CHAPITRE XXI.

On parlera légèrement de l’esprit qui vient de s’envoler ; on adressera des reproches à ses cendres froides ; mais il s’en inquiétera peu, si on le laisse dormir dans la tombe où un Breton l’a placé.

Anonyme.

Le lecteur peut se figurer l’horreur que durent éprouver des filles à la vue inopinée de l’affreux spectacle qui s’offrit aux yeux de Judith et de Hetty, comme nous l’avons rapporté à la fin du chapitre précédent. Nous passerons par-dessus les premières émotions et les premiers actes de piété filiale, et nous continuerons notre récit, laissant à l’imagination le soin de peindre une telle scène, au lieu d’en rapporter tous les détails. On entoura de bandages la tête mutilée, on lava le sang qui couvrait tout le visage de Hutter, en un mot on lui donna tous les soins que les circonstances rendaient possibles. Il leur apprit ensuite ce qui s’était passé. Les faits étaient fort simples, et quoiqu’ils n’aient été connus que plusieurs années ensuite, autant vaut les rapporter ici brièvement. Dans le commencement de la lutte avec les Hurons, il avait eu affaire au vieux chef qui avait eu la précaution de se faire remettre les armes de ses compagnons, mais qui avait gardé les siennes, et celui-ci se trouvant trop pressé par son adversaire s’en était défait par un coup de couteau. Cet événement avait eu lieu à l’instant où la porte fut ouverte et quand Hurry se précipita sur la plate-forme. C’est pour cette raison que ni le chef des Hurons, ni Hutter, n’avaient pris part au reste du combat ; car le second était très-dangereusement blessé, et le premier n’osait se montrer à ses compagnons, couvert du sang d’un des deux blancs, après les injonctions sévères qu’il leur avait faites de les prendre tous deux en vie. Quand les trois Hurons furent de retour de leur chasse, la détermination fut prise d’abandonner le château, et ce fut alors que, pour emporter le trophée auquel ils attachaient tant de prix, ils scalpèrent le vieux Hutter, et le laissèrent pour mourir pouce à pouce, comme l’ont fait mille et mille fois les guerriers barbares de cette partie du continent américain. Si Hutter n’eût été que scalpé, il eût été possible qu’il survécût, mais le coup de couteau lui avait fait une blessure mortelle.

Il y a des instants où la justice divine se peint sous des couleurs si vives, que toute tentative pour se la cacher aux yeux, ou pour éviter de la reconnaître, devient inutile, et ce fut ce qui arriva à Judith et à Hetty, qui ne purent s’empêcher de voir les décrets d’une Providence juste et sévère, dans la manière dont leur père avait été puni du crime qu’il avait voulu lui-même commettre si récemment contre les Hurons, en devenant lui-même victime d’un crime semblable. Judith le reconnut et le sentit avec la force et la sensibilité qui faisaient partie de son caractère, tandis que l’impression que cet événement fit sur l’esprit plus simple de sa sœur fut moins vive, quoique peut-être plus durable.

– Ô Judith ! s’écria Hetty quand elles eurent donné les premiers soins au blessé, mon père a voulu lui-même aller enlever des chevelures, et où est la sienne à présent ? La Bible aurait dû lui faire craindre ce châtiment terrible.

– Chut, Hetty ; chut, ma pauvre sœur ! Il ouvre les yeux, et il peut vous entendre. C’est comme vous le dites, c’est comme vous le pensez ; mais c’est une chose trop terrible pour en parler.

– De l’eau ! s’écria Hutter, faisant un effort désespéré qui rendit sa voix forte pour un homme qui touchait évidemment au terme de sa vie. – De l’eau, sottes filles ! Me laisserez-vous mourir de soif ?

Elles s’empressèrent de lui en apporter. C’était la première fois qu’il en buvait depuis plusieurs heures passées dans des angoisses mortelles. Il se sentit la parole plus libre, et parut retrouver quelque force. Ses yeux s’ouvrirent avec ce regard inquiet et égaré, qui accompagne souvent le départ d’une âme surprise par la mort, et il sembla disposé à parler.

– Mon père, dit Judith désolée de voir les souffrances du vieillard sans savoir comment y remédier, que pouvons-nous faire pour vous, mon père ? Hetty et moi pouvons-nous vous soulager ?

– Votre père ! répéta lentement Thomas Hutter ; non, Judith, non, Hetty, je ne suis pas votre père. – Elle était votre mère, mais ce n’est pas moi qui suis votre père Cherchez dans la caisse, tout est là. Encore de l’eau.

Elles lui en donnèrent un second verre, et Judith, dont les souvenirs d’enfance s’étendaient plus loin que ceux de sa sœur, et qui, sous tous les rapports, avait des impressions plus exactes du passé, sentit une impulsion de joie irrésistible en entendant ces paroles. Il n’avait jamais existé beaucoup de sympathie entre elle et son père supposé, et le soupçon de la vérité s’était plusieurs fois présenté à son esprit par suite des conversations qu’elle avait secrètement entendues entre sa mère et Hutter. Ce serait peut-être aller trop loin que de dire qu’elle ne l’avait jamais aimé ; mais on peut certainement dire qu’elle fut charmée d’apprendre que ce n’était plus pour elle un devoir de l’aimer. Les sentiments de sa sœur étaient différents. Incapable de faire les mêmes distinctions que Judith, elle avait un cœur naturellement affectueux ; elle avait aimé son père supposé, quoique beaucoup moins tendrement que sa mère véritable, et elle était affligée d’apprendre que la nature ne lui avait pas donné des droits à son affection. Elle sentait un double chagrin, comme si la mort et les paroles de Hutter lui eussent fait perdre deux fois son père. Ne pouvant résister à son émotion, la pauvre fille s’assit à l’écart, et pleura.

Les sensations opposées des deux sœurs produisirent sur elles le même effet : elles gardèrent longtemps le silence. Judith donna souvent de l’eau au mourant, mais elle s’abstint de lui faire aucune question, en partie sans doute par considération pour l’état dans lequel il se trouvait, mais, s’il faut dire la vérité, autant par suite de la crainte qu’il n’ajoutât par forme d’explication quelque chose qui pût troubler le plaisir qu’elle avait à croire qu’elle n’était pas fille de Thomas Hutter. Enfin Hetty essuya ses larmes et vint s’asseoir sur une escabelle à côté du mourant, qui avait été placé tout de son long sur le plancher, la tête appuyée sur de vieux vêtements qui avaient été laissés dans la maison.

– Mon père, lui dit-elle, vous me permettrez de vous appeler encore mon père, quoique vous disiez que vous ne l’êtes pas, – vous lirai-je la Bible, mon père ? Ma mère me disait toujours que la lecture de la Bible convient à ceux qui sont dans, le chagrin. Elle en avait souvent elle-même, et alors elle me disait de lui lire la Bible ; – car Judith n’aimait pas la Bible autant que moi, – et cela lui faisait toujours du bien. Très-souvent j’ai vu ma mère commencer par écouter les larmes aux yeux, et finir par des sourires et de la gaieté. Oh ! mon père, vous ne savez pas tout le bien que peut faire la Bible, car vous n’en avez jamais fait l’épreuve ; mais je vais vous en lire un chapitre, et cette lecture attendrira votre cœur, comme elle a attendri celui des sauvages.

Quoique la pauvre Hetty eût tant de respect pour la Bible, et tant de confiance en sa vertu, elle avait l’intelligence trop faible pour pouvoir en apprécier les beautés, ou en pénétrer la sagesse profonde et quelquefois mystérieuse. Cet instinct du bien, qui semblait lui rendre impossible de commettre le mal, et qui jetait même sur son caractère un manteau d’amabilité morale et de vérité, ne pouvait pénétrer les vérités abstruses, ni discerner ces délicates affinités entre la cause et l’effet au-delà de leur liaison évidente et incontestable, quoiqu’elle manquât rarement de les voir, et d’en sentir toutes les justes conséquences. En un mot, c’était une de ces personnes qui sentent et qui agissent correctement, sans être en état d’en donner une raison logique, même en admettant la révélation comme leur autorité. Le choix qu’elle faisait de ses lectures de la Bible était souvent guidé par la simplicité de son esprit, et se faisait remarquer comme tombant sur des images de choses connues et palpables, plutôt que sur ces grandes vérités morales dont sont remplies les pages de ce livre merveilleux, – merveilleux et sans égal, même sans avoir égard à son origine divine, comme un ouvrage plein de la philosophie la plus profonde, exprimée dans le plus noble langage. Sa mère, par une liaison d’idées qui frappera probablement le lecteur, avait de la prédilection pour le livre de Job, et Hetty avait principalement appris à lire dans les chapitres de ce vénérable et sublime poème, regardé aujourd’hui comme le plus ancien livre du monde. En cette occasion, la pauvre fille fut fidèle à son éducation, et elle choisit cette partie bien connue du volume sacré avec une promptitude égale à celle que montrerait un avocat pour citer ses autorités parmi les oracles de la législation. Le chapitre particulier dont elle fit choix fut celui dans lequel Job excuse son désir de la mort. Elle lut d’une voix ferme du commencement à la fin, d’un ton bas, doux et plaintif, espérant pieusement que les phrases figurées et allégoriques qui s’y trouvaient pourraient porter dans le cœur du mourant la consolation dont il avait besoin. Une autre particularité de la sagesse de la Bible, c’est qu’elle contient à peine un chapitre, à moins que ce ne soit strictement une narration, qui ne présente quelque vérité applicable au cœur de chaque homme dans quelque situation temporelle qu’il se trouve. Dans cette occasion, la première phrase : – N’y a-t-il pas un temps fixé à l’homme sur la terre ? – était frappante, et à mesure que Hetty avançait dans sa lecture, Hutter s’appliquait, ou croyait pouvoir appliquer à sa situation physique et morale un grand nombre d’aphorismes et d’expressions figurées. Les paroles solennelles – J’ai péché ; que ferai-je pour t’apaiser, ô toi conservateur des hommes ? Pourquoi m’as-tu placé comme une marque contre toi, de sorte que je suis devenu un fardeau pour moi-même ? – frappèrent Hutter plus visiblement que tout le reste ; et quoique trop obscures pour qu’un homme dont le cœur était blasé, et l’esprit obtus pût les comprendre dans toute leur étendue, elles s’appliquaient tellement à sa situation, qu’il ne put s’empêcher d’en frémir.

– Ne vous trouvez-vous pas mieux à présent, mon père ? demanda Hetty en fermant le volume. Ma mère se trouvait toujours mieux quand elle avait lu la Bible.

– De l’eau ! répondit Hutter. Donnez-moi de l’eau, Judith ; je ne sais pourquoi ma langue est toujours si brûlante. – Hetty, n’est-il point parlé dans la Bible d’un homme qui était dans l’enfer, et qui demandait qu’on lui rafraîchit la langue ?

Judith se détourna, mais Hetty se hâta de chercher le passage, qu’elle lut tout haut à la victime de sa propre cupidité.

– C’est cela, Hetty, dit-il, c’est cela. Ma langue a déjà besoin d’être rafraîchie en ce moment ; que sera-ce par la suite ?

Malgré toute la confiance de Hetty dans la Bible, ces mots la réduisirent au silence, car elle ne trouvait pas de réponse à faire à un aveu si voisin du désespoir. Il était au pouvoir des deux sœurs de lui donner de l’eau, tant qu’elle pouvait soulager ses souffrances, et elles en présentèrent à ses lèvres chaque fois qu’il en demanda. Judith elle-même se mit en prières. Quant à Hetty, quand elle vit que tous ses efforts étaient inutiles pour porter le moribond à écouter d’autres versets de la Bible, elle se mit à genoux à côté de lui, et récita dévotement à voix haute les paroles que notre Sauveur a laissées après lui pour servir de modèle à la prière. Elle réitéra cet acte de piété à divers intervalles, aussi longtemps qu’elle crut pouvoir le faire avec utilité pour le mourant. Sa vie se prolongea pourtant plus longtemps que les deux sœurs ne l’auraient cru possible. Tantôt il parlait intelligiblement ; tantôt ses lèvres s’ouvraient pour prononcer des mots qui n’avaient aucune liaison entre eux, et qui par conséquent n’offraient aucun sens à l’oreille de celles qui les entendaient. Judith l’écoutait avec grande attention, et elle entendit les mots – mari – mort – pirate – toi – chevelures – et d’autres de même espèce, mais qui ne formaient aucune phrase qu’il fut possible de comprendre. Ils étaient pourtant assez expressifs pour que le sens en fût à peu près deviné par une jeune fille dont l’oreille n’avait pu rester entièrement fermée aux bruits désavantageux qui avaient couru sur son père supposé, et dont l’intelligence était aussi vive que son attention était profonde.

Pendant toute la durée de l’heure pénible qui se passa ensuite, aucune des deux sœurs ne pensa suffisamment aux Hurons pour craindre leur retour. Il semblait que leur situation et leur désolation les mettaient au-dessus d’un tel danger ; et quand on entendit enfin un bruit de rames, Judith même, qui seule avait quelque raison de craindre les Indiens, ne tressaillit pas, mais comprit sur-le-champ que c’était l’arche qui approchait. Elle s’avança sans crainte sur la plate-forme ; car si Hurry n’était pas sur le scow, et que les sauvages en fussent en possession, il lui était impossible de leur échapper. Elle avait en outre cette sorte de confiance qu’inspire l’excès du malheur. Mais elle ne trouva aucun motif de nouvelle alarme. Chingachgook, Hist et Hurry étaient debout sur l’avant du scow, et examinaient avec soin le château pour être sûrs qu’il n’y restait plus d’ennemis. Ils avaient vu le départ des Hurons, et l’arrivée de la pirogue des deux sœurs, et c’était d’après ces deux circonstances qu’ils avaient fait route vers le château. Un mot de Judith suffit pour leur apprendre qu’ils n’avaient rien à craindre, et l’arche fut bientôt amarrée à son ancienne place.

Judith ne dit pas un seul mot sur la situation de son père, mais Hurry la connaissait trop bien pour ne pas comprendre, à l’expression de sa physionomie, que quelque chose allait plus mal qu’à l’ordinaire Il entra le premier dans la maison, mais ce ne fut pas avec l’air de confiance et de hardiesse qui le caractérisait auparavant. Il y trouva Hutter couché sur le dos, et Hetty assise à son côté, l’éventant avec un soin vraiment filial. Les événements de la matinée avaient sensiblement changé les manières de Hurry. Quoique excellent nageur, et malgré la promptitude avec laquelle il avait adopté le seul expédient qui pût le sauver, l’instant où il était tombé dans l’eau pieds et poings liés, et sans aucun moyen de s’aider, étant encore présent à son esprit, avait produit sur lui le même effet que l’approche du moment de l’exécution produit en général sur le criminel condamné, et avait laissé sur son imagination une forte impression des horreurs de la mort ; car l’audace de cet homme était la suite de sa force physique plutôt que de l’énergie de son esprit ou de sa volonté. De semblables héros perdent toujours une grande partie de leur courage en perdant quelque chose de leur force, et quoique Hurry fût alors libre et aussi vigoureux que jamais, l’événement était trop récent pour que le souvenir de la déplorable situation dans laquelle il s’était trouvé fût déjà affaibli. Quand il aurait vécu un siècle, le petit nombre de minutes qu’il avait passées dans le lac auraient produit un changement salutaire dans son caractère, sinon dans ses manières.

Il fut aussi surpris que fâché de trouver son compagnon dans une situation si désespérée. Pendant la lutte qui avait eu lieu avec les Hurons, il avait été trop occupé lui-même pour pouvoir apprendre ce qui était arrivé à Hutter, et comme on n’avait employé contre lui aucune espèce d’armes, et qu’on s’était borné à faire les plus grands efforts pour le faire prisonnier, il croyait naturellement que les Hurons s’étaient rendus maîtres de la personne de Hutter, et qu’il ne leur avait échappé lui-même qu’à l’aide de sa plus grande force, et du concours heureux de circonstances extraordinaires. La mort dans le silence solennel d’une chambre était une nouveauté pour lui. Quoique habitué à des scènes de violence, il n’avait jamais été assis à côté du lit d’un mourant, comptant les battements d’un pouls qui s’affaiblissait à chaque instant. Malgré le changement subit survenu dans ses idées, le ton et les manières de toute sa vie ne pouvaient changer si rapidement, et les paroles qu’il adressa à Hutter portaient l’empreinte qui le caractérisait.

– Eh bien ! vieux Tom, lui dit-il, ces vagabonds ont donc eu le dessus avec vous ? Vous voilà couché sur vos planches, et probablement pour ne plus vous relever. Il est vrai que je vous croyais prisonnier, mais je ne m’attendais guère à vous trouver si bas.

Hutter entr’ouvrit ses yeux demi-éteints, et jeta un regard égaré sur celui qui lui parlait ainsi. Une foule de souvenirs confus se présentèrent à son esprit en voyant des traits qu’il connaissait, mais les images qui s’offraient à ses yeux étaient indistinctes, et il ne pouvait dire quelles étaient les fausses ou la véritable.

– Qui êtes-vous ? lui demanda-t-il à demi-voix, ses forces ne lui permettant pas de faire un effort pour parler plus haut ; – vous ressemblez au lieutenant de la Neige, – c’était un géant, et peu s’en fallut qu’il ne nous donnât notre compte.

– Je suis votre lieutenant, Tom Flottant, et votre camarade par-dessus le marché ; mais je n’ai rien de commun avec la neige. Nous sommes en été, et Henry March quitte toujours les montagnes le plus tôt possible quand viennent les gelées.

– Ah ! c’est vous, Hurry Skurry ! – Eh bien ! je vous vendrai une chevelure, – une bonne chevelure, – celle d’un homme fait. – Que m’en donnerez-vous ?

– Pauvre Tom ! cette affaire de chevelures n’a pas tourné à notre profit, et j’ai bonne envie d’y renoncer et de faire un métier moins chanceux.

– Avez-vous une chevelure ? – La mienne est partie. – Comment se trouve-t-on avec une chevelure ? – Je sais ce qu’on sent quand ou n’en a plus, du feu et des flammes autour du cerveau, – un déchirement de cœur. – Non, non ; tuez d’abord, Hurry, et scalpez ensuite.

– Que veut dire le vieux Tom, Judith ? On dirait qu’il est aussi las que moi de cette besogne. – Pourquoi lui avez-vous entouré la tête de bandages ? – Ces brigands lui ont-ils donné un coup de tomahawk sur le crâne ?

– Ils lui ont fait ce que vous et lui, Hurry March, vous auriez été si contents de leur faire il n’y a pas longtemps ; ils lui ont pris sa chevelure pour obtenir de l’argent du gouverneur du Canada, comme vous auriez voulu enlever les leurs pour les vendre au gouverneur de New-York.

Judith faisait tous ses efforts pour s’exprimer avec calme ; mais ni son caractère ni ce qu’elle éprouvait en ce moment ne lui permettaient de parler sans amertume. Son ton et ses manières firent que Hurry leva les yeux sur elle avec un air de reproche.

– Voilà de gros mots, dit-il, pour sortir de la bouche d’une fille de Thomas Hutter, quand son père est mourant devant ses yeux.

– Dieu soit loué ! – quelque reproche que ce puisse être pour ma mère, je ne suis pas fille de Thomas Hutter.

– Vous n’êtes pas fille de Thomas Hutter ! – Ne désavouez pas le pauvre homme dans ses derniers moments, Judith ; car c’est un péché que le Seigneur ne pardonne, jamais. – Mais si vous n’êtes pas fille de Thomas Hutter, qui est donc votre père ?

Cette question dompta l’esprit rebelle de Judith ; car, au milieu de la satisfaction qu’elle éprouvait en voyant qu’elle pouvait avouer sans crime qu’elle n’avait jamais eu un amour vraiment filial pour le père supposé dont elle venait d’être débarrassée elle avait oublié la circonstance importante qu’elle n’avait personne à substituer à sa place.

– Je ne puis vous dire qui était mon père, Hurry, répondit-elle avec plus de douceur ; j’espère que c’était un honnête homme, du moins.

– Ce qui est plus que vous ne croyez que Thomas Hutter ait jamais été. Eh bien, Judith, je ne nierai pas qu’on ait fait courir bien des bruits singuliers sur Tom Flottant ; mais qui est-ce qui n’attrape pas une égratignure quand c’est un ennemi qui tient l’étrille ? Il y a des gens qui ne disent pas grand bien de moi ; et vous-même, Judith, vous n’avez pas échappé à toutes les langues.

Cette phrase fut ajoutée dans la vue d’établir une sorte de communauté entre les deux parties, et, comme les politiques du jour ont coutume de le dire, avec des intentions ultérieures. Il n’est pas facile de dire quelles en auraient été les suites avec une jeune fille ayant l’esprit si résolu que Judith, et le cœur si rempli d’antipathie pour celui qui lui parlait ainsi ; mais en ce moment des signes peu équivoques annoncèrent que le dernier instant de la vie de Thomas Hutter approchait. Judith et Hetty n’avaient pas quitté le lit de mort de leur mère ; ni l’une ni l’autre n’eurent besoin d’être averties que la crise était prochaine, et tout signe de ressentiment disparut du front et des yeux de la première. Hutter ouvrit les yeux, et avança une main pour tâter autour de lui, signe que la vue lui défaillait ; une minute ensuite sa respiration devint pénible ; elle cessa bientôt tout à fait, et il rendit le dernier soupir ; instant où l’on suppose que l’âme se sépare du corps. La fin subite d’un homme qui avait rempli une place importante dans le cercle si étroit dont il avait fait partie, mit fin à toute discussion.

La journée se termina sans autre événement. Les Hurons, quoique en possession d’une pirogue, semblaient se contenter du trophée qu’ils avaient emporté, et avoir renoncé à tout dessein immédiat contre le château. Dans le fait, ce n’eût pas été une entreprise sans danger que de s’en approcher sous les mousquets de ceux qui s’y trouvaient, et il est probable que la suspension d’armes fut due à cette circonstance plutôt qu’à toute autre. Cependant on faisait tous les préparatifs pour l’enterrement de Hutter. L’enterrer dans la terre était impraticable, et Hetty désirait que son corps fût placé à côté de celui de sa mère, dans le lac. Elle cita même une occasion où il avait appelé le lac le cimetière de famille. Heureusement tout cela fut décidé à l’insu de Judith, qui aurait opposé à ce plan une résistance invincible. Mais Judith n’avait pas été consultée, et toutes les mesures nécessaires furent prises sans son avis, et sans qu’elle en fût instruite.

Le moment fixé pour la cérémonie était celui où le soleil se couchait, et l’on n’aurait pu choisir une heure et une scène plus convenables pour rendre les derniers devoirs à un homme dont l’âme eût toujours été calme et pure. Il y a dans la mort un mystère et une dignité solennelle qui disposent les vivants à regarder les restes mêmes d’un malfaiteur avec un certain degré de respect. Toutes les distinctions mondaines ont cessé ; on pense que le voile a été levé, et que le caractère et le destin du défunt sont au-dessus des opinions des hommes, aussi bien que leurs connaissances. C’est en cela surtout que la mort réduit les hommes au même niveau ; car, quoiqu’il puisse être impossible de confondre absolument le grand et le petit, l’homme vertueux et le criminel, on sent qu’il y aurait de l’arrogance à prétendre au droit de juger ceux qu’on croit se trouver devant le siège du jugement de Dieu. Quand Judith fut informée que tout était prêt, elle monta passive sur la plate-forme, à la requête de sa sœur, et fit attention pour la première fois aux arrangements qui avaient été faits. Le corps était déposé sur le scow, enveloppé d’un drap dans lequel on avait placé une centaine de livres de pierres, prises à l’endroit qui servait de cheminée, afin qu’il ne pût manquer de descendre jusqu’au fond de l’eau. On parut penser qu’aucun autre préparatif n’était nécessaire, quoique Hetty portât sa Bible sous son bras.

Quand ils furent tous à bord de l’arche, cette singulière habitation de l’homme dont elle portait alors les restes fut mise en mouvement. Hurry tenait les rames, et elles semblaient n’être qu’un jouet pour ses bras vigoureux et robustes. Comme il était expert dans cet art, le Delaware resta spectateur passif. Le sillage du scow dans le lac avait quelque chose de la solennité imposante d’un cortège funéraire, les rames battant l’eau à intervalles égaux et le mouvement du bateau étant lent et uniforme. Le léger bruit de l’eau, quand les rames y tombaient ou en sortaient, suivait la mesure des efforts de Hurry, et aurait pu se comparer aux pas comptés de ceux qui suivent un convoi. Le lac offrait un aspect tranquille, qui s’accordait on ne peut mieux avec un rite qui s’associe invariablement à l’idée de la Divinité ; on ne voyait pas une seule ride sur la surface, et l’immense panorama des forêts semblait regarder la sainte tranquillité de la cérémonie, et de l’heure à laquelle elle avait lieu, dans un silence mélancolique. Judith était touchée jusqu’aux larmes, et Hurry lui-même, quoiqu’il sût à peine pourquoi, était vivement ému. Hetty maintenait tous les signes extérieurs de la tranquillité, mais son chagrin interne surpassait de beaucoup celui de sa sœur, car son cœur affectueux aimait par habitude et par suite d’une longue association, plutôt que par les relations ordinaires du sentiment et du goût. Elle était soutenue par un pieux espoir, qui occupait dans son cœur simple la place que des sensations mondaines occupaient dans celui de Judith ; et elle n’était pas sans s’attendre à quelque manifestation visible de la puissance divine dans une occasion si solennelle. Ses idées n’étaient pourtant ni mystiques ni exagérées, la faiblesse de son esprit ne lui permettant pas d’y atteindre. Mais ses pensées se ressentaient tellement, en général de la pureté d’un meilleur monde, qu’il lui était facile d’oublier entièrement la terre et de ne songer, qu’au ciel. Hist était sérieuse, attentive, et voyait avec intérêt tout ce qui se passait ; car elle avait vu souvent enterrer des Faces-Pâles, mais jamais dans une occasion comme celle-ci. Le Delaware, quoiqu’il observât tout avec soin, avait l’air grave et calme d’un stoïcien.

Hetty servait de pilote, et indiquait à Hurry comment il devait s’y prendre pour trouver dans le lac l’endroit qu’elle avait coutume d’appeler le tombeau de sa mère. Le lecteur se rappellera que le château était près de l’extrémité méridionale d’un banc qui s’étendait vers le nord à environ un demi-mille ; et c’était à l’extrémité de ce banc que Tom Flottant avait jugé à propos de déposer les restes de sa femme et de son enfant. Les siens étaient alors sur le point d’être placés à leurs côtés. Hetty avait sur la terre des points de reconnaissance qui lui faisaient retrouver cet endroit, quoiqu’elle y fût aidée en outre par la position des bâtiments, la direction générale du banc ; et la transparence de l’eau, qui permettait souvent d’en distinguer le fond. Ces moyens réunis la mettaient en état de calculer leur marche, et au moment convenable elle s’approcha de March et lui dit à demi-voix :

– À présent, Hurry, vous pouvez cesser de ramer : nous avons passé la grosse pierre qui est au fond de l’eau, et le tombeau de ma mère en est tout près.

March cessa de ramer à l’instant, laissa tomber son grappin et prit la corde en main pour arrêter le bateau. L’esquif, cédant à cette contrainte, tourna lentement sur lui-même, et quand il fut stationnaire, on vit Hetty sur l’arrière, montrant quelque chose sous l’eau, tandis qu’un sentiment naturel, qu’elle ne pouvait réprimer, faisait tomber des larmes sur ses joues. Judith avait été présente à l’enterrement de sa mère, mais elle n’avait jamais revu ce site depuis ce temps. Cette négligence n’avait pas pour cause une indifférence pour la mémoire de la défunte, car elle avait aimé sa mère, et elle avait eu occasion d’en regretter amèrement la perte ; mais elle n’aimait pas à contempler la mort, et il y avait eu dans sa vie, depuis ce temps, des incidents qui avaient augmenté ce sentiment, et qui lui avaient inspiré, s’il est possible, encore plus de répugnance, à s’approcher de l’endroit qui contenait les restes d’une femme dont les leçons sévères sur la morale et sur les convenances avaient fait sur elle une impression que les remords causés par ses fautes avaient rendue encore plus forte. Le cas avait été tout différent à l’égard de sa sœur. Hetty avait le cœur simple et innocent, et le souvenir de sa mère ne faisait naître dans son esprit que ce chagrin plein de douceur qui est si souvent voisin du plaisir, parce qu’il rappelle des images d’excellence et la pureté d’un état d’existence plus élevé. Pendant tout un été, Hetty avait eu coutume de se rendre chaque soir en cet endroit à la chute de la nuit, et assurant sa pirogue par une ancre, en ayant grand soin de ne pas toucher le corps, elle s’asseyait sur l’arrière, entrait en conversation imaginaire avec la défunte, chantait des hymnes à l’air du soir, et répétait des oraisons que l’être qui reposait en ce lieu lui avait apprises dans son enfance. Elle avait passé ses heures les plus heureuses dans cette communication indirecte avec l’esprit de sa mère, les traditions étranges et les opinions extravagantes des Indiens se mêlant aux instructions chrétiennes qu’elle avait reçues étant enfant. Une fois même elle avait cédé à l’influence de ses idées indiennes au point de songer à célébrer sur le tombeau de sa mère quelques-uns des rites qui sont observés par les hommes rouges ; mais ce désir passager avait été relégué dans l’ombre par la lumière stable quoique douce du christianisme, qui n’avait jamais été éclipsée dans son sein. En ce moment son émotion n’était que la suite naturelle des regrets inspirés à une fille par la perte d’une mère pour qui elle avait conservé un amour ineffaçablement gravé dans son cœur, et dont les leçons lui avaient été trop profondément inculquées pour qu’elles pussent être oubliées par une jeune fille qui avait si peu de tentation à tomber dans l’erreur.

Il n’y avait d’autre prêtre que la nature dans ces obsèques singulières. March jeta les yeux sous ses pieds, et à travers le milieu transparent d’une eau presque aussi pure que l’air, il vit ce que Hetty avait coutume d’appeler le tombeau de sa mère. C’était un petit monceau de terre élevé sur le banc sans que la pioche y eût travaillé, et d’un coin duquel on voyait sortir un morceau de la toile blanche qui avait servi de linceul à la défunte. Le corps avait été descendu au fond de l’eau sur le banc, et Hutter avait apporté de la terre du rivage et en avait jeté sur le corps jusqu’à ce qu’il fut entièrement couvert. Tout était resté dans cet état jusqu’à ce que le mouvement des eaux eût fait reparaître le signe solitaire de l’usage qu’on en avait fait, comme on vient de le rapporter. March annonça à Judith que tout était prêt ; il reçut ses instructions, et sans autre aide que sa force sans égale, souleva le corps, et le porta sur le bord du bateau. Deux bouts d’une corde furent placés sous les jambes et sous les épaules du défunt, comme on les place sous un cercueil, après quoi le corps fut descendu lentement sous la surface du lac.

– Pas là, Hurry March ; non, pas là ! s’écria Judith frémissant involontairement ; ne le descendez pas si près de l’endroit où ma mère repose.

– Pourquoi donc, Judith ? demanda Hetty avec vivacité. Ils ont vécu ensemble pendant leur vie, ils doivent reposer ensemble après leur mort.

– Non, non ! reprit Judith. Plus loin, Hurry March, plus loin ! – Pauvre Hetty ! vous ne savez pas ce que vous dites. Laissez-moi donner des ordres en cette occasion.

– Je sais que je suis faible d’esprit, Judith, répliqua Hetty, et que vous êtes pleine d’intelligence ; mais sûrement un mari doit être placé près de sa femme. Ma mère disait toujours que c’est ainsi qu’on enterre dans les cimetières chrétiens.

Cette petite discussion eut lieu avec chaleur, mais à voix basse, comme si les deux sœurs eussent craint que le défunt ne pût les entendre. Judith ne pouvait continuer cette contestation avec sa sœur dans un pareil moment ; mais elle fit un geste expressif qui décida Hurry March à descendre le corps du défunt à une légère distance de celui de sa femme ; alors il retira les cordes, et la cérémonie fut terminée.

– Voilà la fin de Tom Flottant ! s’écria-t-il en avançant la tête au-delà du bord pour regarder le corps au fond de l’eau. C’était un brave compagnon dans une poursuite, et personne ne savait mieux tendre une trappe. – Ne pleurez pas, Judith ; ne vous désolez pas, Hetty ; le plus juste de nous doit mourir, et quand le moment en est arrivé, les larmes et les lamentations ne peuvent rappeler la mort à la vie. La mort de votre père est une perte pour vous. C’en est une grande, surtout pour des filles non mariées. Mais il y a un moyen de réparer ce malheur ; et vous êtes toutes deux trop jeunes et trop jolies pour vivre encore longtemps sans le trouver. – Quand il pourra vous être agréable, Judith, d’entendre ce qu’un homme honnête et sans prétention a à vous dire, je serai charmé de vous dire quelques mots tête à tête, Judith.

Judith avait à peine fait attention à cette gauche tentative de Hurry pour la consoler, quoiqu’elle en comprît nécessairement le but général, et qu’elle se fit une idée assez exacte de la manière dont il s’était exprimé. Elle pleurait en songeant à la tendresse que lui avait toujours témoignée sa mère depuis sa première enfance ; et des souvenirs pénibles de leçons oubliées depuis longtemps et de préceptes toujours négligés s’offraient en foule à son esprit. Les paroles de Hurry la rappelèrent pourtant au temps présent ; mais, quoiqu’un pareil discours fût hors de saison, il ne produisit pas en elle ces signes de mécontentement qu’on pouvait attendre d’une femme de son caractère. Au contraire, elle parut frappée de quelque idée soudaine, le regarda un instant fixement, et se rendit à l’autre bout du scow, en lui faisant signe de la suivre. Là elle s’assit, et invita Henry March à se placer à son côté. Tout cela fut fait d’un air si sérieux et si décidé, que son compagnon eu fut presque intimidé, et elle fut obligée d’entamer la conversation.

– Vous désirez me parler de mariage, Henry March, lui dit-elle, et je suis venue ici, sur la tombe de mes parents, en quelque sorte, – non, non, sur la tombe de ma pauvre mère, – pour entendre ce que vous avez à me dire.

– C’est du nouveau, Judith, et vous avez ce soir une manière qui m’abasourdit, répondit Hurry plus déconcerté qu’il n’aurait voulu l’avouer. Mais la vérité est la vérité, et il faut qu’elle parte. Vous savez, Judith, que je vous regarde depuis longtemps comme la jeune fille la plus avenante que j’aie jamais vue ; et je n’en ai fait un secret, ni ici sur le lac, ni parmi les chasseurs et les trappeurs, ni dans les établissements.

– Oui, oui, je l’ai déjà entendu dire, et je suppose que cela est vrai, répondit Judith avec une sorte d’impatience fébrile.

– Quand un jeune homme parle ainsi d’une jeune fille, il est raisonnable de supposer qu’il attache du prix à elle.

– Cela est vrai, Hurry, vous m’avez déjà dit et redit tout cela.

– Eh bien ! si cela est agréable à entendre, je pense qu’on ne peut pas le répéter trop souvent. Tout le monde me dit que c’est ce qu’il faut faire avec tout votre sexe, et que rien ne plaît tant à une femme que d’entendre un jeune homme répéter pour la centième fois combien il l’aime, à moins qu’il ne lui parle de sa beauté.

– Sans doute, nous aimons l’un et l’autre ; en certaines occasions. Mais nous sommes dans des circonstances extraordinaires, Hurry ; toute parole inutile est de trop en ce moment, et je désire que vous me parliez clairement.

– Il faut que votre volonté se fasse, Judith, et j’ai dans l’idée qu’il en sera toujours de même. Je vous ai souvent dit que je vous aime mieux qu’aucune autre jeune fille, et même que toutes les autres jeunes filles que je connaisse ; mais vous devez avoir remarqué que je ne vous ai jamais clairement et nettement demandé de m’épouser.

– Je l’ai remarqué, répondit Judith, un sourire cherchant à se montrer sur ses lèvres, en dépit des pensées qui occupaient toute son attention, et qui donnaient à ses joues un coloris plus vif, et à ses yeux un éclat plus éblouissant que jamais, parce que cela était remarquable dans un homme aussi décidé et aussi hardi que Hurry Harry.

– Il y avait une raison pour cela, Judith, et c’est une raison qui me tourmente encore même en ce moment ; mais n’ayez pas l’air de vous fâcher, car il y a des idées qui s’attachent à l’esprit d’un homme, comme il y a des paroles qui s’attachent à son gosier, sans pouvoir jamais en sortir. Mais il y a au fond du cœur un sentiment qui l’emporte sur tout cela, et je vois qu’il faut que je cède à ce sentiment. Vous n’avez plus ni père ni mère, Judith, et il est moralement impossible que vous et Hetty vous puissiez vivre ici toutes seules, quand même nous serions en temps de paix et que les Iroquois seraient tranquilles ; mais, dans l’état actuel des choses, non-seulement vous y mourriez de faim, mais vous seriez prisonnières ou scalpées avant qu’une semaine se soit écoulée. Il est donc temps que vous songiez à changer de position et à prendre un mari ; et si vous voulez m’accepter, tout ce qui s’est passé sera oublié, et il n’en sera plus question.

Judith eut quelque difficulté à réprimer son impatience jusqu’à ce qu’il eût fait son offre conçue en termes assez grossiers ; il était évident qu’elle désirait l’entendre, et elle l’écouta d’une manière qui pouvait donner quelque espérance. À peine lui laissa-t-elle le temps de terminer sa phrase, tant il lui tardait d’en venir au point, et tant elle était prête à lui répondre…

– En voilà assez, Hurry, dit-elle en levant une main, comme pour l’empêcher d’en dire davantage. Je vous comprends aussi bien que si vous me parliez pendant tout un mois. Vous me préférez à toute autre jeune fille, et vous désirez m’épouser.

– Vous mettez mes pensées en meilleurs termes que je ne pourrais le faire, Judith ; et je voudrais que vous pussiez supposer que je me suis exprimé de la manière qui vous plairait davantage.

– Vos paroles ont été assez claires, Hurry, et il convenait qu’elles le fussent. À présent, écoutez ma réponse ; elle sera, sous tous les rapports, aussi sincère que votre offre. – Il y a une raison, Henry March, qui fait que jamais je ne…

– Je crois que je vous comprends, Judith ; mais si je consens à passer par-dessus cette raison, c’en est une qui ne concerne que moi. – Pourquoi vos joues rougissent-elles comme le firmament quand le soleil se couche ? Vous ne devez pas trouver dans mes paroles un sujet d’offense, quand je n’ai pas le moindre dessein de vous offenser.

– Je ne rougis pas et je ne veux pas m’offenser, Hurry, répondit Judith, faisant pour retenir son indignation des efforts qui ne lui avaient jamais été si pénibles ; je vous répète qu’il y a une raison qui fait que jamais je ne serai ni ne pourrai être votre femme. Vous paraissez ne pas y songer ; mais mon devoir est de vous la faire connaître aussi clairement que vous venez de m’instruire de votre désir de m’épouser. Je ne vous aime ni ne vous aimerai jamais assez, j’en suis sûre, pour consentir à devenir votre femme. Nul homme ne peut désirer d’épouser une femme qui ne le préfère pas à tout autre ; et quand je vous parle avec cette franchise, je crois que vous me remercierez de ma sincérité.

– Ah ! Judith, ce sont ces élégants à habit écarlate, ces officiers des forts, qui ont fait tout le mal.

– Silence, March ! ne calomniez pas une fille sur la tombe de sa mère. Quand je n’ai d’autre désir que de vous parler avec franchise, ne me forcez pas à appeler des malheurs sur votre tête dans l’amertume de mon cœur. N’oubliez pas que je suis femme et que vous êtes homme, et que je n’ai ni père ni frère pour me venger de vos discours.

– Il y a quelque chose dans ces derniers mots, et je n’ajouterai pas une parole. – Mais prenez du temps, Judith, et réfléchissez-y mieux.

– Je n’ai pas besoin de temps, mon parti était pris depuis longtemps. Je voulais seulement vous entendre me parler clairement pour vous répondre de même. À présent, nous nous entendons l’un l’autre, et il est inutile d’en dire davantage.

Le ton sérieux et impétueux de Judith imposa au jeune homme, car jamais il ne l’avait encore vue si vive et si déterminée. Dans la plupart de leurs entrevues préalables, elle avait répondu évasivement à ses avances ou à ses sarcasmes ; mais Hurry s’y était mépris, et avait attribué ses manières à la coquetterie d’une femme, et il avait supposé qu’il ne lui serait pas difficile d’obtenir son consentement à leur mariage. C’était contre lui-même qu’il avait eu à lutter pour se déterminer à le lui demander, et il n’aurait jamais cru possible que Judith refusât la main du plus bel homme de toute la frontière. Maintenant qu’il avait essuyé un refus en termes si décidés qu’ils n’admettaient pas le moindre doute, il se trouva si confondu, ou du moins si mortifié, qu’il n’essaya pas de la faire changer de résolution.

– Le Glimmerglass n’a plus rien d’attrayant pour moi à présent, dit-il après une minute de silence. Le vieux Tom n’existe plus ; les Hurons sont en aussi grand nombre sur le rivage que les pigeons dans les bois ; et au total c’est un endroit qui commence à ne plus me convenir.

– Eh bien ! quittez-le. Vous voyez qu’il est entouré de dangers. Pourquoi risqueriez-vous votre vie pour les autres ? D’ailleurs, je ne vois pas quel service vous pouvez nous rendre. Partez cette nuit ; personne d’entre nous ne vous en fera jamais un reproche.

– Si je m’en vais, ce sera le cœur gros à cause de vous, Judith ; j’aimerais mieux vous emmener avec moi.

– C’est ce dont il ne faut point parler plus longtemps, March. Dès que la nuit sera venue, je vous conduirai moi-même à terre sur une pirogue, et il vous sera facile de gagner le fort le plus voisin. Quand vous y serez arrivé, si vous pouvez nous envoyer un détachement de…

Judith cessa de parler, car elle sentit qu’il était humiliant pour elle de s’exposer ainsi aux réflexions et aux commentaires d’un homme qui n’était pas disposé à voir sous un jour favorable les rapports qu’elle avait eus avec les officiers en garnison, dans ces forts. Mais Hurry comprit son idée, et il en suivit le fil sans rien mettre de caustique dans son ton ni dans ses manières, comme Judith le craignait.

– Je comprends ce que vous voulez dire, et je sais pourquoi vous, ne le dites pas. Si je puis arriver au fort, un détachement en partira pour venir relancer ces vagabonds, et je l’accompagnerai moi même ; car je voudrais vous voir, vous et Hetty, en lieu de sûreté, avant de vous quitter pour toujours.

– Ah ! Hurry March, si vous aviez toujours parlé et pensé ainsi, mes sentiments pour vous auraient pu être bien différents !

– Est-il donc trop tard à présent, Judith ? Je suis brusque, habitué à la vie des bois ; mais nous changeons tous, quand on nous traite autrement que nous n’y avons été accoutumés.

– Oui, March, il est trop tard. Je ne puis jamais éprouver pour vous, ni pour aucun autre homme, un seul excepté, le sentiment que vous voudriez trouver en moi. C’est vous en dire assez, je crois ; et vous ne me ferez plus aucune question. Dès que la nuit sera venue, vous serez conduit au rivage par le Delaware ou par moi. Vous aurez alors à vous rendre au fort le plus voisin sur le Mohawk, et vous nous enverrez tous les secours que vous pourrez. – Nous restons amis, Hurry, et je puis compter sur vous, n’est-il pas vrai ?

– Certainement, quoique notre amitié en eût été plus chaude si vous pouviez me regarder comme je vous regarde.

Judith hésita, et quelque forte émotion parut l’agiter. Alors, comme si elle eût résolu de surmonter toute faiblesse et d’accomplir ses desseins à tout risque, elle parla plus clairement.

– Vous trouverez au poste le plus voisin un capitaine nommé Warley, dit-elle devenant pâle comme la mort, et tremblant même en parlant ainsi ; je crois qu’il est probable qu’il demandera à commander le détachement ; mais je désirerais beaucoup que le commandement en fût donné à tout autre officier. Si l’on pouvait retenir au fort le capitaine Warley, j’en serais très-charmée.

– Cela est plus facile à dire qu’à faire, Judith ; car les officiers commandants font à peu près ce que bon leur semble. Le major donne ses ordres, et il faut que les capitaines, les lieutenants et les enseignes obéissent. Je connais l’officier dont vous parlez ; c’est une espèce de gentleman à joues vermeilles, ami de la joie, et qui mettrait à sec le Mohawk, si son eau était du vin de Madère ; un homme dont la langue est bien affilée, que toutes les filles de la vallée admirent, et qui, dit-on, admire toutes les filles. Je ne m’étonne pas que vous ne l’aimiez pas, Judith, car, s’il n’est pas officier-général, c’est un amoureux très-général.

Judith ne répondit rien, mais tout son, corps trembla, ses joues, couvertes de pâleur devinrent cramoisies, et reprirent à l’instant la couleur de la cendre.

– Hélas ! ma pauvre mère, pensa-t-elle, nous sommes ici sur ta tombe ; mais tu ne t’imagines guère combien tes leçons ont été oubliées, tes avis négligés, tes soins et ton amour rendus inutiles.

À cette morsure du ver qui ne meurt jamais, elle se leva et dit à Hurry qu’elle n’avait rien de plus à lui dire.

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