CHAPITRE XXIII

Ah ! lorsque la vengeance lève son bras nu dans un jour sombre, ô terreur ! qui peut voir cet affreux spectacle et ne pas avoir l’air effaré comme toi ?

COLLINS. Ode à la peur.

Il est certain que Tom Coffin n’avait pas un plan d’opération bien formé quand il sortit de la chambre de Borroughcliffe, si ce n’est la ferme détermination de retourner sur l’Ariel le plus promptement possible, et d’en partager le sort, quel qu’il pût être. Mais c’était une résolution qu’il était plus facile à l’honnête marin de former que d’exécuter. Il aurait plus aisément conduit un navire à travers les écueils et les brisants de la baie de Devil’s-Grip que dirigé sa marche dans le labyrinthe de corridors, de passages et de galeries dans lequel il était alors engagé.

Il se souvenait, comme il se le dit dans un petit soliloque, d’avoir vogué dans un embranchement étroit du canal principal, mais avait-il pris à bâbord ou à tribord, c’était un fait entièrement échappé à sa mémoire. Il était dans cette partie de l’édifice auquel le colonel donnait le nom de cloître ; et heureusement pour lui il n’était pas probable qu’il y rencontrât des ennemis, la chambre du capitaine Borroughcliffe dans cette aile du bâtiment étant la seule qui ne fût pas exclusivement occupée par les dames ; ce n’était même que depuis quelques heures que cet empiétement sur le sanctuaire avait eu lieu. Le colonel s’était vu dans la nécessité, ou de traiter ses prisonniers Griffith et Manuel d’une manière indigne de lui, ou de placer l’un d’eux dans cet appartement ; et comme il était voisin du logement de sa nièce, il avait jugé plus prudent d’y placer Borroughcliffe, pour donner sa chambre à l’un des prisonniers. Cet arrangement était doublement avantageux au contre-maître, en ce qu’il diminuait la chance que pouvait avoir le capitaine d’être promptement tiré de sa situation désagréable, et qu’il l’exposait lui-même à moins de danger ; mais il ignorait ces deux circonstances, et la dernière était de nature à ne guère occuper les pensées de Tom Coffin.

Longeant la muraille à tâtons, il sortit bientôt de l’obscur et étroit corridor sur lequel donnait la chambre de Borroughcliffe, et rentra dans la grande galerie qui communiquait avec le corps de logis principal. Une porte ouverte à l’extrémité, et d’où partait une vive lumière, attira ses yeux sur-le-champ : le vieux marin eut à peine fait quelques pas qu’il reconnut la salle dans laquelle il avait été conduit en arrivant.

Retourner sur ses pas pour chercher une autre issue était la marche la plus simple et la plus naturelle que pût suivre un homme qui n’avait d’autre but que de s’évader ; mais on causait à haute voix et très-gaiement, comme l’annonçait le choc des verres. Le nom de Barnstable frappa les oreilles du contre-maître, et il se détermina à avancer pour faire une reconnaissance, et tâcher d’apprendre ce qu’on méditait contre son commandant. Il s’approcha donc de la porte, se plaça de manière que la lumière qui sortait de l’appartement ne tombât pas sur lui, et écouta avec grande attention tout ce qui se disait. Le colonel était à sa place ordinaire, le dos tourné vers la porte, et Dillon avait pris celle que Borroughcliffe occupait ordinairement. Il paraissait que le colonel Howard venait d’écouter une relation plus étendue des moyens que son jeune parent avait employés pour tromper son ennemi trop confiant, et il était dans les transports d’une joie bruyante :

– C’est une noble ruse ! s’écriait le vétéran, aussi noble qu’ingénieuse ! une ruse qui aurait trompé César ! C’était un fin capitaine que ce César, Kit ; mais je crois qu’il aurait trouvé en vous son maître. Je veux être pendu si je ne crois pas que vous auriez mis dans l’embarras Wolfe lui-même, si vous aviez été dans Québec au lieu de Montcalm ! Il faut que nous vous voyions dans les colonies avec l’hermine sur les épaules ; on y a besoin, grand besoin d’hommes comme vous, cousin Christophe, pour défendre les droits de Sa Majesté.

– En vérité, Monsieur, votre partialité m’attribue des qualités que je ne possède pas, dit Dillon en baissant les yeux avec un air de modestie hypocrite (car la voix de sa conscience lui parlait plus sévèrement) ; la-petite ruse justifiable que…

– C’est en quoi consiste la beauté de l’affaire, s’écria le colonel avec le ton de franchise d’un homme étranger à la fraude et à l’astuce, et en lui passant la bouteille ; vous n’avez pas lâchement tendu un piège ; vous avez employé une ruse de guerre, un stratagème adroit, un… une déception classique, oui, c’est le terme ; une déception classique, telle que Pompée ou Marc-Antoine, ou… Vous connaissez tous ces vieux noms mieux que moi, Kit ; mais nommez-moi le plus adroit des anciens Grecs ou Romains, et je dirai qu’il n’est qu’un lourdaud si on le compare à vous ; c’est une ruse vraiment lacédémonienne, franche, honnête et loyale.

Il fut très-heureux pour Dillon que l’ardeur du colonel, pendant qu’il parlait ainsi, tint son corps dans un mouvement perpétuel ; car Tom Coffin, armé d’un des pistolets de Borroughcliffe, avait le bras tendu pour sacrifier le traître à sa vengeance, et si le coup ne partit pas, ce fut parce qu’il ne voulait pas se tromper de victime. Peut-être Dillon dut-il aussi la vie en ce moment au sentiment de honte qui le porta à baisser la tête pour l’appuyer sur ses mains, ce qui le mit entièrement à l’abri derrière le corps du colonel. Toutes ces circonstances donnèrent le temps au contre-maître de réfléchir sur l’imprudence qu’il commettrait en alarmant toute la maison par le bruit d’un coup de pistolet.

– Mais vous ne m’avez rien dit de vos dames, ajouta Dillon après une pause de quelques instants. J’espère qu’elles ont supporté l’alarme occasionnée par les événements de cette journée d’une manière digne du nom d’Howard.

Le colonel jeta un coup d’œil autour de lui, comme pour s’assurer qu’ils étaient seuls, et répondit en baissant la voix :

– Elles ont mis de l’eau dans leur vin, Kit, depuis que ce rebelle Griffith a été amené à l’abbaye. Miss Howard a même daigné nous faire compagnie à dîner, et il y a eu des mon cher oncle par-ci, et des prenez garde par-là. J’ai été supplié de ne pas m’exposer dans quelques escarmouches contre les révoltés qui ont osé faire une descente dans nos environs ; comme si un vieux soldat qui a servi pendant toute la guerre de 1756 à 1763 craignait l’odeur de la poudre plus que celle du tabac ! Mais toutes leurs cajoleries ne me séduiront pas. Il faut que ce Griffith aille à la Tour, monsieur Dillon.

– Mon avis serait de le livrer sans délai à l’autorité civile.

– Il sera livré au grand constable de la Tour ; au brave et loyal comte Cornwallis, qui fait maintenant la guerre aux rebelles dans ma propre province. Ce sera ce que j’appelle une justice de représailles. Mais, continua le vétéran en se levant avec un air de dignité, je ne veux pas qu’il soit dit que même le grand constable de la Tour de Londres puisse surpasser le vieux colonel Howard en hospitalité et en générosité envers ses prisonniers. J’ai donné ordre qu’on leur servît des rafraîchissements, et je vais voir si mes intentions ont été convenablement exécutées. Il faut aussi préparer un logement pour le lieutenant Barnstable, qui ne tardera probablement pas à être amené ici.

– Dans une heure au plus tard, dit Christophe en regardant à sa montre avec un air d’inquiétude.

– Il faut nous hâter, Kit, dit le colonel en s’avançant vers une autre porte qui conduisait aux appartements des prisonniers ; mais en songeant aux égards dus à ces malheureux qui ont violé toutes les lois, il ne faut pas oublier ce que nous devons aux dames. Allez souhaiter le bonsoir de ma part à Cécile ; elle ne mérite pas cette attention, la petite obstinée ; mais c’est la fille de mon frère Harry ; et plaidez bien votre propre cause, Kit. Marc-Antoine n’était qu’un balourd auprès de vous en fait de ruses, et cependant il obtint des succès en amour ; car la reine des pyramides…

Le reste de la phrase fut perdu pour Tom, car le colonel sortit à ces mots, et ferma la porte sur lui. Dillon resta seul, debout près de la table, et parut réfléchir un instant s’il ferait la démarche dont il venait d’être chargé, ou s’il s’en dispenserait.

La plus grande partie de la conversation que nous venons de rapporter avait été inintelligible pour le contre-maître, qui en avait attendu la fin avec impatience dans l’espoir d’apprendre quelque chose qui pût lui fournir les moyens de rendre service aux officiers captifs. Lorsqu’elle fut terminée, il réfléchit sur ce qu’il avait à faire ; mais avant qu’il eût pris une résolution, Dillon s’était déterminé lui-même à se rendre dans le cloître, et ayant avalé à la hâte deux pleins verres de vin pour se donner du courage, il sortit de la chambre. Passant à côté de Tom Coffin caché par l’ombre de la porte, il partait à grands pas, comme le font souvent les gens qui veulent se dissimuler à eux-mêmes leur faiblesse.

Tom n’hésita plus. Poussant doucement la porte pour rendre la galerie plus obscure, il suivit à quelque distance les pas de Dillon qui retentissaient sur les larges dalles du pavé. Dillon s’arrêta un instant en face du corridor qui conduisait à la chambre de Borroughcliffe, soit par irrésolution, soit qu’il eût entendu le bruit des pas du contre-maître qui marchait sans prendre beaucoup de précautions ; mais dans cette dernière hypothèse, Tom Coffin s’arrêtant en même temps, Dillon crut sans doute que ce qu’il avait entendu n’était que le bruit de ses propres pas répétés par les échos de la galerie, et il continua à s’avancer sans remarquer qu’il était suivi.

Étant entré dans un autre corridor, il frappa doucement à la porte du salon, et ce fut la voix douce de miss Howard qui fit entendre le mot : – Entrez. Saisi d’une sorte de confusion en ouvrant la porte, il oublia de la fermer quand il fut entré.

– Miss Howard, dit-il, je viens par ordre de votre oncle, et permettez-moi d’ajouter…

– Juste ciel ! s’écria Cécile en se levant d’un air effrayé ; vient-on ici pour nous emprisonner aussi, pour nous assassiner ?

– Miss Howard ne m’imputera certainement pas, dit Kit Dillon, le dessein de… mais, remarquant que les regards égarés de Cécile, de Catherine et de miss Dunscombe se dirigeaient vers quelque objet qui était derrière lui, il se tourna, et ce fut avec une véritable terreur qu’il vit le contre-maître qui occupait, semblable à un géant, la porte, et lui coupait la retraite.

– S’il y a ici un assassin, dit Tom Coffin en regardant avec beaucoup de sang-froid ce groupe effrayé, ce ne peut être que le traître que voilà ; car vous n’avez rien à craindre d’un homme comme moi, qui a vécu trop longtemps sur la mer, et qui a eu affaire a trop de monstres, tant hommes que poissons, pour ne pas savoir comment on doit agir avec des femmes. Quiconque me connaît vous dira que Tom Coffin n’a jamais employé une parole incivile, et ne s’est jamais conduit d’une manière indigne d’un marin à l’égard d’une créature de l’espèce de sa mère.

– Coffin ! répéta Catherine en s’avançant avec plus de confiance du coin de l’appartement où elle s’était retirée avec ses compagnes dans le premier moment de frayeur.

– Oui, Coffin, dit le vieux marin dont les traits farouches parurent s’adoucir à la vue d’une jeune et jolie personne ; c’est un nom qui en vaut bien un autre, et il n’y a personne qui ne le connaisse . Mon père était un Coffin et ma mère une Joye, et ces deux noms réunis peuvent compter plus de poissons que tout le reste de notre île, quoiqu’il n’y ait pas dans toute la vôtre un homme qui puisse le disputer aux Worth, aux Gardner et aux Swaine pour savoir lancer un harpon ou manier une lance.

Catherine écouta avec une complaisance marquée cette digression en l’honneur des pécheurs de Nantucket ; et lorsqu’elle fut finie, elle répéta encore avec un air de réflexion :

– Coffin ! seriez-vous donc Tom-le-Long ?

– Oui, oui, Tom-le-Long ; et il n’y a pas à rougir de ce nom, dit le contre-maître qu’on eût dit prêt à sourire et à oublier son indignation en contemplant les traits animés de la jeune fille qui lui parlait ; mais que le ciel bénisse vos joues fraîches et vos grands yeux noirs, ma jeune demoiselle ! Vous avez entendu parler de Tom-le-Long ? Probablement on vous a raconté la manière dont il harponne une baleine. Mon bras est vieux à présent ; mais il fallait me voir à dix-huit ans ! j’étais à la tête de la danse au cap Cod ; et j’avais une danseuse presque aussi belle que vous ; oui vraiment ! et pourtant je n’avais encore harponné que trois haleines.

– Tom, répondit Catherine en s’approchant de lui vivement, je vous ai entendu nommer comme le contre-maître, le compagnon dévoué, l’ami sincère de M. Richard Barnstable. Peut-être m’apportez-vous une lettre ou un message de sa part ?

Le nom de son commandant rappela dans les yeux de Coffin toute son indignation. Accablant Dillon d’un seul regard, il lui dit d’un ton dur et sévère que l’habitude des tempêtes et des combats rend particulier aux marins : – Répondez, lâche menteur. Pourquoi le vieux Tom Coffin se trouve-t-il dans ces écueils et dans ces canaux étroits ? est-ce pour y apporter une lettre ? Mais de par le dieu qui a permis aux vents de souffler et qui a appris au marin à gouverner sa barque sur l’Océan, vous coucherez cette nuit sur les planches de l’Ariel ; et si c’est la volonté de Dieu que le schooner soit coulé à fond sur ses ancres, comme une vieille carcasse de navire, vous irez à fond de cale en même temps, et vous y dormirez d’un long sommeil jusqu’à ce qu’il plaise à Dieu de faire un jour l’appel de tout l’équipage.

La véhémence du vieux marin, son langage, son attitude, son énergie, l’indignation qui brillait dans ses yeux, tout en lui attérait Dillon, plus timide qu’un lièvre sous la griffe du limier. La surprise tint les trois amies muettes pendant quelques instants ; et Tom, s’avançant vers sa victime qui tremblait de tous ses membres, lui passa les mains derrière le dos, lui noua une forte corde autour du corps, et en attachant l’autre bout à sa ceinture, il s’assura ainsi de son captif, en conservant le libre usage de ses mains et de ses armes.

– À coup sûr, dit Cécile qui fut la première à rompre le silence, M. Barnstable ne vous a pas chargé de commettre un pareil acte de violence envers le parent de mon oncle, dans la propre maison du colonel Howard. Miss Plowden, votre ami s’est étrangement oublié en cette occasion s’il a donné de pareils ordres à cet homme.

Ma, chère cousine, répondit Catherine avec vivacité, mon ami n’a jamais pu donner ni à son contre-maître ni à qui que ce soit un ordre indigne de lui. Parlez, honnête marin, pourquoi traitez-vous d’une manière si outrageante le cousin de M. Howard, un habitant de l’abbaye de Sainte-Ruth, l’honorable M. Dillon ?

– Mais, Catherine…

– Mais, Cécile, un peu de patience ! laissez parler ce brave homme ; il peut résoudre la difficulté.

Le contre-maître, voyant qu’on attendait de lui une explication, entreprit cette tâche assez difficile, et l’exécuta à sa manière. Au milieu de son jargon, il fut aisé à celles qui l’écoutaient de comprendre que Barnstable avait accordé sa confiance à Dillon, son prisonnier, et que celui-ci n’y avait répondu que par la plus noire trahison. Toutes trois étaient immobiles de surprise, et Cécile lui donna à peine le temps d’achever son récit.

– Il est impossible, s’écria-t-elle, que le colonel Howard ait pris part à un projet si odieux.

– Ils ont vogué de conserve, répondit Coffin ; mais il y a un de ces croiseurs, qui entrera dans un port où il ne comptait pas aller.

Borroughcliffe lui-même, reprit miss Howard, quelque froid et endurci que l’ait rendu l’habitude, se croirait déshonoré par une telle trahison.

– Mais M. Barnstable, s’écria Catherine réussissant enfin à exprimer une crainte qui lui glaçait le cœur, n’avez-vous pas dit que des soldats étaient partis pour le chercher ?

– Oui, Madame, oui, répondit le contre-maître avec une espèce de sourire moqueur ; on lui donne la chasse, mais il change d’ancrage, et quand on le trouverait, il a des piques qui feraient plus d’une boutonnière dans une douzaine d’habits rouges, mais que le maître des tempêtes et des calmes prenne pitié du schooner ! Ah ! jeune dame, c’est une vue aussi agréable pour les yeux d’un vieux marin que celle de votre visage le serait pour ceux d’un jeune officier.

– Et pourquoi donc ce délai ? Partez bien vite, honnête Tom, et allez apprendre cette trahison à votre commandant. Il n’est peut-être pas encore trop tard ; ne perdez pas un instant.

– Mon navire est en panne, faute de pilote, jeune dame. Je conduirais un bâtiment tirant trois brasses d’eau au milieu des bas-fonds de Nantucket, par la nuit la plus obscure qui ait jamais fermé les écoutilles du ciel ; mais, dans la navigation que je fais en ce moment, il est très-possible que je rencontre des brisants, et il me faudrait une main expérimentée au gouvernail.

– N’est-ce que cela ? s’écria Catherine ; suivez-moi, et je vous conduirai jusqu’à un sentier qui mène droit à l’Océan, en vous faisant éviter les sentinelles.

Jusqu’à ce moment, Dillon avait nourri l’espoir secret qu’il lui arriverait du secours ; mais quand il entendit cette proposition, tout son sang se glaça dans ses veines, et le dernier rayon d’espérance sembla s’évanouir pour lui. Relevant la tête que la honte et la crainte avaient courbée sur sa poitrine, il quitta la place où la frayeur semblait l’avoir enchaîné, et fit quelques pas vers Cécile.

– Miss Howard ! s’écria-t-il avec la voix d’un homme saisi d’horreur, ne m’abandonnez pas à la fureur de cet homme ! Votre oncle, votre respectable oncle a applaudi à mon entreprise, et s’est uni à moi pour la faire réussir. Ce n’est autre chose qu’une ruse de guerre très-licite.

– Il est impossible, monsieur Dillon, répondit Cécile avec froideur, que mon oncle ait approuvé un projet fondé sur une trahison aussi noire ; encore plus, qu’il y ait pris part.

– Il l’a pourtant fait ; je vous le jure par…

– Menteur ! s’écria le contre-maître en l’interrompant. Le ton dur et sévère du contre-maître pénétra jusqu’au fond de l’âme de Dillon et le fit trembler. Mais en songeant à l’obscurité profonde de la nuit, aux rochers déserts qu’il aurait à traverser avec un pareil guide, à la fureur de l’Océan, à la vengeance, qu’il avait à craindre que Barnstable n’exerçât contre lui, il recouvra assez de force pour continuer ses sollicitations.

– Écoutez-moi ! écoutez-moi encore une fois ! je vous en supplie, miss Howard, écoutez-moi ! Ne suis-je pas votre parent, votre concitoyen ? voulez-vous me livrer à la rage implacable de ce sauvage ? souffrirez-vous qu’il me perce avec l’arme que vous lui voyez ? Juste ciel ! si vous aviez vu le spectacle dont mes yeux ont été témoins ce matin sur l’Alerte. Je vous en conjure par l’amour que vous avez pour votre Créateur, miss Howard, intercédez pour moi ! M. Griffith sera relâché, et…

– Menteur ! s’écria Tom Coffin.

– Que promet-il ? demanda Cécile en jetant encore un coup d’œil sur le misérable captif.

– Ce qu’il n’a pas dessein d’exécuter, répondit Catherine. Suivez-moi, brave Tom. Moi, du moins, je suis un guide que vous pouvez suivre avec confiance.

– Cruelle miss Plowden ! reprit Dillon au désespoir. Bonne et douce miss Dunscombe, vous ne refuserez pas d’élever la voix en ma faveur ; votre cœur n’est pas endurci par les dangers imaginaires de ceux que vous aimez.

– Ne vous adressez pas à moi, répondit-elle en baissant les yeux. J’espère que votre vie n’est pas en danger.

– Allons, partons ! s’écria Tom en prenant Dillon par le collet et en l’entraînant vers le corridor ; et faites-y bien attention, si vous dites un seul mot, si vous soufflez le quart aussi haut qu’un jeune marsouin qui vient renifler l’air pour la première fois, je vous éviterai la peine de venir à bord de l’Ariel. Songez que ce harpon a la pointe bien affilée, et que vous n’avez pas une couche de graisse aussi épaisse qu’une baleine.

Cette menace réduisit au silence l’infortuné captif qui osait à peine respirer. Catherine marchait devant eux d’un pas léger ; et après les avoir fait passer par plusieurs corridors, elle ouvrit une petite porte et les fit entrer dans le jardin. Sans s’arrêter un instant pour délibérer, elle le traversa dans toute sa largeur et arriva à une porte de derrière qui donnait sur une prairie. Montrant alors au contre-maître le sentier dont elle lui avait parlé, et qu’on distinguait parce que l’herbe en était foulée, elle lui dit adieu en priant Dieu de le protéger, d’un ton qui montrait l’intérêt qu’elle prenait à sa sûreté ; et, rentrant dans le jardin, elle disparut comme un être aérien.

Tom n’avait pas besoin qu’on lui dit de doubler le pas. Dès qu’il vit le chemin qu’il devait suivre, il resserra sa ceinture, appuya son harpon sur son épaule, et avança d’une vitesse qui forçait son compagnon à faire les plus grands efforts pour le suivre. Une ou deux fois Dillon voulut bien lui adresser la parole ; mais le mot silence ! prononcé d’un ton dur par le contre-maître, le forçait toujours à se taire. Enfin, voyant qu’ils approchaient des rochers, il fit un dernier effort pour obtenir sa liberté, en lui offrant une somme considérable. Coffin ne lui répondit rien, mais tandis que Dillon se flattait déjà d’avoir produit sur lui quelque impression, il sentit la pointe du harpon appuyée sur sa poitrine.

– Menteur ! s’écria le contre-maître ; prononcez encore une parole, ce sera la dernière de votre vie.

Dillon n’ouvrit plus la bouche.

Ils arrivèrent jusqu’à l’extrémité des rochers sans rencontrer le détachement envoyé à la poursuite de Barnstable, quoiqu’ils fussent à un endroit peu éloigné de celui où ils avaient débarqué. Le vieux marin s’arrêta un instant pour examiner la vaste étendue de mer qui s’ouvrait devant lui. Elle ne dormait plus dans le calme ; elle roulait déjà de fortes vagues couronnées d’écume, qui venaient se briser sur la base des rochers. Le contre-maître tourna ensuite ses regards vers le ciel, du côté de l’orient, et fit entendre une sorte de gémissement profond. Frappant alors violemment la terre avec le manche de son harpon, il se remit en marche en proférant à demi-voix des jurements et des imprécations qui firent frémir Dillon, parce qu’il croyait en être l’objet. Il lui semblait que son guide imprudent prenait plaisir à marcher si près du bord des rochers, que le moindre faux pas aurait pu les en précipiter ; l’obscurité, de la nuit et le vent augmentaient encore ce danger que Dillon ne pouvait éviter de partager, puisqu’il ne pouvait s’éloigner de son guide que de la longueur de la corde qui le retenait captif ; mais Coffin avait de bonnes raisons pour suivre un chemin si périlleux : il cherchait à reconnaître la petite anse dans laquelle Barnstable lui avait donné rendez-vous.

Ils en étaient environ à mi-chemin quand, dans un moment où les vents se taisaient, le contre-maître crut entendre des voix d’hommes. Il s’arrêta sur-le-champ, écouta un instant avec grande attention, et ayant reconnu qu’il ne s’était pas trompé, son parti fut pris sur-le-champ. Se tournant vers Dillon, il lui dit à voix basse, mais d’un ton ferme et résolu :

– Un seul mot, et vous êtes mort… Descendez le rocher. Il faut vous servir de l’échelle du marin. Mettez-vous ventre à terre, aidez-vous des pieds et des mains. Dépêchez-vous, ou je vous jette dans la mer, pour servir de pâture aux requins.

– Grâce ! grâce ! s’écria Dillon d’une voix retenue par la frayeur ; je n’en viendrais pas à bout en plein jour ; je périrai si je l’essaie dans une pareille obscurité.

– Descendez, ou je…

Dillon n’attendit pas davantage, et, cédant à la nécessité, il descendit à reculons et en tremblant la rampe escarpée du rocher.

Il atteignit bientôt une pointe formant une étroite plate-forme, sur laquelle il crut pouvoir s’arrêter un moment pour respirer ; mais le contre-maître qui s’abandonnait au poids de son corps y arriva presque au même instant, l’en délogea sans le vouloir, et Dillon suspendu entre le ciel et l’Océan, fut retenu, heureusement pour lui, par la corde qui le liait au contre-maître, que ni ce choc subit, ni ce fardeau qu’il avait à soutenir ne purent ébranler. Il poussa un cri involontaire en tombant, et ce cri, répété par les échos des rochers, semblait celui de l’esprit des tempêtes.

– Si tu pousses un autre cri, dit le contre-maître, je coupe le câble et je te lance à la mer, frété pour le port de l’éternité.

Le bruit des pas et des voix se faisait entendre alors très-distinctement ; et au bout de quelques secondes, un détachement d’hommes armés arriva sur le rocher presque au-dessus de la tête du contre-maître.

– C’était la voix d’un homme, dit l’un d’eux.

– D’un homme en détresse, ajouta un second.

– Ce ne peut être le parti ennemi que nous cherchons, dit le sergent Drill ; ils ne seraient pas assez imprudents pour crier ainsi.

– On dit qu’on entend souvent de semblables cris le long de ces côtes, aux approches d’une tempête, dit un autre, et qu’ils sont poussés par les marins qui ont été noyés.

Deux ou trois soldats se mirent à rire, mais c’était évidemment d’un rire forcé ; et quelques plaisanteries sur la superstition de leurs compagnons furent faites d’un ton mal assuré. Malgré cette apparence d’incrédulité de la part d’une partie de la troupe, la scène produisit son effet même sur l’esprit de ceux qui affectaient de ne pas croire au merveilleux, et au bout de quelques instants le détachement se retira du rocher d’un pas probablement accéléré par cette courte conversation.

Dès que le bruit de leurs pas eut cessé de se faire entendre, Tom Coffin, qui pendant tout ce temps était resté ferme sur sa petite plate-forme, appuyé contre le rocher tira Dillon à l’aide de la corde, et le plaça à côté de lui plus mort que vif. Sans perdre un instant en explications, il descendit dans un ravin qu’il avait aperçu, et traînant son captif comme un galérien à la chaîne, il le força à le suivre avec une rapidité qui le faisait trembler à chaque pas. Ils arrivèrent enfin à l’endroit du rendez-vous ; et le contre-maître s’arrêtant à une hauteur suffisante, aperçut la barque à quelque distance du rivage.

– Hohé ! ho ! les Ariels ! s’écria Tom d’une voix que le vent qui soufflait alors de la mer porta jusqu’aux oreilles des soldats qui se retiraient ; mais les idées superstitieuses avaient alors complètement établi leur empire sur leur imagination ; ils regardèrent comme surnaturels les sons qu’ils entendaient, et doublèrent encore le pas pour s’éloigner plus vite.

– Qui nous hèle ? répondit la voix bien connue de Barnstable.

– Jadis votre maître , aujourd’hui votre serviteur, s’écria Coffin.

– C’est lui ! s’écria le lieutenant ; virez de bord, mes enfants, et gagnez le rivage.

Pendant ce temps, Coffin, suivi de Dillon, acheva de descendre le rocher. La barque arriva, mais l’eau n’était pas assez profonde pour qu’elle pût atteindre le rivage. Le contre-maître, saisissant par le milieu du corps son prisonnier surpris et effrayé de ce nouveau mouvement, le mit sur son épaule aussi facilement que si c’eût été un havresac, entra dans la mer, et au bout de deux minutes le déposa dans la barque à côté de son commandant.

– Qui nous amenez-vous là ? demanda Barnstable ; ce n’est pas M. Griffith.

– Levez votre grappin, et virez de bord ! s’écria Coffin ; et si vous aimez l’Ariel, camarades, faites force de rames tant que la vie et les bras vous resteront.

Barnstable connaissait son homme et il ne lui fit pas une question jusqu’à ce que la barque, tantôt lancée sur le sommet des vagues, tantôt retombant dans le sillon qui s’ouvrait entre elles, eût enfin gagné la pleine mer. Alors le contre-maître lui expliqua en peu de mots, mais non sans amertume, la trahison de Dillon et le danger que courait l’Ariel.

– Mais, continua-t-il, des soldats ne sont jamais bien pressés de répondre à un appel nocturne, et d’après ce que je comprends, l’exprès sera obligé de faire un long détour pour doubler l’anse que nous venons de quitter ; de sorte que sans ce maudit vent de nord-est, nous aurions encore le temps de sortir de la baie pour gagner la pleine mer ; mais c’est ce qui dépend entièrement de la Providence. Allons, camarades, courage, ramez fort ! tout dépend maintenant de vos bras.

Barnstable écouta dans le plus profond silence un récit auquel il ne s’attendait guère, et dont la fin parut à Dillon le son de la cloche qui annonçait ses funérailles. Enfin le lieutenant se tournant vers son prisonnier, lui dit en serrant les dents :

– Misérable ! si je vous faisais jeter à la mer pour servir de pâture aux poissons, qui pourrait me blâmer ? Mais si mon schooner est coulé à fond, vous n’aurez jamais d’autre cercueil.

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