CHAPITRE XIII.

Un fauteuil en chêne tout brisé ;
Une tasse sans anse ;
Un bois de lit délabré, vermoulu ;
Une caisse de sapin sans couvercle ;
Une paire de pincettes cassées, une épée sans pointe ;
Un plat qui pouvait avoir autrefois contenu d’excellents mets ;
Un Ovide et une vieille concordance de la Bible.

Inventaire du Doyen Swift.

Deerslayer n’eut pas plutôt retiré les pistolets du coffre, qu’il se tourna vers le Delaware en les présentant à son admiration.

– Fusil d’enfant, dit le Serpent souriant en maniant un des pistolets, comme si c’eût été un jouet.

– Non pas, Serpent, non pas ; ceci est fait pour un homme et suffirait à un géant qui saurait s’en servir. Mais attendez ; les hommes blancs sont remarquables pour la négligence avec laquelle ils mettent des armes à feu dans des coffres et dans des coins. Laissez-moi voir si l’on a pris soin de ces armes.

À ces mots Deerslayer prit le pistolet des mains de son ami et en ouvrit le bassinet. Il s’y trouvait une amorce que le temps, l’humidité et la compression avaient rendue semblable à un morceau de charbon calciné. Au moyen de la baguette, on s’assura que les deux pistolets étaient chargés, quoique Judith, pût attester qu’ils étaient restés dans la caisse probablement pendant des années. Il est difficile de se peindre la surprise de l’Indien à cette découverte, car il avait l’habitude de renouveler chaque jour son amorce et d’examiner fort souvent le contenu de son mousquet.

– Voilà la négligence blanche, dit Deerslayer en secouant la tête, et il se passe à peine une saison sans que quelqu’un en pâtisse dans la colonie. – Il est extraordinaire, Judith, oui, il est positivement extraordinaire que celui qui possède de pareilles armes, s’il tire sur un daim ou quelque autre gibier, ou peut-être sur un ennemi, manque deux fois sur trois ; mais qu’il survienne un accident avec ces charges oubliées, et il est sûr de tuer, un enfant, un frère ou un ami ! Eh bien ! nous rendrons service au propriétaire de ces pistolets en les tirant pour lui ; et comme c’est une nouveauté pour vous et pour moi, Serpent, nous essaierons notre adresse sur une marque. Mettez une amorce fraîche ; j’en ferai autant de mon côté, et puis nous verrons lequel de nous deux est le plus fort au pistolet ; quant aux carabines, cela a été depuis longtemps décidé entre nous.

Deerslayer se prit à rire de tout cœur à cette pensée, et au bout d’une minute ou deux ils allèrent sur la plate-forme, et choisirent quelque objet sur la surface extérieure de l’arche pour leur servir de but. La curiosité conduisit Judith auprès d’eux.

– Tenez-vous en arrière, Judith, tenez-vous un peu en arrière ; il y a longtemps que ces armes sont chargées, et quelque accident pourrait arriver en les déchargeant.

– Alors vous ne les tirerez pas ! Donnez les deux pistolets au Delaware ; mais il vaudrait mieux en ôter la charge sans les tirer.

– C’est contre la coutume, et quelques personnes disent que c’est manquer de courage, quoique je ne professe pas cette doctrine. Il faut que nous les tirions, Judith ; oui, il faut que nous les tirions. Cependant je prévois que nous n’aurons ni l’un ni l’autre grand sujet de nous vanter de notre adresse.

Judith était au fond une fille douée d’un grand courage personnel, et ses habitudes l’empêchaient de ressentir de ces frayeurs qui saisissent assez ordinairement les personnes de son sexe à la détonation d’une arme à feu. Bien des fois elle avait déchargé un mousquet, et l’on savait même qu’elle avait tué un daim avec des circonstances qui lui faisaient honneur. Elle, se soumit donc, et elle se retira un peu en arrière, auprès de Deerslayer, laissant l’Indien en possession de tout le devant de la plate-forme. Chingachgook leva plusieurs fois son pistolet ; il essaya de viser plus sûrement en se servant des deux mains ; il quitta une attitude gauche pour en prendre une plus gauche encore, et enfin il lâcha la détente, comme en désespoir de cause, sans avoir rien ajusté. Il en résulta qu’au lieu de toucher le nœud qui avait été choisi pour but, il n’atteignit pas même l’arche, et la balle fit des ricochets sur l’eau comme une pierre lancée à la main.

– Bien tiré, Serpent ! bien tiré ! s’écria Deerslayer, avec son rire joyeux et sans bruit. Vous avez touché le lac, et pour certains hommes, ce serait un exploit. Je le savais, et je l’ai dit ici à Judith ; car ces armes courtes n’appartiennent pas aux dons des Peaux-Rouges. Vous avez touché le lac, et cela vaut mieux que de n’avoir touché que l’air ! Maintenant, placez-vous en arrière, et voyons ce que les dons des blancs peuvent faire avec des armes de blancs. Un pistolet n’est pas une carabine, mais la couleur est la couleur. Deerslayer ajusta avec vitesse et précision, et on entendit la détonation presque aussitôt que l’arme fut levée. Cependant le pistolet creva, et des fragments volèrent de différents côtés, quelques-uns tombant sur le toit du château, d’autres dans l’arche, et un autre dans l’eau. Judith poussa un cri perçant, et les deux amis se tournant vers elle, la virent pâle comme la mort et tremblant de tous ses membres.

– Elle est blessée, oui, la pauvre fille est blessée, Serpent ; mais on ne pouvait le prévoir, dans la position qu’elle occupait. Faisons-la asseoir, et voyons ce que nos connaissances et notre habileté pourront faire pour elle.

Judith se laissa conduire à un siège ; elle but quelques gouttes d’eau que le Delaware lui offrit dans une gourde, et après une violente crise de tremblement, qui semblait menacer de dissolution l’assemblage délicat de ses membres, elle fondit en larmes.

– Il faut supporter la douleur, pauvre Judith, oui, il faut la supporter, dit Deerslayer d’une voix compatissante ; mais je suis loin de désirer que vous ne pleuriez pas, car souvent les larmes soulagent les souffrances d’une jeune fille. – Où peut-elle être blessée, Serpent ? Je ne vois aucune trace de sang, aucune meurtrissure sur la peau, et aucune fente ni déchirure dans ses vêtements.

– Je ne suis point blessée, Deerslayer, balbutia la jeune fille tout en pleurant. C’est de l’effroi, rien de plus, je vous assure ; et Dieu soit loué ! personne, à ce que je vois, n’a souffert de cet accident.

– C’est extraordinaire, s’écria le chasseur peu clairvoyant et ne se doutant de rien. Je vous croyais, Judith, au-dessus des faiblesses qu’on trouve dans les établissements, et je me figurais que vous n’étiez pas fille à vous effrayer du bruit d’une arme qui crève. Non, je ne vous croyais pas si craintive ! Hetty aurait pu avoir peur ; mais vous avez trop de bon sens pour être alarmée quand le danger est entièrement passé. – Ces jeunes filles sont agréables à voir, Serpent, mais leurs sentiments sont variables et incertains.

La honte fit garder le silence à Judith. Son agitation n’avait rien eu d’affecté. La seule cause en avait été une alarme subite et irrésistible, alarme presque aussi inexplicable pour elle que pour ses compagnons. Cependant, essuyant les traces de ses pleurs, elle se mit à sourire, et fut bientôt en état de se moquer avec eux de sa propre folie.

– Et vous, Deerslayer, parvint-elle à dire enfin, n’avez-vous réellement reçu aucune blessure ? Il me semble presque miraculeux qu’un pistolet ait crevé dans votre main, et que vous ayez échappé sans perdre un membre, sinon la vie !

– De tels miracles sont loin d’être rares avec des armes usées. Le premier qu’on m’a donné m’a joué le même tour, et cependant j’ai survécu à cet accident, bien que je n’en aie pas été aussi complètement quitte qu’aujourd’hui. Thomas Hutter possède un pistolet de moins que ce matin ; mais comme cela est arrivé en essayant de le servir, il n’a pas lieu de se plaindre. Maintenant, approchez-vous, et regardons plus avant dans l’intérieur de cette caisse.

Judith était si bien remise, de son agitation, qu’elle put reprendre son siège, et l’examen continua. Le premier objet qui s’offrit était enveloppé dans du drap, et après l’en avoir tiré, ils le reconnurent pour un de ces instruments de mathématiques dont se servaient alors les marins, et les ornements ordinaires étaient en cuivre. Deerslayer et Chingachgook exprimèrent leur surprise et leur admiration à la vue de l’instrument inconnu, dont le poli et le brillant semblaient annoncer qu’on en avait pris grand soin.

– Ceci n’est pas de la compétence des arpenteurs, Judith, s’écria Deerslayer après avoir plusieurs fois tourné l’instrument entre ses mains ; j’ai souvent vu leurs outils, qui sont du reste assez méchants et assez inhumains, car ils ne viennent jamais dans la forêt que pour tracer un chemin au pillage et à la destruction ; mais aucun d’eux n’a l’air aussi suspect que celui-ci ! Je crains, après tout, que Thomas Hutter n’ait voyagé dans le désert sans bonnes intentions pour en préparer le bonheur. Avez-vous jamais remarqué en votre père aucun des désirs insatiables des arpenteurs, fille ?

– Il n’est pas arpenteur, Deerslayer, et il ne connaît pas l’usage de cet instrument, quoiqu’il paraisse en être propriétaire. Supposez-vous que Thomas Hutter ait jamais porté cet habit ? Il est aussi peu fait à sa taille que cet instrument est peu à la portée de ses connaissances.

– C’est cela, – cela doit être ainsi, Serpent ; et le vieux fou, par quelques moyens inconnus, est devenu l’héritier du bien d’un autre ! On dit qu’il a été marin, et, sans doute, ce coffre avec tout ce qu’il renferme – Ah ! qu’avons-nous ici ? Voici qui est bien au-dessus du cuivre et du bois noix de l’outil !

Deerslayer avait ouvert un petit sac dont il tirait, une à une, les pièces d’un jeu d’échecs. Elles étaient en ivoire, beaucoup plus grandes que les pièces ordinaires, et d’un travail exquis. Chaque pièce avait la forme de ce qu’elle sert à représenter ; les cavaliers étaient montés, les tours reposaient sur des éléphants, et les pions eux-mêmes avaient des têtes et des bustes d’homme. Le jeu n’était pas complet, et quelques fractures prouvaient qu’on en avait eu peu de soin ; mais tout ce qui restait avait été conservé et mis à part. Judith elle-même manifesta de l’étonnement à la vue de ces objets nouveaux pour elle, et Chingachgook oublia tout à fait sa dignité indienne dans son admiration et son ravissement. Il prit chaque pièce qu’il examina avec une satisfaction infatigable, en faisant observer à la jeune fille les parties les plus remarquables par le fini du travail. Mais les éléphants furent ce qui l’intéressa le plus. Les – hug ! – qu’il poussa en passant les doigts sur leurs dos, leurs oreilles et leurs queues, furent distinctement entendus ; il ne manqua pas non plus de faire attention aux pions, qui étaient armés comme des archers. Cette scène dura plusieurs minutes pendant lesquelles Judith et l’Indien gardèrent toute la jouissance pour eux seuls. Deerslayer resta assis en silence ; il était pensif, sombre même, quoiqu’il suivît des yeux chaque mouvement des deux principaux acteurs, en remarquant chaque nouvelle particularité des pièces, à mesure qu’elles étaient exposées à la vue. Pas une exclamation de plaisir, pas un mot d’approbation ne sortit de ses lèvres. À la fin ses compagnons remarquèrent son silence, et pour la première fois depuis la découverte du jeu d’échecs, il prit la parole.

– Judith, lui demanda-t-il avec empressement, mais avec un intérêt qui tenait presque de la tendresse, vos parents vous ont-ils jamais parlé de religion ?

La jeune fille rougit, et les teintes cramoisies qui passèrent sur sa belle physionomie ressemblaient aux nuances d’un ciel napolitain en novembre. Cependant, Deerslayer lui avait inspiré un penchant si vif pour la vérité, qu’elle n’hésita pas, et elle répondit avec une sincère simplicité :

– Ma mère m’en a souvent parlé, mon père jamais. Il me semblait que parler de nos prières et de nos devoirs attristait ma mère ; mais mon père n’en a jamais ouvert la bouche avant ou depuis la mort de sa femme.

– Je le crois aisément, – je le crois aisément. Il n’a pas de Dieu, – pas de Dieu tel qu’il convient à une Peau-Blanche, ou même a une Peau-Rouge, d’en adorer. Ces choses sont des idoles !

Judith tressaillit, et pendant un moment elle, parut sérieusement offensée. Puis elle réfléchit, et finit par rire.

– Et vous pensez, Deerslayer, que ces jouets en ivoire sont les dieux de mon père ? J’ai entendu parler d’idoles, et je sais ce que c’est.

– Ce sont des idoles ! répéta-t-il péremptoirement. – Pourquoi votre père les garderait-il s’il ne les adorait pas ?

– Voudrait-il garder ses dieux dans un sac, et les renfermer dans une caisse ? Non, non, Deerslayer ; mon père porte son Dieu avec lui partout où il va, et ce Dieu est dans ses propres désirs. Ces choses peuvent bien être des idoles, – je le crois moi-même d’après ce que j’ai entendu dire et ce que j’ai lu au sujet de l’idolâtrie ; mais elles viennent de quelque pays lointain, ainsi que tous ces autres objets, et tout cela est tombé entre les mains de Thomas Hutter lorsqu’il était marin.

– Je suis charmé, – je suis réellement charmé de vous l’entendre dire, Judith ; car je ne crois pas que j’eusse pu résister dans la résolution de faire tous mes efforts pour tirer un idolâtre blanc de ses difficultés ! Le vieillard est de ma couleur et de ma nation, et je désire lui être utile ; mais cela eût été difficile avec un homme reniant ses dons, sous le rapport de la religion. Cet animal semble vous donner grande satisfaction, Serpent, quoique ce soit, tout au plus, une tête d’idole.

– C’est un éléphant, interrompit Judith. J’ai souvent vu des peintures d’animaux semblables dans les forts, et ma mère avait un livre dans lequel se trouvait une histoire imprimée de cet animal. Mon père le brûla avec tous les autres livres, car il disait que ma mère aimait trop la lecture. Ce fut peu de temps avant la mort de ma mère, et j’ai souvent pensé que cette perte avait hâté sa fin.

Ceci fut dit sans légèreté, mais sans une sensibilité bien profonde : sans légèreté, car Judith était attristée par ses souvenirs ; et pourtant elle avait été trop habituée à vivre pour elle-même et en satisfaisant ses propres caprices pour sentir bien vivement les griefs de sa mère. Il fallait des circonstances extraordinaires pour éveiller dans l’âme de cette jeune fille, belle mais mal dirigée, un sentiment convenable de sa position, et pour stimuler ses heureuses dispositions ; mais ces circonstances ne s’étaient pas encore présentées dans sa courte existence.

– Éléphant ou non éléphant, c’est une idole, reprit le chasseur, et elle n’est pas faite pour rester en des mains chrétiennes.

– Bonne pour Iroquois ! dit Chingachgook en abandonnant à contre-cœur une des tours que lui prit son ami pour la remettre dans le sac. – Éléphant acheter tribu entière, – acheter presque Delaware.

– Ah ! oui vraiment, comme le savent tous ceux qui comprennent la nature des Peaux-Rouges, repartit Deerslayer ; mais l’homme qui passe de la fausse monnaie est aussi coupable que celui qui la fabrique. Avez-vous jamais connu un honnête Indien qui n’eût rejeté l’idée de vendre une peau de fouine pour de la vraie martre, ou de faire passer un blaireau pour un castor ? Je sais qu’un petit nombre de ces idoles, peut-être un seul de ces éléphants, seraient d’une grande valeur pour acheter la liberté de Thomas Hutter, mais il répugne à la conscience de passer d’aussi fausse monnaie. Peut-être aucune des tribus loin d’ici n’est-elle entièrement idolâtre ; mais il en est qui en approchent tellement, que les dons blancs devraient prendre garde de les encourager dans leur erreur.

– Si l’idolâtrie est un don, Deerslayer, et si les dons sont tels que vous semblez les croire, l’idolâtrie chez un peuple semblable peut à peine être un péché, dit Judith avec plus de finesse que de jugement.

– Dieu n’accorde de tels dons à aucune de ses créatures, Judith, répliqua sérieusement le chasseur. Il doit être adoré sous un nom ou sous un autre, et non pas comme une créature de cuivre ou d’ivoire. Il importe peu que le Père de tous soit appelé Dieu ou Manitou, Déité ou Grand-Esprit, il n’en est pas moins notre créateur et notre maître ; il n’importe pas non plus que les âmes des justes aillent en paradis ou dans quelques heureux lieux de chasse, puisqu’il peut envoyer chacun du côté qui lui convient, suivant son bon plaisir et sa sagesse ; mais mon sang se glace quand je trouve des mortels humains assez profondément plongés dans les ténèbres et l’orgueil pour façonner de leurs propres mains la terre, le bois ou les os en manière d’effigies immobiles et inanimées, devant lesquelles ils se prosternent, et qu’ils adorent comme des dieux.

– Après tout, Deerslayer, ces morceaux d’ivoire peuvent bien ne pas être des idoles. Je me souviens maintenant d’avoir vu à un officier un renard et des oies faits dans, le même genre que ce que nous avons ici ; et voici quelque chose de dur, enveloppé dans du drap, qui peut-être appartient à vos idoles.

Deerslayer prit le paquet que lui présentait la jeune fille ; il le déroula et y trouva l’échiquier. Ainsi que les pièces, il était de grande taille, riche, et incrusté d’ébène et d’ivoire. Le chasseur rapprochant toutes ces circonstances en vint peu à peu, non sans hésiter, à adopter l’opinion de Judith, et il finit par admettre que ces idoles supposées pouvaient être les pièces curieusement travaillées de quelque jeu inconnu. Judith eut le tact d’user de sa victoire avec une grande modération, et elle ne fit pas la plus légère allusion, même indirectement, à la plaisante méprise de son compagnon.

La découverte de l’usage des petites figures extraordinaires décida l’affaire de la rançon en question. Il fut convenu à l’unanimité, car ils connaissaient tous trois les faibles et les goûts des Indiens, que rien n’était plus propre à tenter la cupidité des Iroquois que les éléphants en particulier. Heureusement les tours étaient au complet dans le nombre des pièces, et il fut convenu que les quatre animaux portant des tours seraient offerts pour la rançon. Le reste des pièces, et même tous les objets qui se trouvaient encore dans le coffre, devaient être soustraits aux regards et employés seulement à la dernière extrémité. Aussitôt que ces préliminaires furent arrêtés, tous les objets, à l’exception de ceux destinés à la rançon, furent remis dans la caisse, et toutes les enveloppes furent replacées comme elles avaient été trouvées ; il était même fort possible, dans le cas où Hutter rentrerait en possession du château, qu’il lui arrivât de passer le reste de ses jours sans soupçonner même l’invasion faite dans les secrets de sa caisse. Le pistolet crevé était ce qui aurait pu surtout révéler le secret ; mais il fut mis à côté de l’autre, et le tout fut placé, comme auparavant, dans le fond de la caisse où se trouvaient une demi-douzaine de paquets qui n’avaient pas été ouverts. Cela fait, le couvercle fut baissé, les cadenas posés et les serrures fermées. La clef fut ensuite replacée dans la poche où elle avait été prise.

Il fallut plus d’une heure pour arrêter le plan à suivre, et pour remettre chaque chose en ordre. Il y eut de fréquentes pauses pour causer ; et Judith, qui jouissait de l’admiration franche et sans détour avec laquelle l’œil honnête de Deerslayer contemplait ses beaux traits, trouva moyen de prolonger l’entrevue avec une adresse qui semble être inhérente à la coquetterie féminine. Dans le fait, Deerslayer parut s’apercevoir le premier de cette perte de temps, et ce fut lui qui appela l’attention de ses compagnons sur la nécessité d’adopter quelque mesure pour l’exécution du plan arrêté au sujet de la rançon.

Chingachgook était resté dans la chambre à coucher, où les éléphants avaient été déposés, afin de repaître ses yeux des images d’animaux si merveilleux et si nouveaux. Peut-être son instinct lui disait-il que sa présence ne serait pas, pour ses compagnons, aussi agréable que son éloignement ; car Judith n’était pas fort réservée dans la manifestation de ses préférences, et le Delaware n’était pas arrivé si près du mariage sans avoir acquis quelque connaissance des symptômes de la maîtresse passion.

– Eh bien, Judith, dit Deerslayer en se levant, après une entrevue beaucoup plus longue qu’il ne l’avait soupçonné lui-même, il est agréable de causer avec vous et de régler toutes ses affaires, mais le devoir nous appelle d’un autre côté. Pendant tout ce temps, Hurry et votre père, pour ne pas dire Hetty…

La parole expira soudain sur ses lèvres ; car, en cet instant critique, un léger pas fut entendu sur la plate-forme ; une figure humaine obscurcit le seuil de la porte, et la personne qu’il venait de nommer se trouva devant lui. Deerslayer et Judith avaient à peine laissé échapper, l’un une légère exclamation, l’autre un faible cri, qu’un jeune Indien, âgé de seize à dix-sept ans, vint se placer auprès d’elle. Hetty et lui avaient aux pieds des moccasins, aussi étaient-ils entrés sans bruit ; mais quelque inattendue et furtive qu’eût été leur arrivée, elle ne troubla pas le sang-froid de Deerslayer. Son premier mouvement fut de parler rapidement en delaware à son ami, pour Lui conseiller de ne pas se montrer, tout en se tenant sur ses gardes ; le second fut d’aller à la porte pour s’assurer de l’étendue du danger. Néanmoins nulle autre personne n’était arrivée ; et une espèce de radeau, qui flottait près de l’arche, expliqua aussitôt de quel moyen on s’était servi pour ramener Hetty. Deux troncs de sapin morts et bien secs, et par conséquent, pouvant flotter, étaient joints au moyen de chevilles et d’osier, et une petite plate-forme en marronnier de rivière avait été grossièrement ajustée sur la surface. Hetty y était restée assise sur une souche de bois, tandis que le jeune Iroquois éloignait du rivage, à l’aide de rames, ce radeau informe et lent, mais parfaitement sûr. Aussitôt que Deerslayer l’eut attentivement examiné, et qu’il se fut assuré qu’il n’y avait pas autre chose dans le voisinage, il secoua la tête et murmura en soliloque, suivant son usage :

– Voilà ce que c’est que de s’être amusé à fouiller dans le coffre d’un autre ! Si nous avions veillé d’un œil prudent et attentif, une pareille surprise n’aurait jamais pu avoir lieu ; et la manière dont nous sommes joués par un enfant nous montre à quoi nous pouvons nous attendre quand de vieux guerriers se mettront tout de bon à manœuvrer. Cependant c’est un acheminement à un traité pour la rançon, et j’entendrai ce que Hetty peut avoir à dire.

Judith, dès que sa surprise et sa frayeur furent un peu calmées, témoigna avec une affection naturelle la joie qu’elle éprouvait du retour de sa sœur. Elle la pressa sur son sein et l’embrassa, comme elle avait coutume de le faire dans les jours de leur enfance et de leur innocence. Quant à Hetty, elle fut moins émue, car il n’y avait pas de surprise pour elle, et son énergie était soutenue par la pureté et la sainteté de ses motifs. Sur l’invitation de sa sœur, elle prit un siège, et elle commença le récit de ses aventures depuis l’instant de leur séparation. Elle en était seulement aux premiers mots de son histoire, quand Deerslayer revint, et il se mit aussi à écouter attentivement, tandis que le jeune Iroquois restait debout près de la porte, aussi indifférent en apparence à ce qui se passait, qu’un des troncs d’arbres qui formaient le plafond de la chambre. Le récit de la jeune fille fut assez intelligible jusqu’à ce qu’elle arrivât à l’endroit où nous la laissâmes dans le camp, après son entrevue avec les chefs, et au moment où Hist la quitta de la manière brusque dont nous avons parlé. Nous lui laisserons le soin de raconter elle-même la suite de l’histoire.

– Pendant que je lisais des textes de la Bible aux chefs, Judith, vous n’auriez pu voir qu’ils changeaient de façon de penser ; mais si vous plantez de la semence, elle poussera. Dieu a planté les semences de tous les arbres.

– Ah ! c’est vrai, c’est vrai ; murmura Deerslayer et il en est résulté une riche moisson.

– Dieu a planté les semences de tous les arbres, continua Hetty après un moment de pause, et vous voyez à quelle hauteur ils sont parvenus, et quel ombrage ils donnent ! Il en est ainsi de la Bible : vous pouvez en lire un verset cette année, puis l’oublier, et il vous reviendra à l’esprit dans un an d’ici, quand vous songerez le moins à vous le rappeler.

– Et avez-vous rien trouvé de semblable parmi les sauvages, pauvre Hetty ?

– Oui, Judith, plus tôt et plus complètement que je ne l’avais même espéré. – Je ne restai pas longtemps avec mon père et Hurry, et nous allâmes déjeuner, Hist et moi. Aussitôt que nous eûmes fini, les chefs vinrent à nous, et nous trouvâmes alors les fruits des semences qui avaient été plantées. Ils dirent que ce que j’avais lu dans le bon livre était juste, – que cela devait être juste, – que cela semblait juste, et produisait à leurs oreilles l’effet d’un doux chant d’oiseau ; puis ils me dirent de retourner sur mes pas et de rapporter leurs paroles au grand guerrier qui avait massacré un de leurs braves ; de vous le dire à vous aussi, et de vous assurer combien ils seraient heureux de venir au temple ici, dans le château, ou bien de venir au soleil, pour m’entendre lire les passages du livre sacré, – et puis de vous dire qu’ils désiraient vous voir consentir à leur prêter quelques pirogues, afin de pouvoir amener mon père, Hurry et leurs femmes au château, pour que nous puissions tous nous asseoir sur cette plate-forme et écouter les chants du Manitou des Faces-Pâles. Eh bien ! Judith, avez-vous jamais rien connu qui montrât aussi clairement que cela le pouvoir de la Bible ?

– Si cela était vrai, ce serait un miracle, en vérité, Hetty ; mais tout cela n’est autre chose que ruse indienne et trahison indienne, pour l’emporter sur nous par l’adresse en voyant qu’ils ne peuvent y réussir par la force.

– Doutez-vous de la Bible, ma sœur, pour juger si sévèrement les sauvages ?

– Je ne doute pas de la Bible, pauvre Hetty, mais je doute beaucoup d’un Indien et d’un Iroquois. – Que dites-vous de cette visite, Deerslayer ?

– D’abord, laissez-moi causer un peu avec Hetty. – Ce radeau fut-il fait après votre déjeuner, Hetty ; et en sortant du camp, êtes-vous venue à pied jusqu’au rivage que nous voyons en face de nous ?

– Oh ! non, Deerslayer. Le radeau était tout fait et déjà sur l’eau. – Serait-il possible que ce fût un miracle, Judith ?

– Oui, oui, un miracle indien, répondit le chasseur. – Ils sont assez experts en ces sortes de miracles. – Ainsi, vous trouvâtes le radeau tout fait, à votre disposition, déjà sur l’eau, et attendant sa cargaison ?

– Exactement comme vous dites. Le radeau était près du camp ; les Indiens me mirent dessus, et au moyen de cordes en écorce d’arbre, ils me halèrent jusqu’à l’endroit situé vis-à-vis du château, puis ils dirent à ce jeune homme de m’amener ici en ramant.

– Et les bois sont pleins de vagabonds attendant le résultat du miracle. Nous comprenons maintenant cette affaire, Judith, et je vais d’abord me débarrasser de ce jeune Canadien, suceur de sang. Après cela, nous aviserons au parti que nous devons prendre. Vous et Hetty, laissez-moi seul avec lui ; mais apportez-moi d’abord les éléphants que le Serpent est à admirer ; car nous ne pouvons songer à laisser seul un instant ce jeune vagabond ; autrement, il nous empruntera une pirogue sans en demander la permission.

Judith obéit ; elle apporta d’abord-les éléphants, puis elle et sa sœur se retirèrent dans leur chambre. Deerslayer avait acquis quelque connaissance de la plupart des dialectes indiens de cette contrée, et il savait assez l’iroquois pour converser en cette langue. Il fit donc signe au jeune garçon d’approcher, le fit asseoir sur la caisse, et plaça tout à coup deux des tours devant lui. Jusqu’à ce moment, le jeune sauvage n’avait pas manifesté l’a moindre émotion. Il y avait en ce lieu et dans le voisinage une foule de choses nouvelles pour lui, mais il avait conservé son sang-froid avec le calme d’un philosophe. À la vérité, Deerslayer avait surpris son œil noir examinant la construction du château et les armes ; mais cette inspection avait été faite d’un air si innocent, d’une manière si indolente et si enfantine, qu’aucun homme, à moins d’avoir été, comme Deerslayer, formé à pareille école, n’en eût même soupçonné l’objet. Cependant, dès que les regards du sauvage tombèrent sur les figures d’ivoire, représentant des animaux merveilleux et inconnus, la surprise et l’admiration s’emparèrent de lui. On a souvent raconté l’effet que produisaient à la première vue les babioles de la vie civilisée sur les insulaires de la mer du Sud ; mais le lecteur ne doit pas le comparer à ce qu’éprouvent les Indiens américains en semblables circonstances. Dans l’occasion dont nous parlons, le jeune Iroquois, ou Huron, laissa échapper une exclamation de ravissement ; puis il se modéra, comme le ferait quelqu’un coupable d’un manque de décorum. Après cela, ses yeux, au lieu d’errer à l’aventure, se fixèrent immobiles sur les éléphants ; et après une courte hésitation, il osa même en prendre un dans sa main. Deerslayer le laissa faire pendant dix bonnes minutes, sachant bien que le jeune homme examinait ces curiosités de façon à pouvoir, à son retour, en donner à ses chefs la description la plus exacte et la plus minutieuse. Lorsqu’il jugea qu’il lui avait laissé, assez de temps pour produire l’effet désiré, le chasseur posa un doigt sur le genou nu du jeune garçon, dont il voulait attirer sur lui l’attention.

– Écoutez, dit-il, j’ai besoin de causer avec mon jeune ami du Canada. Qu’il oublie une minute cette merveille.

– Où est l’autre Face-Pâle ? demanda le jeune homme en levant les yeux, et en trahissant involontairement la pensée qui avait tenu la première place dans son esprit avant d’avoir vu les éléphants.

– Il dort ; ou s’il n’est pas endormi, il est dans la chambre où les hommes dorment, répondit Deerslayer. – Comment mon jeune ami sait-il qu’il y en a un autre ici ?

– Je l’ai vu du rivage. Les Iroquois ont de longs yeux, ils voient au-delà des nuages. – Ils voient le fond de la grande source !

– Bon, les Iroquois sont les bienvenus. Deux Faces-Pâles sont prisonniers dans le camp de vos pères, jeune homme.

Le jeune Indien fit un signe affirmatif, en ayant l’air de traiter cette circonstance avec une grande indifférence ; cependant, un instant après, il se mit à rire, comme s’il se fût réjoui de l’adresse supérieure de sa tribu.

– Pouvez-vous me dire ce que vos chefs ont intention de faire de ces captifs, ou bien n’ont-ils pas encore pris un parti ?

Le jeune homme regarda un moment le chasseur d’un air un peu étonné, puis il mit tranquillement le bout de son index sur sa tête, juste au-dessus de l’oreille gauche, et il le passa autour de son crâne, avec une exactitude et une précision qui montraient quelles excellentes leçons il avait reçues dans cet art particulier à sa race.

– Quand ? demanda Deerslayer dont la colère s’enflamma à cette froide manifestation d’indifférence pour la vie humaine. – Et pourquoi ne pas les emmener dans vos wigwams ?

– Le chemin est trop long et trop plein de Faces-Pâles. Nos wigwams sont pleins, et les chevelures se vendent cher. Une petite chevelure vaut beaucoup d’or.

– Bien, cela l’explique, oui, cela suffit à l’expliquer. Il n’est pas besoin de parler plus clairement. Maintenant, vous savez que le plus vieux de vos prisonniers est le père de ces deux jeunes filles, et que l’autre est le prétendu de l’une d’elles. Elles désirent naturellement sauver les chevelures de pareils amis, et elles donneront ces deux créatures d’ivoire pour leur rançon, une pour chaque chevelure. Retournez dire cela à vos chefs, et apportez-moi leur réponse avant le coucher du soleil.

Le jeune homme entra dans ces vues avec zèle et avec un air de sincérité qui ne permettait pas de douter qu’il ne s’acquittât de sa commission avec intelligence et promptitude. Il oublia un moment son amour de la gloire, et toute l’animosité de sa race contre les Anglais et leurs Indiens, dans son désir d’avoir un tel trésor dans sa tribu ; de sorte que Deerslayer fut satisfait de l’impression qu’il avait produite. Le jeune homme proposa, il est vrai, d’emporter un des éléphants pour faire juger de l’autre ; mais celui qui négociait avec lui avait trop de sagacité pour y consentir, sachant bien que l’éléphant pourrait ne jamais parvenir à sa destination, s’il était confié à de pareilles mains. Cette petite difficulté ; fut bientôt aplanie, et le jeune Indien se disposa à partir. Arrivé sur la plateforme, et prêt à sauter sur le radeau, il hésita et se retourna tout court, en proposant d’emprunter une pirogue, comme le moyen le plus propre à abréger la négociation. Deerslayer refusa tranquillement la requête, et après avoir tardé quelques moments encore, l’Indien s’éloigna lentement du château en ramant, et en se dirigeant vers un des fourrés du rivage, situé à une distance de moins d’un demi-mille. Deerslayer s’assit sur un tabouret, et suivit des yeux l’ambassadeur, tantôt observant toute la ligne du rivage, tantôt s’appuyant le coude sur son genou et le menton sur sa main, sans changer d’attitude pendant un laps de temps considérable.

Durant l’entrevue qui eut lieu entre Deerslayer et le jeune Indien, une scène bien différente se passa dans la chambre voisine. Hetty avait demandé à sa sœur où était le Delaware, et quand Judith lui eut dit où et pourquoi il se tenait caché, elle alla le trouver. La réception que Chingachgook fit à la jeune fille qui venait le voir, fut affable et respectueuse. Il connaissait son caractère ; et sans doute ses dispositions bienveillantes à l’égard d’une personne semblable furent encouragées par l’espoir d’apprendre des nouvelles de sa fiancée. Aussitôt qu’elle fut entrée, la jeune fille prit un siège et invita l’Indien à se placer auprès d’elle ; puis elle continua à garder le silence, en ayant l’air de penser qu’elle devait attendre qu’il la questionnât avant d’entamer le sujet qu’elle avait présent à l’esprit. Mais Chingachgook, qui ne comprenait pas cette pensée, attendit avec une attention respectueuse qu’elle voulût bien lui adresser la parole.

– Vous êtes Chingachgook, le Grand-Serpent des Delawares, n’est-ce pas ? dit enfin la jeune fille avec sa simplicité accoutumée, ne pouvant résister plus longtemps au désir qu’elle avait de lui parler, mais voulant d’abord s’assurer que c’était bien lui.

– Chingachgook, répondit le Delaware avec une grave dignité. Cela dit Grand-Serpent, en langue Deerslayer.

– Eh bien ! c’est ma langue, celle de Deerslayer, de mon père, de Judith, et du pauvre Hurry Harry. Connaissez-vous Henry March, Grand-Serpent ? non sans doute, car il aurait aussi parlé de vous.

– Quelque langue a-t-elle nommé Chingachgook, Lis-Penché ? (le chef avait donné ce nom à la pauvre Hetty). Son nom a-t-il été chanté par un petit oiseau parmi les Iroquois ?

Hetty ne répondit pas d’abord ; mais guidée par ce sentiment indéfinissable qui éveille la sympathie et l’intelligence chez les jeunes filles sans expérience, elle baissa la tête, et ses joues devinrent pourpres, avant qu’elle pût parler. Les ressources de son intelligence n’auraient pas suffi pour expliquer cet embarras ; mais si la pauvre Hetty ne pouvait se rendre compte de toutes choses, elle pouvait toujours recevoir des impressions. Son visage reprit lentement ses teintes naturelles, et elle leva un regard assuré sur l’Indien, en souriant avec l’innocence d’un enfant mêlée à l’air d’intérêt bienveillant d’une femme.

– Ma sœur Lis-Penché a entendu pareil oiseau ! ajouta Chingachgook avec un air et un ton de douceur qui auraient étonné ceux qui avaient parfois entendu les cris discordants qui étaient souvent sortis du même gosier ; car ces transitions de notes rauques et gutturales aux sons doux et mélodieux ne sont pas rares dans les dialogues ordinaires des Indiens. – Les oreilles de ma sœur étaient ouvertes, a-t-elle perdu sa langue ?

– Vous êtes Chingachgook, vous devez l’être ; car il n’y a pas d’autre homme rouge ici, et elle pensait que Chingachgook viendrait.

– Chin-gach-gook, reprit-il en prononçant lentement le nom, et en appuyant sur chaque syllabe ; Grand-Serpent, en langue yengeese .

– Chin-gach-gook, répéta Hetty avec la même attention. Oui, c’est ainsi que Hist l’a nommé, et vous devez être ce chef.

– Wah-ta !-Wah, ajouta le Delaware.

– Wah-ta !-Wah ou Hist, oh ! Hist. Je trouve Hist plus joli que Wah ; aussi je la nomme Hist.

– Wah ! très-doux pour oreilles delawares !

– Vous le prononcez autrement que moi. Mais, n’importe, j’ai entendu chanter l’oiseau dont vous parlez, Grand-Serpent.

– Ma sœur dira-t-elle les paroles du chant ? Ce qu’il chante le plus, quel air il a, s’il rit souvent ?

– Il chantait Chin-gach-gook plus souvent qu’autre chose ; et il a ri de bon cœur quand je lui ai raconté comment les Iroquois nous poursuivirent dans l’eau, sans pouvoir nous attraper. J’espère que ces murs de bois n’ont pas d’oreilles, Serpent !

– Pas craindre murs de bois ; craindre sœur dans chambre voisine. Pas craindre Iroquois ; Deerslayer lui remplit les yeux et les oreilles de l’étrange bête.

– Je vous comprends, Serpent, et j’ai compris Hist. Quelquefois je me figure que je ne suis pas aussi faible d’esprit qu’ils le disent. Maintenant, levez les yeux au plafond et je vous dirai tout. Mais vous m’effrayez, vous avez les yeux si ardents lorsque je parle de Hist !

L’Indien réprima l’ardeur de ses regards, et affecta de se conformer à la demande de la jeune fille :

– Hist m’a chargée, à voix bien basse, de vous dire que vous ne devez vous fier en rien aux Iroquois. Ils sont plus astucieux qu’aucun des Indiens de sa connaissance. Et puis elle dit qu’il y a une grande étoile brillante qui paraît au-dessus de cette montagne, environ une heure après la brune, – c’était Vénus que Hist lui montrait sans le savoir, – et qu’au moment où cette étoile s’offre à la vue, elle sera à la pointe où j’ai débarqué la nuit dernière, et qu’il faut que vous alliez la chercher dans une pirogue.

– Bon, Chingachgook comprend assez bien maintenant, mais il comprendra mieux, si ma sœur chante encore.

Hetty répéta ses paroles, en expliquant plus au long de quelle étoile il s’agissait, et en indiquant la partie de la pointe où il devait courir le risque d’aborder. Elle se mit ensuite à lui raconter, à sa manière sans apprêt, ses rapports avec la jeune Indienne, dont elle lui répéta plusieurs fois les expressions et les pensées, qui remplirent d’une vive jouissance le cœur de son fiancé. Elle réitéra surtout l’injonction de se tenir en garde contre la trahison ; conseil à peine nécessaire pour des hommes aussi circonspects que celui à qui il était adressé. Elle expliqua aussi, avec une clarté suffisante, car en toute occasion semblable le jugement de la jeune fille l’abandonnait rarement, la situation présente de l’ennemi, et les mouvements qu’il avait faits depuis le matin. Hist était restée avec elle sur le radeau jusqu’à ce qu’il quittât le rivage ; elle était actuellement dans les bois, quelque part en face du château, et elle n’avait pas l’intention de retourner au camp avant l’approche de la nuit ; elle espérait qu’alors elle pourrait se glisser loin de ses compagnons qui longeraient la rive pour rentrer chez eux, et se cacher sur la pointe ! Personne ne paraissait soupçonner la présence de Chingachgook, quoique nécessairement on sût qu’un Indien était entré dans l’arche la nuit précédente, et qu’on le soupçonnât de s’être montré depuis, dans le château et autour du château, sous le costume d’une Face-Pâle. Il existait pourtant quelque léger doute sur ce dernier point ; car comme on était dans la saison pendant laquelle on pouvait s’attendre à voir arriver des hommes blancs, on craignait un peu que la garnison du château n’eût été renforcée par ce moyen ordinaire. Hist avait communiqué tout cela à Hetty pendant que les Indiens les halaient le long du rivage ; et comme la distance était de plus de six milles, le temps ne leur avait pas manqué.

– Hist ne sait pas elle-même s’ils la soupçonnent ou non, et s’ils vous soupçonnent ; mais elle espère le contraire.

– Et maintenant, Serpent, puisque je vous ai dit tant de choses de la part de votre fiancée, continua Hetty en prenant par distraction une des mains de l’Indien, et en jouant avec ses doigts, ainsi qu’on voit souvent un enfant jouer avec ceux d’un père ; il faut que vous me laissiez vous dire quelque chose de ma propre part. Quand vous épouserez Hist, il faudra être bon pour elle, lui sourire comme vous me souriez maintenant ; et non pas avoir l’air de mauvaise humeur, que quelques chefs prennent avec leurs squaws. Voulez-vous promettre cela ?

– Toujours bon pour Wah ! Branche trop tendre pour tirer fort ; casserait sur-le-champ.

– Oui, et il faudra lui sourire ; vous ne savez pas combien une jeune fille brûle d’obtenir un sourire de ceux qu’elle aime. Mon père m’a souri une fois à peine pendant que j’étais avec lui, – et Hurry, – oui, Hurry parlait haut et riait ; mais je ne pense pas qu’il m’ait souri une seule fois. Vous savez la différence entre un rire et un sourire ?

– Rire, meilleur. Écoutez Wah ! Rire, à penser que oiseau chante !

– Je sais cela ; son rire est agréable, mais vous devez sourire, vous. Et puis, Serpent, il ne faut pas lui faire porter de fardeaux et travailler à la terre, comme le font tant d’Indiens ; mais la traiter plutôt comme les Faces-Pâles traitent leurs femmes.

– Wah-ta !-Wah non Face-Pâle a peau rouge, cœur rouge, sentiments rouges. Tout rouge ; non Face-Pâle. Il faudra qu’elle porte les papooses.

– Chaque femme est disposée à porter son enfant, dit Hetty en souriant ; et il n’y a pas de mal à cela. Mais vous devez aimer Hist et être doux et bon pour elle ; elle est si douce et si bonne !

Chingachgook s’inclina gravement ; puis-il eut l’air de penser qu’il ferait bien d’éviter la discussion sur ce sujet. Avant que Hetty eût le temps de continuer ses communications, ils entendirent dans la première chambre la voix de Deerslayer qui appelait son ami. Le Serpent se leva pour obéir à cette invitation, et Hetty alla rejoindre sa sœur.

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