CHAPITRE XXXI

Quel était son but ? un seul. Cruellement offensé, il armait son bras pour se venger de son pays.

THOMSON.

Miss Dunscombe restait sur les sables, suivant des yeux le point noir que les vagues et l’obscurité de la nuit dérobèrent bientôt à sa vue, et écoutant ensuite avec un intérêt mélancolique le bruit mesuré des rames, qui se fit entendre longtemps encore après que la barque eut cessé d’être visible. Quand son imagination lui rappela seule les amies qui venaient de la quitter, elle s’éloigna du bord de la mer, où elle laissa les marins s’occupant à leur tour des préparatifs de leur embarquement. Elle gravit lentement le ravin, et parvint bientôt au sommet des rochers sur lesquels elle s’était si souvent promenée, jetant encore un regard sur l’Océan avec les sentiments naturels à sa situation.

Les soldats de Borroughcliffe, stationnés près du débouché du ravin, lui firent place avec respect, et aucune des sentinelles qu’avait placées Manuel ne songea à l’arrêter. Elle avança donc sans obstacle jusqu’à l’arrière-garde, que le capitaine commandait en personne.

– Qui va là ? s’écria Manuel en voyant quelqu’un s’approcher et en s’avançant lui-même pour le reconnaître.

– Une femme qui n’a ni le pouvoir ni la volonté de vous nuire ; Alix Dunscombe, retournant avec la permission de votre chef dans le lieu qui l’a vue naître.

– Oui, murmura le capitaine, c’est encore un trait de la politesse de Griffith et de son ignorance de l’art militaire. Croit-il qu’il existe une femme qui n’ait pas de langue ? Avez-vous le mot d’ordre, Madame, afin que je voie si vous avez véritablement le droit de passer ?

– M. Griffith m’a permis de me retirer, et je n’ai d’autre droit à alléguer que mon sexe et ma faiblesse.

– Et ils sont suffisants, dit la voix d’un homme qui s’avançait mais que cachait encore un gros ébène dont les branches dépouillées de feuilles s’étendaient presque jusque sur l’endroit où se trouvaient les soldats.

– Qui va là ? s’écria encore Manuel ; avancez ; rendez-vous, ou je vais faire feu.

– Quoi ! dit le pilote en s’avançant avec son air impassible, le capitaine ferait feu sur celui qui vient de le délivrer ! Il fera mieux de conserver ses balles pour s’en servir contre ses ennemis.

– Vous avez commis une imprudence très-dangereuse, Monsieur, en vous approchant ainsi clandestinement d’un poste de soldats de marine. Je suis surpris qu’un homme qui a prouvé cette nuit qu’il a des connaissances en tactique, en conduisant une surprise avec tant d’habileté, ne soit pas mieux instruit des formes qu’il faut employer pour approcher d’un piquet.

– Peu importe maintenant ! mes connaissances ou mon ignorance ne sont pas ce qui doit nous occuper, puisque j’ai remis le commandement en d’autres mains, peut-être en de meilleures. Mais je désire parler en particulier à cette dame, Monsieur ; c’est une connaissance de ma jeunesse ; et je la reconduirai jusqu’à l’abbaye.

– Cela serait contraire à tous les principes de l’art militaire, monsieur le pilote, et vous m’excuserez si je ne puis consentir à ce que vous étendiez vos excursions au-delà de l’espace gardé par mes sentinelles. Si vous désirez converser ici avec miss Dunscombe, je ferai retirer mon piquet à une distance suffisante pour qu’on ne puisse vous entendre. J’avoue pourtant que je n’aperçois aucun terrain aussi favorable que celui-ci. Vous devez voir que j’ai un ravin pour assurer ma retraite en cas de surprise, que cette pointe de rocher couvre mon flanc droit, et que je suis appuyé sur ce gros arbre par mon flanc gauche. On pourrait ici en cas de besoin, opposer à l’ennemi une résistance très-sérieuse, et les plus mauvaises troupes se battent bien quand leurs flancs sont couverts et qu’elles ont en arrière les moyens de faire une retraite régulière.

– N’en dites pas davantage, Monsieur ; je ne voudrais pas vous faire perdre une pareille position. Miss Dunscombe aura peut-être la bonté de consentir à faire quelques pas en arrière.

Ce fut en le suivant que miss Dunscombe lui annonça son consentement, et il la conduisit à quelque distance du piquet de Manuel, vers un endroit où le dernier ouragan avait abattu un vieux chêne. Elle s’assit sur le tronc renversé de cet arbre, paraissant attendre avec patience qu’il voulût bien expliquer le motif qui lui avait fait désirer cette entrevue. Le pilote se promena quelques instants en face de l’endroit où elle était assise, gardant le silence, et plongé dans de profondes réflexions ; enfin il s’approcha d’elle et s’assit à son côté.

– Le moment où nous allons nous séparer est enfin arrivé, Alix, lui dit-il : c’est à vous de décider si ce sera pour toujours.

– Que ce soit donc pour toujours, John, répondit-elle ; et il y avait dans sa voix un accent d’émotion.

– Ce mot eût été moins cruel pour moi, si nous ne nous étions pas rencontrés si inopinément, et cependant votre résolution est peut-être fondée sur la prudence. Qu’y a-t-il dans mon destin qui puisse faire désirer à une femme de le partager ?

– Si vous voulez dire que votre destin est celui d’un homme qui ne peut trouver que bien peu de gens, personne même pour partager son bonheur ou compatir à ses infortunes ; d’un homme dont la vie est une suite continuelle de dangers, de calamités, de désappointements et de revers, vous connaissez bien peu le cœur d’une femme si vous pensez qu’elle ne puisse avoir ni la volonté ni la force de les supporter avec l’objet de son choix.

– Est-ce bien vous qui me parlez ainsi, Alix ? J’ai donc mal entendu vos discours, mal interprété vos actions ! Mon sort n’est donc pas tout à fait celui d’un homme abandonné, quoiqu’il ait obtenu la faveur des rois et les sourires des reines ! Oui, ma vie est exposée à des dangers nombreux et terribles ; mais elle n’est pas exclusivement remplie de calamités et de revers, n’est-il pas vrai, Alix ?

Il s’arrêta comme pour attendre une réponse ; mais miss Dunscombe garda le silence, et le pilote reprit la parole.

– Je me suis trompé dans le degré d’importance que j’ai cru que le monde attacherait à mes combats et à mes entreprises. Je ne suis pas ce que je voulais être, Alix, je ne suis pas même ce que je m’étais cru.

– Vous vous êtes fait un nom parmi les guerriers du siècle, John, un nom qu’on peut dire écrit avec le sang.

– Avec le sang de mes ennemis, Alix.

– Avec le sang des sujets de votre prince légitime, avec le sang de ceux qui respirent le même air que vous avez respiré à votre entrée dans le monde, de ceux qui vous ont donné les premières leçons de religion, que je crains que vous n’ayez que trop oubliées.

– Dites avec le sang des ennemis de la liberté. Vous avez vécu si longtemps dans cette profonde retraite, vous avez si aveuglément nourri les préjugés de votre jeunesse, que les nobles sentiments que j’espérais jadis voir éclore en vous n’ont jamais pu se développer.

– J’ai vécu et j’ai pensé comme une femme, comme l’exigeaient mon sexe et ma condition. Quand il faudra que je vive et que je pense différemment, je désire que la mort vienne à mon secours.

– Et voilà les premiers germes de l’esclavage ! Une femme qui vit dans la dépendance ne peut devenir mère que de misérables, que de lâches qui déshonorent le nom d’homme !

– John ! je ne serai jamais mère, répondit Alix avec ce ton de résignation qui indiquait qu’elle avait renoncé aux espérances si naturelles à son sexe ; j’ai vécu seule et sans appui, et je mourrai dans l’isolement, sans laisser après moi personne pour me regretter.

La douceur du son de sa voix et la chaste dignité de sa fierté touchèrent le cœur du pilote, et il garda quelques instants une sorte de silence respectueux, comme si les sentiments honorables qu’elle avait réprimés réveillaient en lui cette générosité et ce désintéressement presque étouffés par une ambition infatigable et par l’orgueil des succès. Enfin il reprit la parole ; mais il parla avec une sensibilité plus douce et un enthousiasme moins ardent qu’il ne l’avait fait jusqu’alors.

– Je ne sais, Alix, si dans la situation où je me trouve, et vous voyant sinon heureuse, du moins contente de votre sort, je dois chercher à ranimer dans votre cœur des sentiments que je m’étais flatté d’y reconnaître autrefois. Ce ne peut être un destin désirable que de partager la vie errante d’un homme qu’on pourrait appeler le Don Quichotte de la liberté ; d’un homme qui à chaque instant peut être appelé à sceller de son sang la vérité de ses principes.

– Jamais mon cœur n’a éprouvé pour vous un sentiment qu’il n’ait conservé encore tout entier, répondit Alix avec la franchise la plus ingénue.

– Achevez, dit le pilote. Ai-je eu tort de croire que vous êtes résolue à rester en Angleterre, ou me suis-je trompé en croyant connaître vos premiers sentiments ?

– Vous ne vous êtes trompé ni aujourd’hui ni alors, John. La faiblesse est toujours la même ; mais Dieu a daigné m’accorder avec les années plus de force pour la combattre ; mais ce n’est pas de moi, c’est de vous, John, que je désire vous parler. J’ai vécu comme une de nos simples marguerites que l’œil remarque à peine quand elles fleurissent sur la prairie pendant le printemps, et je me fanerai de même quand l’hiver de ma vie sera arrivé, sans que le champ qui m’aura vue pendant une saison s’aperçoive qu’il lui manque une de ses fleurs ; mais votre chute, John, sera comme celle du chêne sur lequel nous sommes assis en ce moment. On parle de sa grandeur et de sa noblesse tant qu’il est debout ; on ne prononcera sur son utilité que quand il sera renversé.

– Qu’on prononce comme on le voudra, répondit le pilote avec orgueil. Il faut que la vérité soit reconnu tôt ou tard, et quand le moment en sera arrivé, on dira de moi : – C’était un homme fidèle et vaillant ; – et tous ceux qui, nés dans l’esclavage, voudront vivre sous l’égide de la liberté, puiseront une leçon dans mon exemple.

– Tel peut-être le langage de ce peuple éloigné pour lequel vous avez renoncé à votre patrie et à vos concitoyens, dit miss Dunscombe en jetant sur lui un regard timide comme pour voir jusqu’où elle pouvait aller sans éveiller son ressentiment ; mais que diront à leurs enfants vos compatriotes dont le sang se mêle à celui de vos ancêtres ?

– Ils diront tout ce que pourra leur suggérer leur politique tortueuse, tout ce que leur vanité trompée pourra leur inspirer ; mais le portrait du héros doit être tracé par ses amis comme par ses ennemis. S’il y a des glaives en Amérique, croyez-vous qu’il ne s’y trouve pas aussi des plumes ?

– J’ai entendu parler de cette Amérique, John, comme d’un pays auquel Dieu a prodigué ses faveurs d’une main libérale, où il a réuni différents climats et toutes leurs productions, où il donne des preuves de son pouvoir comme de sa magnificence. On le dit arrosé par des fleuves dont la source est inconnue ; on dit qu’on y admire des lacs dont l’étendue ferait honte à notre Océan Germanique ; des plaines immenses couvertes de la plus belle verdure, même de ces agréables vallées qui font le charme d’un cœur simple. En un mot, John, on dit que c’est un grand pays qui peut favoriser les terribles passions, et charmer aussi les affections plus douces du cœur.

– Vous avez donc trouvé dans votre solitude des gens qui lui ont rendu justice ! Oui, c’est un pays qui peut seul former un monde. Et pourquoi ceux qui l’occupent recevraient-ils des lois des autres nations ?

– Je ne prétends pas discuter le droit que peuvent avoir les enfants de cette contrée de faire tout ce qu’ils croient pouvoir assurer leur bonheur. Mais est-il possible que des gens nés dans un tel pays ne connaissent pas le sentiment qui attache tout homme au lieu où il a reçu le jour !

– Pouvez-vous douter qu’ils le connaissent ? s’écria le pilote avec surprise. Leurs efforts dans cette cause sacrée, leurs souffrances, leur patience, les longues privations qu’ils se sont imposées, ne le proclament-ils pas assez hautement ?

– Et croyez-vous que ceux qui savent si bien aimer leur patrie seront disposés à chanter les louanges de celui qui a levé une main sacrilège contre la sienne ?

– Toujours le même reproche ! s’écria le pilote qui reconnut alors le but où Alix voulait arriver. L’homme est-il un arbuste ou une pierre pour qu’il faille qu’il soit jeté au feu ou enterré dans une muraille sur le sol où le hasard l’a fait naître ? Le son de ce mot PATRIE nourrit la vanité d’un Anglais en quelque lieu qu’il se trouve, mais il paraît qu’il a des charmes plus puissants encore sur le cœur des Anglaises.

– C’est celui qui doit être le plus cher au cœur d’une femme, John ; car il renferme tous les nœuds les plus doux. Si vos dames d’Amérique n’en connaissent pas les charmes, toutes les faveurs que Dieu a accordées à leur pays ne contribueront que bien peu à leur bonheur.

– Alix, dit le pilote en se levant avec agitation, je ne vois que trop le but de vos allusions, mais nous ne serons jamais d’accord sur ce point. Tout le pouvoir que vous avez sur moi serait insuffisant pour me détourner du glorieux sentier que je suis en ce moment. Le temps nous presse ; parlons d’autre chose. C’est peut-être la dernière fois que je mettrai le pied sur le sol de la Grande-Bretagne.

Alix ne répondit pas sur-le-champ. Elle avait à combattre l’impression pénible que faisait sur elle cette dernière remarque ; mais bientôt maîtresse de ce mouvement de faiblesse, elle reprit le ton qu’elle croyait que son devoir exigeait d’elle.

– Et quels exploits ont marqué le court séjour que vous venez d’y faire, John ? Vous avez détruit le repos d’une famille paisible ; vous avez commis un acte de violence contre un vieillard ; sont-ce là les hauts faits qui doivent illustrer votre sentier de gloire ?

– Croyez-vous que j’aie débarqué dans ce pays, que j’aie placé ma vie entre les mains de mes ennemis, pour un objet si indigne de moi ? Non, Alix ; j’ai échoué dans mon entreprise, et par conséquent on ne saura jamais quel en était le but. C’est le zèle pour la cause que j’ai embrassée qui m’a inspiré la démarche que vous condamnez si inconsidérément. Quant à ce colonel Howard, ceux qui gouvernent l’Angleterre ne sont pas sans égard pour lui, et le prix de sa liberté sera celle de quelque patriote valant mieux que lui. Pour ses pupilles, vous oubliez votre mot magique : leur patrie est en Amérique, à moins qu’elles n’en trouvent plus promptement une autre sous le pavillon libre d’une frégate qui les attend à peu de distance des côtes.

– Vous parlez d’une frégate ? dit miss Dunscombe avec une vivacité qui annonçait qu’elle prenait à cette conversation un intérêt plus puissant que jamais ; est-elle le seul moyen que vous ayez pour échapper à vos ennemis ?

– Alix Dunscombe n’a pas bien étudié les événements passés, puisqu’elle me fait une telle question, dit le pilote avec fierté ; vous auriez parlé plus convenablement en me demandant si cette frégate était le seul bâtiment devant lequel mes ennemis dussent fuir pour m’échapper.

– Je ne puis mesurer mes termes dans un pareil moment, dit Alix, l’inquiétude peinte sur ses traits. Le hasard m’a fait entendre une partie d’un plan formé pour détruire par des moyens soudains tous les bâtiments américains qui se trouvent dans nos mers.

– Ce plan peut être formé plus soudainement qu’il n’est possible de l’exécuter, ma bonne Alix. Et quel est donc ce plan si redoutable ?

– Je ne sais trop si la fidélité que je dois à mon souverain me permet de vous en instruire, répondit Alix en hésitant.

– Soit ! dit le pilote avec indifférence ; c’est peut-être le moyen de soustraire à la mort ou à la captivité quelques officiers de la marine royale. Je vous ai déjà dit, Alix, que c’est probablement pour la dernière fois que je suis en cette île, et par conséquent cette entrevue…

– Et cependant, dit miss Dunscombe suivant le cours de ses idées, il ne peut y avoir grand mal à empêcher l’effusion du sang humain, encore moins à servir ceux que nous avons connus et aimés longtemps.

– Oui, c’est une doctrine fort simple et facile à soutenir, et cependant le roi George pourrait fort bien se passer de quelques uns de ses serviteurs ; la liste de ses vils esclaves est si longue !

– Il existait à l’abbaye de Sainte-Ruth un jeune homme nommé Dillon, qui en a disparu mystérieusement, ou plutôt qui a été emmené prisonnier par vos compagnons… En avez-vous entendu parler, John ?

– J’ai entendu parler d’un mécréant qui portait ce nom, mais je ne l’ai jamais vu. Alix, si le ciel veut que cette entrevue soit la dernière !…

– Il était prisonnier sur un schooner nommé l’Ariel, continua miss Dunscombe sans faire attention à l’air d’indifférence avec lequel le pilote écoutait ces détails ; et quand on lui permit de retourner à Sainte-Ruth, il oublia la promesse qu’il avait faite, et manqua à sa parole d’honneur pour se livrer à sa méchanceté. Au lieu d’effectuer l’échange qui était la condition de sa liberté, il trama une trahison contre ceux qui l’avaient pris ; oui, c’était une indigne trahison, car il avait été traité de la manière la plus généreuse, et sa délivrance était certaine.

– C’était un infâme coquin. Mais, Alix…

– Écoutez-moi, John, continua-t-elle, prenant un intérêt d’autant plus vif à sa situation, qu’il paraissait plus distrait. Je devrais peut-être parler de ses fautes avec ménagement, car il est maintenant au nombre des morts ; mais une partie de son plan a échoué ; car il tendait à couler à fond le schooner que vous appelez l’Ariel, et à s’emparer de la personne du jeune Barnstable.

– Comme vous le dites, il a échoué. J’ai délivré Barnstable, et l’Ariel a été frappé par un bras plus puissant que tous ceux de ce monde. Il a fait naufrage.

– Ainsi donc la frégate est votre seule ressource ! Ne perdez pas de temps, John, et ne prenez pas un tel air de hauteur et d’insouciance. Le moment peut arriver où votre esprit audacieux et entreprenant ne pourra résister à vos ennemis. Une autre partie du plan de Dillon consistait à envoyer un exprès dans le port de mer le plus voisin du côté du nord pour y donner avis de votre apparition sur nos côtes, afin qu’on en fit partir des vaisseaux de la marine royale pour vous couper la retraite.

Le pilote perdit son air d’indifférence pendant qu’elle parlait ainsi ; et ses yeux étincelants semblaient vouloir à la faible clarté des étoiles, deviner dans sa physionomie ce qu’elle allait dire.

– Comment êtes-vous si bien instruite, Alix lui demanda-t-il avec vivacité ; quels sont les vaisseaux qu’il a nommés ?

– Le hasard m’a fait entendre ce plan sans être vue. Peut-être j’oublie ce que je dois à mon souverain ; mais, John, c’est trop exiger de la faiblesse d’une femme que de vouloir qu’elle voie sacrifier l’homme qu’elle a regardé autrefois d’un œil favorable ; quand un mot d’avis donné à temps peut le mettre en état d’éviter le danger.

– Qu’elle a regardé autrefois d’un œil favorable ! En sommes nous donc là ? s’écria le pilote avec un air de distraction. Mais, Alix, savez-vous quelle est la force de ces vaisseaux, quel en est le nom ? Je n’ai besoin que de connaître leur nom ; car avec cela je puis rendre compte de leur force aussi exactement que le ferait le premier lord de l’amirauté d’Angleterre.

– Leurs noms ont été prononcés, répondit Alix avec un air de tendre mélancolie ; mais le nom d’un homme qui était bien plus près de mes pensées retentissait à mes oreilles, et m’a empêchée de les retenir.

– Vous êtes toujours la bonne Alix que j’ai connue autrefois ! Ainsi, mon nom a été prononcé ! Et que disaient-ils du pirate ? Son bras a-t-il frappé un coup qui les faisait trembler dans leur abbaye ? Osaient-ils me donner le nom de lâche ?

– On parlait de vous dans des termes qui me glaçaient le cœur, car c’est toujours une tâche facile que d’oublier le laps des années, et il est presque impossible de déraciner les premières impressions de la jeunesse.

– Il y a quelque plaisir à savoir que, malgré leurs indignes calomnies, les esclaves me redoutent dans leurs conciliabules secrets ! s’écria le pilote en marchant à grands pas devant Alix. C’est une circonstance remarquable, surtout pour ceux qui partagent votre opinion. J’espère encore voir le jour où ce nom fera trembler George III, même entre les murs de son palais.

Miss Dunscombe l’écouta en silence et d’un air mortifié. Il n’était que trop évident qu’un anneau venait de se rompre dans la chaine de leurs sentiments réciproques, et que sa présence ne faisait pas éprouver à son ancien amant l’émotion qu’elle sentait elle-même en le revoyant ; elle baissa un instant la tête, et, la relevant avec son air de douceur ordinaire, et elle lui dit d’un ton encore plus calme :

– Je vous ai communiqué tout ce qu’il est utile que vous sachiez ; maintenant il est temps que nous nous séparions.

– Quoi ! si promptement ! s’écria-t-il en tressaillant et en lui prenant la main. Cette entrevue a été bien courte, Alix, pour précéder une si longue séparation !

– Que notre entrevue ait été courte ou longue, il est temps qu’elle finisse. Vos compagnons sont au moment de partir, et je suppose que vous êtes un des derniers, qui voudraient être laissés sur les côtes d’Angleterre. Si vous y revenez jamais, je souhaite que ce soit avec d’autres sentiments à l’égard de votre patrie. Adieu, John ; puissiez-vous être heureux et obtenir la bénédiction du ciel autant que vous vous en montrerez digne !

– Je n’en demande pas davantage, à moins que ce ne soit le secours de vos prières. Mais la nuit est bien obscure, Alix ; je veux vous reconduire à l’abbaye.

– Cela est inutile ; John ; l’innocence en certaines occasions, ne connaît pas plus la crainte que le courage le plus intrépide ; mais je n’ai aucun motif de crainte. Je vais prendre un chemin qui me conduira à Sainte-Ruth sans m’obliger à repasser près de vos soldats, et où je ne rencontrerai que celui qui est présent partout pour protéger les délaissés. Adieu encore une fois, John. La voix lui manqua presque pour ajouter : Vous partagerez le sort commun de l’humanité ; vous aurez vos moments de soucis et de faiblesse ; vous pourrez alors vous rappeler ceux que vous laissez sur cette île que vous méprisez, et vous penserez peut-être à quelqu’un dont les vœux pour votre bonheur furent toujours purs et désintéressés.

– Que Dieu vous accompagne, Alix ! s’écria le pilote touché de son émotion et oubliant un moment le rêve de son ambition pour s’abandonner aux mouvements de son cœur ; mais je ne puis souffrir que vous vous en alliez seule.

– C’est ici que nous nous séparons, John, dit-elle avec fermeté, et que nous nous séparons pour toujours.

Elle retira doucement sa main qu’il retenait encore, en lui disant un dernier adieu d’une voix presque éteinte ; elle se détourna, et prit un chemin qui conduisait à l’abbaye.

Le premier mouvement du pilote était de la suivre et de veiller à ce qu’il ne pût lui arriver aucun accident en chemin ; mais au même instant le tambour des soldats de marine battit un appel sur le rocher, et le sifflet de contre-maître fit entendre sur le rivage des sons aigus ; signal que la dernière barque allait partir.

Obéissant à cet appel, cet homme singulier, dont les sentiments aigris, qui étaient alors sur le point de se manifester par une soudaine et violente explosion, avaient été longtemps étouffés par les espérances d’une ambition démesurée, et peut-être par un ressentiment profond, se mit en route vers le rivage, entièrement absorbé dans ses réflexions.

À peine avait-il fait quelques pas, qu’il rencontra les soldats de Borroughcliffe, désarmés à la vérité, mais libres et rentrant dans l’intérieur du pays. Il était trop occupé des idées qui l’agitaient pour faire attention à cet acte de générosité de Griffith, et il passa au milieu d’eux presque sans les voir. Il ne sortit de sa distraction que lorsqu’il fut arrêté dans sa marche par un homme qui lui barrait le chemin, et qui lui frappa légèrement sur l’épaule. Il leva les yeux, et reconnut Borroughcliffe.

– D’après ce qui s’est passé cette nuit, Monsieur, lui dit le capitaine, il est évident que vous n’êtes pas ce que vous paraissez. Vous êtes peut-être un amiral, un général des rebelles, que sais-je ? car le droit de commander a été étrangement contesté entre vous à l’abbaye ; mais n’importe à qui appartient le commandement en chef, je prendrai la liberté de vous dire à l’oreille que j’ai été indignement traité, et peu généreusement. Oui Monsieur, je le répète, indignement traité, par vous tous en général, et par vous en particulier !

Le pilote fit un mouvement de surprise en entendant ce discours étrange, qui fut prononcé avec cet accent d’amertume que pouvait y donner un homme déchu des hautes espérances auxquelles il s’était livré. Il se borna pourtant à faire un geste de la main pour dire au capitaine de passer son chemin, et fit un détour pour continuer le sien.

– Il me paraît que vous ne me comprenez pas, continua l’obstiné Borroughcliffe. Monsieur, je ne voudrais pas qu’on crût que j’en dis autant à un homme d’honneur sans avoir le dessein de lui fournir l’occasion de se mettre du colère.

Le pilote jeta sur lui un regard de mépris, et vit en même temps que Borroughcliffe avait en main deux pistolets qu’il tenait, l’un par la poignée, l’autre par le canon ; il n’en continua pas moins sa marche, et disparut bientôt dans l’obscurité.

– Ce n’est donc pas autre chose qu’un pilote ! murmura Borroughcliffe en lui-même. Mon intention était évidente, et un homme comme il faut aurait sur-le-champ répondu à l’appel. Ah ! voici la troupe de mon digne ami dont le palais sait distinguer le vin qu’on fait dans le sud de l’île de Madère, et celui qui n’est que le produit de la partie septentrionale. Le camarade a un gosier de gentilhomme, nous verrons comme il avalera une allusion délicate à tout ce qui s’est passé.

Borroughcliffe s’écarta pour laisser passer les soldats de marine, qui se rendaient à leur tour au lieu désigné pour l’embarquement, et il attendit avec impatience l’arrivée de leur chef Manuel, qui avait été informé de l’intention qu’avait Griffith de rendre la liberté à ces soldats et à leur capitaine, s’était arrêté pour les voir passer, afin de s’assurer que parmi cette troupe, qui allait rentrer dans l’intérieur du pays, il ne se trouvait personne qui n’eût été relâché légalement. Cette circonstance l’ayant retardé de quelques instants, fit que Borroughcliffe et lui se rencontrèrent à une courte distance de leurs soldats.

– Je vous salue avec toute affection, Monsieur, dit Borroughcliffe. Vous avez fait aujourd’hui un bon fourrage, capitaine Manuel.

Manuel n’était pas disposé en ce moment à se quereller, mais il trouva dans la voix du capitaine anglais un accent qui lui déplut.

– Il aurait été meilleur, Monsieur, répondit-il, si j’avais trouvé l’occasion de rendre au capitaine Borroughcliffe quelques unes des politesses que j’en ai reçues.

– Épargnez ma modestie, mon cher Monsieur, s’écria Borroughcliffe. Vous oubliez sans doute comment j’ai été payé de mon hospitalité. Le pommeau de mon épée qu’on m’a donné à mordre pendant environ quatre heures ; une culbute qu’on m’a fait faire sans cérémonie dans un coin ; une tape d’amitié donnée sur l’épaule d’un de mes soldats avec la crosse d’un mousquet ! Diable ! diable, Monsieur, je serais un ingrat si j’oubliais tout cela, et un ingrat ne peut figurer qu’au premier rang des lâches.

– Si la tape d’amitié eût été donnée à l’officier et non au soldat, répondit Manuel avec sang-froid, c’eût été meilleure justice ; et au lieu de la crosse d’un fusil, la baguette aurait suffi pour renverser un homme qui portait sous son gilet ce qui aurait pu assouvir la soif de quatre joueurs de violon.

– C’est pure ingratitude de votre part envers le cordial du sud dont vous avez reconnu vous-même l’excellence, et c’est en outre une insulte que je ne dois pas digérer ; je ne vois réellement qu’une seule manière de terminer cette querelle de mots, et si elle ne finit à l’instant, elle peut nous conduire assez loin dans la matinée.

– Voyez vous-même, Monsieur, comment vous voulez la terminer. J’espère cependant que ce ne sera point par votre connaissance profonde du genre humain, qui vous a fait prendre un capitaine au service du congrès pour un amoureux fugitif frété pour je ne sais quel port dont le nom se termine en green, à ce que je crois.

– Autant valait me tirer par le nez que de me tenir un tel propos, Monsieur ! je crois même que j’aurais supporté l’un plus facilement que l’autre. Vous plairait-il de choisir un de ces deux joujoux, Monsieur ? ils avaient été chargés pour un service différent, mais je crois qu’ils pourront s’acquitter de celui-ci.

– J’en ai une paire qui est chargée n’importe pour quel service ; répondit Manuel en prenant un pistolet à sa ceinture et en reculant de quelques pas.

– Je sais que vous partez pour l’Amérique, ajouta Borroughcliffe qui était resté en place avec un sang-froid imperturbable ; mais il me serait fort agréable que vous puissiez retarder votre marche d’un seul instant.

– Défendez-vous, et faites feu ! s’écria Manuel d’un ton courroucé en étendant le bras vers son ennemi en se rapprochant de lui.

Les deux coups partirent en même temps, et l’on n’entendit qu’une seule explosion. Ce fut un signal d’alarme qui fit accourir des deux côtés opposés les soldats des deux capitaines, et si ceux de Borroughcliffe eussent été armés, il y aurait eu certainement du sang répandu, quand les deux partis, arrivant sur le champ de bataille, virent le spectacle qui s’offrait à leurs yeux. Manuel étendu sur le dos ne donnait aucun signe de vie ; Borroughcliffe aussi renversé était appuyé sur le coude, moitié couché, moitié assis.

– Le pauvre diable est-il véritablement passé dans l’autre monde ? demanda le capitaine anglais d’un ton qui indiquait une sorte de regret. Eh bien ! il était fait du métal d’un soldat, et c’était presque un aussi grand fou que moi-même.

Pendant ce temps les soldats américains, heureusement sans doute pour ceux de Borroughcliffe et pour leur chef avaient reconnu que leur capitaine n’était pas mort. La balle en lui sillonnant les os du crâne l’avait étourdi et, quand on l’eut remis sur ses pieds, il resta une minute ou deux à se frotter la tête comme s’il sortait d’un rêve. Ayant repris ses sens peu à peu, il se souvint de ce qui venait de se passer, et demanda à son tour des nouvelles de son antagoniste.

– Me voici, mon digne capitaine incognitorum, s’écria Borroughcliffe avec un ton de cordialité parfaite ; me voici reposant sur le sein de notre mère commune, et ne m’en trouvant que mieux pour la saignée que vous venez de me faire à la jambe droite, quoique je pense que vous auriez pu produire le même effet sans traiter l’os si rudement. Mais ne vous ai-je pas vu aussi donner un embrassement filial à cette bonne mère ?

– J’ai été renversé quelques minutes, à ce que je crois, répondit Manuel : la balle a marqué son chemin sur ma tête.

– Sur votre tête ! hum ! je vois qu’il est probable que la blessure ne sera pas mortelle. Eh bien ! je proposerai au premier pauvre diable que je rencontrerai qui n’aura qu’une bonne jambe, de la jouer contre la mienne en un coup de dés ; cela fera un mendiant et un gentilhomme. Donnez-moi votre main, Manuel ; nous avons bu ensemble, nous nous sommes battus, il n’y a plus rien qui nous empêche d’être amis jurés.

– Ma foi, répondit Manuel en continuant à se frotter la tête, je n’y vois pas d’objection insurmontable. Mais vous avez besoin d’un chirurgien. Puis-je faire quelque chose pour vous ? Encore un signal d’embarquement ! Sergent, faites partir la compagnie au pas redoublé ; laissez-moi seulement Dick ; je n’ai même besoin de personne.

– Ah ! mon cher ami ! s’écria Borroughcliffe, vous êtes ce que j’appelle un homme bien conditionné de pied en cap. Il n’y a pas un point faible dans toute votre forteresse ; un homme comme vous devrait être à la tête d’un corps tout entier au lieu d’une simple compagnie. Doucement, Drill, doucement ; maniez-moi avec la même délicatesse que si mon corps était de faïence. Je ne vous retiendrai pas plus longtemps, mon ami Manuel, car j’entends signal sur signal. Ils ont sans doute besoin d’une tête aussi solide que la vôtre pour présider à l’embarquement.

Manuel se serait peut-être offensé des allusions que faisait son nouvel ami à la solidité de son crâne, si ses facultés intellectuelles n’eussent été troublées par une sorte de bourdonnement partant de la région qui est le siège de la pensée. Il serra cordialement la main de Borroughcliffe, lui souhaita toute sorte de bonheur, et lui fit de nouvelles offres de service de la manière la plus amicale.

– Je vous en remercie de bon cœur, dit le capitaine anglais, et comme si je ne vous avais pas déjà l’obligation d’une saignée qui m’épargnera peut-être une attaque d’apoplexie. Mais Drill a fait partir un messager pour aller chercher un chirurgien à B…, et le drôle va peut-être mettre tout le dépôt à vos trousses. Partez donc sans délai ; et si jamais vous revenez en Angleterre comme ami, songez qu’il faut que je vous voie.

– Je n’y manquerai pas et je vous demande la même promesse, si jamais vous remettez le pied en Amérique.

– Comptez-y bien ! j’aurai besoin de votre excellente tête pour me guider parmi vos habitants des bois. Adieu ; conservez-moi toujours une place dans votre souvenir.

– Je ne vous oublierai jamais, mon digne ami, répondit Manuel en portant encore la main sur sa tête où il sentait des battements si violents qu’il lui semblait les entendre. Enfin, après s’être de nouveau serré la main et s’être fait de nouvelles promesses de se revoir, les deux braves se séparèrent comme deux amants qu’on force à se quitter, et avec une cordialité qui laissait bien loin l’amitié si vantée d’Oreste et de Pylade.

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