la fin, brillait sous les rayons du soleil, et montrait encore quelques restes de la violente agitation causée par la tempête. La terre, d’un autre côté, prescrivait des bornes au lac, en forme d’un immense croissant qui disparaissait dans l’éloignement au sud-est et au nord. Aussi loin que la vue pouvait s’étendre, on n’apercevait qu’une forêt, et pas le moindre signe de civilisation n’interrompait la magnificence uniforme et imposante de la nature. Le vent avait poussé le Scud au-delà de cette ligne de forts dont les Français cherchaient alors à entourer les possessions anglaises dans le nord de l’Amérique ; car, suivant les canaux de communication entre les grands lacs, ils avaient établi leurs postes sur les bords du Niagara, tandis que les aventuriers anglais étaient arrivés à plusieurs lieues à l’ouest de cette célèbre rivière. Le cutter était mouillé sur une seule ancre, en dehors des brisants ; et de l’endroit où était Mabel, il ressemblait à un de ces jouets bien travaillés, destinés à être mis sous verre, plutôt qu’à un bâtiment devant avoir à lutter contre les éléments, comme il venait de le faire si récemment. La pirogue, tirée sur la côte assez loin pour qu’elle fût hors de la portée des vagues, paraissait un point sur le sable.

– Nous sommes ici bien loin des habitations humaines ! – s’écria Mabel, après avoir longtemps examiné ce tableau, dont les principaux traits se faisaient remarquer d’eux-mêmes à son imagination toujours active. – C’est vraiment ce qu’on peut appeler une frontière.

– Y a-t-il des scènes plus belles que celle-ci près de la mer et autour des grandes villes ? – demanda Pathfinder avec l’intérêt qu’il prenait toujours à un pareil sujet.

– Je ne le crois pas. On y trouve sans doute plus de causes pour songer à ses semblables, mais peut-être moins pour songer à Dieu.

– Oui, Mabel, c’est précisément ce que je pense. Je ne suis qu’un pauvre chasseur, je le sais ; on ne m’a rien appris ; j’ignore tout ; mais je sens que Dieu est aussi près de moi dans la forêt, qu’il l’est du roi dans son palais.

– Qui peut en douter ? – s’écria Mabel, surprise de l’énergie du ton de son compagnon, et oubliant la vue qu’elle admirait pour jeter un regard sur ses traits basanés, mais respirant la franchise. – Oui, je crois qu’on se sent plus près de Dieu dans un endroit comme celui-ci, que lorsque l’esprit est distrait par tout ce qu’on voit dans les villes.

– Vous dites tout ce que je voudrais dire moi-même, Mabel ; mais je ne serais pas en état de le dire si bien, et vous me rendez honteux de vouloir faire part aux autres de ce que je sens à ce sujet. J’ai côtoyé ce lac avant la guerre pour chercher des pelleteries, et je suis déjà venu ici ; non pas précisément en cet endroit, car nous débarquâmes là-bas, où vous voyez ce chêne desséché qui s’élève encore au-dessus de ce bouquet de sapins.

– Comment pouvez-vous vous rappeler si exactement de telles bagatelles ?

– Ce sont nos rues et nos maisons, nos églises et nos palais. – Me les rappeler ! Je pris une fois un rendez-vous avec le Grand-Serpent pour nous trouver près d’un certain pin six mois après, quand nous en étions à plus de trois cents milles. Cet arbre était – et il est encore, à moins que la Providence ne l’ait frappé de la foudre, – au milieu d’une forêt à cinquante milles de tout établissement, mais dans un endroit extraordinaire par le nombre de castors qui s’y trouvaient.

– Et vous vous êtes rencontrés en cet endroit le jour convenu ?

– Le soleil se lève-t-il et se couche-t-il ? – Quand j’y arrivai, j’y trouvai le Grand-Serpent appuyé contre l’arbre. Il avait les jambes et les moccasins couverts de boue, car il s’était empêtré dans un marécage, et ce n’était pas sans peine qu’il s’en était tiré. Mais, comme le soleil, qui se lève le matin par-dessus les montagnes de l’orient et qui se couche le soir derrière celles de l’occident, il avait été fidèle au lieu et au jour. – Ne craignez rien de Chingachgook ; il n’a jamais manqué ni un ami, ni un ennemi.

– Et où est-il à présent ? Pourquoi n’est-il pas avec nous ?

– Il suit la piste des Mingos, et j’aurais dû en faire autant, sans une grande infirmité humaine.

– Vous ne paraissez avoir aucune infirmité, Pathfinder ; et je n’ai jamais vu un homme qui semblât si peu sujet aux faiblesses de la nature humaine.

– Si vous voulez parler de force et de santé, Mabel, la Providence m’a regardé d’un œil favorable, quoique je pense que le grand air, une vie active, et la nourriture simple qu’on prend dans la forêt, font qu’on a rarement besoin d’un docteur. Mais je suis homme, après tout, – oui, je sens que je suis homme dans quelques-uns de mes sentiments.

Mabel parut surprise, et nous ne ferions qu’ajouter un trait caractéristique de son sexe, si nous disions que ses traits exprimaient aussi la curiosité ; mais sa langue fut plus discrète.

– Il y a quelque chose d’attrayant dans la vie que vous menez, Pathfinder, – s’écria-t-elle, une teinte d’enthousiasme se peignant sur ses joues. – Je sens que je deviens rapidement une fille de la frontière, et que je commence à aimer le silence imposant des bois. Les villes à présent me semblent monotones ; et comme mon père passera probablement le reste de ses jours ici, où il a déjà vécu si longtemps, je commence à sentir que je serais heureuse d’y rester avec lui et de ne plus retourner sur les bords de la mer.

– Les bois ne sont jamais silencieux, Mabel, pour ceux qui peuvent entendre ce qu’ils disent. J’y ai voyagé seul bien souvent sans éprouver le besoin d’aucune compagnie ; et quant à la conversation, ceux qui savent comprendre leur langage ne manquent pas de discours raisonnables et instructifs.

– Je crois, Pathfinder, que vous êtes plus heureux seul, que lorsque vous vous trouvez avec vos semblables.

– Je ne dirai pas cela ; – ce n’est pas exactement ce que je veux dire. J’ai vu le temps où je pensais que Dieu me suffisait dans la forêt, et où je ne désirais que sa bonté et sa protection. Mais d’autres sentiments ont pris le dessus, et je suppose que la nature veut être la maîtresse. – Toutes les autres créatures s’apparient, Mabel, et l’homme a été destiné à en faire autant.

– Et n’avez-vous jamais songé à prendre une femme pour partager votre destin ? – lui demanda Mabel avec ce ton de simplicité qui naît de la pureté du cœur, et avec ce sentiment d’intérêt qui est inné dans son sexe. – Il me semble qu’il ne vous manque qu’une maison où vous puissiez retourner après vos courses, pour rendre votre vie parfaitement heureuse. Si j’étais homme, quel plaisir j’aurais à parcourir ces forêts à mon gré, et à faire voile sur ce beau lac !

– Je vous comprends, Mabel ; et que Dieu vous récompense de songer au bonheur d’êtres aussi humbles que nous le sommes. Oui, nous avons nos plaisirs, mais nous pourrions être plus heureux ; – je crois que nous pourrions être plus heureux.

– Plus heureux ! et comment, Pathfinder ? Avec cet air pur, cette forêt bien ombragée, ce lac magnifique, une bonne conscience, et tout ce qu’il faut pour satisfaire les besoins véritables, on doit se trouver aussi heureux qu’on peut l’être en ce monde.

– Chaque créature a sa nature, Mabel, et l’homme a aussi la sienne, – répondit le guide en jetant un coup d’œil à la dérobée sur sa jolie compagne, dont les joues étaient animées par l’ardeur des sentiments que faisait naître en elle la nouveauté de sa situation, – et il faut bien y obéir. – Voyez-vous ce pigeon, qui vient de s’abattre là-bas sur le rivage, – sur la même ligne que le châtaignier renversé ?

– Certainement, c’est, avec nous, la seule créature vivante qu’on voie dans cette vaste solitude.

– Non pas, Mabel, non pas. La Providence n’a donné la vie à aucun être pour qu’il vive seul. Voici sa compagne, qui vole à tire-d’aile. Elle était sur l’autre rive, mais elle ne sera pas longtemps séparée de lui.

– Je vous comprends, Pathfinder, – dit Mabel en souriant, mais avec le même calme que si elle eût causé avec son père. – Mais un chasseur peut trouver une compagne même dans cette région sauvage. Les femmes indiennes sont bonnes et affectueuses. Telle était la femme d’Arrowhead ; et pourtant son mari fronçait les sourcils plus souvent qu’il ne souriait.

– Non, Mabel, non, il n’en résulterait rien de bon ; il faut que les races et les pays se rapportent, pour qu’on puisse être heureux. Si je pouvais trouver une créature comme vous, qui voulût consentir à être la femme d’un chasseur, et qui ne méprisât point mon ignorance et mon manque d’éducation, toutes mes fatigues passées me paraîtraient comme le bondissement d’un daim, et tout mon avenir comme doré par le soleil.

– Une créature comme moi ! une fille de mon âge et aussi indiscrète que moi serait difficilement une femme qui convînt à l’éclaireur le plus hardi et au chasseur le plus adroit qu’on puisse trouver sur toute cette frontière.

– Ah ! Mabel, je crains de n’avoir fait que perfectionner la nature d’une peau-rouge avec celle d’une face-pâle. La réputation que vous me faites m’assurerait une femme dans chaque wigwam d’Indien.

– Bien certainement, Pathfinder, vous ne voudriez jamais songer à choisir pour femme une fille aussi ignorante, aussi frivole, aussi vaine, et aussi inexpérimentée que moi. – Elle aurait ajouté, – et aussi jeune, – mais un instinct de délicatesse arrêta au passage ces dernières paroles.

– Et pourquoi non, Mabel ? Si vous ignorez les usages des frontières, vous savez mieux qu’aucun de nous les anecdotes et les coutumes des villes. Quant à frivole, je ne sais pas ce que ce mot signifie ; mais, s’il veut dire belle, hélas ! je crains que ce ne soit pas un défaut à mes yeux. Vous n’êtes pas vaine, cela se voit à la manière dont vous écoutez mes sottes histoires de chasse et de piste ; et pour l’expérience, elle viendra de reste avec les années. D’ailleurs, Mabel, je crois que les hommes pensent fort peu à tout cela quand ils songent à prendre une femme.

– Pathfinder, vos discours… vos regards… Bien sûrement tout ceci n’est qu’une plaisanterie.

– Rien ne me plaît tant que d’être près de vous, Mabel ; et je dormirais mieux la nuit prochaine que je ne l’ai fait depuis huit jours, si je pouvais croire que cette conversation vous est aussi agréable qu’à moi.

Nous ne dirons pas que Mabel Dunham ne croyait pas posséder les bonnes grâces du guide. L’instinct et la sagacité de son sexe le lui avait déjà fait découvrir ; et peut-être avait-elle pensé qu’il se mêlait à l’estime et aux égards qu’il lui témoignait quelque chose de cette affection que le sexe le plus fort ne peut sans grossièreté se dispenser de montrer en certaines occasions au sexe le plus faible ; mais l’idée qu’il songeât sérieusement à la prendre pour femme ne s’était jamais présentée à son imagination. En ce moment pourtant une lueur de la vérité frappa son esprit, et les manières de son compagnon en furent peut-être la cause plus que ses discours. Ses traits prirent un air grave et sérieux quand elle leva les yeux sur la physionomie franche et ouverte du guide ; mais quand elle lui adressa la parole, le pouvoir attractif de ses accents pleins de douceur eut plus d’empire sur lui que la force répulsive de ses paroles.

– Il faut que vous et moi nous nous entendions bien, Pathfinder, – lui dit-elle, – et qu’il n’existe aucun nuage entre nous. Vous êtes trop franc et trop sincère pour ne pas obtenir en retour de la franchise et de la sincérité. Bien certainement tout ce que vous venez de me dire n’est pas sérieux. Vous n’avez pu vouloir me parler que de l’amitié qu’un homme sage et ayant votre caractère peut avoir pour une jeune fille comme moi ?

– Je crois que cela est tout naturel, Mabel ; oui, je le crois. Le sergent m’a dit qu’il avait des sentiments semblables pour votre mère ; et je crois avoir remarqué quelque chose de pareil dans les jeunes gens à qui j’ai de temps en temps servi de guide dans le désert. Oui, oui, j’ose dire que cela est assez naturel, et c’est ce qui fait que ces sentiments viennent si aisément, ce qui est une grande satisfaction pour moi.

– Ce que vous dites me met mal à l’aise, Pathfinder, parlez plus clairement, ou que ce sujet d’entretien soit banni pour toujours. Vous ne pouvez vouloir dire… vous ne pouvez désirer me donner à entendre… – Ici la parole manqua à Mabel, et elle fut quelques instants sans pouvoir se décider prononcer les mots qu’elle désirait si vivement d’ajouter. Mais enfin, s’armant de tout son courage, et déterminée à tout savoir le plus tôt et le plus clairement possible, elle continua : – Je veux dire, Pathfinder, que vous ne pensez sûrement pas sérieusement à me prendre pour femme ?

– J’y pense, Mabel, c’est cela, c’est précisément cela, et vous avez mis la chose sous un meilleur point de vue que je n’aurais été en état de le faire, avec mes manières des forêts et ma nature des frontières. Le sergent et moi nous avons conclu l’affaire, si elle vous est agréable, comme il pense que cela est probable ; quoique, quant à moi, je doute que je puisse plaire à une jeune fille qui mérite le meilleur mari que l’Amérique puisse produire.

Les traits de Mabel exprimèrent tout à coup la surprise, et par une transition aussi subite, cette expression passa de la surprise à la peine.

– Mon père, – s’écria-t-elle, – mon père a pensé que je deviendrais votre femme !

– Oui, Mabel ; oui en vérité. Il a même pensé que cela pouvait vous être agréable, et il m’a presque porté à croire que cela pouvait être vrai.

– Mais vous, vous-même, bien sûrement vous vous souciez fort peu que cette singulière attente se réalise ou non ?

– Comment dites-vous ?

– Je veux dire que vous avez parlé de ce mariage pour faire plaisir à mon père plutôt que pour autre chose, et que, quelle que soit ma réponse, vous n’en serez pas sérieusement contrarié.

Le guide fixa les yeux sur ceux de Mabel, et il était impossible de se méprendre à l’admiration ardente qui était peinte dans tous les traits de sa physionomie ingénue.

– Je me suis souvent cru heureux, Mabel, lorsque je parcourais les bois après une heureuse chasse, respirant l’air pur des montagnes, et plein de vigueur et de santé ; mais je sens à présent que ce n’était que sottise et vanité près du plaisir que j’aurais à savoir que vous avez meilleure opinion de moi que de beaucoup d’autres.

– Oui, sans doute, Pathfinder, j’ai meilleure opinion de vous que de beaucoup d’autres. Je ne sais même si je ne devrais pas dire que j’en ai une meilleure que de qui que ce soit ; car je sais à peine en qui l’on pourrait trouver plus de véracité, de justice, d’honnêteté, de courage et de simplicité.

– Ah ! Mabel, de telles paroles dans votre bouche sont douces et encourageantes ; et le sergent, après tout, ne se trompait pas autant que je le craignais.

– Au nom de tout ce qu’il y a de plus sacré, Pathfinder, qu’il n’y ait pas de méprise entre nous dans une affaire si importante. Je vous estime et je vous respecte presque autant que mon propre père ; mais il est impossible que je devienne jamais votre femme ; que je…

Le changement qui s’opéra sur les traits du guide fut si grand et si subit, que dès que Mabel vit sur la physionomie de son compagnon l’effet produit par ce qu’elle venait de dire, elle s’interrompit à l’instant, malgré le vif désir qu’elle avait de s’expliquer très-clairement ; car la répugnance qu’elle avait à causer quelque peine à un de ses semblables suffisait pour lui fermer la bouche. Tous deux furent quelques minutes sans parler. Le désappointement de Pathfinder allait presque jusqu’à l’angoisse ; il semblait étouffer, et il porta la main à son cou comme s’il eût voulu apporter du soulagement à quelque souffrance physique. Mabel fut alarmée des mouvements presque convulsifs dont il était agité.

– Pathfinder, – s’écria-t-elle, – je puis m’être exprimée plus fortement que je n’en avais l’intention, car une pareille chose est possible, et l’on dit que les femmes ne sont jamais bien sûres de ce qu’elles veulent. Ce que je désirais vous donner à entendre, c’est qu’il n’est pas probable que vous et moi nous devions jamais penser l’un à l’autre sous le point de vue du mariage.

– Je n’y pense pas, – je n’y penserai jamais plus, Mabel, – répondit Pathfinder du ton d’un homme qui est à peine délivré d’une obstruction qui l’empêchait de parler ; – non, non, je n’y penserai jamais plus ni à vous, ni à aucune autre, sous ce point de vue.

– Mon cher Pathfinder, n’attachez pas à mes paroles plus d’importance que moi. Un tel mariage serait imprudent, peut-être contre nature.

– Oui, contre nature. – C’est ce que j’ai dit au sergent, mais il n’a pas voulu me croire.

– Oh ! c’est encore pire que je ne le croyais ! – Donnez-moi la main, Pathfinder ; – prouvez-moi que vous ne me haïssez pas ! Que je vous voie encore me regarder en souriant.

– Vous haïr, Mabel ! – moi, vous haïr ! vous regarder en souriant ! – hélas !

– Donnez-moi votre main, cette main si brave et si fidèle ; – les deux ! Pathfinder, les deux ! Je serai malheureuse jusqu’à ce que je sois certaine que nous sommes encore amis, et tout ceci n’a été qu’une méprise.

– Mabel, – dit le guide en regardant en face la généreuse fille dont les jolis doigts tenaient ses mains dures et nerveuses, et en riant à sa manière silencieuse, tandis que l’angoisse était peinte sur des traits qui semblaient incapables de tromper, même quand ils étaient agités par des sentiments qui se combattaient ; – Mabel, c’est le sergent qui a eu tort.

Il ne put maîtriser plus longtemps les sensations qu’il cherchait à cacher. De grosses larmes coulèrent le long de ses joues, ses doigts se portèrent encore à son cou, et sa poitrine se soulevait comme si elle eût été agitée de convulsions.

– Pathfinder, – s’écria Mabel, – mettez-moi à toute autre épreuve. – Parlez-moi !… – un seul mot, Pathfinder, un sourire, quelque chose qui me prouve que vous me pardonnez.

– Le sergent s’est trompé, – s’écria le pauvre guide, souriant au milieu de son agonie, de manière à effrayer sa compagne par ce mélange contre nature d’angoisses et de légèreté de cœur. – Je le savais ; je le lui ai dit. – Oui, le sergent s’est trompé, après tout.

– Nous pouvons être amis, si nous ne pouvons être mari et femme, – reprit Mabel, presque aussi hors d’elle-même que son compagnon, et sachant à peine ce qu’elle disait, – nous pouvons toujours être amis et nous le serons toujours.

– Je pensais bien que le sergent se trompait – dit Pathfinder, après avoir fait un grand effort pour se rendre maître de lui-même, – car je ne croyais pas que ma nature pût plaire à une jeune fille élevée à la ville. Il aurait mieux valu qu’il ne me fît pas entrer d’autres idées dans la tête, et il aurait mieux valu aussi que vous n’eussiez pas été si aimable et si confiante avec moi. – Oui, cela aurait mieux valu.

– Si je croyais, par quelque erreur de ma part, vous avoir donné, quoique involontairement, des espérances, Pathfinder, je ne me le pardonnerais jamais, car, soyez-en bien sûr, j’aimerais mieux souffrir moi-même que de vous causer la moindre souffrance.

– C’est cela, Mabel, c’est justement cela. Ce sont des discours semblables, prononcés d’une voix si douce, à laquelle je ne suis pas habitué dans la forêt, qui ont fait tout le mal. Mais à présent je vois les choses telles qu’elles sont ; je commence à comprendre la différence qu’il y a entre vous et moi, et je tâcherai d’étouffer mes pensées et de retourner dans les bois chercher du gibier ou des ennemis, comme je le faisais auparavant. Ah, Mabel ! j’ai suivi une fausse piste depuis que je vous ai vue.

– Mais vous trouverez la véritable ; vous oublierez tout ceci, et vous ne penserez plus à moi que comme à une amie qui vous doit la vie.

– Ce peut être la manière des villes, mais je doute que ce soit la nature des bois. Quand nous apercevons une belle vue, nous autres, nous ne pouvons en détacher nos yeux ; et quand notre cœur a conçu un sentiment honnête et convenable, il lui est bien difficile d’y renoncer.

– Mais je n’ai rien de commun avec une belle vue, et m’aimer n’est pas en vous un sentiment convenable. Vous oublierez tout cela quand vous réfléchirez sérieusement que je ne vous conviens nullement pour femme.

– C’est ce que je disais au sergent, mais il m’a soutenu le contraire. Je savais que vous étiez trop jeune et trop belle pour un homme de mon âge qui n’a jamais été beau même étant jeune. Ensuite votre nature n’est pas la mienne ; et la hutte d’un chasseur ne pourrait être une demeure convenable pour une jeune fille qui a été élevée en quelque sorte parmi les chefs. Si j’étais plus jeune et plus beau, comme Jasper Eau-douce, par exemple…

– Ne pensez pas à Jasper Eau-douce, – s’écria Mabel avec un ton d’impatience ; – nous pouvons parler d’autre chose.

– Jasper est un digne garçon, Mabel, oui, et un beau garçon, – répondit le guide innocemment, en la regardant comme s’il eût douté de son jugement, en l’entendant parler légèrement de son ami. – Si j’avais été la moitié aussi bien tourné que Jasper, je n’aurais pas eu à moitié près les mêmes craintes, et elles auraient pu ne pas être si bien fondées.

– Ne parlons pas de Jasper, – dit Mabel, la rougeur lui montant aux joues ; – il peut valoir son prix sur une rivière ou sur le lac, mais il ne vaut pas assez pour que nous nous en occupions ici.

– Je crois, Mabel, qu’il vaut mieux que l’homme qui sera probablement votre mari, quoique le sergent dise que cela ne peut jamais avoir lieu. Mais puisque le sergent s’est trompé une fois, il peut se tromper une seconde.

– Et qui doit probablement être mon mari, Pathfinder ? ceci est à peine moins étrange que ce que vous me disiez tout à l’heure.

– Je sais qu’il est naturel de chercher de préférence son semblable ; et quand on a beaucoup fréquenté des femmes d’officier, de désirer d’en épouser un. Mais, Mabel, je sais que je puis vous parler franchement, et j’espère que ce que j’ai à vous dire ne vous fera pas de peine ; car à présent que je sais ce que c’est que d’être désappointé dans ce genre de sentiment, je ne voudrais causer de chagrin à personne sur un pareil sujet ; non, pas même à un Mingo. Mais le bonheur ne se trouve pas plus sûrement sous un beau pavillon que sous une tente de grosse toile ; et quoique les logements des officiers soient quelque chose de plus attrayant que le reste des casernes, le mari et la femme rencontrent souvent le malheur dans l’intérieur de leurs appartements.

– Je n’en doute nullement, Pathfinder ; et si j’avais à en décider, j’aimerais mieux vous suivre dans une hutte dans les bois pour y partager votre destin, quel qu’il pût être, que d’entrer dans la demeure d’un officier pour y rester comme sa femme.

– Ce n’est pas ce qu’espère Lundie, Mabel ; ce n’est pas ce qu’il dit.

– Et que m’importe Lundie ? il est major du 55e, il peut commander à ses soldats de tourner à droite ou à gauche, et de marcher où bon lui semble ; mais il ne peut me forcer à épouser le premier ou le dernier de ses officiers. D’ailleurs, comment pouvez-vous connaître les désirs de Lundie sur un pareil sujet ?

– De sa propre bouche. Le sergent lui avait dit qu’il désirait m’avoir pour gendre, et le major, étant un ancien et un véritable ami, m’a parlé franchement à ce sujet, et m’a demandé en propres termes s’il ne serait pas plus généreux à moi de laisser un officier réussir auprès de vous, que de chercher à vous faire partager la fortune d’un chasseur. J’avouai qu’il avait raison, mais quand il me dit qu’il s’agissait du quartier-maître, je ne voulus pas y consentir. Non, non, Mabel ; je connais parfaitement David Muir, et quoiqu’il puisse faire de vous une dame, il n’en fera jamais une femme heureuse. Je vous parle pour votre intérêt seul, car je vois clairement à présent que le sergent a fait une méprise.

– Mon père en a commis une très-grande, s’il a dit ou fait quelque chose qui puisse vous causer de la peine, Pathfinder ; et j’ai pour vous une si grande estime et une amitié si sincère que sans une seule… je veux dire que personne ne doit craindre que le lieutenant Muir ait la moindre influence sur moi. J’aimerais mieux rester ce que je suis jusqu’au dernier jour de ma vie, que de devenir une dame au prix d’un mariage avec lui.

– Je ne crois pas que vous disiez ce que vous ne pensez pas, Mabel.

– Particulièrement dans un tel moment, sur un pareil sujet, et surtout en vous parlant, Pathfinder. Non ; que le lieutenant Muir cherche des femmes où il pourra, mon nom n’en grossira jamais la liste.

– Je vous en remercie, Mabel, je vous en remercie ; car quoiqu’il n’y ait plus d’espoir pour moi, je ne serais jamais heureux si vous épousiez le quartier-maître. Je craignais que son grade ne pût compter pour quelque chose à vos yeux ; oui, je le craignais, car je connais l’homme. Ce n’est pas la jalousie qui me fait parler ainsi, c’est la vérité. Je vous dis que je connais l’homme. Si vous vous preniez de fantaisie pour un jeune homme qui le méritât, comme Jasper Western, par exemple…

– Pourquoi toujours parler de Jasper. Pathfinder ? il n’a rien de commun avec notre amitié. Parlons de vous, et de la manière dont vous avez dessein de passer l’hiver.

– Parler de moi, Mabel ! je n’ai jamais été bon à grand’chose, si ce n’est à suivre une piste, ou à tirer un coup de carabine ; et je vaux encore moins depuis que j’ai découvert la méprise du sergent ; il est donc inutile de parler de moi. Il m’a été fort agréable d’être près de vous si longtemps, et même de m’imaginer que le sergent ne se trompait pas, mais à présent tout est dit. Je descendrai le lac avec Jasper, et alors nous trouverons assez de besogne, ce qui chassera de mon esprit des pensées inutiles.

– Et vous oublierez tout ce qui vient de se passer, – vous m’oublierez. – Non, vous ne m’oublierez pas, Pathfinder, mais vous reprendrez vos anciennes occupations et vous cesserez de penser qu’une jeune fille doive troubler la paix de votre cœur.

– Je ne le savais pas auparavant, Mabel ; mais je vois qu’une jeune fille a plus d’influence sur la vie d’un homme que je n’aurais pu le croire. Avant que je vous connusse, l’enfant nouveau-né ne pouvait dormir plus tranquillement que moi. Dès que ma tête était posée sur une racine ou sur une pierre, ou quelquefois sur une peau, tout était perdu pour mes sens, à moins que je ne rêvasse pendant la nuit à ma besogne de la veille ou à celle du lendemain. Je dormais jusqu’à ce que le moment de me lever fût arrivé, et les hirondelles n’étaient pas plus sûres de prendre leur vol au soleil levant que je ne l’étais d’être sur mes jambes à l’heure que je le voulais. Tout cela semblait ma nature, et je pouvais y compter même au milieu d’un camp de Mingos, car j’ai fait dans mon temps des excursions jusque dans les villages de ces vagabonds.

– Et vous retrouverez tout cela, Pathfinder, car un homme si prudent et si sensé ne voudra pas perdre son bonheur pour une pure fantaisie. Vous rêverez encore à vos chasses, aux daims que vous aurez tués et aux castors que vous aurez pris.

– Hélas ! Mabel, je ne désire plus rêver de ma vie. Avant que nous nous fussions rencontrés, j’avais une sorte de plaisir en rêvant que je suivais les chiens, que je découvrais une piste des Iroquois, que je dressais une embuscade, que je combattais dans une escarmouche, et j’y trouvais de la satisfaction ; c’était ma nature. Mais tout cela n’a plus de charmes pour moi depuis que j’ai fait connaissance avec vous. Ce n’est plus à de pareilles choses que je pense dans mes songes. La dernière nuit que nous passâmes au fort, je rêvai que j’avais une cabane dans un bosquet d’érables à sucre, et au pied de chacun de ces arbres était une Mabel Dunham et les oiseaux qui étaient sur leurs branches chantaient des ballades au lieu du chant que la nature leur a donné. Les daims s’arrêtaient pour les écouter. Je pris Tue-daim pour tirer sur un faon, mais l’amorce ne prit pas. Le faon se mit à me rire en face aussi agréablement qu’une jeune fille qui est en humeur de gaieté, et ensuite il s’enfuit en bondissant, et il se retournait de temps en temps comme pour voir si je le suivais.

– Ne parlons plus de tout cela, Pathfinder, – dit Mabel en essuyant ses yeux, car la simplicité franche avec laquelle il laissait voir jusqu’à quel point l’amour s’était enraciné en lui, faisait une impression pénible sur son cœur. – Maintenant allons chercher mon père ; il ne peut être loin, car je viens de l’entendre tirer un coup de fusil à peu de distance.

– Le sergent a eu tort. – Oui, il a eu tort. – Doit-on essayer d’unir la tourterelle avec le loup ?

– Je vois mon père qui vient, – dit Mabel. – Prenons un air heureux et content, Pathfinder ; c’est celui que doivent avoir deux amis ; et gardons notre secret.

Il y eut un intervalle de silence. On entendit le bruit de quelques branches sèches qui se cassaient sous les pieds du sergent, et bientôt on le vit sortir du bois et gravir la hauteur. Dès qu’il fut arrivé, il regarda successivement avec attention Pathfinder et sa fille, et dit ensuite à celle-ci :

– Mabel, vous êtes jeune et vous avez le pied léger ; allez ramasser l’oiseau que je viens de tuer. Il est tombé dans les broussailles dans ce bouquet de sapins qui termine le bois du côté du rivage. Et comme Jasper fait le signal pour annoncer qu’il va remettre à la voile, ne vous donnez pas la peine de remonter ici, nous vous rejoindrons sur le bord de l’eau.

Mabel obéit et descendit la montagne avec la vitesse et l’élasticité de la jeunesse et de la santé. Mais malgré la légèreté de sa course elle se sentait un poids sur le cœur ; et dès que le bois l’eut dérobée aux yeux de son père et du guide, elle se jeta au pied d’un arbre et pleura à chaudes larmes. Le sergent la suivit des yeux avec l’orgueil d’un père jusqu’à ce qu’elle eût disparu, et il se tourna alors vers son compagnon avec un sourire qui indiquait autant de familiarité intime que ses habitudes le permettaient.

– Elle a la légèreté de sa mère, – lui dit-il, – avec quelque chose de la force de son père. Je pense moi-même que la mère n’était pas tout à fait aussi bien que la fille ; mais les Dunham, hommes ou femmes, ont toujours été regardés comme une belle race. – Eh bien ! Pathfinder, je suppose que vous n’avez pas laissé échapper l’occasion et que vous lui avez parlé clairement ? Les femmes aiment la franchise dans les affaires de cette sorte.

– Je crois que Mabel et moi nous nous entendons enfin, sergent, – répondit le guide, regardant d’un autre côté pour ne pas rencontrer les yeux de son ami.

– Tant mieux ! il y a des gens qui s’imaginent qu’un peu de doute et d’incertitude donne du piquant à l’amour ; mais moi je suis de ceux qui pensent que plus la langue s’exprime clairement, plus l’esprit comprend aisément. – Mabel a-t-elle été surprise ?

– Je crois qu’elle l’a été, sergent ; oui, elle a été attaquée par surprise.

– Eh bien ! les surprises en amour sont comme les embuscades en guerre, et elles ne sont pas moins permises. Mais il n’est pas aussi facile de dire quand une femme est surprise que quand cela arrive à l’ennemi. – Mabel ne s’est pas enfuie, mon digne ami ?

– Non, sergent, elle n’a pas cherché à s’échapper ; je puis le dire en toute conscience.

– J’espère pourtant qu’elle n’a pas montré trop d’empressement. Sa mère a été réservée et a fait des façons pendant un mois au moins. Mais après tout la franchise est une recommandation pour une femme comme pour un homme.

– C’est cela, c’est cela. Et le jugement aussi.

– Vous ne devez pas attendre trop de jugement dans une jeune fille, Pathfinder, mais il viendra avec l’expérience. On pourrait ne pas nous pardonner aussi aisément, à vous ou à moi, mon digne ami, si nous commettions une méprise ; mais à l’égard d’une fille de l’âge de Mabel, on ne doit pas faire un effort pour avaler un moucheron, de crainte d’avaler un chameau.

Le lecteur fera attention que le sergent n’était pas fort en hébreu.

Les muscles du visage du guide étaient agités pendant que le sergent parlait ainsi, quoiqu’il eût alors repris une partie de ce stoïcisme habituel qu’il devait probablement à son long commerce avec les Indiens. Il baissait et levait les yeux alternativement, et il y eut un instant où l’expression de ses traits aurait pu faire croire qu’il allait se livrer à un des accès de ce rire intérieur qui lui était particulier ; mais ils en prirent une autre au même moment, et c’était presque celle de l’angoisse. C’était ce mélange extraordinaire d’une vive agonie mentale avec une gaieté simple et naturelle, qui avait le plus frappé Mabel dans l’entrevue que nous venons de décrire. Une douzaine de fois elle avait été tentée de croire qu’elle n’avait fait qu’une légère impression sur l’esprit du guide, quand elle le voyait se livrer avec une simplicité presque enfantine à des images de bonheur et de gaieté ; mais elle avait repoussé promptement cette idée en découvrant en lui des émotions si pénibles qu’elles semblaient lui déchirer l’âme. Il est vrai qu’à cet égard Pathfinder était un enfant. Sans aucune expérience dans les voies du monde, jamais il ne songeait à cacher une de ses pensées, et son esprit recevait et réfléchissait toutes les émotions avec la simplicité et la promptitude du premier âge ; l’enfant prêtant à peine son imagination souple à une impression passagère plus facilement que cet être si simple dans tous ses sentiments personnels ; tandis qu’il était si ferme, si stoïcien, si sévère dans tout ce qui concernait ses occupations habituelles.

– Vous parlez vrai, sergent, – répondit Pathfinder ; – une méprise dans un homme comme vous est une chose plus sérieuse.

– Vous finirez par trouver Mabel franche et sincère. Donnez-lui seulement un peu de temps.

– Hélas, sergent !

– Un homme de votre mérite ferait impression sur un rocher. Donnez-lui du temps, mon ami.

– Sergent Dunham, nous sommes d’anciens compagnons de campagnes, de campagnes comme on en fait dans ces bois, et nous nous sommes rendu tant de services l’un à l’autre, que nous pouvons nous parler librement. Quel motif avez-vous eu pour croire qu’une fille comme Mabel pourrait jamais se prendre d’inclination pour un homme comme moi ?

– Quel motif, mon cher ami ? un millier, et d’excellents motifs. Entre autres, les services et les campagnes dont vous parlez ; d’ailleurs n’êtes-vous pas mon camarade juré et éprouvé depuis longtemps ?

– Tout cela sonne fort bien pour vous et pour moi, sergent, mais ce n’est pas la même chose pour votre jolie fille. Elle peut penser que les campagnes dont vous parlez ont détruit le peu de bonne mine que je pouvais avoir autrefois ; et je ne sais si être un ancien ami de son père est un grand titre pour obtenir l’affection particulière d’une jeune fille. Qui se ressemble s’assemble, c’est moi qui vous le dis ; et ma nature n’est pas tout à fait la nature de Mabel Dunham.

– Ce sont de vos scrupules de modestie, Pathfinder, et ce n’est pas ce qui vous avancera dans les bonnes grâces de ma fille. Les femmes n’ont pas de confiance dans les hommes qui se méfient d’eux-mêmes, et elles préfèrent ceux qui ne doutent de rien. La modestie est une excellente chose dans une recrue, et surtout dans un enseigne qui vient de rejoindre son régiment ; car cela l’empêche de se moquer des sous-officiers avant qu’il sache rien de ce qu’il a à faire ; peut-être n’est-elle pas hors de place dans un commissaire des guerres ou dans un ministre de l’évangile ; mais c’est le diable quand elle s’empare d’un vrai soldat ou d’un amant. Conservez-en le moins possible si vous voulez gagner le cœur d’une femme. Quant à votre doctrine de qui se ressemble s’assemble, elle n’a pas le sens commun dans les affaires de cette sorte. Si cela était vrai, les femmes aimeraient les femmes et les hommes les hommes. Non, non ; il faut dire : qui se ressemble ne s’assemble pas ; et vous n’avez rien à craindre de Mabel à cet égard. Voyez le lieutenant Muir, il a déjà eu cinq femmes, à ce qu’on dit, et il n’y a pas en lui plus de modestie que dans un chat à neuf queues.

– Que le lieutenant Muir fasse blanc de son épée tant qu’il voudra, il ne sera jamais le mari de Mabel Dunham.

– C’est une remarque sensée, Pathfinder, puisque j’ai décidé que vous serez mon gendre. Si j’étais moi-même officier, il aurait pu avoir une chance ; mais le temps a fermé la porte entre ma fille et lui, et je n’entends pas l’ouvrir, quoique ce soit celle d’un pavillon d’officier.

– Il faut que nous laissions Mabel suivre sa fantaisie, sergent. Elle est jeune, rien ne lui pèse sur le cœur ; et à Dieu ne plaise que je veuille faire tomber le poids d’une feuille sur un esprit qui n’est que bonheur et gaieté !

– Lui avez-vous parlé à cœur ouvert ? – demanda le sergent d’un ton aigre.

Pathfinder était trop véridique pour répondre négativement à cette question ; mais il avait trop d’honneur pour vouloir trahir Mabel et l’exposer au ressentiment d’un père qu’il savait être sévère et irritable.

– Nous nous sommes ouvert nos cœurs, – répondit-il, – et quoique celui de Mabel en soit un dans lequel tout homme pourrait aimer à lire, j’y ai vu peu de chose qui pût me donner une plus haute opinion de moi.

– Elle n’a pas osé vous refuser – refuser le plus ancien ami de son père ?

Pathfinder détourna le visage pour cacher l’angoisse qu’il sentait devoir s’y peindre, et lui répondit du ton calme qui lui était habituel :

– Mabel est trop polie pour faire un refus, ou pour dire une injure à un chien. D’ailleurs, je ne lui ai pas fait la question de manière à recevoir un refus direct.

– Et vous imaginez-vous que ma fille vous sauterait au cou avant de savoir quelles étaient vos intentions positives ? Si elle eût agi ainsi, elle n’aurait pas été la fille de sa mère, et je douterais qu’elle fût la mienne. Les Dunham aiment la franchise, mais ce ne sont pas des sauteurs. Laissez-moi conduire cette affaire, Pathfinder, et elle ne souffrira aucun délai inutile. Je parlerai à ma fille ce soir même, et je le ferai en votre nom, comme étant le principal intéressé.

– N’en faites rien sergent, n’en faites rien ; laissez cette affaire entre Mabel et moi, et je crois que nous finirons par nous entendre. Les jeunes filles sont des oiseaux craintifs ; elles n’aiment ni qu’on les presse trop, ni qu’on leur parle avec dureté. – Laissez cette affaire entre Mabel et moi.

– J’y consens à une condition, Pathfinder ; et c’est que vous me promettrez, sur l’honneur d’un éclaireur, de lui parler clairement et sans détour à la première occasion convenable.

– Je le ferai, sergent ; oui, je le ferai, pourvu que vous me promettiez de ne pas vous mêler de cette affaire. À cette condition, je vous promets, oui, je vous promets de demander à Mabel si elle veut m’épouser, quand même elle devrait me rire au nez en entendant cette question.

Le sergent Dunham fit volontiers la promesse qui lui était demandée ; car il s’était fortement pénétré de l’idée qu’un homme qu’il estimait et qu’il respectait tellement lui-même, ne pouvait manquer d’être agréable à sa fille. Il avait épousé une femme beaucoup plus jeune que lui, et la différence d’âge entre Mabel et le guide n’était rien à ses yeux. Mabel avait une éducation fort supérieure à la sienne, et il ne sentait pas la différence que cette circonstance mettait entre le père et la fille : car c’est un des traits les plus désagréables du commerce du savoir avec l’ignorance, du goût avec l’impéritie, de l’esprit cultivé avec le manque d’intelligence, que les qualités élevées sont souvent soumises au jugement de ceux qui sont hors d’état de les apprécier. Le sergent Dunham ne pouvait donc être un bon juge des sentiments de sa fille, ni former une conjecture très-probable sur la direction qu’ils prendraient, ce qui est souvent déterminé par l’impulsion et la passion plutôt que par la raison. Cependant le digne soldat ne se trompait pas autant qu’on pourrait le juger au premier aperçu, en calculant les chances qui pouvaient être favorables à Pathfinder. Connaissant toutes les qualités estimables de cet homme, sa fidélité, sa droiture, son dévouement, son courage, son désintéressement, il n’était nullement déraisonnable de supposer qu’un tel caractère produirait une impression favorable sur le cœur d’une femme, quand elle aurait eu le temps de bien l’apprécier ; mais son erreur avait été de croire que sa fille apprendrait, en quelque sorte, par intuition, tout ce que vingt ans de liaison lui avaient appris à lui-même.

Tandis que les deux amis descendaient la montagne pour se rendre sur les bords du lac, la conversation ne languit pas. Le sergent chercha toujours à convaincre le guide que sa méfiance de lui-même l’avait seule empêché d’obtenir un succès complet près de Mabel, et qu’il n’avait qu’à persévérer pour réussir. Mais Pathfinder était naturellement trop modeste, et il avait été trop complètement découragé dans sa dernière entrevue avec Mabel, quoiqu’elle y eût mis toute la délicatesse possible, pour croire tout ce que son compagnon lui disait. Cependant, le père employa tant d’arguments pour le persuader, qu’ils finirent par lui paraître plausibles ; et il trouvait si agréable de penser que Mabel pouvait encore être à lui, que le lecteur doit apprendre, sans trop de surprise, que cette enfant de la nature ne regarda plus la conduite récente de Mabel tout à fait sous le même jour qu’auparavant. Il est vrai qu’il ne croyait pas tout ce que le sergent lui disait, mais il commençait à penser que la timidité d’une jeune fille, et l’ignorance où elle pouvait être de ses propres sentiments, avaient pu porter Mabel à lui parler comme elle l’avait fait.

– Le quartier-maître n’est pas dans les bonnes grâces de Mabel, – dit Pathfinder en réponse à une remarque du sergent. – Elle ne le regardera jamais que comme un homme qui a déjà eu quatre ou cinq femmes.

– Ce qui est plus que sa part légitime. Un homme peut se marier deux fois sans blesser les bonnes mœurs et la décence, j’en conviens : mais quatre fois, c’est impardonnable.

– Je croirais même que se marier une seule fois est ce que maître Cap appelle une circonstance, – dit Pathfinder en riant à sa manière tranquille ; car son esprit avait déjà repris quelque chose de son élasticité.

– Oui, sans doute, mon ami, et si ce n’était pas Mabel qui doit être votre femme, je vous conseillerais de rester garçon. Mais la voici. Chut ! la discrétion est le mot d’ordre.

– Hélas ! sergent, je crains que vous ne fassiez encore une méprise !

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