CHAPITRE XXVI.

Elle appuya son sein, plus insensible que le marbre, sur deux tables de pierre placées devant elle. Dans ce sein sommeillait le juge impartial, strict observateur de la justice, distribuant les châtiments et les récompenses ; devant ses yeux était ouvert le compte de toutes ; nos dettes, le registre où sont inscrits le bien et le mal, la vie et la mort. Jamais le cœur d’un mortel n’a été assez pur pour ne pas trembler de mille terreurs à la lecture de ce compte.

G. FLETCHER.

– Nousavons agi inconsidérément, Serpent, – oui, Judith, nous avons agi inconsidérément, en ôtant la vie à une créature, sans autre motif que la vanité, s’écria Deerslayer tandis que le Delaware soulevait par ses ailes l’oiseau énorme, dont les yeux mourants étaient fixés sur ses ennemis avec ce regard que l’être sans défense jette toujours sur ses persécuteurs. – Il aurait mieux convenu à deux enfants de satisfaire ainsi leur caprice qu’à deux guerriers marchant sur le sentier de guerre, quoique pour la première, fois. Eh bien, pour m’en punir, je vous quitterai sur-le-champ, et quand je serai seul avec ces barbares Mingos, il est plus que probable que j’aurai occasion de me rappeler que la vie est douce, même pour les animaux des bois et les oiseaux de l’air. – Tenez, Judith, voici Killdeer, reprenez-le, et gardez-le pour quelque main qui en soit plus digne.

– Je n’en connais aucune qui en soit plus digne que la votre Deerslayer, répondit Judith avec vivacité. – Cette carabine ne peut appartenir qu’à vous.

– S’il ne s’agissait que d’adresse, Judith, vous pourriez avoir raison ; mais il faut savoir quand on doit se servir d’une arme à feu, aussi bien que comment il faut s’en servir. Il parait que je n’ai pas encore suffisamment appris le premier point ; ainsi, gardez cette carabine jusqu’à ce que je sois plus instruit. La vue d’une créature dans les angoisses de la mort, quoique ce ne soit qu’un oiseau, inspire des pensées salutaires à un homme qui ne sait pas dans combien peu de temps son heure peut arriver, et qui est presque sûr qu’elle arrivera avant que le soleil se couche. Je donnerais toute la gloriole de mon triomphe, toute la vanité de mon coup d’œil, pour que ce pauvre aigle fût sur son nid avec ses petits, louant le Seigneur, – en tant que nous pouvons le savoir, – de lui avoir accordé force et santé.

Ceux qui l’écoutaient furent étrangement surpris de ce repentir soudain, causé par un fait si commun, qu’on ne s’arrête guère à en peser les conséquences pour les êtres sans défense qui en sont les victimes, et à songer à leurs souffrances. Le Delaware comprit ce que son ami disait, quoiqu’il ne comprît guère le sentiment qui le faisait parler, et pour couper la difficulté il prit un couteau et sépara la tête de l’oiseau de son corps.

– Quelle chose est le pouvoir ! continua le jeune chasseur ; et quelle chose c’est de le posséder, sans savoir comment on doit s’en servir ! Il n’est pas étonnant, Judith, que les grands manquent si souvent à leurs devoirs, quand, les plus petits trouvent si difficile de faire ce qui est bien, et de ne pas faire ce qui est mal. Et voyez comme un acte d’injustice en entraîne d’autres à sa suite. Sans l’expiration de mon congé, qui me force à retourner chez les Mingos je trouverais le nid de cette créature, quand je devrais rôder quinze jours dans les, bois, – quoique le nid d’un aigle ne soit pas bien difficile à trouver pour ceux qui connaissent bien la nature de cet oiseau, – oui, j’y rôderais quinze jours, plutôt que de ne pas le trouver afin de mettre fin aux souffrances de ses petits.

– Je suis charmée de vous entendre parler ainsi, dit Hetty, et Dieu se souviendra moins du tort que vous avez eu, que du chagrin que vous en montrez. Pendant que vous tiriez, je pensais qu’il était cruel de tuer ainsi d’innocents oiseaux, et j’avais dessein de vous le dire ; mais, je ne sais comment cela s’est fait, j’étais si curieuse de voir si vous pourriez atteindre un aigle à une si grande hauteur, que cela m’a rendue muette jusqu’à ce qu’il fût trop tard pour parler.

– C’est cela, ma bonne Hetty, c’est justement cela. Nous voyons tous nos fautes et nos bévues quand il est trop tard pour y remédier. Quoi qu’il en soit, je suis charmé que vous n’ayez point parlé, car je ne crois pas qu’un mot ou deux m’eussent arrêté en ce moment, de sorte que mon péché reste ce qu’il est en lui-même, et n’est point aggravé par la circonstance d’avoir refusé d’écouter un bon avis. Eh bien ! les reproches de la conscience sont difficiles à supporter en tout temps, mais il y a des moments où la difficulté augmente.

En se livrant à des sentiments si naturels à l’homme, et si bien d’accord avec ses principes de droiture, Deerslayer ne se doutait guère qu’il était dans les intentions de cette Providence impénétrable qui couvre tous les événements de son manteau avec une uniformité si mystérieuse, que cette faute, qu’il était disposé à se reprocher si sévèrement, devînt le moyen de déterminer son propre destin dans ce monde. Il serait prématuré de dire ici de quelle manière, et dans quel instant l’influence de cette intervention devait se faire sentir, mais on le verra dans le cours des chapitres suivants. Le jeune chasseur quitta l’arche d’un air chagrin, et alla s’asseoir en silence sur la plate-forme. Le soleil était déjà parvenu à une certaine hauteur, et cette circonstance, jointe aux idées qui l’occupaient, le porta à se préparer à partir. Dès que le Delaware s’aperçut du dessein de son ami, il alla apprêter la pirogue, et Hist s’occupa des petits arrangements qu’elle crut pouvoir lui être agréables. Tout cela se fit sans aucune ostentation, mais Deerslayer s’en aperçut et sut en apprécier le motif. Lorsque tout fut prêt, ils vinrent rejoindre les deux sœurs, qui n’avaient pas quitté l’endroit où le jeune chasseur s’était assis.

– Il faut que les meilleurs amis se séparent, dit celui-ci quand il les vit tous groupés autour de lui. – L’amitié ne peut rien changer aux voies de la Providence, et quels que puissent être nos regrets, il faut que nous nous quittions. J’ai souvent pensé qu’il y a des moments où nos paroles font sur l’esprit une impression plus qu’ordinaire, et où l’on se rappelle plus longtemps un avis qu’on a reçu, et c’est quand il est probable que c’est le dernier qui sortira de la bouche qui le donne. Personne ne sait ce qui peut arriver dans le monde ; il n’est donc pas mal à propos, quand des amis se quittent et qu’il peut arriver que la séparation soit longue, de se dire quelques mots par forme de souvenir : si vous voulez tous, à l’exception d’un seul, passer sur l’arche, je vous parlerai tour à tour, et, ce qui est encore plus, j’écouterai ce que vous aurez à me dire ; car c’est un pauvre donneur d’avis que celui qui ne veut pas en recevoir.

Dès qu’il eut exprimé ses désirs, les deux Indiens se retirèrent, laissant les deux sœurs à côté de lui ; un regard de Deerslayer engagea Judith à s’expliquer.

– Vous pouvez donner vos avis à Hetty en vous rendant à terre, dit-elle précipitamment ; mon intention est qu’elle vous y accompagne.

– Cela est-il sage, Judith ? Il est vrai qu’en général la faiblesse d’esprit est une grande protection parmi les Peaux-Rouges ; mais quand les Indiens sont courroucés et altérés de vengeance, on ne saurait dire ce qui peut arriver. D’ailleurs… d’ailleurs…

– D’ailleurs ? – Que voulez-vous dire, Deerslayer ? demanda Judith, dont la voix et les manières avaient une douceur qui allait presque jusqu’à la tendresse, quoiqu’elle fit les plus grands efforts pour maîtriser son émotion et ses craintes.

– D’ailleurs il peut se passer des choses dont il vaut mieux que les yeux d’une jeune fille comme Hetty ne soient pas témoins, quoiqu’elle soit douée de si peu de raison et de mémoire. Ainsi vous feriez mieux de me laisser partir seul, et de la retenir ici.

– Ne craignez rien pour moi, Deerslayer, dit Hetty ; je suis faible d’esprit, et l’on dit que c’est une sauvegarde pour pouvoir aller partout ; si ce n’en est pas une, j’en trouverai une autre dans la Bible que je porte toujours avec moi. – C’est étonnant, Judith, combien les hommes de toute espèce, trappeurs et chasseurs, rouges et blancs, Mingos et Delawares, ont de crainte et de respect pour la Bible.

– Je suis convaincu que vous n’avez réellement rien à craindre, Hetty, dit Judith, et c’est pourquoi j’insiste pour que vous alliez au camp des Hurons avec notre ami. Cela ne peut nuire à personne, pas même à vous, et votre présence peut être fort utile à Deerslayer.

– Ce n’est pas le moment de disputer, Judith ; il en sera donc ce qu’il vous plaira. – Allez vous préparer, Hetty, et attendez-moi sur la pirogue, car j’ai quelques mots à dire à votre sœur avant de partir, et il est inutile que vous les entendiez.

Judith et son compagnon gardèrent le silence jusqu’à ce que Hetty les eût laissés seuls. Alors Deerslayer reprit la parole comme s’il eût été interrompu par l’incident le plus ordinaire, et sans aucun signe extérieur d’émotion.

– Des paroles prononcées à l’instant d’une séparation, et qui peuvent être les dernières qu’on entendra sortir de la bouche d’un ami, ne s’oublient pas facilement, comme je vous l’ai déjà dit ; ainsi, Judith, je vous parlerai comme un frère, vu que je ne suis pas assez vieux pour pouvoir dire comme un père. D’abord, je veux vous mettre en garde contre vos ennemis. Vous en avez deux qui ne vous perdent pas de vue, et qui, pour ainsi dire, vous marchent sur les talons. Le premier est une beauté peu commune, ce qui est pour quelques jeunes filles un ennemi aussi dangereux que tout une peuplade de Mingos ; et ce qui exige beaucoup de vigilance, non pour se soustraire à l’admiration et aux éloges, mais pour s’en méfier et pour en déjouer l’astuce. Pour cela il ne faut que se souvenir que la beauté fond comme la neige, et qu’une fois partie elle ne revient plus. Les saisons s’en vont et reviennent. Si nous avons l’hiver avec ses frimas et ses tempêtes, et le printemps avec ses arbres sans feuilles et ses gelées blanches, nous avons aussi l’été avec son beau soleil et son firmament glorieux, et l’automne avec ses fruits et le manteau splendide dont cette saison couvre les forêts, et dont on ne trouverait pas l’égal dans toutes les boutiques des villes de l’Amérique. Tout sur la terre danse en rond, la bonté de Dieu nous ramenant ce qui est agréable quand nous avons eu assez de ce qui ne l’est pas. Mais il n’en est pas de même de la beauté : Dieu la prête quelque temps à la jeunesse pour en user, non pour en abuser ; et comme je n’ai jamais vu une jeune fille que la Providence ait traitée à cet égard avec autant de libéralité que vous, Judith, je vous donne cet avis, comme si c’étaient mes dernières paroles. Méfiez-vous de cet ennemi, car la beauté est notre amie ou notre ennemie, suivant que nous usons de ce don.

Il était si agréable à Judith d’entendre parler de ses charmes en termes si peu équivoques, qu’elle aurait pardonné bien des choses à qui que ce fût qui en aurait fait un tel éloge. Mais en ce moment, et par suite d’un sentiment plus excusable, il aurait été difficile à Deerslayer de l’offenser sérieusement ; et elle l’écouta avec une patience qu’elle eût été indignée qu’on supposât qu’elle pût avoir seulement huit jours auparavant.

– Je vous comprends, Deerslayer, répondit-elle avec une douceur et une humilité qui surprit un peu le jeune chasseur, et j’espère être en état de profiter de vos avis. Mais vous ne m’avez encore parlé que d’un des ennemis que j’ai à craindre : quel est l’autre ?

– L’autre cède le terrain à votre bon sens et à votre jugement, Judith, et je vois qu’il n’est pas aussi dangereux que je le supposais. Quoi qu’il en soit, puisque j’ai entamé ce sujet, autant vaut aller franchement jusqu’au bout. – Votre premier ennemi, Judith, c’est, comme je viens de vous le dire, votre beauté extraordinaire ; le second, c’est la circonstance que vous ne savez que trop bien vous-même que vous possédez cet avantage. Si le premier est à craindre, le second ne le rend que plus dangereux, en ce qui concerne la paix d’esprit ; de sorte que…

Nous ne pouvons dire jusqu’où auraient été ses commentaires sur ce texte, s’il ne se fût interrompu en voyant Judith fondre en larmes et s’abandonner à un accès de sensibilité d’autant plus violent qu’il lui avait été difficile de le réprimer jusque alors. Ses sanglots lui coupaient la respiration à un tel point, que Deerslayer en fut presque effrayé ; et du moment qu’il s’aperçut que ses discours avaient produit beaucoup plus d’effet qu’il ne s’y attendait, il se repentit d’avoir été si loin. Des signes de contrition apaisent ordinairement les hommes les plus austères, mais le caractère de Deerslayer n’avait pas besoin de preuves aussi fortes pour sentir des regrets aussi vifs que ceux que la jeune fille éprouvait elle-même. Il se leva comme si une vipère l’avait mordu, et les accents d’une mère qui cherche à consoler sa fille sont à peine plus doux que le ton avec lequel il exprima ses regrets d’avoir été trop loin.

– J’avais de bonnes intentions, Judith, lui dit-il, mais je n’avais pas dessein d’émouvoir à un tel point votre sensibilité ; mes avis ont été trop loin, oui, je le vois, et je vous en demande pardon. L’amitié est une chose bien étrange ! Elle nous reproche, tantôt de ne pas avoir fait assez, et tantôt d’avoir trop fait. Je reconnais que je m’étais exagéré vos dangers ; mais comme je prends à vous un intérêt aussi vif que véritable, je me réjouis de l’avoir fait, car cela me prouve que vous valez encore beaucoup mieux que ma vanité et mes idées ne m’avaient porté à le supposer !

Judith s’était couvert le visage des deux mains ; elle les laissa tomber, et ses yeux ne versaient plus de larmes. Sa physionomie avait en ce moment quelque chose de si attrayant, et un sourire la rendait si radieuse, que le jeune chasseur la regarda un instant avec une extase qui le rendit muet.

– N’en dites pas davantage, Deerslayer, s’écria-t-elle à la hâte ; je ne puis supporter de vous entendre vous adresser ainsi des reproches à vous-même. Je n’en reconnais que mieux ma faiblesse, depuis que je vois que vous l’avez découverte. La leçon que vous m’avez donnée, quelque amère qu’elle m’ait paru un instant, ne sera pas oubliée. Nous n’en parlerons pas plus longtemps, car je ne me sens pas assez de courage, et je ne voudrais pas que le Delaware, Hist, ou même Hetty, s’aperçussent de ma faiblesse. – Adieu, Deerslayer : que Dieu vous protège comme votre cœur franc et honnête le mérite, et j’aime à croire qu’il le fera.

Judith avait repris sa supériorité qui appartenait naturellement à son éducation, à ses sentiments élevés et à ses avantages personnels, au point de pouvoir conserver l’ascendant qu’elle avait obtenu à la fin de cette conversation interrompue d’une manière aussi singulière qu’elle avait été amenée. Le jeune chasseur ne chercha point à la renouer, et la laissa agir à sa guise. Quand elle serra une de ses mains dures entre les deux siennes, il ne fit aucune résistance, et reçut cette espèce d’hommage avec le même sang-froid et le même calme qu’un souverain aurait reçu un semblable tribut d’un de ses sujets, ou une maîtresse de son amant. Le sentiment qu’elle éprouvait avait animé la physionomie de la jeune fille, et sa beauté n’avait jamais paru plus resplendissante que lorsqu’elle jeta un dernier regard sur le jeune chasseur, regard qui exprimait l’inquiétude, l’intérêt et la plus douce pitié. Presque au même instant elle entra dans la maison et elle ne reparut plus. On l’entendit pourtant parler à Hist par la fenêtre pour l’avertir que leur ami l’attendait.

– Vous connaissez assez la nature et les usages des Peaux-Rouges, Wah-ta !-Wah, pour savoir dans quelle situation mon congé m’a placé, dit Deerslayer en delaware, dès que la jeune Indienne, avec l’air de patience et de soumission de toutes ses semblables, se fut approchée de lui ; vous comprendrez donc aisément qu’il est très-probable que je vous parle pour la dernière fois. J’ai peu de chose à vous dire, mais ce peu vient de ce que j’ai vécu longtemps dans votre tribu, et de ce que j’en ai observé avec soin tous les usages. La vie d’une femme est dure dans tous les pays, mais je dois dire, sans avoir de préjugé en faveur de ma couleur, qu’elle est plus dure parmi les Peaux-Rouges que parmi les Faces-Pâles. C’est un point dont les chrétiens peuvent être orgueilleux, si l’orgueil convient à un chrétien, en quelque situation que ce soit, ce dont je suis très-enclin à douter. Quoi qu’il en soit, toutes les femmes ont leurs épreuves. Les blanches ont les leurs en ce que je pourrais appeler la voie naturelle, les rouges la subissent par une sorte d’inoculation. Portez convenablement votre fardeau, et si vous le trouvez un peu lourd, songez qu’il est encore plus pesant pour la plupart des Indiennes. Je connais bien le Grand-Serpent, – je puis dire que je le connais… cordialement ; – il ne sera jamais le tyran d’une femme qu’il aime ; mais il s’attendra à être traité en chef, et en chef mohican. Il y aura quelques jours nuageux dans votre wigwam ; il s’en trouve chez toutes les nations, n’importe leur couleur ; mais, en ayant soin de tenir ouvertes les fenêtres du cœur, les rayons du soleil pourront toujours y entrer. Vous sortez vous-même d’une bonne souche, ainsi que Chingachgook, et il n’est pas vraisemblable qu’aucun de vous l’oublie, et fasse quelque chose qui puisse déshonorer ses pères. Cependant l’amour est une plante délicate, et qui ne peut vivre longtemps quand elle est arrosée de larmes. Que le sol de votre bonheur en mariage ne soit donc humecté que par la rosée de la tendresse.

– Mon frère à face pâle est fort sage. Wah conservera dans sa mémoire tout ce que sa sagesse vient de lui dire.

– C’est parler en femme judicieuse, Wah-ta !-Wah. Écouter avec attention de bons conseils et les suivre avec résolution, c’est la plus grande protection d’une femme. – Et à présent, priez le Serpent de venir me parler un moment, et emportez avec vous mes désirs et mes prières pour votre bonheur. Quoi qu’il puisse m’arriver, je penserai à vous et à votre mari futur jusqu’à la fin, et mes souhaits seront pour que vous soyez heureux l’un et l’autre en ce monde et dans celui qui vient après, qu’il soit conforme aux idées des Indiens ou à la doctrine des chrétiens.

Hist ne versa pas une larme en le quittant ; elle était soutenue par la ferme résolution d’une femme dont le parti était pris ; mais les sentiments qui l’animaient faisaient étinceler ses yeux noirs, et ses jolis traits exprimaient une détermination qui faisait contraste avec leur douceur habituelle. Une minute s’était à peine écoulée quand le Delaware s’avança vers son ami avec le pas léger et silencieux d’un Indien.

– Approchez par ici, Serpent, – plus hors de la vue des femmes, dit Deerslayer ; car j’ai plusieurs choses à vous dire qu’il ne faut pas qu’elles entendent, ni même qu’elles soupçonnent. Vous connaissez trop bien la nature d’un congé et le caractère des Mingos pour avoir aucun doute sur ce qui doit m’arriver quand je serai de retour dans leur camp. Quelques mots suffiront donc sur ces deux points. Mais en premier lieu, chef, je désire vous parler de Wah-ta !-Wah, et de la manière dont vous autres Peaux-Rouges vous traitez vos femmes. Je suppose qu’il est dans les dons de votre race que les femmes travaillent et que les hommes chassent. Mais il faut en tout de la modération. Quant à la chasse, je ne vois pas de bonne raison pour qu’il soit nécessaire d’y mettre des bornes ; mais Wah sort de trop bonne souche pour s’éreinter à travailler comme une squaw ordinaire. Un homme ayant vos moyens et votre rang n’aura jamais besoin de blé, de pommes de terre, ni de rien de ce qui croît dans les champs. J’espère donc qu’une houe ne sera jamais placée dans les mains de votre femme. Vous savez que je ne suis pas tout à fait un mendiant, et tout ce que je possède en armes et en munitions, en peaux et en calicot, je le donne à Wah-ta !-Wah, si je ne viens pas le réclamer à la fin de cette saison. Il me semble que cela devra la dispenser de tout travail dur, du moins d’ici à longtemps. Je suppose qu’il est inutile de vous recommander de l’aimer, puisque vous l’aimez déjà ; et quand on aime véritablement, il est probable que l’on continuera. Néanmoins cela ne peut vous faire mal de m’entendre dire que les paroles de bonté ne tournent jamais sur le cœur, ce qui arrive aux paroles d’amertume. Je sais fort bien, Serpent, que vous êtes un homme moins porté à parler dans son wigwam que devant le feu du conseil ; mais nous pouvons tous avoir nos moments d’oubli, et la pratique d’agir et de parler avec bonté est un moyen merveilleux pour maintenir la paix dans une hutte, comme à la chasse.

– Mes oreilles sont ouvertes, répondit gravement le Delaware ; les paroles de mon frère y ont pénétré si avant, qu’elles ne peuvent plus en sortir. Elles sont comme les anneaux d’une chaîne sans fin, et qui ne peuvent tomber. Que mon frère continue à parler : le chant du roitelet et la voix d’un ami ne fatiguent jamais.

– Oui, j’ai encore quelque chose à vous dire, chef ; et si je vous parle de moi, vous m’excuserez, vu notre ancienne amitié. – Si les choses en viennent au pire, il ne restera guère de moi que des cendres avant la fin de la nuit prochaine. Je n’aurai donc pas besoin de sépulture, et ce ne serait qu’une vanité à laquelle je ne tiens pas. Cependant il ne serait peut-être pas mal de chercher dans les cendres du bûcher, et s’il s’y trouvait des restes de mes os ou quelques débris de mon corps, il serait plus décent de les ramasser et de les enterrer que de les laisser pour être rongés et dévorés par les loups. Tout cela ne fait pas une grande différence au bout du compte, mais les hommes de sang blanc et chrétiens ont une sorte de don pour aimer à être enterrés.

– Tout cela sera fait comme le dit mon frère. Si son esprit est plein, qu’il le vide dans le cœur de son ami.

– Je vous remercie, Serpent ; mon esprit est à l’aise ; oui, il est passablement à l’aise. Il est vrai qu’il me vient des idées qui ne sont pas ordinaires ; mais en luttant contre les unes et en laissant sortir les autres par ma bouche, tout finira par être à sa place. Il y a pourtant une chose, chef, qui me semble déraisonnable et contre nature, quoique les missionnaires disent que c’est la vérité, – et comme je suis de leur religion et de leur couleur, je suis tenu de les croire : – ils disent que les Indiens peuvent tourmenter et torturer le corps de leur ennemi à la satisfaction de leur cœur, le scalper, le taillader, le déchirer, le brûler, et n’en laisser que des cendres qui seront emportées par les quatre vents du ciel, et que pourtant, quand la trompette de Dieu sonnera, ce corps redeviendra tout entier en chair et en os, tel qu’il était auparavant.

– Les missionnaires sont de braves gens, ils ont de bonnes intentions ; mais ce ne sont pas de grandes médecines . Ils pensent ce qu’ils disent, Deerslayer, mais ce n’est pas une raison pour que les guerriers et les orateurs soient tout oreilles. Lorsque Chingachgook verra le père de Tamenund avec sa chevelure, et le corps peint comme pendant sa vie, alors il croira les missionnaires.

– Voir est croire, bien certainement. – Hélas ! et quelques-uns de nous peuvent voir ces sortes de choses plus tôt que nous ne le pensons. – Je comprends ce que vous voulez dire, du père de Tamenund, Serpent, et l’idée n’est pas mauvaise. Tamenund est à présent un vieillard de quatre-vingts ans bien comptés, et son père fut scalpé, torturé et brûlé, quand son fils, le prophète actuel, était encore tout jeune. Sans doute si l’on pouvait voir ce que vous dites, il ne serait pas bien difficile de croire tout ce que les missionnaires nous disent. Je ne me déclare pourtant pas contre leurs opinions, car il est bon que vous sachiez, Serpent, que le grand principe du christianisme est qu’il faut croire sans voir ; et l’on doit toujours agir conformément aux principes de sa religion, quelle qu’elle soit.

– Cela est étrange, pour une nation sage. L’homme rouge regarde de tous ses yeux, afin de voir et de comprendre.

– Oui, chef, cela est plausible et agréable à l’orgueil humain. Et pourtant cette idée n’est pas aussi profonde qu’elle le paraît. Si nous pouvions comprendre tout ce que nous voyons, il pourrait y avoir non-seulement du bon sens, mais de la sûreté, à refuser d’ajouter foi à ce qui nous paraît incompréhensible ; mais quand il y a tant de choses auxquelles on peut dire que nous n’entendons rien, il n’y a ni utilité ni raison à être difficile sur une en particulier. Quant à moi, Delaware, toutes mes pensées n’ont pas roulé sur le gibier, toutes les fois que j’ai été seul à la chasse, suivant la piste du daim, ou l’attendant à l’affût. J’ai passé agréablement bien des heures dans ce que ma nation appelle contemplation Dans ces occasions, l’esprit est actif, quoique le corps soit indolent. Un endroit découvert sur la côte d’une montagne, et d’où l’on puisse voir de bien loin le ciel et la terre, est la meilleure place pour se former une idée juste du pouvoir du Manitou, et de sa propre impuissance. En ces occasions, on n’est pas disposé à s’arrêter à de petites difficultés dans la compréhension, vu qu’il y en a de bien plus grandes qui les cachent. Il m’est assez facile de croire dans de pareils moments, et si le Seigneur, dans l’origine, forma l’homme avec de la terre, comme on dit que cela est écrit dans la Bible, et qu’il le réduise en poussière après sa mort, je ne vois pas qu’il lui soit bien difficile de lui rendre son corps, quoiqu’il n’en reste plus que des cendres. Toutes ces choses sont hors de la portée de notre intelligence, quoique nous puissions en sentir la possibilité. Mais de toutes les doctrines, celle qui trouble et déconcerte le plus mon esprit est celle qui nous apprend à croire qu’il y aura un paradis pour les Faces-Pâles, et un autre pour les Peaux-Rouges : cela peut séparer, après leur mort, ceux qui ont vécu amicalement ensemble pendant toute leur vie.

– Les missionnaires apprennent-ils à leurs frères blancs à penser ainsi ? demanda l’Indien d’un ton sérieux et empressé. – Les Delawares croient que les hommes de bien et les guerriers intrépides chasseront ensemble dans les mêmes bois, de quelque tribu qu’ils soient, et que les méchants et les lâches iront de compagnie avec les loups et les chiens chercher de la venaison pour leurs wigwams.

– Il est étonnant combien les hommes ont d’idées différentes sur le bonheur et le malheur qui les attendent après leur mort ! s’écria Deerslayer emporté par l’énergie de ses pensées. Les uns croient au feu et aux flammes ; les autres se figurent que la punition d’une mauvaise vie sera de manger avec les chiens et les loups : ceux-ci s’imaginent que le ciel est un séjour où ils peuvent satisfaire toutes leurs passions terrestres, et ceux-là le regardent comme un palais construit en or et pavé de pierres précieuses. Eh bien ! j’ai aussi mes idées sur ce sujet, Serpent, et les voici : – Toutes les fois qu’il m’est arrivé de me fourvoyer, j’ai toujours reconnu que c’était par suite de quelque aveuglement d’esprit qui ne me permettait pas de voir ce qui aurait été mieux ; et quand cet aveuglement se dissipait, alors venaient le chagrin et le repentir. Or, je pense qu’après la mort, quand le corps est laissé de côté, ou, si nous le recouvrons, qu’il est purifié de toutes ses imperfections, notre esprit voit chaque chose sous son jour véritable, et ne peut jamais s’aveugler sur la vérité et la justice. Les choses étant ainsi, tout ce qu’on a fait dans la vie se voit alors aussi clairement que le soleil en plein midi ; celui qui a fait le bien est donc dans la joie, et celui qui a fait le mal dans le chagrin. Il n’y a rien de déraisonnable dans cette opinion, et elle est conforme à l’expérience de chacun.

– Je me figurais que les blancs croyaient que tous les hommes étaient pervers. Qui peut donc jamais arriver au ciel des Faces-Pâles ?

– Cela est ingénieux ; mais ce n’est pas ce que les missionnaires enseignent. Vous serez christianisé quelque jour, Serpent, et alors tout cela vous paraîtra assez clair. Il faut que vous sachiez qu’un grand acte a eu lieu en réparation de nos iniquités, ce qui, à l’aide de Dieu, met tous les hommes en état d’obtenir le pardon de leurs fautes, et c’est là l’essence de la religion de l’homme blanc. Je ne puis vous en dire davantage sur ce sujet, car Hetty m’attend sur la pirogue, et mon congé va expirer ; mais j’espère que le temps viendra où vous sentirez toutes ces choses, car il faut les sentir, et non en raisonner. Adieu, Delaware ; voici ma main : vous savez que c’est celle d’un ami, et vous la serrerez comme telle, quoiqu’elle ne vous ait jamais rendu la moitié des services que j’aurais désiré.

L’Indien prit la main qui lui était offerte, et la serra avec toute la chaleur de l’amitié. Rentrant ensuite dans ses manières stoïques, que tant de gens prennent pour de l’indifférence, il prit un air de réserve, et se prépara à se séparer de son ami avec dignité. Deerslayer mit plus de naturel dans ses adieux, et il se serait même peu inquiété de laisser paraître au grand jour tous ses sentiments, si les manières et le langage récent de Judith ne lui eussent inspiré une crainte secrète et inexplicable de quelque scène inattendue. Il était trop humble pour avoir quelque soupçon des véritables sentiments dont elle était animée, mais il était trop bon observateur pour ne pas avoir remarqué la lutte qu’elle avait à soutenir contre elle-même, et qui avait été plus d’une fois sur le point d’amener la découverte de la vérité. Il lui parut assez évident qu’elle cachait dans son sein quelque chose d’extraordinaire ; et avec une délicatesse qui aurait fait honneur à l’homme le plus discret d’une société civilisée, il ne voulut pas chercher à pénétrer un secret dont l’aveu aurait pu être ensuite une source de regrets pour cette jeune fille. Il résolut donc de partir sur-le-champ, sans donner lieu à de nouvelles manifestations de sensibilité en lui-même ou dans les autres.

– Dieu vous protège, Serpent, Dieu vous protège ! s’écria-t-il en sautant dans la pirogue ; votre manitou et mon dieu savent seuls si nous nous reverrons jamais, dans combien de temps et dans quel lieu. Je regarderai comme un grand bonheur et comme une ample récompense du peu de bien que j’ai pu faire pendant ma vie, s’il nous est possible de nous retrouver par la suite, et de vivre ensemble comme nous l’avons fait si longtemps dans les bois agréables que nous avons sous les yeux.

Chingachgook lui fit de la main un signe d’adieu. Tirant ensuite sur sa tête la légère couverture qu’il portait, comme un Romain se serait couvert le visage de sa toge pour cacher son chagrin, il se retira à pas lents dans l’arche pour se livrer dans la solitude à sa douleur et à ses réflexions. Deerslayer ne prononça pas un seul mot, jusqu’à ce que la pirogue fût à mi-chemin du rivage. Alors Hetty rompit le silence ; et, à cette interruption, il cessa de ramer tout à coup.

– Pourquoi retournez-vous chez les Hurons, Deerslayer ? demanda-t-elle d’une voix douce et mélodieuse. On dit que je suis faible d’esprit, et c’est pour cela qu’ils ne me font aucun mal ; mais vous, vous avez autant de bon sens que Hurry Harry, et même davantage, à ce que dit Judith, quoique je ne voie pas comment cela est possible.

– Avant que nous débarquions, Hetty, il faut aussi que je vous dise quelques mots, et cela sur des choses qui touchent vos propres intérêts. Cessez de ramer, ou plutôt, pour que les Mingos ne nous soupçonnent pas de quelque manœuvre pour leur échapper, ce qui leur fournirait un prétexte pour nous traiter encore plus durement, ne faites que toucher l’eau légèrement d’une rame, pour que la pirogue ne reste pas tout à fait stationnaire. – C’est cela, précisément le mouvement qu’il faut. Je vois que vous ne manquez pas d’adresse pour saisir les apparences, et qu’on pourrait se servir de vous pour ruser, si la ruse nous était permise en ce moment. Hélas ! la fausseté et une langue menteuse sont de mauvaises choses, et ne conviennent nullement à notre couleur, Hetty ; et pourtant il y a du plaisir et de la satisfaction à vaincre une Peau-Rouge en astuce dans le cours d’une guerre légitime. Mon voyage dans ce monde a été court, car il est probable qu’il touche à sa fin ; mais je puis voir qu’un guerrier ne marche pas toujours à travers les ronces et les épines. Le sentier de guerre a son beau côté, comme beaucoup d’autres choses. Il faut seulement avoir la sagesse de le voir et la fermeté de s’y maintenir.

– Et pourquoi, votre sentier de guerre, comme vous l’appelez, Deerslayer, serait-il si près de sa fin ?

– Parce que mon congé approche de la sienne, ma bonne fille, et qu’il est probable qu’ils se termineront à peu près en même temps, l’un marchant tout naturellement sur les talons de l’autre.

– Je ne sais ce que vous voulez dire, Deerslayer. Ma mère me disait toujours qu’on devait me parler plus clairement qu’à beaucoup d’autres, parce que je suis faible d’esprit. Ceux qui ont l’esprit faible ne comprennent pas aussi facilement que ceux qui ont du bon sens.

– Eh bien ! Hetty, je vais vous dire la Vérité toute simple. Vous savez que je suis en ce moment prisonnier des Hurons, et les prisonniers ne peuvent pas faire toujours ce qu’il leur plaît.

– Mais comment pouvez-vous être prisonnier quand vous êtes sur le lac, dans une pirogue de mon père, et que les Hurons sont dans les bois, et n’ont pas une seule pirogue ? Ce ne peut être la vérité, Deerslayer.

– Je voudrais de tout mon cœur que vous eussiez raison, mais le fait est que vous vous trompez. Tout libre que je vous parais, je suis réellement pieds et poings liés.

– Quel malheur d’être faible d’esprit ! Je ne puis ni voir ni comprendre que vous soyez prisonnier ou lié. Si vous êtes lié, avec quoi vos pieds et vos mains sont-ils attachés ?

– Avec un congé, Hetty ; et c’est une courroie qui serre de plus près que toutes les chaînes du monde. Une chaîne peut être rompue, mais il n’en est pas de même d’un congé. Les cordes peuvent être coupées avec un couteau ou détachées, par l’adresse, mais on ne peut ni couper ni dénouer un congé.

– Quelle espèce de chose est donc un congé, s’il est plus fort que le chanvre et le fer ? Je n’en ai jamais vu.

– J’espère que vous n’en sentirez jamais aucun, Hetty, car les liens d’un congé enchaînent la volonté, et c’est pourquoi on les sent et on ne les voit pas. Je suppose que vous savez ce que c’est qu’une promesse.…

– Une promesse ? certainement : c’est dire que vous ferez une certaine chose, et cela vous oblige à tenir votre parole. Ma mère tenait toujours les promesses qu’elle me faisait, et elle me disait que j’agirais mal si je ne tenais pas toutes les miennes, soit à elle-même, soit à tout autre.

– Vous avez eu une bonne mère, sous quelques rapports, quoi qu’elle puisse avoir été sous quelques autres. – Or, ce congé est une promesse, et, comme vous le dites, il faut la tenir. Je suis tombé entre les mains des Mingos ; ils m’ont permis d’aller voir mes amis, à condition que je serais de retour dans leur camp aujourd’hui à midi, pour qu’ils puissent m’infliger tous les tourments que leur esprit infernal pourra imaginer pour se venger de la mort d’un de leurs guerriers qui est tombé d’un coup de ma carabine ; de celle d’une jeune fille que Hurry a tuée, et d’autres désappointements qu’ils ont éprouvés sur le lac. À présent, je suppose que vous comprenez ma situation.

Hetty fut quelque temps sans répondre. Elle cessa tout à fait de ramer, comme si une idée nouvelle pour elle eût embarrassé son esprit, et ne lui eût permis aucune autre occupation. Alors elle reprit la conversation.

– Et croyez-vous que les Hurons auront le cœur de faire ce que vous venez de dire ? Ils m’ont paru avoir de la douceur et de la bonté.

– Oui, à l’égard d’une fille comme vous, Hetty ; mais quand il s’agit d’un ennemi, et d’un ennemi portant une carabine dont il sait passablement se servir, c’est une autre affaire. Je ne dis pas qu’ils aient une haine particulière contre moi à cause de ce que j’ai déjà fait, car ce serait me vanter, comme on pourrait dire, sur le bord de ma fosse ; mais il n’y a point de vanité à dire qu’ils savent que j’ai donné la mort à l’un de leurs plus braves guerriers ; et toute leur tribu leur ferait un reproche s’ils n’envoyaient pas l’esprit d’une Face-Pâle tenir compagnie à l’esprit d’un de leurs frères rouges, toujours en supposant qu’il puisse le rejoindre. Je n’attends d’eux aucune merci, et mon principal chagrin est d’avoir rencontré cette calamité sur mon premier sentier de guerre, car c’est un accident auquel tout soldat doit s’attendre tôt pu tard.

– Les Hurons ne vous feront aucun mal, Deerslayer, s’écria Hetty fortement agitée ; – ce serait une perversité et une cruauté : j’ai la Bible avec moi pour le leur prouver. Croyez-vous que je vous aie accompagné pour vous voir mettre à la torture ?

– Non certainement, ma bonne Hetty, non ; et c’est pourquoi j’espère que, lorsque le moment en sera venu, vous vous retirerez, afin de ne pas être témoin de ce qui vous affligerait et que vous ne pourriez empêcher. Mais je n’ai pas cessé de ramer pour vous entretenir de mes embarras et de mes difficultés ; c’est de ce qui vous concerne vous-même que je veux parler le plus clairement possible.

– Que pouvez-vous avoir à me dire sur ce sujet, Deerslayer ? Personne ne m’en a parlé depuis que ma mère est morte.

– Tant pis, ma pauvre fille, tant pis ; car, avec votre faiblesse d’esprit, vous avez besoin qu’on vous en parle souvent, pour vous mettre en état d’éviter les pièges et les embûches de ce monde pervers. – Je suppose que vous n’avez pas encore oublié Hurry Harry ?

– Moi ! – moi avoir oublié Harry March ! – Comment pourrais-je l’avoir oublié, puisqu’il est notre ami, et qu’il ne nous a quittés que la nuit dernière ? La grande et belle étoile que ma mère aimait tant à regarder se montrait tout juste au-dessus de la cime de ce grand pin sur cette montagne quand il est entré dans la pirogue ; et quand vous l’avez mis à terre sur la pointe de la baie de l’est, elle ne s’était élevée au-dessus que de la longueur du plus beau ruban de Judith.

– Et comment pouvez-vous savoir où j’ai été et quand j’y suis arrivé, vu que vous n’étiez pas avec nous et que la nuit était si obscure ?

– Oh ! je savais assez bien tout cela. Il y a plus d’une manière de calculer le temps et la distance. Quand l’esprit est occupé ainsi, il est plus sûr qu’aucune horloge. Le mien est faible, je le sais ; mais il ne me trompe jamais en ce qui concerne le pauvre Hurry Harry.

– Judith ne l’épousera jamais, Deerslayer.

– Voilà le point où je voulais arriver, Hetty ; – oui, nous y voilà. Je suppose que vous savez qu’il est naturel aux jeunes gens d’avoir les uns pour les autres un sentiment d’affection, surtout quand il arrive que l’un est un jeune homme et l’autre une jeune fille. Or, une fille de votre âge, qui a l’esprit faible, qui n’a plus ni père ni mère, et qui vit dans une solitude qui n’est fréquentée que par des trappeurs et des chasseurs, a besoin d’être sur ses gardes contre des dangers dont elle ne se doute guère.

– Quel mal peut-il y avoir à bien penser d’un de nos semblables ? répondit Hetty avec la simplicité d’un enfant, tandis que le sang lui montait aux joues par une sorte d’instinct, quoiqu’il lui eût été impossible de dire pourquoi elle rougissait. – La Bible nous dit d’aimer nos ennemis ; pourquoi donc n’aimerions-nous pas nos amis ?

– Ah ! Hetty ! l’amour dont parlent les missionnaires n’est pas l’espèce de sentiment que je veux dire. Répondez-moi à une question, ma bonne fille : Vous croyez-vous assez d’esprit pour remplir les devoirs d’épouse et de mère ?

– Ce n’est pas une question qu’il convienne de faire à une jeune fille, Deerslayer ; et je n’y répondrai pas, répliqua Hetty du même ton qu’une mère gronderait un enfant d’avoir commis une indiscrétion. – Si vous avez quelque chose à dire sur Hurry, je vous écouterai ; mais il ne faut pas en dire de mal, car il est absent, et il n’est pas bien de mal parler des absents.

– Votre mère vous a donné tant de bonnes leçons, Hetty, que je crains pour vous moins que je ne le faisais. Cependant une jeune fille sans parents, qui n’a pas tout l’esprit qu’elle pourrait avoir, et qui n’est pas sans beauté, doit toujours courir quelque danger dans une contrée comme celle-ci. Je n’ai pas dessein de dire du mal de Hurry, qui, au total, n’est pas un méchant homme pour un homme de son métier ; mais il est bon que vous sachiez une chose : elle n’est pas très-agréable à vous dire, mais il le faut pourtant : – Hurry est éperdument amoureux de votre sœur Judith.

– Eh bien ! qu’importe cela ? Tout le monde admire Judith ; elle est si belle ! et Hurry m’a dit bien des fois qu’il désire l’épouser. Mais cela n’arrivera jamais, car Judith ne l’aime pas ; elle en aime un autre, et elle parle de lui en dormant. Mais il ne faut pas me demander son nom, car je ne le dirais pas pour tout l’or et tous les joyaux de la couronne du roi George. – Si deux sœurs ne pouvaient garder les secrets l’une de l’autre, qui le pourrait alors ?

– Je ne désire certainement pas que vous me disiez ce secret, Hetty ; et ce ne serait pas un grand avantage pour un homme sur le point de mourir. Ni la tête ni le cœur ne sont responsables de ce que la langue dit quand l’esprit est endormi.

– Je voudrais savoir pourquoi Judith parle tant en dormant d’officiers, de fausses langues et de cœurs honnêtes ; je suppose que c’est ma faiblesse d’esprit qui l’empêche de me le dire. – Mais n’est-il pas bien étrange que Judith n’aime point Hurry, lui qui est le jeune homme le plus brave qui soit jamais venu sur les bords de ce lac, et qui est tout aussi beau qu’elle est belle ? Mon père disait que ce serait le plus beau couple de tout ce pays, quoique March ne plût pas à ma mère plus qu’à Judith. Au surplus, on dit qu’on ne peut savoir ce qui arrivera que lorsque les choses sont arrivées.

– Hélas ! hélas ! pauvre Hetty ! – Mais il n’y a pas grande utilité à parler à ceux qui ne peuvent vous comprendre ; ainsi je n’en dirai pas davantage sur le sujet dont je voulais vous parler, quoi qu’il pèse sur mon esprit. – Reprenez la rame, Hetty, et avançons vers le rivage, car le soleil est presque à son plus haut point, et mon congé va expirer.

La pirogue s’approcha alors rapidement de la pointe sur laquelle Deerslayer savait que ses ennemis l’attendaient, et où il commençait à craindre de ne pas arriver assez tôt pour tenir sa promesse à la lettre. Hetty, voyant son impatience, quoiqu’elle n’en comprît pas précisément la cause, seconda ses efforts de manière à ne lui laisser aucun doute qu’il n’arrivât assez à temps ; le jeune chasseur alors se pressa moins, et Hetty se remit à jaser avec sa confiance et sa simplicité ordinaires ; mais le reste de leur conversation n’offrirait aucun intérêt au lecteur.

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