CHAPITRE XVI

Partons, partons ! la couvée a pris son vol ; lâchez les chiens et faites lancer les faucons, je vais m’occuper activement de la poursuite, et ne plus perdre mon temps dans un repos paresseux.

Borroughcliffe passa le reste de la nuit dans le sommeil pesant qui suit l’ivresse, et il ne s’éveilla que lorsque son domestique entra dans sa chambre. Le bruit du tambour fut le premier son qu’il entendit en ouvrant sa paupière. Il se mit sur son séant, se frotta les yeux suivant sa coutume, se tourna brusquement vers son domestique, et lui dit avec un ton d’humeur qui semblait vouloir le rendre responsable d’une faute qu’il n’avait pas commise :

– Que signifie cela, drôle ? N’avais-je pas dit au sergent Drill que je ne voulais pas qu’une baguette touchât la peau d’un tambour tant que nous serions sous le toit hospitalier de ce bon vieux colonel ? Méprise-t-il mes ordres ? ou pense-t-il que le roulement d’un tambour répété par les échos du labyrinthe des corridors de cette vieille maison soit une mélodie agréable pour troubler le sommeil de ceux qui l’habitent ?

– Je crois, Monsieur, que c’est le colonel Howard lui-même qui a désiré que le sergent fît ce matin l’appel de la troupe au son du tambour.

– Diable ! son oreille aime donc encore à entendre de temps en temps les sons qui lui étaient familiers autrefois ? Mais est-ce qu’on passe en revue les bestiaux de la ferme comme mes soldats ? J’entends des piétinements dans la cour, comme si cette vieille abbaye était une seconde arche de Noé, et que toutes les bêtes des champs vinssent y chercher un asile.

– Ce n’est qu’un détachement de dragons qui entre dans la cour, Monsieur ; et le colonel s’y est rendu pour les recevoir.

– Dans la cour ! un détachement de dragons ! de la cavalerie légère ! Est-ce que le vieux fou s’imagine que vingt gaillards comme les miens ne suffisent pas pour défendre contre les esprits et les bouffées du vent du nord-est un nid à corbeaux comme cette vieille abbaye ? Nous faut-il un renfort de troupes à cheval ? Hum ! je suppose que quelques uns de ces messieurs en bottes ont entendu parler du vieux madère de la Caroline.

– Oh ! non, Monsieur ! c’est un détachement que M. Dillon est allé chercher hier soir, après que vous avez jugé à propos de faire mettre aux fers les trois pirates.

– Trois pirates aux fers ! s’écria le capitaine en se frottant encore les yeux, mais d’une manière plus réfléchie. Ah ! je me souviens que j’ai fait mettre au cachot, ou je ne sais où, trois drôles qui avaient l’air suspect. Mais qu’est-ce que M. Dillon ou ces dragons ont à faire avec eux ?

– C’est ce que j’ignore, Monsieur ; mais il paraît qu’on les soupçonne d’être des conspirateurs ou des rebelles des colonies. Les uns disent que ce sont des officiers-généraux déguisés, et que le général Washington est un d’eux ; les autres prétendent que ce sont seulement trois membres du parlement yankie, qui sont venus en Angleterre pour en apprendre les coutumes, afin de s’y conformer.

– Washington !… des membres du congrès !… Allez, fou que vous êtes, allez voir de combien d’hommes est composé ce détachement, et venez m’en rendre compte. Un instant ! mettez mes habits à ma portée ! Partez maintenant, et si l’officier qui commande ces dragons venait à me demander, faites-lui mes compliments et dites-lui que je vais descendre.

Lorsque le domestique fut parti, le capitaine, tout en faisant sa toilette, prononça à diverses reprises le monologue suivant :

– Je gagerais ma commission contre une demi-paie d’enseigne que quelqu’un de ces paresseux à qui il faut un quadrupède pour les porter, a entendu parler du vin de la Caroline. Mais je crois qu’il faut que je mette une annonce dans la gazette de Londres, pour demander raison de sa conduite à ce capitaine amphibie. Si c’est un homme de cœur, il ne se cachera pas sous son incognito, et il me donnera un rendez-vous. Si cette mesure ne me réussit pas, morbleu ! je me rendrai à Yarmouth, et je ferai payer tout au premier de cette race de métis qui me tombera sous la main. Par la mort ! jamais un homme comme il faut, jamais un militaire n’ont été insultés de cette manière. Si je savais seulement son nom ! Que cette histoire vienne à s’ébruiter, je deviendrai le plastron des railleries de tous mes camarades, jusqu’à ce qu’ils trouvent à s’amuser aux dépens d’un plus grand fou que moi. Il me faudrait au moins six duels pour les faire taire. Mais non, non ; je ne veux pas qu’il se brûle une amorce dans mon régiment pour cette affaire : j’en ferai payer les frais à quelque officier aquatique. Cela n’est que juste et raisonnable. Et ce Peters ! si le coquin s’avise de dire un seul mot de la manière dont il s’est laissé battre avec son propre mousquet… Je ne puis le faire passer par les verges pour cela ; mais si je ne m’en dédommage pas la première fois qu’il m’en fournira l’occasion, je n’entends rien à la manière dont on balance les comptes dans un régiment.

Lorsqu’il eut terminé ce soliloque, qui peut donner une idée assez juste du cours que prenaient ses pensées, l’officier de recrutement ayant achevé sa toilette, se disposa à aller joindre les nouveaux venus, comme il croyait que son devoir l’exigeait. En arrivant dans la cour, il rencontra son hôte qui était en conversation assez animée avec un jeune officier de cavalerie ; le colonel l’interrompit pourtant pour s’adresser à Borroughcliffe.

– Bonjour, mon digne gardien, mon brave protecteur. J’ai de belles nouvelles à faire entendre à votre loyauté. Il paraît que nos prisonniers sont des gens déguisés, des ennemis du roi ; et le cornette Fitzgerald… Capitaine Borroughcliffe, permettez-moi de vous présenter M. Fitzgerald, cornette de dragons dans la cavalerie légère.

Les deux officiers se saluèrent, et le vieillard continua.

– M. Fitzgerald a eu la bonté d’amener ici un détachement de sa troupe pour conduire ces coquins sous bonne et sûre garde, soit à Londres, soit en toute autre ville, où ils trouveront assez de braves et loyaux officiers pour former une cour martiale qui ordonnera leur exécution comme espions. Mon digne parent Kit Dillon a reconnu d’un seul coup d’œil qui ils étaient ; tandis que vous et moi, comme deux vrais enfants, nous ne pensions qu’à les enrôler pour le service du roi. Mais Christophe a des yeux et une tête comme peu de gens peuvent se vanter d’en posséder, et je voudrais qu’il pût recevoir ce qui lui est dû au barreau d’Angleterre.

– C’est ce qui est à désirer, Monsieur, répondit Borroughcliffe avec un air grave, qu’il devait partie aux efforts qu’il faisait pour donner de l’effet à ce sarcasme, partie au souvenir de ce qui s’était passé la nuit précédente. Mais quelle raison a eue M. Christophe Dillon pour croire que ces trois marins ne sont pas ce qu’ils paraissent ?

– Je n’en sais rien, mais je garantirais sur ma vie qu’il en a eu de bonnes et valables. Christophe est un homme à trouver des raisons pour tout ; car vous savez que c’est la pierre fondamentale de sa profession, et il sait les déduire en lieu convenable. Mais vous savez, Messieurs, qu’il arrive souvent que les membres du barreau ne peuvent avoir la bouche franche et ouverte du soldat sans mettre en danger la cause dont ils sont chargés. Oui, oui, fiez-vous-en à moi ; Kit a eu de bonnes raisons, et il les fera connaître en temps et lieu.

– J’espère donc que vous reconnaîtrez qu’ils ont été bien gardés, colonel. Je crois que vous m’avez dit que les fenêtres étaient trop élevées pour qu’elles pussent servir à leur évasion ; c’est pourquoi je n’ai pas placé de sentinelle sous les croisées, à l’extérieur du bâtiment.

– Ne craignez rien, mon digne ami, s’écria le colonel ; à moins que vos gens ne se soient endormis à leur poste, je vous réponds que les coquins sont en sûreté. Mais comme il sera nécessaire de les emmener promptement, avant que l’autorité civile mette la main sur eux, rendons-nous dans le corps de bâtiment qui est sur le derrière, et tirons ces chiens de leur chenil. Une partie du détachement de cavalerie se chargera de les escorter pendant que nous déjeunerons. Il ne serait pas prudent de laisser les autorités civiles s’emparer de cette affaire, car il est rare qu’elles se fassent une juste idée du crime dont il s’agit.

– Pardon, Monsieur, dit le jeune officier de cavalerie, mais, d’après ce que m’avait dit M. Dillon, je m’imaginais que nous trouverions un parti ennemi, et j’espérais avoir à remplir un devoir moins désagréable que les fonctions de constable. D’ailleurs, Monsieur, d’après les lois de ce royaume, tout accusé doit être jugé par ses pairs, et je ne me permettrais pas de conduire ces gens en prison avant de les avoir fait comparaître devant un magistrat.

– Ce que vous dites ne s’applique qu’à des sujets loyaux et fidèles, répliqua le colonel et en ce qui les concerne, vous avez raison sans contredit ; mais le même privilège n’est pas accordé à des ennemis, à des traîtres.

– Il faut d’abord qu’il soit prouvé qu’ils le sont, répondit le jeune cornette d’un ton positif (car il parlait avec d’autant plus de confiance qu’il n’avait abandonné l’étude du droit que l’année précédente) ; ce n’est qu’alors qu’ils pourront être traités et punis comme ils le méritent. Quant à moi, si je me charge de vos prisonniers, ce ne sera que pour les conduire en sûreté devant l’autorité civile.

– Allons d’abord les chercher, s’écria Borroughcliffe, pour terminer une discussion qui paraissait s’échauffer et dont il connaissait l’inutilité. Peut-être consentiront-ils paisiblement à s’enrôler sous les bannières de notre souverain, et alors il ne faudra plus d’autre intervention que celle d’une discipline salutaire.

– S’ils sont d’une classe qui rende ce dénouement probable dit Fitzgerald, je serai très-charmé que l’affaire se termine ainsi. J’espère pourtant que le capitaine Borroughcliffe aura quelque égard à la démarche que vient de faire notre régiment. Il s’en faut de beaucoup que notre escadron soit au complet.

– Nous nous entendrons facilement, répondit Borroughcliffe, chacun de nous en prendra un, et une guinée jetée en l’air décidera à qui appartiendra le troisième. Allons, Drill ! sergent ! représentez-nous vos prisonniers, et relevez votre sentinelle.

– Je ne doute pas de la pénétration du capitaine Borroughcliffe, dit le colonel ; mais je tiens de M. Christophe Dillon qu’il y a de bonnes raisons pour croire qu’un de ces hommes au moins est d’une classe fort au-dessus de celle de simple soldat ; et dans ce cas, tous vos plans sont brisés comme du verre.

– Et pour qui donc le prend-il ? demanda Borroughcliffe ; est-ce un Bourbon déguisé ? est-ce un secret représentant du congrès des rebelles ?

– Il ne m’en a pas dit davantage. Kit sait tenir sa bouche close quand dame justice va prendre ses balances. Il y a des gens qu’on reconnaît sur-le-champ comme étant nés pour être soldats, par exemple, le comte Cornwallis, qui tient si vaillamment tête aux révoltés dans les deux Carolines ; d’autres paraissent avoir été formés par la nature pour être des saints sur la terre, comme Leurs Grâces les archevêques d’York et de Cantorbery. Enfin il est une autre classe dont on pourrait dire qu’ils ne voient rien qu’avec des yeux pénétrants, impartiaux et désintéressés, de laquelle classe font partie le président lord Mansfield et mon parent Kit Dillon. Je me flatte, Messieurs, que, lorsque les armes royales auront étouffé cette rébellion, les ministres de Sa Majesté reconnaîtront qu’il convient d’étendre jusque dans les colonies la dignité de la pairie, comme un moyen de récompenser la loyauté pour le passé, et comme une mesure politique pour prévenir tout germe de mécontentement à l’avenir ; et dans ce cas, j’espère voir mon parent décoré du manteau de pair, bordé de l’hermine de la justice.

– Vos espérances sont très-raisonnables, mon cher Monsieur, dit Borroughcliffe ; et je ne doute pas que votre parent ne devienne un jour (ce qu’il n’est pas encore malgré tout son mérite) très-honorable . Prenez donc courage, Monsieur ; je le connais assez pour ne pas douter que la loi ne lui rende justice en temps convenable, et que nous ne le voyions revêtu d’une dignité telle qu’elle serve de point de mire à tous ceux qui aspireraient à une pareille élévation en ce monde, quoique je ne sache trop sous quel titre il sera alors connu.

Le colonel était trop plein de sa manière d’envisager les choses en général et M. Christophe Dillon en particulier, pour faire attention aux regards malins que les deux officiers se jetaient mutuellement pendant que le capitaine parlait ainsi, et il lui répondit avec la plus grande simplicité de cœur :

– J’ai fait beaucoup de réflexions sur ce sujet, et enfin je suis venu à penser que, comme il possède une petite propriété sur les bords de cette rivière, il pourrait prendre pour premier titre celui de baron de Pedie.

– Baron ! répéta Borroughcliffe ; j’espère que les nouveaux nobles d’un nouveau monde auront assez de bon sens pour dédaigner les titres rebattus d’un univers suranné. Fi de toutes les baronnies, mon cher hôte, et envoyez au diable tous les comtés et tous les duchés ! L’immortel Locke s’est disloqué l’esprit pour vous fournir des titres convenables à votre condition et à la nature de votre pays. Mais je vois arriver le cacique de Pedie en propre personne.

Tandis que Borroughcliffe parlait ainsi, ils montaient l’escalier de pierre qui conduisait aux étages supérieurs de ce corps de logis où l’on supposait que les trois prisonniers étaient encore enfermés ; et au même instant on vit Dillon s’avancer avec l’air sombre et de mauvaise humeur qui lui était ordinaire, mais tempéré cependant par une expression malicieuse qui annonçait un triomphe secret. Comme il s’était passé quelques heures depuis le départ des prisonniers, Peters était de nouveau en faction devant leurs portes, et comme il savait parfaitement qu’il n’avait pas besoin d’exercer une grande surveillance, il avait cherché à s’indemniser de l’interruption qu’avait subie son sommeil pendant la nuit, et en se plaçant le plus commodément possible, assis par terre, le dos appuyé contre la muraille, et son fusil étendu sur ses genoux. Le bruit des pas qui se faisaient entendre sur l’escalier le tira pourtant du demi-repos qu’il goûtait, et il se leva à temps pour ramasser son mousquet lorsque son capitaine, qui marchait à l’avant-garde, entra dans le corridor.

– Eh bien ! drôle ! s’écria Borroughcliffe à haute voix, que font vos prisonniers ?

– Je crois qu’ils dorment, mon capitaine ; car je n’ai pas entendu le moindre bruit dans leurs chambres depuis que j’ai relevé la sentinelle qui m’a précédé.

– C’est qu’ils sont fatigués, et ils ont raison de dormir puisqu’ils le peuvent. Mais allons donc, drôle ! portez les armes, redressez-vous, et ne marchez pas comme un caporal de milice. Songez que voilà un officier de cavalerie qui arrive ; voulez-vous déshonorer votre régiment ? Rabattez-moi ces épaules.

– Ah ! mon capitaine, Dieu sait si je pourrai jamais les redresser !

– Paix ! voici pour acheter un second emplâtre, dit Borroughcliffe en lui glissant une pièce d’argent dans la main ; et songez que vous ne savez rien que votre devoir.

– Qui est, mon capitaine ?…

– De songer à ce que je vous dis, et de vous taire. Mais voici le sergent qui va vous relever de faction.

Le reste de la compagnie s’était arrêté à l’autre bout de la galerie pour laisser passer quelques soldats à la tête desquels marchait le sergent. Tous s’avancèrent ensuite vers les chambres qui avaient servi de prison. La sentinelle fut relevée de son poste avec toutes les formes d’usage ; et Dillon, plaçant alors la main sur une des portes, dit en ricanant :

– Ouvrez-nous d’abord cette porte, monsieur le sergent c’est dans cette cage qu’est enfermé l’oiseau dont nous avons besoin.

– Doucement, doucement ! milord président, très-noble et très-puissant cacique, dit Borroughcliffe ; le moment n’est pas encore venu où vous aurez à installer un jury de gros et gras paysans ; quant à présent, mes soldats n’ont d’ordres à recevoir que de moi.

– Le reproche est un peu dur, capitaine, il faut que j’en convienne, dit le colonel ; mais je le pardonne, parce qu’il est fondé sur la discipline militaire. Oui, Kit, tel est l’usage des corps, et il faut s’y conformer. Mais prenez patience, le temps viendra où vous tiendrez les balances de la justice, et où vous pourrez vous livrer à tout votre zèle en prononçant des sentences loyales contre plus d’un traître. Morbleu ! je crois que je pourrais les exécuter de mes propres mains !

– Je puis réprimer mon impatience, Monsieur, répondit Christophe avec un sang froid mêlé d’une douceur hypocrite, malgré la joie farouche qui brillait dans ses yeux ; et je demande pardon au capitaine Borroughcliffe si le désir de rendre l’autorité civile supérieure au pouvoir militaire m’a fait empiéter sur ses droits.

– Vous l’entendez ! Borroughcliffe, s’écria le colonel d’un ton de triomphe. Je vous dis qu’il est guidé par un instinct infaillible en tout ce qui concerne les lois et la justice. Je regarde comme impossible qu’un homme doué d’un tel discernement devienne jamais un sujet déloyal. Mais notre déjeuner nous attend ; M. Fitzgerald a fait une longue course par une matinée froide ; hâtons nous de finir cette besogne.

Borroughcliffe fit signe au sergent d’ouvrir la porte, et toute la compagnie entra dans la chambre.

– Votre prisonnier s’est évadé ! s’écria le jeune cornette, qui n’eut besoin que d’un instant pour s’assurer du fait.

– Non ! non ! impossible ! il n’en est rien ! s’écria Dillon, frémissant de rage. Et après avoir lancé des regards furieux de tous côtés dans l’appartement, il s’écria avec un nouvel accent de colère : – Il y a eu ici trahison ! trahison infâme contre le roi !

– Et qui en est coupable, monsieur Christophe Dillon ? demanda le capitaine Borroughcliffe en serrant les dents et en fronçant les sourcils. Oseriez-vous, quelqu’un oserait-il accuser de trahison un seul individu appartenant au régiment dans lequel je sers ?

Un sentiment tout différent de la rage parut en ce moment agiter le futur juge. Il s’aperçut tout d’un coup qu’il était sage de mettre des bornes à son emportement, et il reprit, comme par un effet magique, le ton hypocrite et insinuant qui lui était ordinaire.

– Le colonel Howard, dit-il, comprendra la cause de la chaleur que j’ai montrée, quand je lui aurai appris que c’est dans cette chambre qu’a été enfermée hier soir cette honte de son nom et de son pays, ce traître à son roi, Richard Griffith, lieutenant dans la marine des rebelles.

– Quoi ! s’écria le colonel en tressaillant, ce jeune téméraire aurait-il osé souiller mon domicile de sa présence ? Vous rêvez, Kit ; il ne peut avoir commis une telle imprudence.

– Je n’y vois pas tant d’imprudence, Monsieur ; car quoiqu’il soit bien certain qu’il a été enfermé hier soir dans cette chambre il ne s’y trouve plus ce matin. Et cependant, quoique la fenêtre soit ouverte, il paraît impossible qu’il se soit échappé par la croisée, quelque assistance qu’on lui ait prêtée.

– Si je croyais que ce jeune audacieux eût osé se rendre coupable d’un tel acte d’impudence, je serais tenté de reprendre les armes, malgré mon âge, pour le punir de son effronterie. Quoi ! n’est-ce pas assez qu’il ait pénétré dans ma demeure à la Caroline, profitant des désastres du temps où nous vivons, avec l’intention de me dérober mon trésor le plus précieux ? Oui, Messieurs, la fille de mon frère Harry. Faut-il encore qu’il fasse une invasion dans cette île sacrée dans le même dessin ? qu’il apporte sa trahison en quelque sorte sous les yeux du souverain qu’il trahit ? Non, non, Kit, votre loyauté vous égare : il ne peut avoir porté la témérité jusqu’à ce point.

– Écoutez-moi, Monsieur ; et vous serez convaincu. Je ne suis pas surpris de votre incrédulité ; mais comme un bon témoignage est l’âme de la justice, je ne puis résister à son influence. Vous savez qu’on a vu pendant plusieurs jours sur ces côtes deux navires qui, d’après la description qu’on nous en a faite, paraissaient être ceux qui nous ont fait tant de mal dans les parages de la Caroline, et c’est même ce qui vous a déterminé à mettre l’abbaye de Sainte-Ruth sous la protection du capitaine Borroughcliffe. Le lendemain du jour où nous apprenons que ces bâtiments se sont avancés au milieu des brisants de la baie de Devil’s-Grip, on trouve trois individus vêtus en marin, rôdant dans les environs de votre maison ; on les conduit devant vous, et dans les traits de l’un d’eux je reconnais sur-le-champ ceux du traître Griffith ; il était déguisé à la vérité, très-déguisé ; mais quand un homme a dévoué toute sa vie à la recherche de la vérité, il est difficile qu’aucun déguisement lui en impose.

Il prononça cette dernière phrase avec l’air de la plus grande modestie.

Ces divers rapprochements donnaient à ce qu’il avançait un air de probabilité aux yeux du colonel Howard, et le dernier raisonnement de Christophe acheva de le convaincre. Cependant Borroughcliffe écoutait la conversation avec intérêt et il se mordit plus d’une fois les lèvres de dépit. Dès que Dillon eut cessé de parler, il s’écria :

– Je gagerais ma vie qu’il y en avait un des trois qui avait servi.

– Rien n’est plus probable ; digne capitaine, répondit Christophe ; car ce débarquement n’ayant pas été fait sans de mauvais desseins, vous pouvez être sûr que Griffith n’est pas venu ici sans sauvegarde et sans protection. Tous trois étaient sans doute des officiers, et il est possible que l’un d’eux soit un officier des troupes de marine. Je suis convaincu qu’ils avaient des secours sous la main, et c’est d’après cette conviction que j’ai été chercher du renfort.

Toutes ces suppositions étaient assez plausibles, et dans le fait il s’y trouvait beaucoup de vérité. Borroughcliffe lui-même se sentit convaincu malgré lui, et il se retira un moment à l’écart pour cacher la confusion qu’il craignait qu’on ne remarquât sur ses traits, en dépit de leur impassibilité ordinaire.

– Le maudit amphibie ! pensa-t-il. Ainsi donc c’était un officier, un ennemi, un traître. Quel plaisir il va avoir en racontant à ses camarades de quelle manière un certain capitaine Borroughcliffe a eu la bonté de lui arroser le gosier avec d’excellent madère ! Morbleu ! j’ai grande envie de changer mon habit rouge pour une jaquette bleue, afin de pouvoir le rencontrer sur son élément et avoir avec lui deux mots de conversation. Eh bien ! Drill, avez-vous trouvé les deux autres ?

– Ils sont partis tous les trois, mon capitaine, répondit le sergent qui venait de visiter les deux autres chambres ; et à moins que le diable ne soit venu à leur aide, c’est une affaire à laquelle je ne conçois rien.

– Colonel Howard, dit Borroughcliffe avec gravité, il faut que le précieux nectar que vous avez apporté de la Caroline disparaisse régulièrement de votre table avec la nappe jusqu’à ce que je sois vengé, car c’est à moi que cette insulte a été faite, et c’est à moi qu’il appartient d’en obtenir satisfaction, ce dont je vais m’occuper sur-le-champ. Drill, faites déjeuner votre troupe et battre la générale ; je laisserai une garde pour la protection de l’abbaye, et nous nous mettrons en campagne avec le reste. Oui, mon digne hôte, pour la première fois depuis le temps du malheureux Charles Stuart, il y aura une campagne dans le cœur de l’Angleterre.

– Rébellion ! s’écria le colonel, maudite rébellion ! rébellion dénaturée ! tu fus la source de tous nos maux, alors comme aujourd’hui.

– Ne vaudrait-il pas mieux, dit Fitzgerald, faire rafraîchir à la hâte mes hommes et leurs chevaux, et galoper avec eux quelques milles le long de la côte ? Je puis être assez heureux pour rencontrer les fugitifs, ou une partie du détachement qu’ils peuvent avoir débarqué.

– Vous avez prévenu mes pensées, répondit le capitaine ; le cacique de Pedie peut fermer les portes de Sainte-Ruth, et en barricadant les fenêtres et armant les domestiques, faire bonne résistance si l’ennemi jugeait à propos d’attaquer notre citadelle. Après qu’il l’aura repoussé, qu’il se repose sur moi du soin de lui couper la retraite.

Cette proposition ne plut pas infiniment à Dillon, car il regardait comme très-probable que Griffith ferait une tentative pour pénétrer dans l’abbaye et enlever sa maîtresse. D’ailleurs, le juriste n’avait pas dans tout son être un seul atome d’esprit militaire. C’était même la crainte qu’il avait eue que cette attaque n’eût lieu dès la nuit précédente qui l’avait déterminé à aller en personne chercher du renfort, au lieu d’en envoyer demander par un exprès. Il se creusait déjà la tête pour trouver quelque moyen de faire changer un arrangement qui lui semblait dangereux à sa sûreté personnelle ; mais le colonel Howard le tira d’embarras, et s’écria, dès que Borroughcliffe eut cessé de parler :

– C’est à moi, capitaine, qu’appartient de droit la défense de Sainte-Ruth, et ce ne sera pas un jeu d’enfant que de me forcer dans mes retranchements. Mais je suis sûr que Kit aimera mieux exercer sa prouesse en rase campagne. Allons, hâtons-sous de déjeuner, après quoi il montera à cheval et servira de guide à la cavalerie le long des côtes, dont il connaît tous les passages difficiles.

– Allons déjeuner ! s’écria le capitaine ; je suis plein de confiance dans le commandant de la forteresse ; et en rase campagne, vive le cacique ! Nous vous suivons mon digne hôte.

Le déjeuner ne fut pas long ; les militaires prirent à la hâte quelques aliments, et au bout d’un quart d’heure, l’abbaye présenta une scène d’activité comme ses murs n’en avaient jamais vu.

Les troupes à pied et à cheval furent rangées en bon ordre dans la cour. Borroughcliffe laissa en réserve quelques soldats pour garder le château, et partit à la tête des autres au pas redoublé. Dillon se vit avec grand plaisir monté sur le meilleur cheval de chasse du colonel Howard, sur lequel il savait qu’il était à peu près le maître de sa destinée ; son cœur brûlait du désir d’assurer la perte de Griffith, mais il désirait encore plus d’arriver à ce but sans courir aucun danger.

À côté de Dillon était le jeune cornette, monté sur un beau cheval avec toute la grâce d’un excellent cavalier. Après avoir laissé le temps à l’infanterie de défiler, il tourna la tête vers sa petite troupe, et donna l’ordre du départ. Sa cavalerie se forma alors en colonne, et l’officier, portant la main à son casque de dragon pour saluer le colonel Howard, se mit à la tête de son escadron, et partit au galop en se dirigeant vers la mer.

Le colonel resta quelques minutes à sa porte, c’est-à-dire tant qu’il put entendre le bruit de la marche des chevaux et voir briller les armes des cavaliers ; car c’était un son qui flattait encore son oreille, et un spectacle qui plaisait toujours à ses yeux. Ensuite il rentra chez lui, et ce ne fut pas sans une sorte d’émotion secrète, mélangée d’inquiétude et d’enthousiasme, qu’il s’occupa de faire barricader toutes les portes et les fenêtres de sa maison, avec la ferme résolution de s’y défendre s’il y était attaqué.

Sainte-Ruth n’est qu’à environ deux milles de l’Océan, et différentes routes y conduisaient en traversant les terres dépendantes de l’abbaye, qui s’étendaient presque jusqu’au rivage. Dillon indiqua la plus courte, et la cavalerie allait si bon train, qu’en peu de minutes elle arriva près des rochers qui bordaient la côte. Laissant sa troupe sous le couvert d’un petit bois, Fitzgerald avança avec son guide jusque sur les bords des rochers escarpés du côté de la mer, et dont la base était couverte d’écume, quoique l’agitation des flots commençât à se calmer.

Le vent avait cessé avant l’évasion des prisonniers ; et comme la violence de la tempête avait diminué, il régnait dans l’eau, le long du rivage, un léger courant venant du sud, et, quoique l’Océan continuât à rouler des vagues effrayantes, leur surface était unie, et elles devenaient de moment en moment moins hautes et plus régulières. Les yeux des deux cavaliers parcoururent en vain l’immense étendue d’eau qui réfléchissait les rayons du soleil levant, pour y chercher quelque navire éloigné qui pût confirmer leurs soupçons ou dissiper leurs doutes ; mais tous les bâtiments semblaient s’être soustraits aux dangers de la navigation pendant la dernière tempête. Les yeux de Dillon, longtemps déçus dans leur attente, se rapprochaient du rivage, quand il s’écria vivement en apercevant un objet qui fixa tout à coup son attention :

– Les voici ! De par le ciel ! ils nous échapperont.

Fitzgerald suivit la direction du doigt de Christophe, et vit à peu de distance de la terre, et presque sous ses pieds, une petite barque qui semblait une coquille flottant sur l’eau, s’élevant et s’enfonçant successivement au milieu des vagues, comme si les rameurs se fussent reposés sur leurs avirons, sans vouloir s’approcher du rivage ni s’en éloigner.

– Ce sont eux ! continua Dillon ; ou, ce qui est encore plus probable, c’est leur barque qui les attend pour les reconduire à leur vaisseau. Il faut un motif plus qu’ordinaire pour engager des mariniers à rester stationnaires à si peu de distance des brisants de la côte.

– Et que pouvons-nous faire ? demanda le cornette. Ils sont à l’abri de la poursuite de mes cavaliers et hors de la portée du mousquet. Un petit canon de trois livres de balle ferait parfaitement leur affaire.

L’extrême désir qu’avait Dillon d’arrêter ou plutôt de faire périr les prisonniers échappés le rendait prompt à trouver des expédients. Il n’eut besoin que d’un moment de réflexion pour répondre.

– Nos fugitifs doivent encore être à terre ; et en surveillant la côte, en plaçant des postes aux endroits convenables, il est facile de leur couper la retraite. Pendant ce temps, je vais courir à toute bride vers la baie dans laquelle se trouve un cutter de Sa Majesté. Il ne me faut qu’une demi-heure pour y arriver. Si le capitaine veut seulement doubler ce promontoire, nous ferons prisonniers ou nous coulerons à fond ces déprédateurs nocturnes.

– Partez donc ! s’écria Fitzgerald, dont l’attente d’une escarmouche faisait bouillir le sang ; vous les forcerez du moins à débarquer, et alors je pourrai avoir affaire à eux.

À peine avait-il prononcé ces mots, que Dillon partit au grand galop, et, en moins d’une minute, il disparut dans un petit bois sur la route. L’opinion royaliste était chez lui le résultat du calcul, et elle se trouvait intimement liée avec ce qu’il regardait comme la fidélité qu’il se devait à lui-même. Il pensait que la main et la fortune de miss Howard étaient un avantage de beaucoup supérieur pour lui à tous ceux qu’il aurait pu se promettre de la révolution survenue dans son pays natal. Il regardait Griffith comme le seul obstacle qui pût s’opposer à la réussite de ses projets, et il pressa son cheval avec l’ardeur d’un homme déterminé à perdre son rival avant le coucher du soleil. Quand on travaille pour une mauvaise cause, dans de tels sentiments et avec des motifs si puissants, il est rare qu’on n’ait pas une double vitesse ; aussi M. Dillon était-il à bord de l’Alerte quelques minutes avant l’expiration du temps qu’il avait jugé nécessaire pour faire cette course.

Le vieux commandant du cutter écouta le récit de Dillon avec gravité et circonspection, examina l’horizon et la mer, réfléchit si ce qu’on lui proposait était d’accord avec ses instructions qu’il eut soin de relire en entier, montrant la lenteur et l’indécision d’un homme qui avait peu de motifs pour avoir beaucoup de confiance en lui-même, et qui avait été assez mal récompensé du peu qu’il avait véritablement fait.

Cependant, le temps paraissant favorable, le capitaine céda aux instances de Dillon, et se décida enfin à ordonner qu’on levât l’ancre.

Un équipage composé d’environ cinquante hommes participait un peu à la lenteur du commandant ; mais tandis que le bâtiment doublait la pointe derrière laquelle il était à l’ancre, on mit les canons en état, et l’on fit tous les préparatifs ordinaires pour une action, si elle devenait nécessaire.

Dillon, bien malgré lui, fut obligé de rester à bord afin de montrer l’endroit où l’on devait surprendre les marins qui montaient la barque. Lorsque tout fut préparé, l’Alerte, se tenant à une distance suffisante du rivage pour éviter les brisants, s’avança à l’aide du vent favorable avec une rapidité qui promettait que le but de cette courte expédition serait rempli en très-peu de temps.

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