CHAPITRE IX.

Cependant, tu es prodigue de sourires, sourires plus doux que le froncement de tes sourcils n’est sévère. Les îles innombrables de la terre célèbrent ton retour par des cris d’allégresse.

La gloire qui descend de toi baigne dans une joie profonde et la terre et les ondes.

Le Firmament.

Une esquisse rapide de la scène placée dans son ensemble devant les yeux du lecteur pourra l’aider à comprendre les événements que nous allons rapporter. On n’oubliera pas que le lac avait la forme d’un bassin irrégulier, dont les contours formaient en grande partie un ovale, mais dont l’uniformité était variée par des baies et des pointes qui embellissaient ses bords. La surface de cette belle nappe d’eau brillait en ce moment comme une pierre précieuse aux derniers rayons du soleil du soir, et son entourage, avec ses collines revêtues de la plus riche verdure des forêts, était animé par une sorte de radieux sourire, dont l’effet ne saurait être mieux rendu que par les beaux vers que nous avons cités en tête de ce chapitre. Comme les bords, à quelques exceptions près, s’élevaient à pic hors de l’eau, là même où la montagne n’arrêtait pas brusquement la vue, une frange presque continue de feuillage était suspendue sur les bords du lac paisible ; car les arbres s’élançaient de la pente des coteaux en cherchant l’éclat du jour, et parfois ils étendaient leurs troncs droits et leurs longs bras à plus de quarante à cinquante pieds au-delà de la ligne perpendiculaire. Nous ne voulons parler ici que des géants de la forêt, de ces pins qui s’élèvent à cent ou cent cinquante pieds ; car ceux de moindres proportions étaient pour la plupart tellement inclinés, que leurs branches inférieures plongeaient dans l’eau.

Dans la position qu’occupait actuellement l’arche, le château était dérobé aux regards par la saillie d’une pointe, aussi bien que l’était l’extrémité septentrionale du lac même. Une montagne, vénérable, revêtue de bois, et de forme ronde, comme toutes les autres, bornait la vue dans cette direction, en se développant soudain sur toute l’étendue de cette scène magnifique, à l’exception d’une baie profonde qui la dépassait à l’ouest, en allongeant le bassin de plus d’un mille. On a déjà dit de quelle manière l’eau s’écoulait hors du lac sous les voûtes de feuillage des arbres qui bordaient chaque côté de la rivière, et l’on a dit aussi que le rocher, qui était dans tout le pays un lieu de rendez-vous favori, et où Deerslayer s’attendait en ce moment à rencontrer son ami, s’élevait près de cet endroit, à peu de distance du rivage. C’était, un grand roc isolé, appuyé sur le fond du lac, où il avait sans doute été laissé quand les eaux en arrachèrent la terre qui l’entourait, en se frayant un passage jusqu’à la rivière, et sa forme lui avait été donnée par l’action des éléments, pendant les lents progrès de plusieurs siècles. L’élévation de ce rocher pouvait à peine atteindre six pieds, et, ainsi qu’on l’a dit, sa forme avait quelque ressemblance avec celle qu’on donne généralement aux ruches ou à une meule de foin. Cette dernière donne même l’idée la plus exacte, non-seulement de sa forme, mais de ses dimensions. Il était, et est encore situé, car nous décrivons des scènes réelles, à cinquante pieds de la rive, et dans un endroit où l’eau n’avait que deux pieds de profondeur, quoique pendant certaines saisons sa cime arrondie fût couverte par le lac. Une foule d’arbres étendaient leurs branches si loin en avant, qu’ils semblaient rattacher le rocher au rivage, à les voir même à peu de distance ; et surtout un pin élevé s’y avançait de manière à former une noble voûte, digne d’un siège qu’occupa plus d’un chef des forêts, pendant la longue suite de siècles inconnus dans lesquels l’Amérique, et tout ce qu’elle contenait, ont existé à part dans une solitude mystérieuse, monde isolé, à la fois sans histoire familière et sans origine accessible aux annales de l’homme.

Une fois arrivé à deux ou trois cents pieds du rivage, Deerslayer serra ses voiles, et mouilla son grappin aussitôt qu’il s’aperçut que l’arche avait dérivé dans une direction tout à fait au vent du rocher. La marche du scow fut ainsi arrêtée, quand il vint à faire tête au vent, par l’action de la brise. Aussitôt que cela fut fait, Deerslayer fila le câblot, et laissa le scow s’appuyer au rocher, aussi vite que le souffle léger de l’air put le pousser sous le vent. Comme le scow flottait entièrement sur la surface, cela fut bientôt fait, et le jeune homme arrêta la dérive en apprenant que l’arrière de l’arche était à quinze ou seize pieds du lieu désiré.

En exécutant cette manœuvre, Deerslayer avait agi avec promptitude ; car, tout en ne doutant pas le moins du monde qu’il ne fût à la fois épié et suivi par l’ennemi, il croyait en avoir dérouté les mouvements, par l’apparence d’indécision qu’il avait donnée aux siens, et il savait que les Indiens ne pouvaient avoir aucun moyen de s’assurer qu’il se dirigeait vers le rocher, à moins, cependant, qu’un des prisonniers ne l’eût trahi ; supposition si peu probable, du reste, qu’elle ne lui donnait aucune inquiétude. Malgré la célérité et la décision de ses mouvements, il ne s’aventura pourtant pas aussi près du rivage sans prendre des précautions convenables pour assurer sa retraite dans le cas où elle deviendrait nécessaire. Il tenait la corde dans sa main, et Judith était postée à une ouverture sur le côté de la cabine faisant face au rivage, d’où elle pouvait observer à la fois la plage et le rocher, et donner à temps l’éveil à l’approche d’un ami ou d’un ennemi. Hetty était aussi placée en sentinelle, mais c’était pour ne pas perdre de vue les arbres qui s’étendaient au-dessus d’eux, de peur que quelque ennemi ne vint à monter sur leurs branches, et ne rendît inutiles les préparatifs de défense de la cabine en commandant l’intérieur du scow.

Le soleil avait disparu du lac et de la vallée quand Deerslayer arrêta l’arche, ainsi que nous l’avons rapporté. Cependant il s’en fallait de quelques minutes que le soleil fût tout à fait couché, et il connaissait trop bien la ponctualité indienne pour s’attendre à quelque hâte prématurée de la part de son ami. La grande question était de savoir s’il avait échappé aux pièges des ennemis dont il le savait entouré. Les événements des dernières vingt-quatre heures devaient être un secret pour lui, et Chingachgook était, ainsi que Deerslayer, encore novice sur le sentier de guerre. À la vérité, il était préparé à rencontrer sur sa route le parti qui retenait sa fiancée, mais il n’était pas en son pouvoir d’apprécier l’étendue des dangers qu’il courait, non plus que les positions précises qu’occupaient ses amis ou ses ennemis. En un mot, la sagacité éprouvée et la prudence infatigable d’un Indien étaient les seuls avantages sur lesquels il pût compter, au milieu des périls qu’il courait inévitablement.

– Ne voyez-vous personne sur le rocher, Judith ? demanda Deerslayer aussitôt qu’il eut rendu l’arche stationnaire, ne jugeant pas prudent de s’aventurer aussi près du rivage sans nécessité. – Apercevez-vous le chef delaware ?

– Nullement, Deerslayer. Rocher, rivage, arbres, lac, rien ne semble avoir jamais porté une forme humaine.

– Tenez-vous à couvert, Judith ; – tenez-vous à couvert, Hetty. – Une carabine a l’œil perçant, le pied leste, et la langue mortellement fatale. Tenez-vous donc bien à couvert, mais ayez toujours l’œil au guet, et soyez sur le qui-vive. S’il arrivait quelque accident à l’une de vous, j’en serais inconsolable.

– Et vous, Deerslayer ! s’écria Judith en écartant sa tête de l’ouverture pour adresser au jeune chasseur un regard gracieux et reconnaissant ; – vous aussi, tenez-vous à couvert et prenez bien garde de vous montrer un seul instant aux sauvages ! Une balle pourrait être tout aussi fatale pour vous que pour l’une de nous, et nous ressentirions toutes deux le coup qui vous frapperait.

– Ne craignez rien pour moi, Judith ; ne craignez rien pour moi, ma bonne fille. Ne regardez pas de ce côté, quoique vos regards soient bien aimables et bien doux, mais fixez les yeux sur le rocher, le rivage et le…

Deerslayer fut interrompu par une légère exclamation que poussa la jeune fille, qui, pour se conformer autant aux gestes précipités qu’aux paroles du jeune homme, avait de nouveau porté ses regards dans la direction opposée.

– Qu’y a-t-il ? qu’y a-t-il, Judith ? demanda-t-il à la hâte. – Voit-on, quelque chose ?

– Il y a un homme sur le rocher ! – Un guerrier indien peint et armé !

– Où porte-t-il sa plume de faucon ? ajouta vivement Deerslayer en serrant moins fortement la corde qu’il tenait, afin de pouvoir être prêt à dériver plus près de l’endroit du rendez-vous. – Est ­elle attachée sur la touffe de guerre, ou la porte-t-il au-dessus de l’oreille gauche ?

– Elle est, comme vous le dites, au-dessus de l’oreille gauche ; et puis, il sourit, et murmure le mot Mohican.

– Dieu soit loué, c’est le Serpent, enfin ! s’écria le jeune homme en laissant glisser la corde entre ses mains ; mais entendant un léger bond à l’autre bout du scow, il retint aussitôt la corde, qu’il se mit à haler de nouveau, convaincu qu’il avait atteint son but.

En cet instant, la porte de la cabine s’ouvrit précipitamment, et un guerrier, s’élançant dans la petite chambre, s’arrêta près de Deerslayer, en proférant seulement cette exclamation – Hugh ! – Le moment d’après, Judith et Hetty poussèrent un cri aigu, et l’air retentit des hurlements de vingt sauvages, qui sautèrent sur la rive à travers les broussailles, quelques-uns, dans leur précipitation tombant dans l’eau la tête la première.

– Halez ! Deerslayer, cria Judith en barrant vivement la porte, afin de prévenir l’invasion du passage par lequel le Delaware venait d’entrer. – Au large ! il y va de la vie ; le lac est plein de sauvages qui passent l’eau à gué pour arriver jusqu’à nous.

Les jeunes gens, – car Chingachgook vint immédiatement au secours de son ami ; – les jeunes gens n’eurent pas besoin d’une seconde invitation ; ils se mirent à l’œuvre avec un zèle qui montra combien ils jugeaient l’occasion pressante. La grande difficulté était de vaincre le vis inertiæ d’une masse comme le scow ; car, une fois en mouvement, il était aisé de le faire avancer avec toute la vitesse nécessaire.

– Halez ! Deerslayer, pour l’amour de Dieu ! cria de nouveau Judith restée à son poste. – Ces misérables se précipitent dans l’eau comme des chiens poursuivant leur proie ! Ah ! – Le scow est en mouvement ! Et voilà l’eau qui monte jusque sous les bras du plus avancé ; cependant ils s’élancent en avant, et ils saisiront l’arche !

La jeune fille fit encore entendre un léger cri, qui fut suivi d’un rire joyeux. L’un était produit par les efforts désespérés de ceux qui les poursuivaient, et l’autre par leur manque de succès.

L’esquif était maintenant en plein mouvement, et glissait sur une eau plus profonde avec une vélocité qui bravait les desseins des ennemis. Les deux hommes, que la position de la cabine empêchait de voir ce qui se passait à l’arrière, furent forcés de demander aux jeunes filles où en était la chasse.

– Que se passe-t-il maintenant, Judith ? – Que veulent-ils faire ? – Les Mingos nous poursuivent-ils toujours, ou en sommes-nous débarrassés quant à présent ? demanda Deerslayer en sentant la corde céder, comme si le scow eût marché rapidement, et en entendant le cri et l’éclat de rire de la jeune fille presque en même temps.

– Ils ont disparu ! Un seul, le dernier, se cache en ce moment dans les buissons du rivage. – Tenez ! il a disparu sous l’ombre des arbres ! Vous avez votre ami, et nous sommes tous en sûreté !

Les deux hommes firent en ce moment de nouveaux efforts ; ils halèrent la corde et firent avancer rapidement l’arche jusqu’au grappin, puis ils le dérapèrent ; et une fois que le scow eut franchi quelque distance et perdu son aire, ils jetèrent de nouveau le grappin : alors, pour la première fois depuis leur rencontre, ils se reposèrent. Comme la maison flottante se trouvait actuellement assez éloignée du rivage, et qu’elle offrait une entière protection contre les balles, il n’y avait plus aucun danger ni aucun besoin pressant de faire de nouveaux efforts.

La façon dont s’accostèrent les deux amis fut très-caractéristique. Chingachgook, jeune guerrier indien, ayant l’air noble, une grande taille, de beaux traits, et taillé en athlète, examina d’abord son mousquet avec soin, et en ouvrit le bassinet, pour s’assurer que l’amorce n’était pas mouillée. Une fois certain de ce fait important, il jeta des regards furtifs et observateurs autour de lui, sur l’étrange habitation et sur les deux sœurs ; mais il ne parla pas, et avant tout il évita de trahir une curiosité de femme en faisant des questions.

– Judith et Hetty, dit Deerslayer avec une politesse naturelle et sans apprêt, voici le chef mohican dont vous m’avez entendu parler, Chingachgook, ainsi qu’on l’appelle, ce qui signifie le grand serpent, ainsi nommé pour sa sagesse, sa prudence et sa dextérité ; il est en outre mon plus ancien ami. Je savais que ce devait être lui par la plume de faucon qu’il porte au-dessus de l’oreille gauche, tandis que la plupart des autres guerriers la portent dans la touffe de guerre.

Après avoir cessé de parler, Deerslayer se mit à rire de tout cœur, plutôt peut-être par suite du ravissement qu’il éprouvait à voir son ami sain et sauf à son côté après une épreuve aussi rude, que par l’effet d’aucune idée plaisante qui se présentât à son esprit ; et cette manifestation de sentiment fut assez remarquable, en ce que sa gaieté ne fut accompagnée d’aucun éclat bruyant.

Quoique Chingachgook entendit et parlât l’anglais, il n’aimait pas à s’en servir pour communiquer ses pensées, semblable en cela au plus grand nombre des Indiens ; et après avoir reçu un serrement de main cordial de Judith et un salut plus réservé de Hetty, de la manière affable qui convient à un chef, il se détourna comme pour attendre le moment où il plairait à son ami d’entrer en explication sur ses projets futurs, et de lui faire le récit de ce qui s’était passé depuis leur séparation. Deerslayer comprit son intention, et il fit connaître son opinion sur l’affaire en question en s’adressant aux deux sœurs.

– Cette brise tombera bientôt tout à fait, maintenant que le soleil est couché, dit-il, et il est inutile de ramer contre le vent. Dans une demi-heure ou environ, nous aurons un calme plat, ou bien la brise du sud viendra de la terre, et alors nous commencerons à retourner vers le château. En attendant, le Delaware et moi nous parlerons d’affaires, et nous nous communiquerons réciproquement nos idées précises sur ce que nous avons à faire.

Personne ne s’opposa à cette proposition, et les sœurs se retirèrent dans la cabine pour préparer le repas du soir, tandis que les deux jeunes gens s’assirent sur l’avant du scow et se mirent à causer. L’entretien eut lieu dans la langue des Delawares. Néanmoins, comme ce dialecte est peu compris, même par les savants, nous rendrons librement en anglais, non-seulement en cette occasion, mais aussi désormais, tous les détails qu’il pourra être nécessaire de donner, tout en conservant, autant que possible, l’idiome et les, expressions particulières de chaque interlocuteur, afin de présenter les descriptions à l’esprit du lecteur sous les formes les plus faciles à saisir.

Il n’est pas nécessaire d’entrer dans les détails racontés en premier lieu par Deerslayer, qui fit un récit succinct des événements qui sont déjà familiers à ceux qui ont lu tout ce qui précède.

Cependant il sera peut-être bon de dire qu’en racontant ces événements le narrateur se borna à les esquisser, en s’abstenant particulièrement de parler de sa rencontre avec l’Iroquois, de la victoire qu’il avait remportée, et de ses efforts en faveur de deux jeunes filles abandonnées à elles-mêmes. Quand Deerslayer eut fini, le Delaware prit la parole à son tour ; il parla sentencieusement et avec beaucoup de dignité. Son récit fut à la fois clair et laconique, sans être embelli par aucun incident qui ne se rattachât pas intimement à l’histoire de son départ des villages de sa peuplade et de son arrivée dans la vallée du Susquehannah.

En atteignant cette vallée, qui n’était qu’à environ un demi-mille au sud du lac, il avait bientôt découvert une piste qui l’avait averti du voisinage probable des ennemis. Comme il était préparé à cette rencontre, et que l’objet de l’expédition l’appelait directement dans le voisinage du parti d’Iroquois qu’on savait être en campagne, il considéra cette découverte plutôt comme fortunée que fâcheuse, et il prit les précautions ordinaires pour la mettre à profit. Ayant d’abord remonté la rivière vers le lac, pour s’assurer de la position du rocher, il rencontra une autre piste, et il passa plusieurs heures à rôder sur les flancs de l’ennemi, en épiant à la fois l’occasion de rejoindre sa maîtresse et d’enlever une chevelure ; et l’on peut mettre en doute lequel des deux il désirait le plus ardemment. Il se tenait près du lac, et de temps en temps il s’aventurait en quelque endroit d’où il pût voir ce qui se passait sur sa surface. Il avait aperçu l’arche et l’avait suivie des yeux depuis le moment où elle avait été visible, quoique le jeune chef ignorât nécessairement qu’elle dût servir à effectuer le rapprochement si ardemment désiré entre lui et son ami. Cependant les allures incertaines de l’esquif et la certitude où il était qu’il ne pouvait être monté que par des blancs, le portèrent à supposer la vérité, et il se tint prêt à sauter à bord à la première occasion favorable. Quand le soleil se rapprocha de l’horizon, il gagna le rocher, et là, en sortant de la forêt, il vit avec plaisir que l’arche semblait attendre pour le recevoir. On sait de quelle manière il arriva sûr le scow.

Quoique Chingachgook eût épié ses ennemis durant des heures entières, leur poursuite soudaine et acharnée au moment où il atteignit le scow le surprit lui-même autant que son ami. Il ne put se l’expliquer qu’en supposant que leur nombre était plus considérable qu’il ne l’avait d’abord supposé, et qu’ils avaient en campagne quelques partis dont il ignorait l’existence. Leur campement régulier et permanent, si l’on peut appliquer ce mot à la résidence d’une troupe qui se proposait de tenir la campagne pour quelques semaines seulement, suivant toute probabilité, n’était pas éloigné du lieu où Hutter et Hurry étaient tombées entre leurs mains, et nécessairement dans le voisinage d’une source.

– Eh bien ! Serpent, demanda Deerslayer quand l’autre eut achevé son récit, court, mais animé, toujours dans la langue delaware, que nous traduisons dans celle de l’interlocuteur pour la commodité du lecteur ; eh bien ! Serpent, puisque vous avez rôdé autour de ces Mingos, avez-vous quelque chose à nous dire au sujet de leurs prisonniers, le père de ces jeunes filles et un autre blanc qui, j’ai quelque raison de le supposer, est l’amant de l’une d’elles ?

– Chingachgook les a vus. Un vieillard et un jeune guerrier ; le chêne tombant et le pin altier.

– Vous ne devinez pas si mal, Delaware ; vous ne devinez pas si mal. Le vieux Hutter devient cassé assurément, mais on pourrait encore élaguer de son tronc plus d’un bloc solide ; et quant à Hurry Harry, si l’on ne parle que de taille, de force et de bonne mine, on peut le nommer l’orgueil de la forêt humaine. Ces hommes étaient-ils garrottés ou souffraient-ils des tortures de quelque espèce ? Je vous fais cette question à cause de ces jeunes filles, qui, j’ose le dire, aimeraient à savoir quelque chose à cet égard.

– Non, Deerslayer ; les Mingos sont trop nombreux pour mettre leur gibier en cage. Quelques-uns veillent, d’autres dorment, d’autres rôdent, d’autres chassent. Les Faces-Pâles sont traités en frères aujourd’hui ; demain ils perdront leurs chevelures.

– Oui, voilà bien le caractère du sang rouge, et il faut s’y soumettre. Judith, Hetty, voici de bonnes nouvelles pour vous : le Delaware dit que ni votre père ni Hurry Harry ne sont en souffrance, et à part la perte de leur liberté, ils ne sont pas plus à plaindre que nous. Naturellement on les retient dans le camp ; mais du reste ils font à peu près ce qu’ils veulent.

– Je suis ravie d’apprendre cela, Deerslayer, répliqua Judith ; et maintenant que votre ami nous a rejoints, je ne doute pas un seul instant que nous ne trouvions une occasion de racheter les prisonniers. S’il y a des femmes dans le camp, j’ai des articles de toilette qui attireront leurs regards ; et au pis-aller, nous pouvons ouvrir la bonne caisse, et je crois que nous y trouverons des objets dont la vue pourra tenter les chefs.

– Judith, dit le jeune chasseur en la regardant avec un sourire et une expression de vive curiosité, qui, malgré l’obscurité croissante, n’échappa point à l’œil perçant de Judith, aurez-vous bien la force de vous séparer de vos ajustements afin de délivrer les prisonniers, quoique l’un soit votre père, et l’autre votre amant ?

La rougeur dont se couvrit le visage de la jeune fille était en partie causée par le dépit, mais plus encore peut-être par des sentiments nouveaux et plus doux, qui, à l’aide de la capricieuse fantaisie du goût, l’avaient rapidement rendue plus sensible à la bonne opinion du jeune chasseur qui la questionnait, qu’à celle de toute autre personne. Étouffant ce mouvement de mécontentement avec un empressement d’instinct, elle répondit avec une vivacité et une candeur qui engagèrent sa sœur à s’approcher pour écouter, quoique la faiblesse d’esprit de celle-ci fût loin de comprendre ce qui s’opérait dans un cœur aussi perfide, aussi inconstant et aussi impétueux dans ses mouvements, que peut l’être celui d’une beauté gâtée par la flatterie.

– Deerslayer, répondit Judith après un moment de silence, je serai franche avec vous. J’avoue qu’il fut un temps où je n’aimais rien tant au monde que ce que vous appelez ajustements ; mais je commence à penser différemment. Quoique Hurry Harry ne me soit rien, et ne puisse jamais être rien pour moi, je donnerais tout ce que je possède pour lui rendre la liberté. Si donc je faisais volontiers ce sacrifice pour ce tapageur, ce fanfaron, ce bavard d’Hurry, qui n’a d’autre recommandation que sa bonne mine, vous pouvez juger de ce que je ferais pour mon propre père.

– Cela sonne bien, et se trouve conforme aux dons naturels de la femme. Ma foi ! on trouve les mêmes sentiments chez les femmes des Delawares. Je les ai vues bien des fois sacrifier leur vanité à leurs cœurs. Cela devrait être ainsi, je le suppose, dans les deux couleurs. La femme a été créée pour les sentiments, et ce sont eux qui assez souvent la gouvernent.

– Les sauvages voudraient-ils laisser partir mon père, si Judith et moi nous leur donnions ce que nous avons de plus précieux ? demanda Hetty avec son air doux et innocent.

– Leurs femmes pourraient intervenir, bonne Hetty ; oui, leurs femmes pourraient intervenir, avec un tel motif en vue. Mais, dites-moi, Serpent, comment cela se passe-t-il avec les squaws parmi ces bandits ? Ont-ils un grand nombre de leurs femmes dans le camp ?

Le Delaware entendit et comprit tout ce qui précède, quoiqu’il fût resté assis avec un air de gravité et de finesse indienne, la tête tournée d’un autre côté, et sans paraître prêter aucune attention à une conversation qui ne le concernait pas directement. Cependant, ayant été ainsi interpellé, il répondit à son ami du ton sentencieux qui lui était habituel. Six, dit-il en levant tous les doigts d’une main, et le pouce de l’autre, outre celle-ci. La dernière indiquait sa fiancée, qu’il avait représentée, avec la vraie poésie de la nature en appuyant la main sur son cœur.

– L’avez-vous vue, chef, avez-vous aperçu son aimable physionomie, ou vous êtes-vous approché assez près de son oreille pour y chanter la chanson qu’elle aime tant ?

– Non, Deerslayer ; les arbres étaient trop serrés, et les feuilles couvraient leurs branches comme les nuages qui voilent le ciel dans une tempête. Mais, – et le jeune guerrier tourna vers son ami son visage rouge empreint d’un sourire qui en illuminait la peinture et les traits naturellement sévères, de l’éclat brillant de la passion, – Chingachgook a entendu le rire de Wah-ta !-Wah, et il l’a distingué de celui des femmes des Iroquois. Il a retenti à son oreille comme le gazouillement du roitelet.

– Oui, fiez-vous à l’oreille d’un amant pour cela, et à l’oreille d’un Delaware pour tous les bruits qui se font entendre dans les bois. Je ne sais pourquoi il en est ainsi, Judith ; mais quand des jeunes gens, et j’ose dire qu’il en est sans doute de même des jeunes femmes, éprouvent de doux sentiments l’un pour l’autre, on ne saurait croire combien le rire ou le son de la voix de l’un plaît à l’autre. J’ai vu de farouches guerriers écouter le babil et les rires de jeunes filles, comme si c’eut été de la musique d’église, telle qu’on peut en entendre dans la vieille église hollandaise située dans la grande rue d’Albany, où je suis allé plus d’une fois avec des peaux et du gibier.

– Et vous, Deerslayer, dit Judith avec vivacité, et avec plus de sensibilité que n’en montraient d’ordinaire ses manières légères et insouciantes ; n’avez-vous jamais éprouvé combien il est agréable d’écouter le rire de la fille que vous aimez ?

– Dieu vous bénisse, Judith ! Je n’ai jamais vécu assez longtemps parmi les femmes de ma couleur pour tomber dans cette sorte de sentiment. Non, jamais ! J’ose dire qu’ils sont naturels et justes ; mais pour moi, il n’est pas de musique aussi douce que les soupirs du vent dans les cimes des arbres, et que les bouillonnements des eaux d’une source fraîche et pure ; si ce n’est pourtant, continua-t-il en laissant retomber un instant sa tête d’un air pensif ; si ce n’est pourtant l’aboiement d’un certain chien, quand je suis sur les traces d’un daim bien gras. Quant à d’autres chiens que celui-là, je m’inquiète peu de leurs aboiements ; car ils semblent être aussi prêts à parler quand le daim n’est pas en vue que quand il y est.

Judith s’éloigna lentement et d’un air pensif ; et il n’y eut aucun de ses calculs ordinaires de coquetterie dans le soupir tremblant et léger qui s’échappa de ses lèvres à son insu. D’un autre côté, Hetty écouta avec une attention réelle, quoiqu’il semblât étrange à son esprit borné que le jeune homme pût préférer la mélodie des bois aux chants des jeunes filles, ou même au rire de l’innocence et de la joie. Néanmoins, accoutumée comme elle l’était à s’en rapporter en toutes choses à sa sœur, elle suivit bientôt Judith dans la cabine, où elle s’assit, et resta occupée à réfléchir à quelque événement, résolution ou opinion, qui resta un secret pour tout autre qu’elle-même. Une fois seuls, Deerslayer et son ami reprirent leur entretien.

– Le jeune chasseur à visage pâle est-il depuis longtemps sur ce lac ? demanda le Delaware après avoir attendu par courtoisie que son compagnon parlât le premier.

– Seulement depuis hier à midi, Serpent, quoique ce temps ait été assez long pour voir et faire beaucoup de choses.

Le regard fixe que l’Indien attachait sur son compagnon était si perçant, qu’il semblait défier l’obscurité croissante de la nuit. En le regardant furtivement à son tour, son ami vit ses deux yeux noirs briller comme ceux de la panthère ou du loup pris au piège. Il comprit le langage de ces regards étincelants, et il y répondit évasivement, de la manière qu’il crut la plus en harmonie avec la modestie d’un blanc.

– C’est comme vous le soupçonnez, Serpent ; oui, c’est un peu comme cela : j’ai rencontré l’ennemi, et je suppose qu’on peut dire aussi que je l’ai combattu.

Une exclamation de ravissement échappa à l’Indien ; puis il demanda à son ami, en lui pressant vivement le bras, s’il y avait eu des chevelures de prises.

– Je soutiendrai en présence de toute la tribu delaware, en présence du vieux Tamenund, et de votre père le grand Uncas, aussi bien qu’en présence des autres, que cela est contre les dons de l’homme blanc ! Ma chevelure est sur ma tête, ainsi que vous pouvez le voir, Serpent, et c’était la seule chevelure qui fût en danger, quand un des combattants était blanc et chrétien.

– Aucun guerrier n’est-il tombé ? Ce n’est point parce qu’il n’a pas le coup d’œil prompt et sûr que Deerslayer a obtenu son nom.

– Sous, ce rapport, chef, vous êtes près d’avoir raison, et par conséquent plus près de la réalité. Je crois pouvoir dire qu’un Mingo est tombé.

– Un chef ? demanda l’autre avec une brusque véhémence.

– Ah ! c’est plus que je ne sais ou que je ne puis dire. Il était rusé, perfide, et plein de bravoure ; il pourrait bien avoir obtenu assez de popularité dans sa peuplade pour être arrivé, à ce rang. L’homme se battit bien, quoiqu’il n’eût pas l’œil assez prompt pour combattre un homme formé à votre école, Delaware.

– Mon frère a-t-il frappé le corps ?

– Cela était inutile, attendu que le Mingo mourut dans mes bras. Mais autant vaut dire la vérité tout d’un coup. Nous avons combattu, lui comme un homme doué des dons rouges, et moi comme un homme doué des dons de ma couleur. Dieu m’a donné la victoire ; je ne pouvais pas offenser sa providence en oubliant ma naissance et ma nature. Il m’a fait blanc, et blanc je dois vivre et mourir.

– Bon ! Deerslayer est une Face-Pâle, et il a les mains d’une Face-Pâle. Un Delaware ira chercher la chevelure pour la suspendre à un pieu, et chanter une chanson en son honneur à son retour chez les siens. L’honneur appartient à la tribu ; il ne doit pas être perdu.

– Cela est aisé à dire, mais peu facile à faire. Le corps du Mingo est entre les mains de ses amis, et, sans doute, caché dans quelque trou où toute l’adresse d’un Delaware ne pourra jamais trouver la chevelure.

Le jeune homme fit alors à son ami un récit succinct mais clair de l’événement de la matinée, sans rien cacher d’important, et cependant passant rapidement sur le tout avec modestie, et évitant avec soin de se vanter comme le font ordinairement les Indiens. Chingachgook exprima de nouveau sa satisfaction de la victoire remportée par son ami ; puis ils se levèrent tous deux, car à l’heure qu’il était il devenait prudent d’éloigner l’arche à une plus grande distance de la terre.

Il faisait tout à fait sombre en ce moment ; le ciel s’était couvert de nuages, et les étoiles étaient cachées. Le vent du nord avait cessé, comme d’ordinaire, au coucher du soleil, et une légère brise s’élevait du sud. Comme ce changement favorisait les desseins de Deerslayer, il leva son grappin, et l’arche commença aussitôt, et d’une manière tout à fait sensible, à dériver plus avant dans le lac. La voile fut établie, et alors la vitesse du scow augmenta de près de deux milles par heure.

De cette façon, comme il était inutile de ramer, sorte d’occupation peu goûtée d’un Indien, Deerslayer, Chingachgook et Judith s’assirent à l’arrière de l’esquif, dont le premier dirigea les mouvements en tenant l’aviron qui servait de gouvernail. Là, ils s’entretinrent de leurs desseins futurs, et des moyens à employer pour parvenir à délivrer leurs amis.

Judith prit part à cet entretien. Le Delaware comprenait aisément tout ce qu’elle disait, et ses réponses et ses remarques, rares mais énergiques, étaient de temps à autre traduites en anglais par son ami. Judith gagna beaucoup dans l’esprit de son compagnon durant la demi-heure qui suivit. Prompte dans ses résolutions et ferme dans ses projets, ses avis et ses expédients se ressentaient de son ardeur et de sa sagacité, qualités qui toutes deux étaient de nature à trouver faveur auprès d’habitants de la frontière. Les événements qui s’étaient passés depuis leur rencontre, aussi bien que sa position dépendante et isolée, portèrent la jeune fille à considérer Deerslayer comme un ancien ami plutôt que comme une connaissance de la veille ; et elle avait été tellement séduite par la franche candeur de son caractère et de ses sentiments, chose tout à fait nouvelle pour elle dans notre sexe, que les bizarreries de son ami avaient piqué sa curiosité, et fait naître en elle une confiance que jamais aucun autre homme n’avait éveillée. Jusqu’à ce jour, elle avait été forcée de se tenir sur la défensive dans ses rapports avec les hommes ; – avec quel succès, – c’est ce qu’elle savait mieux que personne ; mais elle venait d’être jetée dans la société et sous la protection d’un jeune homme qui, évidemment, n’avait pas plus de mauvais desseins sur elle que s’il eût été son frère. La pureté de ses intentions, la poésie et le naturel de ses sentiments, et jusqu’à l’originalité de son langage, tout cela avait contribué à créer une affection qu’elle trouva aussi pure qu’elle était soudaine et profonde. La belle figure et la mâle tournure de Hurry n’avaient jamais racheté ses manières brusques et vulgaires ; et les relations de Judith avec les officiers qui venaient parfois sur le lac pour pécher et chasser, l’avaient disposée à faire des comparaisons qui ne devaient pas être à l’avantage du jeune étranger ; mais c’étaient ces relations mêmes qui avaient fait naître ses sentiments pour lui. Avec eux, tandis que sa vanité était flattée et son amour-propre vivement excité, elle avait bien des raisons de regretter profondément d’avoir fait leur connaissance, sinon de le déplorer avec un chagrin secret ; car il était impossible qu’une intelligence aussi prompte que la sienne ne comprît pas toute la sécheresse qui existe dans les rapports de supérieur à inférieur ; elle s’était aperçue aussi qu’elle était regardée comme le passe-temps d’une heure de loisir, plutôt que comme une égale et une amie, par ceux mêmes de ses admirateurs en habits rouges qui avaient les intentions les plus louables et les plus désintéressées. D’un autre côté, chez Deerslayer, le cœur était si transparent, qu’on y voyait briller la droiture comme à travers un cristal ; et son indifférence même pour des charmes qui avaient si rarement manqué de faire sensation, piquait la vanité de la jeune fille, et lui faisait éprouver pour lui un sentiment qu’un autre, en apparence plus favorisé par la nature, n’aurait peut-être pas su lui inspirer.

Une demi-heure se passa de la sorte. Pendant ce temps, l’arche avait lentement glissé sur l’eau, et les ténèbres s’étaient épaissies. Cependant il était aisé de voir que les sombres masses de la forêt à l’extrémité méridionale du lac commençaient à se perdre dans le lointain, tandis que les montagnes bordant les flancs du magnifique bassin le couvraient de leurs ombres presque dans toute sa largeur. Il y avait, à la vérité, un filet d’eau au centre du lac sur la surface duquel tombait la pâle lueur que le ciel répandait encore ; cette ligne s’étendait du nord au sud ; et ce fut en suivant cette faible trace, sorte de voie lactée renversée dans laquelle l’obscurité n’était pas aussi épaisse qu’ailleurs, que l’arche continua sa course ; car celui qui gouvernait savait bien que cette ligne conduisait au point où il désirait arriver. Le lecteur ne doit pas supposer toutefois qu’il pût exister aucune difficulté à cet égard : la route eût été indiquée par le cours de l’air, s’il eût été impossible de distinguer les montagnes, aussi bien que par le sombre débouché au sud qui marquait la position de la vallée de ce côté, au-dessus du massif de grands arbres, par une espèce d’obscurité adoucie et produite par la différence entre les ténèbres de la forêt et celles de la nuit, différence qui n’est visible que dans l’air. À la fin les détails de cette scène attirèrent l’attention de Judith et de Deerslayer, et ils cessèrent leur entretien, afin de contempler la tranquillité solennelle et le profond repos de la nature.

– C’est une nuit bien obscure, dit la jeune fille après une pause de plusieurs minutes. J’espère que nous pourrons trouver le château.

– Il n’y a guère à craindre que nous le manquions si nous suivons ce chemin tracé au milieu du lac, répliqua le jeune homme. La nature nous a préparé ici une route, et, toute sombre qu’elle est, il y aura peu de difficulté à la suivre.

– N’entendez-vous rien, Deerslayer ? on dirait que l’eau est agitée près de nous !

– Certainement ; l’eau a une agitation extraordinaire : c’est sans doute quelque poisson ; ces créatures-là se font la guerre comme les hommes et les animaux se la font sur la terre. Un poisson aura sauté hors de l’eau et sera retombé lourdement dans son propre élément. Il n’est prudent à personne, Judith, de vouloir sortir de son élément, puisque la nature veut qu’on y reste ; et la nature doit avoir son cours. Ah ! cela ressemble au bruit d’une rame maniée avec des précautions plus qu’ordinaires !

En ce moment le Delaware se pencha en avant, et d’un geste significatif il montra les limites des ténèbres comme si quelque objet eût tout à coup frappé ses regards. Deerslayer et Judith suivirent tous deux la direction de son geste, et tous deux aperçurent une pirogue au même instant.

On voyait obscurément cet inquiétant voisin, que des yeux moins exercés n’auraient peut-être pas pu distinguer, quoique pour ceux qui se trouvaient dans l’arche cet objet fût évidemment une pirogue montée par un seul individu qui se tenait debout et qui ramait. Quant au nombre de ceux qui pouvaient être cachés dans le fond, naturellement on l’ignorait. Il était impossible de s’éloigner à force de rames d’une pirogue d’écorce conduite par des bras vigoureux et habiles : aussi les deux hommes saisirent-ils leurs carabines dans l’attente d’un combat.

– Je puis aisément abattre le rameur, dit Deerslayer à voix basse, mais nous le hélerons d’abord pour lui demander sa destination. Alors élevant la voix, il cria d’une voix solennelle : Holà ! Si vous approchez, je serai obligé de faire feu, quoique malgré moi, et une mort certaine s’ensuivra. Cessez de ramer, et répondez !

– Faites feu, et tuez une pauvre fille sans défense, répliqua une voix de femme douce et tremblante, mais Dieu ne vous le pardonnera jamais ! Suivez votre route, Deerslayer, et laissez-moi continuer la mienne.

– Hetty ! s’écrièrent à la fois le jeune chasseur et Judith ; puis le premier s’élança aussitôt vers l’endroit où il avait amarrée la pirogue qu’ils avaient prise à la remorque. Elle était partie, et il comprit toute l’affaire. Quant à la fugitive, effrayée par la menace, elle cessa de ramer, et resta confusément visible, semblable à un spectre à forme humaine debout sur l’eau. Le moment d’après, la voile fut amenée, pour empêcher l’arche de dépasser l’endroit où se trouvait la pirogue. Cette dernière mesure ne fut pourtant pas prise à temps, car l’impulsion que l’arche avait reçue et l’action du vent la portèrent bientôt à distance ; de sorte que Hetty se trouva directement au vent, quoique toujours visible, car le changement de position des deux esquifs avait placé la pirogue dans cette espèce de voie lactée dont nous avons parlé.

– Que signifie ceci, Judith ? demanda Deerslayer. Pourquoi votre sœur a-t-elle pris la pirogue et nous a-t-elle quittés ?

– Vous savez qu’elle est faible d’esprit, la pauvre fille ! Elle a ses idées à elle sur ce qu’il faut faire. Elle aime son père plus que la plupart des enfants n’aiment leurs parents, et alors…

– Alors quoi, Judith ? Le moment est critique et veut qu’on dise la vérité !

Judith éprouvait un regret généreux d’être obligée de trahir sa sœur, et elle hésita avant de reprendre la parole. Mais, pressée de nouveau par Deerslayer, et sentant elle-même tous les dangers dont l’imprudence de Hetty les entourait, elle ne put s’en dispenser plus longtemps.

– Eh bien ! je crains que cette pauvre insensée de Hetty n’ait pas été entièrement capable de découvrir la vanité, l’emportement, la folie, qui sont cachés sous les beaux traits et la tournure agréable de Hurry Harry. Elle parle de lui en dormant, et parfois elle trahit son penchant, même quand elle est éveillée.

– Vous pensez, Judith, que votre sœur se dispose maintenant à exécuter quelque projet extravagant pour secourir son père et Hurry, projet qui, suivant toute probabilité, rendra ces reptiles, les Mingos, maîtres d’une pirogue ?

– Je crains que cela n’arrive, Deerslayer ; la pauvre Hetty n’a pas assez d’adresse pour tromper un sauvage.

Pendant ce temps, la pirogue, à l’une des extrémités de laquelle Hetty se tenait debout, était à peine visible, et la dérive plus rapide de l’arche la rendit à chaque instant moins distincte. Il était évident qu’il n’y avait pas de temps à perdre, si l’on ne voulait pas la voir disparaître entièrement. Les carabines furent alors déposées comme inutiles ; puis les deux hommes saisirent les rames et mirent le cap du scow dans la direction de la pirogue. Judith, habituée à cette fonction, s’élança à l’autre bout de l’arche, et se plaça à ce qu’on pourrait appeler le gouvernail. Hetty s’alarma à la vue de ces préparatifs, qui ne purent être faits sans bruit, et elle s’éloigna tout à coup comme un oiseau prend son vol à l’approche d’un danger inattendu.

Comme Deerslayer et son compagnon ramaient avec l’énergie d’hommes qui comprenaient la nécessité de déployer toute leur vigueur, et comme les forces de Hetty étaient en partie paralysées par l’agitation où la jetait son désir d’échapper, la chasse aurait été promptement terminée par la prise de la fugitive, si elle n’eût fait plusieurs détours brusques et imprévus. Ces détours lui firent gagner du temps, et ils eurent aussi pour résultât de porter graduellement la pirogue, ainsi que l’arche, dans l’obscurité plus profonde que répandaient les ombres des collines. Ces détours augmentèrent en outre peu à peu la distance qui séparait la jeune fille de ceux qui la poursuivaient, jusqu’au moment où Judith cria à ses compagnons de cesser de ramer, car elle avait complètement perdu de vue la pirogue.

Quand cette nouvelle mortifiante fut annoncée, Hetty se trouvait assez près de l’arche pour saisir chaque syllabe prononcée par sa sœur, quoique celle-ci eût pris la précaution de parler aussi bas que les circonstances l’exigeaient pour être cependant entendue. Au même instant, Hetty cessa de ramer, et elle attendit le résultat avec une impatience qui tenait son haleine en suspens, tant par suite des efforts qu’elle venait de faire qu’à cause du désir qu’elle avait de débarquer. Un silence de mort tomba aussitôt sur le lac, et pendant ce temps les trois autres s’efforçaient, par différents moyens, de découvrir la position de la pirogue. Judith se pencha en avant pour écouter, dans l’espoir de saisir quelque son qui pût trahir la direction que sa sœur suivait en s’éloignant, tandis que ses deux compagnons approchaient leurs yeux aussi près que possible du niveau de l’eau, afin de découvrir tout objet qui pourrait flotter à sa surface. Tout fut inutile ; aucun son, aucun objet visible ne récompensa leurs efforts. Pendant tout ce temps, Hetty, qui n’avait pas eu l’esprit de se baisser dans la pirogue, se tenait debout, un doigt pressé sur ses lèvres, et regardant fixement dans la direction où elle avait entendu les voix, semblable à une statue dans l’attitude d’une profonde et craintive attention. Son esprit lui avait suffi pour trouver le moyen de s’emparer de la pirogue et de quitter l’arche silencieusement ; mais cet effort en avait épuisé les ressources. Les mouvements irréguliers de la nacelle avaient même été produits autant par l’agitation nerveuse et l’hésitation des mains qui la conduisaient que par la ruse ou le calcul.

La pause continua pendant plusieurs minutes, que Deerslayer et le Delaware employèrent à converser dans le langage de ce dernier ; puis les rames plongèrent de nouveau et firent avancer le scow avec le moins de bruit possible. On gouvernait à l’ouest-quart-sud-ouest, c’est-à-dire dans la direction du camp ennemi. Une fois arrivés à une pointe peu éloignée du rivage, et où l’obscurité était intense, à cause de la proximité de la terre, ils s’arrêtèrent près d’une heure en attendant l’approche présumée de Hetty, qui, comme ils le croyaient, s’empresserait de gagner ce lieu aussitôt qu’elle se croirait à l’abri des poursuites. Aucun succès néanmoins ne résulta de ce petit blocus, car ni leurs yeux ni leurs oreilles ne découvrirent le passage de la pirogue. Désappointé de ce côté, et convaincu de l’importance qu’il y avait à se remettre en possession de la forteresse avant qu’elle fût au pouvoir de l’ennemi, Deerslayer fit alors route vers le château, avec la crainte de voir la prévoyance dont il avait fait preuve en s’assurant des pirogues, déjouée par ce mouvement inconsidéré et alarmant, fruit de l’esprit faible de Hetty.

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