CHAPITRE XXI.

« Chacun a reçu sa portion du soir, le fromage est dans sa forme, les terrines et les bols soigneusement échaudés sont rangés le long des murailles de la laiterie. »

COTTON.

En cheminant vers la hutte, il semblait étrange à Mabel Dunham que les autres fussent calmes, tandis qu’elle sentait comme une responsabilité de vie et de mort peser sur elle. Il est vrai qu’une légère méfiance des intentions de Rosée-de-Juin se mêlait à ses pressentiments ; mais lorsqu’elle se rappela l’affection et le naturel empreint dans toutes les manières de la jeune Indienne, toutes les preuves de bonne foi et de sincérité qu’elle avait vues dans sa conduite durant les rapports journaliers de leur voyage, elle rejeta cette idée avec la promptitude d’une âme généreuse qui se refuse à croire le mal. Elle vit cependant qu’elle ne pouvait pas mettre ses compagnons sur leurs gardes sans leur découvrir sa conférence secrète, et elle se trouva forcée d’agir avec une prudence et une réflexion qui lui étaient peu ordinaires, surtout dans des matières si importantes.

La femme du soldat reçut l’ordre de transporter les objets nécessaires dans le fort, et de ne s’en éloigner dans aucun moment de la journée. Mabel n’expliqua pas ses motifs ; elle dit seulement qu’en se promenant elle avait aperçu quelques indices qui lui faisaient craindre que l’ennemi ne connût mieux la position de l’île qu’on ne l’avait supposé auparavant, et qu’il serait bon qu’elles fussent au moins toutes deux à portée d’un asile au premier signal. Il n’était pas difficile d’exciter les craintes de Jenny, qui, quoique courageuse comme une vraie Écossaise, était assez disposée à prêter l’oreille à tout ce qui confirmait sa terreur des cruautés des Indiens. Aussitôt que Mabel vit que sa compagne était assez alarmée pour être prudente, elle lui insinua qu’il était inutile de faire connaître aux soldats l’étendue de leurs propres craintes. Elle se proposait d’éviter ainsi les discussions et les questions qui auraient pu l’embarrasser, et elle espérait pouvoir inspirer plus de circonspection à son oncle, au caporal et à ses soldats en s’y prenant d’une autre façon. Par malheur, l’armée de la Grande-Bretagne n’aurait pu fournir un personnage plus mal choisi, pour occuper le poste qu’il était alors chargé d’occuper, que le caporal Mac-Nab, auquel le commandement avait été laissé pendant l’absence du sergent Dunham. D’une part, il était courageux, actif, versé dans tous les détails d’une vie de soldat et endurci aux fatigues de la guerre ; de l’autre, il était arrogant dans ses rapports avec les habitants du pays, d’une excessive opiniâtreté sur tout ce qui rentrait dans les étroites limites de sa profession, très-disposé à considérer l’empire britannique comme le centre de toute excellence humaine, et l’Écosse comme le foyer, au moins, de l’excellence morale dans cet empire. En un mot, il offrait l’abrégé, quoique à un degré proportionné à son rang, de ces qualités, apanage ordinaire des serviteurs de la couronne qui sont envoyés dans les colonies, et qui s’estiment eux-mêmes en raison du mépris que leur inspirent les naturels du pays. On peut dire qu’à ses yeux l’Américain était un animal inférieur à la souche originelle, et qui avait sur le service militaire, en particulier, des idées irréfléchies et absurdes. Braddock lui-même n’était pas plus éloigné de suivre l’avis d’un provincial que son humble imitateur, et l’on savait qu’en plus d’une occasion il avait différé d’exécuter les ordres de deux ou trois de ses officiers, nés en Amérique, simplement pour cette raison ; prenant soin en même temps, avec la finesse d’un Écossais, de ne pas s’exposer au châtiment qu’une désobéissance positive lui eût fait encourir. Mabel ne pouvait donc rencontrer un individu moins propre à entrer dans ses vues, et cependant elle comprit qu’elle n’avait pas une minute à perdre pour mettre son plan à exécution.

– Mon père vous a laissé une grave responsabilité, caporal, – lui dit-elle aussitôt qu’elle put le trouver à quelque distance de ses soldats ; – car si l’île tombe entre les mains des ennemis, non-seulement nous serons pris, mais le détachement qui est maintenant en course sera probablement prisonnier aussi.

– Il n’est pas nécessaire d’être venu d’Écosse jusqu’ici pour comprendre ce qui résulterait d’un fait semblable, – répondit Mac-Nab d’un ton sec.

– Je ne doute pas que vous ne le compreniez aussi bien que moi, monsieur Mac-Nab ; mais je crains que vous autres, vétérans, habitués comme vous l’êtes aux dangers et aux combats, vous ne soyez un peu enclins à négliger quelques-unes des précautions qui peuvent être nécessaires dans une situation telle que la nôtre.

– On dit que l’Écosse n’est pas un pays conquis, jeune femme, mais je commence à penser qu’il peut y avoir quelque méprise, puisque nous, ses enfants, nous sommes si engourdis et si sujets à être surpris lorsque nous nous y attendons le moins.

– Non, mon bon ami, vous ne me comprenez pas. D’abord je ne parle pas du tout de l’Écosse, mais de cette île ; ensuite je suis bien éloignée de mettre en doute votre vigilance, lorsque vous croyez nécessaire de l’exercer ; mais ma crainte est qu’il n’existe un danger, que votre courage vous porte à mépriser.

– Mon courage, miss Dunham, est sans doute d’une qualité bien inférieure, n’étant rien autre chose qu’un courage écossais. Votre père est Yankee ; s’il était avec nous, nous verrions certainement des préparatifs très différents. Les temps sont venus où les étrangers ont des grades et portent la hallebarde et l’arme des sergents de l’armée anglaise dans les corps écossais, et je ne m’étonne pas que les batailles se perdent et que les campagnes soient désastreuses.

Mabel était presque découragée, mais l’impression des paroles de Rosée-de-Juin était encore trop vive pour lui permettre de quitter la partie. Elle changea seulement le mode d’attaque, s’attachant encore à l’espoir d’attirer tous ses compagnons dans le fort sans être forcée de découvrir la source des renseignements qui lui faisaient sentir le besoin d’être sur ses gardes.

– J’ose dire que vous avez raison, caporal Mac-Nab, – observa-t-elle, – car j’ai souvent entendu parler des héros de votre pays qui sont placés au premier rang parmi ceux du monde civilisé, si ce qu’on m’a raconté d’eux est vrai.

– Avez-vous lu l’histoire d’Écosse, miss Dunham ? – demanda le caporal, en regardant pour la première fois sa jolie interlocutrice avec un mouvement des lèvres qui était presque un sourire sur son visage dur et repoussant.

– J’en ai lu quelque chose, caporal, mais j’en ai entendu dire bien davantage. La dame qui m’a élevée avait du sang écossais dans les veines, et ce sujet d’entretien lui plaisait.

– Sans doute le sergent n’a pas pris la peine de s’occuper du renom de la contrée où son régiment a été élevé ?

– Mon père a à penser à d’autres choses. Le peu que j’ai appris m’a été enseigné par la dame dont je viens de parler.

– Elle n’a pas oublié de vous parler de Wallace ?

– J’ai même lu beaucoup de détails de sa vie.

– Elle vous a parlé de Bruce, de l’affaire de Bannok-Burn ?

– Certainement, aussi bien que de celle de Culloden-Muir. – La dernière de ces batailles était alors un fait récent ; c’était un des souvenirs de notre héroïne, qui n’en conservait cependant qu’une idée si confuse, qu’elle appréciait à peine l’effet que son allusion pouvait produire sur son compagnon. Elle savait que c’était une victoire, et elle avait souvent entendu les hôtes de sa protectrice en parler avec l’accent du triomphe ; elle se figura que ce sentiment trouverait un écho sympathique dans tous les soldats de la Grande-Bretagne. Par malheur Mac-Nab était, dans cette journée, du côté du prétendant, et une profonde cicatrice qui sillonnait son visage était l’œuvre du sabre d’un soldat allemand au service de la maison de Hanovre. Il crut, en écoutant Mabel, que sa blessure saignait de nouveau ; et il est certain qu’à voir la rapidité avec laquelle son sang reflua sur ses joues on aurait pu penser qu’il voulait s’ouvrir un passage par la cicatrice.

– Assez, assez ! – s’écria-t-il ; – laissez votre Culloden et votre Sherrif-Muir, jeune femme ; vous ne comprenez nullement ce sujet, et vous ferez preuve non-seulement de sagesse mais de modestie en parlant de votre propre pays et de ses nombreux défauts ! Le roi George a sans doute quelques sujets loyaux dans les colonies, mais il se passera longtemps avant qu’il en voie ou qu’il en entende sortir quelque chose de bon.

La chaleur du caporal étonna Mabel, car elle ne soupçonnait pas le moins du monde ce qui l’avait blessé, mais elle était déterminée à ne pas battre en retraite.

– J’ai toujours entendu dire, – reprit-elle, – que les Écossais possèdent surtout deux excellentes qualités pour les soldats, le courage et la circonspection ; et je suis persuadée que le caporal Mac-Nab soutiendra la réputation nationale.

– Interrogez votre père, miss Dunham ; il connaît le caporal Mac-Nab, et il ne refusera pas de vous instruire de ses défauts. Nous nous sommes trouvés ensemble sur le champ de bataille, il est mon officier supérieur et il a le droit de juger la conduite de ses subordonnés.

– Mon père a une très-bonne opinion de vous, Mac-Nab, sinon il ne vous aurait pas confié l’île et tout ce qu’elle contient, y compris sa propre fille. Je sais entre autres choses qu’il compte beaucoup sur votre prudence ; il espère que le fort, en particulier, sera soigneusement gardé.

– S’il désire défendre l’honneur du 55e derrière des planches, il aurait dû rester et commander lui-même. Car, pour parler franchement, il répugne au sang et aux opinions d’un Écossais de se retirer avant même d’être attaqué. Nous sommes des hommes d’épée et nous aimons à nous mesurer en face avec l’ennemi. Cette méthode américaine de combats qui prend si bien faveur, détruira la réputation des armées de Sa Majesté, si elle n’en détruit pas le courage.

– Un bon soldat ne dédaigne pas les précautions. Le major Duncan lui-même, que nul ne surpasse en bravoure, est renommé pour le soin qu’il prend de ses hommes.

– Lundie a son faible, et il a promptement oublié nos claymores et nos bruyères pour songer aux bois et aux fusils. Mais, miss Dunham, croyez la parole d’un vieux soldat qui a vu sa cinquante-cinquième année, quand il vous dit qu’il n’y a pas de plus sûre manière d’encourager l’ennemi que d’avoir l’air de le craindre, et qu’il n’y a pas un danger dans cette guerre indienne que vos Américains n’aient exagéré et amplifié si bien qu’ils voient un sauvage derrière chaque buisson. Nous autres enfants de l’Écosse, habitués à un pays découvert, nous n’avons nul besoin de nous mettre à l’abri, et vous verrez, miss Dunham…

Le caporal sauta en l’air, tomba la face contre terre et roula sur le dos. Le tout se passa d’une manière si soudaine que Mabel avait à peine entendu le sifflement de la balle lorsqu’elle le vit tomber. Notre héroïne ne jeta pas un cri, ne trembla pas. – Cette catastrophe était trop effrayante, trop subite, trop inattendue pour permettre un tel signe de faiblesse. Par une impulsion naturelle elle s’élança au contraire pour secourir son compagnon. Mac-Nab conservait encore assez de vie pour laisser voir qu’il comprenait parfaitement ce qui était arrivé. Son visage avait l’expression farouche d’un homme que la mort a surpris, et Mabel, lorsqu’elle y réfléchit avec plus de sang-froid, se figura qu’il avait montré le repentir tardif d’un pécheur endurci.

– Allez dans le fort le plus vite possible, – dit Mac-Nab d’une voix faible, quand Mabel se pencha pour recueillir ses dernières paroles.

Notre héroïne apprécia alors sa situation et comprit qu’il était urgent d’agir. Elle jeta un regard rapide sur le corps qui était à ses pieds, vit qu’il avait cessé de respirer et s’enfuit. En peu de minutes elle atteignit le fort, déjà elle touchait la porte, lorsqu’elle fut tout à coup fermée avec violence par Jenny qui, dans son aveugle terreur, ne songeait qu’à sa propre sûreté. Cinq ou six coups de feu retentirent, tandis que Mabel demandait à entrer à grands cris. L’accroissement de frayeur qu’ils causèrent empêcha la femme du soldat de tirer les verrous avec la même promptitude qu’elle avait mise à les fermer. Après une minute de délai cependant, Mabel commença à sentir que la porte cédait peu à peu, et elle s’insinua à travers l’ouverture dès qu’elle fut suffisante pour sa forme délicate. – Pendant ce temps les battements du cœur de Mabel s’étaient ralentis, et elle retrouva assez de présence d’esprit pour agir avec réflexion. Au lieu de céder aux efforts presque convulsifs de sa compagne pour refermer la porte, elle la tint ouverte le temps nécessaire pour s’assurer qu’aucun des leurs n’était à portée du fort, et ne pouvait y chercher un refuge. Elle permit alors qu’elle la fermât, et donna des instructions avec calme et prudence. Une seule barre fut posée, et Jenny fut mise en sentinelle pour la lever à la première demande d’un ami. Elle monta ensuite dans la pièce située à l’étage supérieur, d’où, par une meurtrière, elle pouvait voir l’île entière aussi bien que le bois le permettait. Ayant recommandé à sa compagne de dangers le calme et la fermeté, elle fit l’examen des environs aussi exactement que la situation le permettait.

À sa grande surprise, Mabel n’aperçut pas d’abord un seul être vivant dans l’île, ami ou ennemi. Ni Français ni Indien n’était visible, quoiqu’un petit nuage blanc qui flottait sous le vent lui indiquât de quel côté elle devait les chercher. Les coups de feu étaient partis du côté de l’île d’où Rosée-de-Juin était venue ; mais Mabel ignorait si l’ennemi était encore dans cette île, ou s’il avait débarqué dans celle du Poste. Passant à la meurtrière qui dominait le terrain où Mac-Nab gisait, son sang se glaça en voyant les trois soldats étendus près de lui. Ces hommes étaient accourus à la première alarme, et avaient été frappés presque successivement par l’invisible ennemi que le caporal avait affecté de mépriser.

On n’apercevait ni Cap ni le lieutenant Muir. Le cœur de Mabel palpitait, tandis qu’elle examinait chaque percée entre les arbres, et elle monta même au dernier étage du fort d’où l’on voyait toute l’île autant que les arbres le permettaient, mais sans plus de succès. Elle s’était attendue à voir le corps de son oncle couché sur l’herbe comme ceux des soldats, mais elle ne l’apercevait nulle part. Tournant les yeux vers l’endroit où l’on avait laissé la barque, Mabel vit qu’elle était encore amarrée à la côte, et elle supposa alors qu’un accident imprévu avait empêché Muir d’effectuer sa retraite de ce côté. Le calme de la tombe, en un mot, régnait dans l’île, et les corps des soldats rendaient la scène aussi effrayante qu’elle était étrange.

– Pour l’amour de Dieu, miss Mabel ! – s’écria la femme sans quitter son poste, car, quoique ses craintes fussent arrivées à un point qui ne lui permettait plus de garder le silence, la supériorité personnelle de notre héroïne plus encore que le grade de son père, influait sur ses expressions ; – Pour son saint amour, miss Mabel, dites-moi si nos amis sont encore vivants. Je crois entendre des gémissements qui deviennent de plus en plus faibles, et je crains qu’ils ne soient tous massacrés !

Mabel se rappela alors que l’un des soldats était le mari de cette femme, et elle trembla à l’idée de ce qui pouvait arriver, si elle apprenait un tel malheur sans y être préparée. Les plaintes lui donnaient aussi un peu d’espoir, quoiqu’elle craignît qu’ils ne fussent la voix de son oncle qui pouvait être blessé sans qu’elle l’aperçût.

– Nous sommes entre ses mains divines, Jenny, – répondit-elle ; il faut nous confier à sa Providence, sans négliger aucun des moyens qu’elle nous offre de nous protéger nous-mêmes. Veillez bien sur la porte, et ne l’ouvrez sous aucun prétexte sans ma permission.

– Oh ! dites-moi, miss Mabel, si vous pouvez voir Sandy quelque part. Si je pouvais seulement lui faire savoir que je suis en santé, le brave homme, libre ou prisonnier, aurait l’esprit plus tranquille.

Sandy était le mari de Jenny, et il était couché sans vie en face de la meurtrière par laquelle notre héroïne regardait alors.

– Vous ne me dites pas si vous voyez Sandy, – répéta la pauvre femme, impatientée du silence de Mabel.

– Quelques-uns des nôtres sont autour du corps de Mac-Nab, répondit celle-ci ; car un mensonge positif lui eût semblé un sacrilège, dans la terrible situation où elle se trouvait.

– Sandy est-il du nombre ? – demanda la femme d’une voix effrayante par son âpreté et son énergie.

– Il peut en être certainement, car j’en vois un, deux, trois, quatre, et tous portent l’habit rouge du régiment.

– Sandy ! – cria Jenny avec une sorte de frénésie, – pourquoi ne prenez-vous pas soin de votre vie ? Venez ici sur-le-champ, et partagez le sort de votre femme, en bien comme en mal. Ce n’est pas le moment de penser à votre sotte discipline et à vos vaines idées de point d’honneur ! Sandy ! Sandy !

Mabel entendit la barre tomber et la porte crier sur ses gonds. L’attente, pour ne pas dire la terreur, la retint à sa place. Elle vit bientôt Jenny courant à travers les buissons, du côté où les morts étaient étendus ; il ne lui fallut qu’un instant pour atteindre le lieu fatal. Le choc fut si violent et si inattendu, que dans son trouble elle ne parut pas en avoir compris toute l’horreur. Une étrange idée s’offrit à son esprit, elle se figura que ces hommes se jouaient de ses craintes. Saisissant la main de son mari qui était encore tiède, elle crut voir un sourire moqueur entrouvrir ses lèvres.

– Pourquoi risquer ainsi votre vie, Sandy ? – cria-t-elle en le tirant par le bras ; – vous serez tous assommés par ces maudits Indiens, si vous ne venez pas dans le fort, comme de bons soldats ; allons, allons, ne perdons pas des moments si précieux.

Faisant un effort désespéré, Jenny tira le corps de son mari d’une manière qui lui permit d’en voir entièrement le visage : une petite ouverture à la tempe, par où la balle était entrée, et quelques gouttes de sang coulant sur la peau, lui révélèrent alors la cause du silence de son mari. Lorsque l’affreuse vérité se présenta ainsi à son esprit, la femme joignit les mains, poussa un cri qui retentit dans les vallons des îles voisines, et tomba sur le corps inanimé de son mari. Ce cri, quelque déchirant, quelque effrayant qu’il fût, était une mélodie, comparé à celui qui le suivit avec une telle rapidité que les sons se confondirent. Le terrible cri de guerre s’éleva sur tous les points de l’île, et une vingtaine de sauvages que la peinture de leur corps et les autres inventions de l’esprit indien rendaient horribles à voir, s’élancèrent des bois, brûlant de s’emparer des chevelures tant désirées ; Arrowhead était à leur tête, et ce fut son tomahawk qui brisa la tête de Jenny toujours évanouie, et deux minutes ne s’étaient pas écoulées depuis qu’elle avait quitté le fort, que sa chevelure fumante était suspendue en trophée à la ceinture du chef sauvage. Les autres déployaient la même activité ; Mac-Nab et ses soldats cessèrent d’offrir la tranquille apparence d’hommes endormis, on laissa baignés dans leur sang leurs cadavres mutilés. Tout ceci se passa en moins de temps qu’il n’en faut pour l’écrire, et les yeux de Mabel furent témoins de cette scène ; elle était restée immobile, contemplant cet horrible spectacle, comme si un charme l’avait retenue à sa place, sans que l’idée de son propre danger se présentât une seule fois à sa pensée. Mais elle ne vit pas plus tôt l’endroit où les hommes étaient tombés, couvert de sauvages se réjouissant du succès de leur embuscade, qu’elle se rappela que Jenny avait laissé la porte du fort ouverte sans être barrée. Son cœur palpita avec violence, car c’était le seul obstacle qui existât entre elle et une mort immédiate ; elle s’élança sur l’escalier avec l’intention de descendre pour s’enfermer ; son pied n’avait pas encore atteint le palier du second étage lorsqu’elle entendit la porte s’ouvrir, et elle se crut perdue sans ressources. Tombant à genoux, la jeune fille épouvantée, mais courageuse, s’efforça de se préparer à la mort et d’élever ses pensées vers Dieu. L’instinct de la conservation était néanmoins trop fort pour lui permettre de prier, et tandis que ses lèvres remuaient, toutes ses facultés étaient tendues vers le moindre bruit venant d’en-bas. Lorsqu’elle entendit les barres, retenues sur des pivots fixés au centre de la porte, retourner à leurs places, non pas une seule, ainsi qu’elle-même l’avait ordonné dans le but de recevoir son oncle s’il se présentait, mais toutes les trois, elle se releva, toutes les pensées du ciel disparaissant devant l’intérêt de sa position actuelle, et il semblait que tous ses sens étaient absorbés dans celui de l’ouïe.

Au milieu d’une semblable anxiété, l’esprit est actif. Mabel s’imagina d’abord que son oncle était entré dans le fort, et elle était au moment de descendre et de se jeter dans ses bras, quand l’idée que ce pouvait être un Iroquois qui avait fermé la porte pour empêcher les autres d’entrer, tandis qu’il pillerait à loisir, l’arrêta tout à coup. La profonde tranquillité qui existait au-dessous d’elle ne ressemblait guère aux brusques mouvements de Cap, et paraissait plutôt l’effet de la ruse d’un ennemi. Si c’était un ami, ce ne pouvait être que son oncle ou le quartier-maître ; car notre héroïne avait alors l’affreuse conviction que ces deux hommes et elle-même composaient toute la troupe, si même les deux derniers existaient encore. Cette pensée tint Mabel en échec, et pendant plus de deux minutes le silence de la mort régna dans le bâtiment. Pendant tout ce temps, Mabel était au haut de l’échelle, appuyée sur la trappe conduisant à l’étage inférieur. Ses yeux restaient fixés sur cet endroit ; car elle s’attendait à voir paraître à chaque instant l’horrible figure d’un sauvage ; sa frayeur acquit bientôt un tel degré d’intensité qu’elle regarda autour d’elle pour chercher un refuge ; tout ce qui retardait une catastrophe qu’elle croyait inévitable était une espèce de soulagement à son angoisse. La pièce contenait plusieurs tonneaux ; deux parurent à Mabel placés d’une manière plus favorable, elle s’accroupit derrière, appliquant son œil à un intervalle par lequel elle pouvait encore surveiller la trappe. Elle fit un nouvel effort pour prier ; mais le moment était, trop horrible pour que sa pensée pût s’élever vers le ciel. Il lui sembla distinguer un sourd frémissement, comme si l’on montait l’échelle du premier étage avec des précautions si grandes qu’elles se trahissaient par leur propre excès. Puis elle entendit un craquement qui provenait d’une des marches de l’escalier : elle ne pouvait s’y méprendre, son poids, quoique si léger, ayant occasionné le même bruit lorsqu’elle était montée. Cet instant était un de ceux qui renferment les sensations de plusieurs années d’une existence ordinaire : vie, mort, éternité, douleurs corporelles, étaient devant elle, terribles conséquences des événements d’une seule journée. On aurait pu la prendre pour une belle et pâle image d’elle-même, privée à la fois de mouvement et de vie ; mais, malgré cette apparence de mort, on n’eût pu trouver dans la courte carrière de Mabel une seule minute où la perception de ses sens eût été plus rapide et sa sensibilité plus exquise. Rien cependant ne paraissait encore ; mais ses oreilles, que l’intensité de l’émotion rendait d’une finesse extrême, l’assuraient qu’un être vivant n’était plus qu’à quelques pouces au-dessous de l’ouverture du plancher ; puis vint le témoignage de ses yeux, qui virent la peau rouge et les traits d’un Indien s’élevant si lentement au-dessus de la trappe, que les mouvements de la tête pouvaient être comparés à ceux de l’aiguille à minutes d’une pendule ; et enfin la face cuivrée se montra en entier. Il est rare que le visage humain paraisse à son avantage lorsqu’il est caché en partie, et l’imagination de Mabel lui persuadait qu’elle voyait quelque chose d’horrible à mesure que la physionomie sauvage se révélait peu à peu ; mais lorsque la figure se découvrit tout entière, un second et un plus sûr regard convainquit notre héroïne qu’elle voyait le doux, l’inquiet et même le beau visage de Rosée-de-Juin.

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