CHAPITRE XXIX.

L’ours hideux ne craignait pas alors d’être attaché au poteau et déchiré par des chiens cruels ; le cerf était paisible dans son fort ; le sanglier écumant ne redoutait pas l’épieu du chasseur : ronces et buissons, tout était tranquille dans le désert.

DORSET.

C’était une des pratiques ordinaires aux sauvages, en pareilles occasions, de mettre à l’épreuve la fermeté des nerfs de leurs victimes. D’une autre part, l’Indien à la torture se faisait un point d’honneur de ne montrer aucune crainte et de paraître insensible à la douleur ; mais il provoquait la fureur de ses bourreaux à des actes de violence pour se procurer une mort plus prompte. On avait vu plus d’un guerrier accélérer la fin de ses souffrances par des sarcasmes insultants et des reproches injurieux, quand il sentait que son système physique cédait à l’agonie de souffrances inventées avec un raffinement diabolique, porté bien plus loin que tout ce qu’on rapporte des inventions infernales des persécutions religieuses. Cette heureuse ressource d’avoir recours aux passions de ses ennemis pour se dérober à leur férocité était refusée à Deerslayer, par les idées particulières qu’il s’était faites des devoirs d’un homme blanc, et il avait fortement résolu d’endurer toutes les souffrances plutôt que de déshonorer sa couleur.

Dès que les jeunes guerriers apprirent qu’il leur était permis de commencer, quelques-uns des plus hardis et des plus empressés s’avancèrent dans l’arène, leur tomahawk à la main, et se préparèrent à lancer cette arme dangereuse. Leur but devait être de frapper l’arbre le plus près possible de la tête de la victime, mais sans la toucher. C’était une tentative si hasardeuse, qu’on ne la permettait qu’à ceux qui étaient connus pour être les plus experts dans l’art de lancer le tomahawk, de peur qu’une mort trop prompte ne mît fin trop tôt au cruel amusement qu’on se proposait. Même dans les mains les plus sûres, il était rare que le prisonnier échappât sans blessure à cette première épreuve, et il arrivait quelquefois même qu’il était tué, quoique sans intention. En cette occasion, Rivenoak et les vieux chefs craignaient que le souvenir du destin de la Panthère ne fît naître dans quelque esprit impétueux la tentation de donner la mort au prisonnier de la même manière, et peut-être avec le même tomahawk qui lui avait servi pour le tuer lui-même. Cette circonstance rendait l’épreuve du tomahawk doublement critique pour Deerslayer.

Il paraît pourtant que tous ceux qui entrèrent dans ce que nous appellerons la lice étaient plus disposés à montrer leur adresse qu’à venger la mort de leurs deux compagnons. Chacun d’eux fit ses préparatifs avec un sentiment de rivalité plutôt qu’avec un désir de vengeance, et parut plus empressé que féroce. Rivenoak crut voir des signes qui lui firent espérer qu’il pourrait sauver la vie du prisonnier, quand la vanité des jeunes guerriers aurait été satisfaite ; toujours en supposant qu’il ne perdrait pas la vie dans l’épreuve délicate qu’il allait subir.

Le premier qui se présenta fut un jeune homme nommé la Corneille, n’ayant pas encore eu l’occasion d’obtenir un sobriquet plus belliqueux. Il était plus remarquable par ses prétentions que par sa dextérité et ses exploits, et ceux qui le connaissaient bien crurent que la vie du prisonnier courait un grand risque, quand ils le virent se mettre en place et lever son tomahawk. Il était pourtant sans malveillance, et il ne songeait qu’à se distinguer par-dessus tous les autres. Deerslayer se douta du manque de réputation de ce jeune guerrier, en voyant les vieux chefs s’approcher de lui pour lui faire des recommandations et des injonctions. Ils n’auraient pas même consenti qu’il fût admis à cette épreuve, sans le respect qu’ils avaient pour son père, vieux guerrier plein de mérite, qui était resté dans le Canada. Notre héros maintint pourtant tout l’extérieur du sang-froid. Il se disait que son heure était venue, et que ce serait une merci du ciel plutôt qu’une calamité s’il recevait la mort avant d’être abandonné à la torture. Après avoir pris différentes attitudes, pour se donner un air d’importance, et avoir fait force gestes qui promettaient plus qu’il n’était en état de faire, la Corneille lança son tomahawk, qui, après avoir fait en l’air ses évolutions ordinaires, passa à trois ou quatre pouces de la joue du prisonnier, et s’enfonça dans un gros chêne qui était à quelques toises par derrière. C’était décidément un coup manqué, et un ricanement général le proclama, à la grande mortification du jeune homme ; mais il s’éleva aussi un murmure d’admiration étouffé, mais universel, quand on vit la fermeté avec laquelle Deerslayer avait attendu le coup. La tête était la seule partie de son corps qu’il pût remuer, et l’on s’attendait à le voir la tourner d’un côté ou de l’autre pour éviter le coup, ce qui aurait permis de lui en faire un reproche et une honte. Mais il les désappointa par une force de nerfs qui rendit sa tête aussi immobile que l’arbre auquel il était attaché. Il ne voulut pas même avoir recours à l’expédient naturel et ordinaire de fermer les yeux ; les guerriers indiens, les plus vieux et les plus braves, ne s’étant jamais, en pareilles circonstances, refusé cet avantage avec plus de dédain.

À la Corneille succéda l’Élan. C’était un guerrier de moyen âge, connu particulièrement par son adresse à lancer le tomahawk, et les spectateurs attendaient avec confiance une nouvelle preuve de sa dextérité. Il était loin d’avoir la moindre bienveillance pour le prisonnier, et il l’aurait volontiers sacrifié à la haine qu’il avait généralement contre tous les blancs, si le désir de soutenir sa réputation ne l’eût emporté. Il prit sa place tranquillement et avec un air de confiance, leva sa petite hache, avança rapidement un pied, et lança son arme au même instant. Deerslayer vit arriver le tomahawk en tournant, et crut qu’il lui apportait le coup de la mort. L’instrument fatal ne le toucha pourtant pas, mais il attacha sa tête à l’arbre en s’y enfonçant avec une touffe de ses cheveux. Des acclamations générales exprimèrent la satisfaction des spectateurs, et l’Élan lui-même prit malgré lui quelque intérêt au prisonnier, dont la fermeté l’avait seule mis en état de donner une telle preuve d’adresse.

Après lui vint le Garçon-Bondissant. Il entra dans le cercle comme un chien qui saute ou une chèvre qui cabriole. C’était un de ces jeunes gens dont le corps est si élastique, que leurs muscles semblent toujours en mouvement, et une habitude contractée dès son enfance le rendait positivement incapable de se mouvoir autrement. Il était pourtant aussi brave qu’adroit, et il avait acquis de la renommée comme guerrier et comme chasseur. Il aurait obtenu depuis longtemps un nom plus noble, si un Français de haut rang dans le Canada ne lui eût donné ce sobriquet en plaisantant, et il l’avait conservé religieusement comme venant de son père, qui vivait de l’autre côté du grand lac d’eau salée. Le Garçon-Bondissant se plaça en face du prisonnier, et se mit à sauter en le menaçant tantôt d’un côté, tantôt de l’autre, tantôt en front, espérant lui arracher quelque signe de crainte. Cette manœuvre plusieurs fois répétée épuisa enfin la patience de Deerslayer, et il parla pour la première fois depuis qu’il était attaché à l’arbre.

– Lancez votre tomahawk, Huron, s’écria-t-il, lancez-le donc, ou il oubliera ce qu’il a à faire. Vous avez l’air d’un faon qui veut montrer à sa mère qu’il est en état de sauter, tandis que vous êtes un guerrier, et qu’un autre guerrier vous défie, vous et tous les vôtres. N’avez-vous pas peur que vos jeunes filles se moquent de vous ?

Quoique Deerslayer n’eût pas eu dessein de produire un tel effet, ces dernières paroles mirent en fureur le jeune guerrier Bondissant, et à peine furent-elles prononcées, que le tomahawk partit. Et il ne fut pas lancé sans bonne volonté, car l’Indien avait pris la ferme détermination de le tuer. S’il eût eu des intentions moins meurtrières, le danger aurait peut-être été plus grand. Sa colère ne lui avait pas permis de bien calculer son coup, et son arme, passant près de la joue du prisonnier, lui effleura la peau de l’épaule. C’était la première fois qu’un des Hurons avait manifesté un autre dessein que d’effrayer le prisonnier, et de donner une preuve de son adresse. Ses compagnons s’en étaient aperçus, et ils firent sortir de la lice le Garçon-Bondissant, en le réprimandant d’un empressement qui avait été sur le point de terminer trop tôt leur amusement.

À ce personnage irritable succédèrent plusieurs autres guerriers, qui lancèrent le tomahawk avec un air d’indifférence insouciante, et dont quelques-uns jetèrent même le couteau, entreprise encore plus délicate et plus dangereuse. Cependant ils montrèrent tous une adresse qui fut heureuse pour le prisonnier. Il reçut à la vérité quelques égratignures, mais dont aucune ne pouvait passer pour une blessure. La fermeté inébranlable avec laquelle il supporta toutes les attaques le fit respecter par tous les spectateurs, et quand les chefs déclarèrent que le prisonnier avait soutenu honorablement les épreuves du tomahawk et du couteau, il n’existait pas un seul individu qui conservât réellement des sentiments hostiles contre lui, sauf le Sumac et le Garçon-Bondissant. Il est vrai que ces esprits mécontents s’étaient réunis, et alimentaient réciproquement leur fureur ; et quoiqu’ils renfermassent une partie de leur malveillance dans leur sein, il était a craindre qu’ils ne parvinssent bientôt à faire des autres autant de démoniaques, comme cela arrivait ordinairement dans de pareilles scènes parmi les sauvages.

En ce moment, Rivenoak se leva, et dit que la Face-Pâle avait prouvé qu’il était un homme. Il pouvait avoir vécu parmi les Delawares, mais cette tribu ne l’avait pas changé en femme. Enfin il demanda si les Hurons désiraient pousser les choses plus loin. Mais la scène qui venait d’avoir lieu avait trop amusé même les femmes les plus douces, pour qu’on pût consentir qu’elle se terminât ainsi, et la continuation en fut unanimement demandée. Le chef politique, qui désirait incorporer dans sa tribu un chasseur si célèbre, aussi vivement qu’un ministre des finances d’une cour d’Europe désire inventer une nouvelle taxe, cherchait tous les moyens plausibles pour arrêter à temps les épreuves, car il savait fort bien que si elles allaient assez loin pour enflammer les passions féroces de sa troupe, il serait aussi difficile d’empêcher l’écoulement des eaux des grands lacs de son pays que d’arrêter ses guerriers dans leur carrière sanguinaire. Il appela donc près de lui quatre ou cinq des meilleurs tireurs de sa tribu, et leur ordonna de soumettre le prisonnier à l’épreuve du mousquet, en leur recommandant de soutenir, leur réputation, et de prouver leur adresse en envoyant leurs balles le plus près possible du prisonnier sans le toucher.

Quand Deerslayer vit ces guerriers d’élite entrer dans le cercle les armes à là main, il, éprouva le même soulagement qu’un malheureux qui est depuis longtemps dans les angoisses de la mort, et qui la sent enfin, s’approcher. La moindre déviation du point de mire pouvait devenir fatale, puisque la tête du prisonnier étant le but, ou pour mieux dire le point près duquel il fallait que la balle passât sans y toucher, un pouce ou deux de différence dans la ligne de projection devaient déterminer la question de vie ou de mort.

Dans cette épreuve du mousquet, il n’y avait pas même autant de latitude que dans le cas de la pomme de Gessler. L’épaisseur d’un cheveu était tout l’espace qu’un habile tireur se permettait dans une occasion semblable. Il arrivait souvent qu’une balle lancée par une main trop empressée ou trop peu adroite frappait le prisonnier à la tête, et quelquefois un guerrier, exaspéré par le courage et les sarcasmes, de la victime, lui donnait la mort avec intention, dans un moment de fureur indomptable. Deerslayer savait tout cela, car il avait passé bien des longues soirées d’hiver dans les wigwams des Delawares à entendre raconter les relations de scènes semblables. Il croyait fermement toucher à la fin de sa carrière, et il éprouvait une sorte de plaisir mélancolique à penser que ce serait son arme favorite qui terminerait ses jours. Cependant une légère interruption eut lieu avant que cette nouvelle scène commençât.

Hetty avait vu tout ce qui s’était passé, et son faible esprit en avait été ému au point de se trouver entièrement paralysé. Peu à peu elle était sortie de cet état presque léthargique, et elle avait été indignée de la manière dont les Indiens traitaient son ami sans qu’il l’eût mérité. Quoique ordinairement timide comme le jeune faon, elle était toujours intrépide pour la cause de l’humanité ; les leçons de sa mère, le penchant de son propre cœur, et peut-être, pouvons-nous dire, les conseils de cet esprit pur et invisible qui semblait veiller sur elle et diriger toutes ses actions, se réunissant pour maîtriser les craintes naturelles à son sexe, et pour l’armer de hardiesse et de résolution, elle s’avança dans le cercle d’un air doux et timide, suivant sa coutume, mais le visage animé, et parlant comme si elle se fût sentie soutenue par l’autorité de Dieu.

– Pourquoi tourmentez-vous ainsi Deerslayer, hommes rouges ? s’écria-t-elle ; que vous a-t-il fait pour que vous menaciez ainsi ses jours ? Qui vous a donné le droit de le juger ? Supposez qu’un de vos couteaux ou de vos tomahawks l’eût atteint, lequel de vous pourrait guérir cette blessure ? D’ailleurs, nuire à Deerslayer, c’est nuire à votre ami. Quand mon père et Hurry Harry sont venus pour enlever vos chevelures, il a refusé de les accompagner, et il est resté dans la pirogue. Vous tourmentez votre ami en tourmentant ce jeune homme.

Les Hurons l’écoutèrent avec une grave attention, et quand elle eut cessé de parler, un d’entre eux, qui savait l’anglais, traduisit son discours dans leur langue. Dès que Rivenoak eut compris ce qu’elle avait dit, il lui répondit dans son propre dialecte, et l’interprète traduisit sa réponse en anglais.

– Ma fille est la bienvenue à parler, dit le vieil orateur avec un ton de douceur et en souriant comme s’il eût parlé à un enfant. – Les Hurons sont charmés d’entendre sa voix, et ils écoutent ce qu’elle dit, car le Grand-Esprit se sert souvent de pareilles langues pour parler aux hommes. Mais, pour cette fois, elle n’a pas ouvert les yeux assez grands pour voir tout ce qui s’est passé. Deerslayer n’est pas venu pour enlever nos chevelures, c’est la vérité. Pourquoi n’est-il pas venu ? Elles sont sur nos têtes ; nous y avons laissé croître la touffe de guerre ; un ennemi hardi doit étendre le bras pour la saisir. Les Iroquois sont une nation trop grande pour punir ceux qui enlèvent des chevelures : ils aiment à voir les autres faire ce qu’ils font eux-mêmes. Que ma fille regarde autour d’elle, et qu’elle compte mes guerriers. Si j’avais autant de mains que quatre guerriers, mes doigts seraient en moindre nombre que mes Hurons ne l’étaient quand ils sont arrivés ici. Maintenant il me manque une main entière. Où sont les doigts de cette main ? Deux ont été coupés par cette Face-Pâle, et mes guerriers veulent voir s’il l’a fait avec bravoure, ou par trahison comme le renard cauteleux ou la perfide panthère.

– Vous savez vous-même, Huron, comment l’un d’eux a succombé. Vous l’avez vu tous, et je l’ai vu aussi, quoique ce fût une scène trop sanglante pour la regarder. Ce n’a pas été la faute de Deerslayer. Votre guerrier en voulait à sa vie, et l’homme blanc s’est défendu. Je ne sais si la Bible dit que cela était juste, mais tout homme en aurait fait autant. Si vous voulez savoir quel est ici le meilleur tireur, donnez un mousquet à Deerslayer, et vous verrez qu’il tire mieux qu’aucun de vos guerriers ; oui, et même que tous mis ensemble.

Si quelqu’un avait pu regarder une pareille scène avec indifférence, il se serait amusé de l’air de gravité avec lequel les sauvages écoutèrent la traduction de cette requête extraordinaire. Nul sarcasme, nul sourire ne se mêlèrent à leur surprise, car Hetty était à leurs yeux un être trop sacré pour que ces hommes grossiers et féroces osassent se moquer de sa faiblesse d’esprit. Au contraire, le chef lui répondit avec égard et respect.

– Ma fille ne parle pas toujours comme un chef devant le feu du conseil, dit Rivenoak, ou elle n’aurait pas fait cette demande. Deux de mes guerriers sont déjà tombés sous les coups du prisonnier, et leur tombe est trop étroite pour en contenir un troisième. Les Hurons n’aiment pas que leurs morts soient si serrés. Si quelque autre esprit doit partir pour un monde bien éloigné du nôtre, ce ne doit pas être celui d’un Huron ; il faut que ce soit l’esprit d’une Face-Pâle. – Allez, ma fille, allez vous asseoir près du Sumac ; que les hommes rouges montrent leur adresse, et que le blanc prouve qu’il n’a pas peur de leurs balles.

Hetty n’était pas en état de soutenir une longue discussion, et, habituée à obéir aux ordres des autres, elle se conforma à celui qu’elle venait de recevoir, alla s’asseoir sur un tronc d’arbre à côté du Sumac, et détourna la tête pour ne pas voir ce qui allait se passer.

Les guerriers reprirent alors leurs places, et se disposèrent de nouveau à donner des preuves de leur dextérité. Ils avaient en vue un double but : celui de mettre à l’épreuve la fermeté du prisonnier, et celui de montrer qu’ils avaient la main sûre, même dans un instant où différentes passions agitaient leur cœur. Ils étaient placés à peu de distance de leur victime, et par conséquent il leur était plus facile de prendre leur point de mire de manière à ne pas toucher le prisonnier. Mais si le peu d’éloignement diminuait le danger de Deerslayer, il ne rendait que plus difficile l’épreuve à laquelle ses nerfs étaient soumis. Sa tête n’était éloignée du bout des mousquets qu’à la distance nécessaire pour que ses yeux ne fussent pas atteints par l’amorce, et il pouvait regarder dans leurs canons en attendant le fatal messager qui allait en sortir. Les Hurons cauteleux le savaient fort bien, et à peine un seul d’entre eux appuya-t-il son fusil sur son épaule sans ajuster d’abord le front du prisonnier, dans l’espoir que le courage lui manquerait, et qu’ils jouiraient, du triomphe de voir leur victime trembler de leur cruauté ingénieuse. Cependant, chacun des compétiteurs prenait le plus grand soin de ne pas l’atteindre ; car la honte de tuer trop tôt un prisonnier ne le cédait qu’à celle d’avoir tiré trop loin du but. Plusieurs coups furent tirés successivement, et toutes les balles passèrent à quelques lignes de la tête de Deerslayer, sans qu’aucune le blessât. Cependant personne ne put découvrir en lui l’agitation d’un muscle, ni le moindre mouvement d’une paupière. Cette fermeté indomptable, qui excédait tout ce que ces Hurons avaient jamais vu en pareille occasion, pouvait s’attribuer à trois causes distinctes. La première était la résignation à son destin, jointe à un caractère naturellement résolu, car notre héros s’était mis fortement dans l’esprit qu’il fallait qu’il mourût, et il préférait ce genre de mort à tout autre ; la seconde, la grande habitude qu’il avait de cette arme, ce qui la dépouillait à ses yeux de toute la terreur qu’elle inspire ; et la troisième, la pratique qu’il en avait acquise à un si haut degré, qu’en regardant dans le canon du mousquet dirigé contre lui, il pouvait calculer, à quelques lignes près, l’endroit que la balle devait atteindre. Tous ses calculs se trouvèrent si exacts, qu’une sorte d’orgueil prit enfin la place de la résignation, et quand cinq ou six Hurons eurent logé chacun leur balle dans l’arbre, il ne put s’empêcher de leur exprimer son mépris pour ce qu’il regardait comme leur manque d’adresse.

– Vous pouvez appeler cela tirer, Mingos, dit-il, mais nous avons des squaws chez les Delawares, et j’ai connu de jeunes Hollandaises sur les bords du Mohawk qui tirent mieux que vous. Déliez-moi les bras, mettez-moi une carabine entre les mains, et je me charge de clouer à tel arbre que vous voudrez la plus mince touffe de guerre qu’un de vous peut avoir sur sa tête, à la distance de cinquante toises, et même de cent, pourvu qu’on puisse voir l’objet, et cela dix-neuf fois sur vingt, et même vingt fois sur vingt, si la carabine est bonne, et qu’on puisse y compter.

Un murmure sourd et menaçant suivit ce froid sarcasme, et le courroux des guerriers s’enflamma en entendant un tel reproche sortir de la bouche d’un homme qui méprisait leur adresse au point de ne pas même cligner un œil quand on lui tirait un coup de mousquet à une distance qui était à peine suffisante pour ne pas lui brûler le visage. Rivenoak vit que le moment était critique, et, conservant encore l’espoir de faire entrer dans sa tribu un chasseur si renommé, sa politique intervint à temps pour empêcher qu’on n’eût recours sur-le-champ à des tortures qui auraient nécessairement causé sa mort au milieu de tourments inouïs. Il s’avança au milieu du groupe de guerriers irrités ; leur adressa la parole avec sa logique astucieuse, et parvint à arrêter l’accès de férocité qui était sur le point d’éclater.

– Je vois ce que c’est, dit-il ; nous avons fait comme les Faces-Pâles, qui ferment leurs portes le soir, par crainte des hommes rouges. Ils y emploient tant de barres, que lorsque le feu y prend pendant la nuit, ils sont brûlés avant d’avoir eu le temps de les détacher. Nous avons trop serré les liens du prisonnier ; les cordes empêchent ses membres de trembler. Détachez-le, et nous verrons de quoi son corps est fait.

Il arrive souvent que, lorsqu’on éprouve de grandes difficultés dans un projet qu’on a fort à cœur, on adopte avec empressement tout expédient proposé, quelque douteux qu’en soit le succès, plutôt que d’y renoncer. L’idée du chef fut saisie à l’instant, et plusieurs mains se mirent à couper les cordes qui attachaient notre héros à l’arbre. En une demi-minute, il se trouva aussi libre qu’il l’était quand il s’était mis à fuir sur la montagne. Il lui fallait pourtant quelques instants pour recouvrer l’usage de ses membres, la circulation de son sang ayant été gênée par ses ligatures, et le politique Rivenoak les lui accorda sous le prétexte que, lorsque ses membres auraient repris leur vigueur ordinaire, son corps serait plus disposé à céder à la crainte et à en donner des marques. Son but véritable était pourtant de laisser aux passions furieuses qui agitaient le cœur de ses guerriers le temps de se calmer, et il y réussit. Cependant Deerslayer, en secouant les bras, en frappant des pieds, et en faisant quelques pas, sentit bientôt son sang circuler librement, et recouvra toutes ses forces physiques comme s’il ne lui fût rien arrivé.

Il est rare que les hommes songent à la mort quand ils sont dans la force de leur santé. Après avoir été garrotté de manière à ne pouvoir faire aucun mouvement, et sur le point, comme il avait tout lieu de le croire, d’être envoyé dans l’autre monde, se trouver tout à coup, et d’une manière si inattendue, les membres libres, et en possession de toutes ses forces, fut pour lui comme un retour soudain à la vie, et il sentit renaître des espérances auxquelles il avait entièrement renoncé. À compter de ce moment, tous ses plans changèrent. Il ne fit en cela qu’obéir à la loi de la nature ; car, en le représentant comme résigné à son destin, nous n’avons pas voulu dire qu’il désirât la mort. Il ne songea plus qu’aux différents moyens qu’il pourrait trouver pour se soustraire à la cruauté de ses ennemis, et il redevint l’habitant des bois, vigoureux, déterminé, ingénieux et fécond en ressources. Son esprit reprit toute son élasticité ; il ne songea plus à se soumettre à son sort, il ne s’occupa qu’à rêver aux ruses et aux subterfuges qu’on pouvait adopter dans une guerre contre des sauvages.

Dès que ses liens eurent été détachés, les Hurons se formèrent en cercle autour de lui pour lui ôter tout moyen de s’échapper, et le désir d’abattre sa fierté s’accrut en eux à mesure qu’ils virent qu’il serait plus difficile de la dompter. Il y allait maintenant de leur honneur, et les femmes mêmes perdirent tout sentiment de compassion, pour ne songer qu’à soutenir la réputation de leur tribu. Les voix des jeunes filles, douces et mélodieuses comme la nature les avait faites, se mêlèrent aux cris menaçants des hommes, et l’insulte faite au Sumac en devint une pour tout son sexe. Cédant à ce tumulte naissant, les hommes se retirèrent un peu à l’écart, en disant aux femmes qu’ils leur abandonnaient le prisonnier pour quelque temps ; car c’était l’usage en pareilles occasions que les femmes cherchassent à inspirer une sorte de rage à la victime par leurs invectives, leurs injures et leurs sarcasmes, pour l’abandonner ensuite aux tortures quand la disposition de son esprit l’aurait mis hors d’état de supporter l’agonie des souffrances corporelles. La troupe ne manquait pas d’instruments propres à produire cet effet, car elle avait le Sumac, qui avait la réputation d’une harpie, et une couple de vieilles semblables à l’ourse, qui avaient été probablement amenées pour conserver la décence et la discipline morale, ce qui se voit chez les sauvages comme dans la vie civilisée. Il est inutile de répéter tout ce que l’ignorance et la férocité purent inventer pour faire naître la fureur dans l’esprit du prisonnier, la seule différence entre cette explosion d’injures prononcées par des mégères et une scène pareille parmi nous ne consistant que dans les figures et les épithètes, et en ce que les Huronnes donnaient au prisonnier les noms des animaux les plus vils et les plus méprisés qu’elles connussent., Mais l’esprit de Deerslayer était trop occupé pour qu’il s’inquiétât des injures de quelques sorcières déchaînées, et leur rage croissant avec son indifférence, comme son indifférence croissait avec leur rage, les furies devinrent impuissantes par suite de leurs propres excès. Voyant que cette tentative avait échoué, les guerriers mirent fin à cette scène, d’autant plus qu’on faisait très-sérieusement des préparatifs pour le commencement de tortures qui soumettraient le courage moral du prisonnier à l’épreuve d’horribles souffrances physiques. Cependant une annonce soudaine et inattendue, faite par un éclaireur des Hurons, enfant de dix ou douze ans, arrêta momentanément ces apprêts sinistres. Mais comme cette interruption tient de très-près au dénouement de notre histoire, nous en rendrons compte dans un chapitre séparé.

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