CHAPITRE XXXII.

La fille d’un baron être trompée ! ce serait un crime. Être compagne d’un proscrit ! à Dieu ne plaise ! Il vaut mieux que le pauvre écuyer vive seul dans la forêt plutôt que vous n’ayez à dire quelque jour que je vous ai indignement trompée. Ainsi donc, ma bonne fille, ce que j’ai de mieux a faire, c’est d’aller dans la forêt et d’y vivre en solitaire, en banni.

Notbrowne Mayde.

Cette journée se passa dans-la tristesse quoique dans l’activité. Les soldats qui avaient été employés à enterrer leurs victimes, furent ensuite chargés de donner la sépulture à leurs propres morts ; et la scène de la matinée laissa une impression profonde de mélancolie sur l’esprit de tous ceux qui n’avaient pas à s’occuper de ce devoir. Les heures se succédèrent ainsi jusqu’à ce que le soir arrivât, et alors on rendit aussi les derniers devoirs à la pauvre Hetty. Son corps fut placé dans le lac à côté de celui de la mère qu’elle avait tant aimée et respectée. Le chirurgien, tout esprit fort qu’il était, remplit le devoir prescrit par les convenances et l’usage, en lisant sur sa tombe le service funèbre, comme il l’avait fait sur la sépulture de trois soldats qui avaient perdu la vie. Les larmes de Judith et de Hist coulèrent librement, et les yeux de Deerslayer parurent humides quand il les fixa sur l’eau limpide qui couvrait le corps d’un être dont le cœur était plus pur que les sources qui sortaient des montagnes ; Chingachgook lui-même se détourna pour ne pas laisser apercevoir une émotion qui lui semblait une faiblesse, et les militaires qui accompagnaient le corps sur L’arche assistèrent à la cérémonie d’un air grave et compatissant.

Cette cérémonie termina la besogne de cette journée. L’officier commandant donna ordre que chacun se retirât de bonne heure, car il avait dessein de se remettre en marche pour retourner à sa garnison, le lendemain au lever du soleil. Immédiatement après les obsèques de Hetty, il avait fait partir un détachement conduisant les blessés et les prisonniers, qui devaient regagner le fort à petites journées, sous la conduite de Hurry. L’arche les débarqua à l’endroit où l’on a vu Hurry March et Deerslayer arriver au commencement de cette histoire, et ils étaient déjà campés sur le haut de la longue chaîne de montagnes qui va en descendant jusqu’à la vallée du Mohawk, quand le soleil se coucha. Le départ de ce détachement simplifia beaucoup les opérations du lendemain, le corps principal n’étant encombré ni de bagages, ni de blessés, ni de prisonniers, et se trouvant par conséquent plus libre dans ses mouvements.

Judith n’eut de communication avec aucune autre personne que Hist, après la mort de sa sœur, jusqu’à l’instant où elle se retira pour la nuit. On avait respecté sa douleur, et on les avait laissées seules près du corps de la défunte jusqu’au dernier moment. Les tambours interrompirent le silence qui régnait sur le lac, et en éveillèrent les échos si peu de temps après la cérémonie funèbre, en battant la retraite, qu’elles n’avaient plus à craindre qu’on vînt les troubler. L’astre qui avait présidé au rendez-vous donné par Hist à Chingachgook se leva sur une scène aussi silencieuse que si le repos de la nature n’y eût jamais été troublé par les passions des hommes. Une sentinelle fut de garde toute la nuit sur la plate-forme, et, dès le premier rayon de l’aurore, le tambour battit le réveil.

La précision militaire avait alors succédé aux mouvements précipités et irréguliers des habitants des frontières, et après avoir fait à la hâte un déjeuner frugal, la troupe s’avança vers le rivage avec un ordre et une régularité qui ne permettaient ni bruit ni confusion. De tous les officiers, il ne restait que Warley. Croig commandait le détachement qui était parti la veille ; Thornton était avec les blessés, et, comme de raison, Graham accompagnait ses patients. La caisse de Hutter et tout ce qu’il y avait de passable dans son mobilier avaient été emportés avec les bagages de la troupe, et il n’en restait que ce qui ne valait pas la peine d’être emporté. Judith ne fut pas fâchée de voir que le capitaine respectait son chagrin, et que, s’occupant entièrement de ses devoirs comme commandant, il la laissait complètement livrée à ses réflexions. Tout le monde savait que le château allait être tout à fait abandonné ; mais personne ne songeait à demander ou à donner des explications à ce sujet.

Les soldats s’embarquèrent sur l’arche, ayant leur capitaine à leur tête. Warley avait demandé à Judith de quelle manière elle voulait partir, et ayant reçu pour réponse qu’elle désirait rester au château avec Hist jusqu’au dernier moment, il ne voulut pas risquer de l’offenser par des offres de service ou par des avis. Il n’y avait qu’un seul chemin sûr pour arriver sur les bords du Mohawk, et il ne doutait pas qu’ils ne se rencontrassent et qu’il ne pût renouer connaissance avec elle.

Quand toute la troupe fut à bord de l’arche, on mit du monde aux avirons, et le scow s’avança pesamment vers l’endroit dont il a été si souvent parlé. Deerslayer et Chingachgook tirèrent alors de l’eau deux pirogues et les placèrent dans le château. Ils en barricadèrent ensuite les portes et les fenêtres, et en sortirent par la trappe de la manière qui a déjà été décrite. En quittant les palissades sur une autre pirogue, ils trouvèrent Hist sur la dernière ; le Delaware alla sur-le-champ l’y joindre, et prenant les rames il commença à s’éloigner, laissant Judith sur la plate-forme. Trop simple pour concevoir aucun soupçon, Deerslayer y fit aborder sa pirogue, y fit descendre Judith, dont les yeux étaient encore humides ; et dès qu’elle y fut, il rama en se dirigeant du même côté que son ami.

Pour arriver au point de débarquement général, il fallait passer en ligne diagonale à très-peu de distance du banc sur lequel avaient été déposés les restes de Thomas Hutter, de sa femme et de Hetty. Lorsque-la pirogue en approcha, Judith, pour la première fois, adressa la parole à son compagnon pour lui demander de s’y arrêter une minute ou deux.

– Je ne reverrai peut-être jamais cet endroit, Deerslayer, lui dit-elle, et là se trouvent les corps de ma mère et de ma sœur. Ne croyez-vous pas que l’innocence d’un de ces deux êtres puisse obtenir de Dieu le salut des deux ?

– Je ne suis pas missionnaire, Judith, et je n’ai été instruit que bien pauvrement ; mais je ne l’entends pas ainsi. Chaque esprit est responsable de ses fautes, quoique la clémence de Dieu puisse pardonner à un repentir sincère.

– En ce cas, ma pauvre mère doit être dans le ciel, car elle s’est amèrement, bien amèrement repentie ; et sûrement ses souffrances dans ce monde peuvent l’exempter de souffrir encore dans l’autre.

– Tout cela est au-dessus de moi, Judith ; je tâche de faire le bien en cette vie, comme étant le plus sûr moyen de me trouver bien dans l’autre. Hetty était une jeune fille comme on en voit peu, comme tous ceux qui l’ont connue doivent en convenir, et son âme, du moment qu’elle a quitté son corps, était aussi digne de faire société avec les anges que celle d’aucun saint qui soit dans la Bible.

– Je crois que vous ne faites que lui rendre justice. Hélas ! hélas ! faut-il qu’il y ait tant de différence entre deux êtres qui ont été nourris par le même sein, qui ont demeuré sous le même toit et couché dans le même lit ! Mais n’importe. – Placez la pirogue un peu plus à l’est, Deerslayer, le soleil m’éblouit, et je ne puis voir jusqu’au fond de l’eau. Hetty a été placée à la droite de ma mère.

– Certainement. Vous me l’aviez déjà demandé, et chacun est charmé de faire ce que vous désirez, Judith, quand vous faites ce qui est juste.

Judith le regarda quelques instants avec une, attention silencieuse, et jeta ensuite un coup d’œil en arrière vers le château.

– Ce lac va bientôt se trouver entièrement abandonné, dit-elle, et cela dans un moment où l’on y serait plus en sûreté que jamais. Ce qui vient de s’y passer empêchera les Iroquois de se hasarder à s’en approcher d’ici à longtemps.

– Oui, je crois qu’on peut y compter. Quant à moi, je n’ai pas dessein de revenir de ce côté, tant que cette guerre durera ; car, à mon avis, nul moccasin huron ne laissera son empreinte sur les feuilles de cette forêt, jusqu’à ce que leurs traditions aient oublié de rappeler à leurs jeunes gens la déroute qu’ils y ont essuyée.

– Aimez-vous donc tellement les actes de violence et l’effusion du sang ? je pensais mieux de vous, Deerslayer. Je vous croyais capable de trouver votre bonheur dans une maison tranquille avec une femme que vous aimeriez et qui vous aimerait, prête à étudier tous vos désirs, et entouré d’enfants bien portants et soumis, disposés à suivre vos pas dans le sentier de la droiture et de l’honnêteté.

– Quelle langue et quels yeux vous avez, Judith ! Sur ma foi, vos discours et vos regards se donnent la main. Ce que les uns ne peuvent faire, les autres sont à peu près sûrs d’en venir à bout. En un mois de temps, une fille comme vous suffirait pour gâter le meilleur guerrier de toute la colonie.

– Me suis-je donc tellement trompée, Deerslayer ? est-il bien vrai que vous préfériez la guerre aux affections, domestiques ?

– Je comprends ce que vous voulez dire, Judith ; oui, je crois le comprendre ; mais je ne pense pas que vous me compreniez tout à fait. Je suppose que je puis me dire un guerrier à présent, car j’ai combattu et j’ai été vainqueur, ce qui suffit pour mériter ce nom chez les Delawares. Je ne nierai pas que j’aie quelque penchant, pour ce métier qui est honorable et qui convient à l’homme, mais je n’aime nullement l’effusion du sang. Cependant quand on est jeune, on est jeune, et un Mingo est un Mingo. Si les jeunes gens de cette contrée restaient tranquilles chez eux et souffraient que ces vagabonds parcourussent tout le pays, autant vaudrait nous faire Français tout d’un coup. Je ne suis pas un mangeur de fer, Judith, ni un homme qui se bat pour le plaisir de se battre ; mais je ne vois pas grande différence entre abandonner un territoire avant la guerre, par crainte d’une guerre, et le céder après une guerre, à moins que ce ne soit le parti le plus honorable.

– Nulle femme ne voudrait jamais voir son mari ou son frère se soumettre tranquillement aux insultes et aux injustices, Deerslayer, quoiqu’elle pût déplorer la nécessité de le voir s’exposer, aux dangers de la guerre. Mais vous avez déjà fait assez en chassant les Hurons de ces environs, car c’est principalement à vous qu’est dû l’honneur de cette victoire. Maintenant, écoutez-moi avec patience, et répondez moi avec cette franchise qu’il est aussi agréable de trouver dans votre sexe, qu’il est rare de l’y rencontrer.

Judith resta alors quelques instants en silence ; car, à présent qu’elle était sur le point de s’expliquer, sa modestie naturelle reprenait tout son pouvoir, malgré l’encouragement et la confiance qu’elle puisait dans le caractère simple et franc de son compagnon. Ses joues, un instant auparavant si pâles, se recouvrirent de rougeur, et ses yeux reprirent quelque chose de leur ancien éclat. Le sentiment qu’elle éprouvait donna de l’expression à ses traits et de la douceur à sa voix, et rendit plus séduisante sa beauté naturelle.

– Deerslayer, dit-elle enfin, ce n’est pas le moment de montrer de l’affectation, d’user de subterfuges ou de manquer de franchise. Ici, sur la tombe de ma mère, sur celle de ma sœur, de cette Hetty qui aimait tellement la vérité et qui la disait toujours, tout ce qui ressemblerait à de la dissimulation serait déplacé. Je vous parlerai donc sans aucune réserve, et sans crainte d’être mal comprise. Il n’y a pas huit jours que je vous connais ; mais il me semble que nous nous connaissons depuis des années. Tant d’événements, et d’événements si importants, ont eu lieu pendant ce court espace de temps, que les chagrins et les dangers d’une vie entière semblent s’être accumulés dans quelques jours, et ceux qui ont souffert ensemble et agi de concert ne doivent pas se regarder comme étrangers. Je sais que bien des gens pourraient mal interpréter ce que je vais vous dire ; mais j’espère que vous jugerez plus généreusement ma conduite envers vous. Nous ne sommes, pas ici au milieu des pièges et des artifices des établissements, et, nous n’avons pas besoin de chercher à nous tromper l’un l’autre. J’espère que je me fais comprendre.

– Certainement, Judith ; peu de personnes conversent aussi bien et aussi agréablement que vous, et l’on a autant de plaisir à vous entendre qu’à vous voir.

– Vous me l’avez déjà dit, et c’est ce qui me donne le courage de continuer. Cependant, Deerslayer, il n’est pas facile à une fille de mon âge d’oublier toutes les leçons qu’elle a reçues dans son enfance, toutes ses habitudes, toute sa méfiance d’elle-même, et de dire ouvertement tout ce que son cœur lui inspire.

– Pourquoi cela, Judith ? Pourquoi les femmes, aussi bien que les hommes, n’agiraient-elles pas franchement et loyalement à l’égard de leurs semblables ? Je ne vois pas pourquoi vous ne parleriez pas aussi clairement que moi quand vous avez à dire quelque chose de réellement important.

L’humble opinion que le jeune chasseur avait de lui-même, et qui l’empêchait encore de soupçonner la vérité, aurait découragé Judith, si elle n’eût été bien résolue, de tout son cœur et de toute son âme, à faire un effort désespéré pour se soustraire à un avenir qu’elle n’envisageait qu’avec effroi. Mais ce motif l’éleva au-dessus de toutes les considérations ordinaires, et elle fut presque surprise, pour ne pas dire confuse, de se sentir le courage de persister dans sa détermination.

– Je veux, – je dois vous parler aussi franchement que je pourrais parler à la pauvre Hetty, si cette chère sœur vivait encore, répondit Judith en pâlissant au lieu de rougir, la résolution dont elle était armée faisant sur elle un effet contraire à celui qu’elle produit ordinairement sur toute femme en pareille occasion ; oui, je n’obéirai qu’au sentiment qui a pris dans mon cœur l’ascendant sur tous les autres. – Vous aimez les forêts, et vous préférez à tout autre le genre de vie que nous menons ici, loin des villes et des demeures des blancs ?

– J’aime les forêts comme j’aimais mes parents lorsqu’ils vivaient, Judith. L’endroit où nous sommes serait pour moi toute la création, si cette guerre était une fois terminée, et que les colons voulussent bien en rester à quelque distance.

– Pourquoi donc le quitter ? – Il n’appartient à personne, – personne du moins n’y a de meilleurs droits que moi ; et ces droits, je consens à les partager avec vous. Si c’était un royaume, Deerslayer, je dirais la même chose avec autant de plaisir. Retournons donc au château, dès que nous aurons paru au fort devant le prêtre, et ne le quittons plus avant que nous soyons appelés dans ce monde où nous trouverons les esprits de ma mère et de ma sœur.

Un assez long intervalle de silence s’ensuivit, Judith s’étant couvert le visage des deux mains après l’effort qu’elle avait fait sur elle-même pour offrir si clairement sa main au jeune chasseur, et Deerslayer réfléchissant avec surprise et chagrin à la proposition qu’il venait d’entendre. Ce fut lui qui rompit enfin le silence, et il donna à sa voix un accent de douceur plus qu’ordinaire, de crainte d’offenser Judith.

– Vous n’y avez pas assez réfléchi, Judith. Votre cœur a été trop vivement affecté par tout ce qui vient de se passer ; et, vous imaginant que vous êtes sans parents dans le monde, vous vous pressez trop de chercher quelqu’un pour remplacer ceux que vous avez perdus.

– Si je vivais au milieu d’une foule d’amis, Deerslayer, je penserais comme je le fais, et je tiendrais le même langage, répondit Judith sans se découvrir le visage.

– Je vous en remercie, Judith ; je vous en remercie du fond du cœur ; mais je ne suis pas homme à vouloir profiter d’un moment de faiblesse, quand vous oubliez tous les avantages que vous avez sur moi, et que vous vous figurez que la terre et tout ce qu’elle contient se trouvent dans cette petite pirogue. Non, non, Judith, ce serait manquer de générosité, et je ne puis accepter une telle proposition.

– Vous le pouvez ! s’écria Judith avec impétuosité, et sans songer davantage à se dérober à ses yeux ; vous le pouvez, et sans laisser à aucun de nous le moindre sujet de repentir. Nous pouvons dire aux soldats de laisser sur la route tout ce qui nous appartient, et nous trouverons le moyen de le remporter au château à notre retour, car le lac ne verra plus les ennemis, du moins pendant cette guerre. Il vous sera aisé de vendre vos peaux au fort et d’y acheter le peu de choses qui pourront nous être nécessaires ; car pour moi, une fois que nous en serons partis, je désire n’y retourner de ma vie. Et pour vous prouver, Deerslayer, ajouta-t-elle avec un sourire si attrayant, que le jeune chasseur trouva difficile d’y résister, pour vous prouver que je ne désire rien au monde que de vous appartenir et d’être votre femme, le premier feu que nous ferons au château, quand nous y serons de retour, sera allumé avec la robe de brocart, et alimenté par tout ce que vous jugerez peu convenable à une femme destinée à vivre avec vous.

– Hélas ! vous êtes une créature bien aimable et bien séduisante, Judith, et personne ne le niera, s’il veut dire la vérité. Ces tableaux sont toujours agréables à l’imagination, mais ils peuvent ne pas se réaliser aussi heureusement que vous le pensez. – Oubliez donc tout cela, Judith ; reprenons nos rames pour rejoindre le Serpent et Hist, et n’y songeons pas plus que si rien n’eût été dit sur ce sujet. Judith se sentit cruellement mortifiée, et, qui plus est, profondément affligée. Mais il y avait dans les manières de Deerslayer une fermeté tranquille qui ne lui laissa aucun espoir, et qui lui annonça que, pour cette fois, sa beauté tant admirée n’avait pas produit l’effet qu’elle en attendait. On dit que les femmes pardonnent bien rarement à ceux qui méprisent leurs avances ; mais, toute fière et impétueuse qu’elle fût, Judith ne conçut pas une ombre de ressentiment contre le jeune chasseur franc et ingénu. La seule idée qui l’occupait en ce moment était de bien s’assurer qu’il n’existait entre eux aucun malentendu. Après un autre intervalle de silence pénible, elle résolut de décider l’affaire par une question trop directe pour que la réponse pût être équivoque.

– À Dieu ne plaise que nous nous préparions des regrets pour l’avenir, faute de sincérité en ce moment ! dit-elle. – Je crois vous avoir bien compris. – Vous ne voulez pas m’accepter pour femme, Deerslayer ?

– Il vaut mieux pour l’un et pour l’autre que je ne prenne pas avantage de votre offre, Judith. Nous ne pouvons jamais nous marier.

– Vous ne m’aimez donc point ? – Peut-être même ne pouvez-vous trouver d’estime pour moi au fond de votre cœur ?

– J’y trouve toute l’amitié d’un frère, Judith ; je vous rendrais tous les services possibles, même au risque de ma vie. – Oui, je m’exposerais volontiers pour vous aux mêmes dangers que pour Hist, et c’est autant que je puisse dire pour quelque femme que ce soit. Mais je n’éprouve ni pour l’une ni pour l’autre, – faites-y attention, Judith, je dis ni pour l’une ni pour l’autre, – un sentiment qui serait assez fort pour me porter à quitter mon père et ma mère, s’ils vivaient encore. Ils ne vivent plus ; mais s’ils vivaient, je ne connais pas la femme pour qui je voudrais les quitter.

– Cela suffit, répondit Judith d’une voix presque étouffée. – Je comprends ce que vous voulez dire. Vous ne pouvez vous marier sans amour, et cet amour vous ne l’éprouvez pas pour moi. – Ne me répondez pas si j’ai raison ; je comprendrai votre silence, et cela sera assez pénible en soi-même.

Deerslayer lui obéit ; il ne fit aucune réponse. Pendant plus d’une minute, Judith eut les yeux fixés sur lui, comme si elle eût voulu lire au fond de son âme, tandis qu’il était assis sur l’arrière, sa rame jouant avec l’eau, et les yeux baissés comme un écolier qui a été grondé. Judith, sans dire un mot de plus, prit sa rame et mit la pirogue en mouvement. Deerslayer alors seconda ses efforts, et ils furent bientôt sur la ligne que les Delawares avaient suivie, et dont l’eau ne conservait aucune trace.

Pendant le reste de la route qu’ils avaient à faire, pas un mot ne fut échangé entre le jeune chasseur et sa belle compagne. Comme Judith était assise sur l’avant de la pirogue, elle avait nécessairement le dos tourné vers Deerslayer, sans quoi il est probable que l’expression des traits de la jeune fille l’aurait porté à se hasarder à lui adresser quelques mots d’amitié ; car, contre tout ce qu’on aurait pu supposer, le ressentiment n’était pas entré dans le cœur de Judith, quoique ses joues fussent empreintes, tantôt de la rougeur de la mortification, tantôt de la pâleur du chagrin. Ce dernier sentiment était pourtant celui qui avait l’ascendant, et il était visible à ne pouvoir s’y méprendre.

Comme ils s’étaient arrêtés, et qu’ils n’avaient pas fait ensuite de grands efforts en ramant, l’arche était arrivée, et les soldats avaient débarqué quand la pirogue toucha au rivage. Chingachgook était à quelque distance avant eux ; mais il s’était arrêté avec Hist pour attendre Deerslayer dans un endroit d’où il fallait suivre deux routes différentes pour aller, d’un côté sur les bords du Mohawk, et de l’autre dans les villages des Delawares. Les soldats avaient pris le premier chemin, après avoir repoussé l’arche dans le lac, sans s’inquiéter de ce qu’elle deviendrait. Judith vit tout cela, mais sans y faire attention : le Glimmerglass n’avait plus de charmes pour elle. Dès qu’elle eut mis le pied sur le sable, elle marcha rapidement en avant sans jeter un seul coup d’œil en arrière, et elle passa même près de Hist sans faire attention à elle, – peut-être sans la voir ; et la jeune Indienne timide n’osa pas essayer d’attirer sur elle les regards de la belle blanche.

– Attendez-moi ici, Serpent, dit Deerslayer, qui suivait les pas de Judith, quand il arriva près de Chingachgook ; je vais conduire Judith jusqu’au détachement, et je viendrai vous rejoindre.

Quand ils furent à une centaine de toises des deux Delawares, et à peu près à la même distance du détachement, Judith se retourna.

– Cela suffit, Deerslayer, dit-elle d’un ton mélancolique ; je suis sensible à votre attention, mais elle est inutile ; dans quelques minutes, j’aurai rejoint le détachement. Comme vous ne pouvez faire avec moi le voyage de la vie, je ne désire pas que vous continuiez plus longtemps celui-ci avec moi. – Mais un instant ; avant de nous séparer, je voudrais vous faire une seule question, et je vous conjure, au nom de votre amour pour la vérité, au nom de la crainte que vous devez avoir de Dieu, ne me trompez point par votre réponse. – Je sais que vous n’aimez aucune autre femme, et je ne vois qu’une raison qui vous empêche de pouvoir, – de vouloir m’aimer. Dites-moi donc, Deerslayer ; – ici elle s’arrêta ; les mots qu’elle allait prononcer semblaient l’étouffer ; cependant, ralliant tout son courage, tandis que ses joues, changeant de couleur à chaque instant, passèrent rapidement de la rougeur la plus vive à la pâleur de la mort : – dites-moi si Henri March ne vous a rien dit qui ait pu avoir de l’influence sur vos sentiments ?

La vérité était l’étoile polaire de Deerslayer ; il l’avait toujours en vue, et il lui était presque impossible d’éviter de la dire, même quand la prudence exigeait le silence. Judith lut sa réponse dans ses traits, et, le cœur presque brisé par le sentiment intime qui lui disait qu’elle la méritait, elle lui fit à la hâte un signe d’adieu, et s’enfonça dans la forêt eu courant. Pendant quelques instants, Deerslayer resta indécis sur ce qu’il devait faire ; mais enfin il retourna sur ses pas, et alla rejoindre les deux Delawares. Ils campèrent tous trois cette nuit sur les bords de la rivière qui porte le même nom, et le lendemain soir ils arrivèrent dans un des villages de la tribu, Chingachgook et Hist en triomphe, leur compagnon comme un guerrier admiré et honoré, mais accablé d’un chagrin qu’il fallut plusieurs mois d’activité pour dissiper.

La guerre qui venait de commencer fut active et sanglante. Chingachgook se distingua par ses exploits, au point que son nom n’était jamais prononcé sans éloges ; et un an après, un autre Uncas, le dernier de sa race, fut ajouté à la longue ligne de guerriers qui avaient illustré ce nom dans la tribu des Mohicans. Quant à Deerslayer, il se fit une grande réputation sous le nom de Hawkeye, ou Œil-de-Faucon, comme on l’appelait dans le Canada, et le son de sa carabine devint aussi redoutable aux oreilles des Mingos que la foudre du Manitou. Ses services furent bientôt mis en réquisition par les officiers de l’armée, et il s’attacha particulièrement à l’un d’eux, avec qui il eut des rapports constants pendant presque toute sa vie.

Quinze ans se passèrent avant que Deerslayer eût l’occasion de revoir le lac de Glimmerglass. Après plusieurs années de paix, on était à la veille d’une nouvelle guerre encore plus importante que la précédente, et il marchait vers les forts du Mohawk avec son constant ami Chingachgook pour se joindre aux Anglais. Un jeune homme de quatorze ans les accompagnait, car Hist sommeillait déjà sous les pins des Delawares, et ce trio était devenu inséparable. Ils arrivèrent sur les bords du lac comme le soleil se couchait. Rien n’y était changé. Le Susquehannah en sortait toujours entre des rives élevées et sous un dôme de feuillage ; le petit rocher était rongé peu à peu par l’action des eaux ; mais il aurait fallu le revoir au bout d’un siècle pour en remarquer le décroissement. Les montagnes avaient leur parure ordinaire, riche et mystérieuse, et la nappe d : eau, brillant dans la solitude, semblait une perle entourée d’émeraudes.

Le lendemain, le jeune homme trouva une des pirogues sur le rivage, assez délabrée, mais qu’un peu de travail remit en état de service : ils s’y embarquèrent tous trois, et Chingachgook fit voir à son fils l’endroit où avait été placé le premier camp, des Hurons, d’où il avait réussi à enlever Hist : Ils débarquèrent ensuite sur la pointe qui avait été le champ de bataille, et ils y virent quelques-uns des signes qui font reconnaître des localités semblables. Des animaux féroces avaient déterré plusieurs corps, et des ossements humains étaient épars çà et là sur la terre. Le jeune Uncas regarda ce spectacle avec un œil de pitié, quoique les traditions eussent déjà fait naître en son cœur l’ambition d’être un guerrier.

De cette pointe, la pirogue se dirigea vers le bas-fond sur lequel on voyait encore les restes du château, qui formaient une sorte de ruine pittoresque. Les tempêtes des hivers en avaient renversé la couverture, et la pourriture avait attaqué les troncs d’arbres qui en formaient les murailles. On n’avait touché à aucune des fermetures ; mais les saisons disposaient à leur gré de tout l’intérieur ; les palissades et les pilotis menaçaient ruine, et il était évident qu’après le retour de quelques hivers et de quelques tempêtes, le premier ouragan jetterait tous les restes de l’édifice dans le lac, et le ferait disparaître à jamais de cette magnifique solitude. Ils ne purent retrouver le banc sur lequel avaient été enterrés Hutter, sa femme et Hetty : ou les éléments en avaient dispersé les sables, ou ceux qui le cherchaient en avaient oublié la position.

L’arche fut découverte échouée sur la rive orientale, où elle avait dû être poussée longtemps auparavant par les vents du nord-ouest, qui sont les plus fréquents sur ce lac. Elle était à l’extrémité sablonneuse d’une longue pointe basse, située à environ deux milles du Susquehannah. Le scow était plein d’eau, la carie en attaquait les bois, et la cabine n’avait plus de toit. Quelques meubles massifs y restaient encore ; et le cœur de Deerslayer battit quand il trouva dans le tiroir d’une table un ruban ayant appartenu à Judith. Cette vue lui rappela la beauté et les faibles de cette jeune fille. Il n’avait jamais eu d’amour pour elle, mais il prenait encore à elle un tendre intérêt. Il prit ce ruban, et l’attacha à la crosse de Killdeer, présent qu’elle lui avait fait.

À quelques milles plus haut sur le lac, ou trouva une autre pirogue, et les deux sur lesquelles ils avaient quitté le lac quinze ans auparavant étaient encore sur la pointe où ils les avaient laissées en partant. Celle sur laquelle ils étaient, et celle qu’ils avaient vue sur la rive orientale, étaient les mêmes qui avaient été tirées hors de l’eau et placées dans le château. Le plancher, en s’écroulant, les avait fait tomber dans le bassin en dessous du bâtiment, la dérive les avait entraînées par une brèche faite par le temps aux palissades, et enfin le vent les avait jetées à la côte comme des épaves.

D’après tous ces signes, il était probable que le pied de l’homme n’avait pas marché depuis quinze ans sur les bords de ce lac. Le hasard ou la tradition en avait fait de nouveau un lieu consacré à la nature, les guerres fréquentes et le peu de population des colonies renfermant encore les établissements dans des bornes étroites. Chingachgook et son ami s’en éloignèrent avec des idées mélancoliques. C’était la scène de ce qu’ils appelaient – leur premier sentier de guerre, – et cette pensée leur rappelait des heures de tendresse, de dangers et de triomphe. Ils se remirent en route vers le Mohawk en silence, pour aller chercher de nouvelles aventures, aussi périlleuses et aussi remarquables que celles qui avaient accompagné le commencement de leur carrière sur les bords de ce beau lac. À une époque plus éloignée, ils revinrent au même endroit, et l’Indien y trouva son tombeau.

Le temps et les circonstances ont jeté un mystère impénétrable sur tout ce qui concerne Hutter et sa femme. Ils ont vécu, ils ont commis des fautes, ils sont morts et ils ont été oubliés. Personne n’a pris à eux assez d’intérêt pour chercher à soulever le voile qui les couvre, et la fin d’un siècle va même effacer le souvenir de leur nom. L’histoire des crimes a toujours quelque chose de révoltant, et il est heureux que peu de gens aiment à la lire. Les fautes de cette famille sont évoquées devant le tribunal de Dieu, et elles sont enregistrées pour être rendues publiques quand le jour du grand jugement sera arrivé.

Le destin de Judith n’est pas moins mystérieux. Quand Hawkeye, – car c’est ainsi que nous devons à présent appeler notre héros, – arriva dans les forts sur le Mohawk, il chercha à découvrir ce qu’elle était devenue, mais il ne put y réussir. Personne ne la connaissait, personne ne se rappelait même son nom. D’autres officiers avaient remplacé à plusieurs reprises les Warley, les Croig, les Thornton et les Graham qu’on a vus figurer dans nos dernières pages. Cependant un vieux sergent de la garnison, récemment arrivé d’Angleterre, dit à notre héros que sir Thomas, Warley, retiré du service, vivait alors dans un domaine qu’il possédait dans le comté d’York, et qu’il avait chez lui une dame d’une beauté rare, qui avait sur lui beaucoup d’influence, mais qui ne portait pas son nom. Était-ce Judith, retombée dans ses anciennes erreurs, ou quelque autre victime des passions de cet homme, c’est ce que Hawkeye ne sut jamais, et il ne serait ni agréable ni utile de chercher à s’en assurer. Nous vivons dans un monde de fautes et d’égoïsme, et aucun tableau qui le représente autrement ne peut être fidèle. Heureusement pour la nature humaine, quelques rayons émanés de cet esprit pur à la ressemblance duquel l’homme a été fait se montrent encore pour offrir un contraste avec sa difformité, et pour atténuer ses vices, sinon pour les faire excuser.

FIN DE DEERSLAYER.

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