CHAPITRE IX.

Maintenant tous admirent, dans chaque plat savoureux, les qualités de la viande, de la volaille ou du poisson ; chaque convive prend sa place suivant son rang ; chacun sent son cœur battre d’une douce attente, et goûte par avance les douceurs de la mastication.

L’Héliogabaliade.

La salle à manger dans laquelle les convives venaient d’entrer, M. Le Quoi donnant la main à Élisabeth, communiquait au salon par une porte placée sous l’urne que Richard prétendait contenir les cendres de la reine de Carthage. Elle était spacieuse et de proportions convenables ; mais tout y faisait reconnaître le même goût qui régnait dans l’ameublement du salon, et les ornements offraient la même imperfection dans leur exécution. On y remarquait une douzaine de fauteuils peints en vert, et couverts de coussins faits avec une pièce d’étoffe achetée chez M. Le Quoi, et dont le surplus avait servi à faire un jupon à Remarquable, qui le portait précisément ce soir-là. La table était couverte, de manière qu’on ne pouvait voir de quel bois elle avait été faite, mais elle était fort grande, et paraissait très-massive ; une grande glace, dans un cadre de bois doré, était suspendue à la muraille en face de la cheminée, dans laquelle brûlait un grand feu, alimenté par une douzaine de grosses bûches d’érable à sucre.

Ce fut le premier objet qui frappa les regards du juge, lorsqu’il entra dans la salle à manger ; et se tournant, vers Richard avec un peu d’humeur : – Combien de fois, s’écria-t-il, ai-je défendu qu’on employât chez moi l’érable à sucre pour faire du feu, et qu’on fît, sans nécessité, une si grande consommation de bois ? La vue de la sève qui s’échappe de chaque extrémité de ces bûches m’est véritablement pénible. Il convient au propriétaire de bois aussi étendus que les miens de ne pas donner un si mauvais exemple aux autres habitants, qui ne sont déjà que trop portés à dévaster les forêts, comme si leurs trésors étaient inépuisables. Si nous y allons d’un pareil train, nous manquerons de bois à brûler dans vingt ans.

– Manquer de bois à brûler dans ces montagnes, cousin ’Duke ! s’écria Richard ; autant vaudrait dire que le poisson mourra faute d’eau dans le lac, parce que j’ai dessein, dès que la terre sera dégelée, de détourner le cours d’un ou deux ruisseaux pour les faire passer dans le village ; mais vous avez toujours des idées étranges sur de pareils sujets.

– Qu’y a-t-il d’étrange, répliqua le juge avec gravité, à condamner une pratique inconsidérée qui tend à priver notre postérité des ressources que doivent lui offrir nos forêts, et qui dévoue au feu des arbres utiles qu’on devrait regarder comme une source précieuse d’avantages et de richesses ? Dès que la neige aura cessé de couvrir la terre, je ferai bien certainement des recherches sur les montagnes des environs pour tâcher d’y découvrir quelque mine de charbon.

– Du charbon ! répéta Richard ; et qui diable voudrait s’amuser à creuser la terre pour avoir du charbon, quand, en la fouillant moins avant qu’il ne le faudrait pour en ramasser un boisseau, il trouverait plus de souches et de racines qu’il n’en aurait besoin pour se chauffer toute une année ? Allez, allez, cousin ’Duke, laissez-moi le soin de tout cela, personne ne s’y entend comme moi. C’est moi qui ai arrangé ce beau feu pour échauffer le sang qui coule dans les veines de ma jolie cousine Bess.

– Le motif vous servira d’excuse ; Dick, répliqua le juge. Mais, Messieurs, nous vous faisons attendre. Élisabeth, mon enfant, placez-vous au haut bout de la table. Je vois que Richard a dessein de m’épargner la peine de découper en se plaçant à l’autre bout.

– Bien certainement, c’est mon dessein, s’écria Richard ; ne voilà-t-il pas un dindon à découper ? et qui s’entend comme moi à découper un dindon ou une oie ? Monsieur Grant ! où est donc M. Grant ? Allons, ministre, un mot de bénédicité, et qu’il soit court, car tout va se refroidir. Par le temps qu’il fait il ne faut pas cinq minutes pour geler un ragoût qu’on retire du feu. Allons, monsieur Grant, que le Seigneur nous rende reconnaissants de ce que nous allons prendre ! C’est tout ce qu’il faut. À table ! Messieurs, à table ! Cousine Bess, vous servirai-je une aile ou un blanc ?

Mais Élisabeth n’était pas encore assise, et elle s’occupait à examiner la profusion de mets sous lesquels gémissait la table. Son père la vit sourire, et lui dit en souriant aussi : – Vous voyez, mon enfant, que Remarquable s’est surpassée aujourd’hui. Elle a jugé que le froid nous donnerait, ainsi qu’à nos amis, un appétit très-actif.

– Je suis charmée que Monsieur soit content, dit Remarquable, j’ai cru devoir faire bien des choses pour l’arrivée d’Élisabeth.

– Ma fille est la maîtresse de ma maison, dit M. Temple d’un ton un peu sévère, et tous ceux qui sont à mon service ne doivent pas la nommer autrement que miss Temple.

– Eh ! mon Dieu ! s’écria Remarquable, qui a jamais entendu parler de nommer une jeune fille miss ? Si le juge avait une femme, je sais que je devrais la nommer miss Temple  ; mais…

– Mais, n’ayant qu’une fille, j’exige que vous ne me parliez d’elle à l’avenir qu’avec ce titre, interrompit Marmaduke.

Il prononça ce peu de mots d’un air si sérieux et d’un ton si positif que la prudente femme de charge ne crut pas devoir y rien répliquer. Chacun se mit à table ; et, comme les arrangements de ce repas peuvent servir à faire connaître le goût qui régnait alors dans ce pays, nous allons tâcher d’en donner une courte description.

La table était couverte d’une nappe du plus beau damas, et les plats et les assiettes étaient de vraie porcelaine de Chine, luxe presque inconnu alors dans les États-Unis . Les couteaux et les fourchettes étaient de l’acier le mieux poli, montés de manches de l’ivoire le plus blanc. Mais l’honneur de l’article le plus solide appartenait à Remarquable, je veux parler du choix des mets et de leur arrangement sur la table. Devant Élisabeth se trouvait un énorme dindon rôti, et devant Richard on en voyait un bouilli de même taille. Au centre de la table était une paire de grands castors d’argent entourés de quatre entrées, deux de poisson frit et bouilli, et deux fricassées, l’une d’écureuils gris, l’autre de tranches de venaison. Entre ces entrées et les dindons, étaient d’un côté une prodigieuse échinée d’ours rôti, et de l’autre un gros gigot de mouton bouilli. Les plats de légumes étaient innombrables, et l’on y voyait tous ceux que la saison et le pays pouvaient offrir. Quatre plats de pâtisserie de différentes espèces s’élevaient en pyramides aux quatre coins de la table ; huit saucières, placées à égale distance les unes des autres, contenaient des sauces aussi variées par le goût que par la couleur ; enfin des carafes d’eau-de-vie, de rum, de genièvre, de différents vins, et des pots de bière, de cidre et de flip , remplissaient si bien tous les vides, qu’à peine apercevait-on la nappe qui couvrait la table. Le but de l’ordonnatrice paraissait avoir été la profusion, et elle l’avait atteint aux dépens de l’ordre et de l’élégance.

Ni le juge ni aucun des convives ne parurent surpris de l’ordonnance de ce repas ; l’habitude les y avait familiarisés, et chacun commença à donner des preuves d’un appétit qui promettait de ne pas dédaigner les apprêts si bien entendus de Remarquable. Il était pourtant vrai que le major et Richard avaient déjà dîné avant de partir pour aller à la rencontre de M. Temple ; mais l’Allemand, dans ses excursions, avait sans cesse faim et soif, et Richard se faisait un point d’honneur de se mettre toujours au niveau des autres, de quelque affaire qu’il pût être question.

Pendant quelques minutes on n’entendit que le bruit des couteaux et des fourchettes, et ce fut Marmaduke qui prit enfin la parole.

– Richard, dit-il en se tournant vers M. Jones, pouvez-vous m’apprendre quelque chose sur le jeune homme que j’ai eu le malheur de blesser ? Je l’ai trouvé chassant sur la montagne avec Bas-de-Cuir, comme s’ils étaient compagnons et de la même famille ; mais il y a une différence palpable dans leur air, leur tournure, leurs manières. Ce jeune homme s’exprime toujours en termes choisis, et auxquels je ne m’attendais guère en le voyant en pareille compagnie et avec des vêtements si grossiers. John Mohican paraît le connaître. Il habite sans doute la hutte de Natty. Avez-vous remarqué comme il parle bien, monsieur Le Quoi ?

– Certainement, monsieur Temple, répondit le Français ; il converse en excellent anglais, et sans aucun accent.

– Ah ! s’écria Richard. Je vous dirai, moi qui m’y connais, que ce jeune homme n’est pas un miracle. Je ne prétends pas dire qu’il parle mal ; mais j’ai connu des enfants qui avaient été envoyés fort jeunes à l’école, et qui parlaient mieux à l’âge de douze ans ; Zared Coe, par exemple, le fils du vieux Nehemia, qui s’est établi le premier dans la prairie de l’écluse du Castor . Il n’avait pas quatorze ans qu’il écrivait presque aussi bien que moi ! Il est vrai que je lui avais donné quelques leçons pendant les longues soirées. Quant à ce jeune chasseur, il mérite d’être mis au pilori s’il lui arrive jamais de toucher encore aux rênes d’un cheval ; c’est le plus grand maladroit que j’aie vu de ma vie. Il ne sait ce que c’est qu’un cheval. Je réponds qu’il n’a jamais conduit que des bœufs.

– Je crois, Dickon , que vous ne lui rendez pas justice, dit le juge ; il a montré en cette occasion autant de sang-froid que de résolution. Ne pensez-vous pas comme moi, Élisabeth ?

Ni cette question ni le ton dont elle était faite n’offraient rien d’extraordinaire, et cependant elle ne put y répondre sans rougir jusqu’au front.

– Oui sans doute, mon père ; et la manière dont il a agi annonce un jeune homme bien né et bien élevé.

– Est-ce dans votre pension, ma jolie cousine, demanda Richard d’un air ironique, que vous avez appris à juger si un homme a été bien élevé ?

– On a droit de le croire, répondit-elle d’un ton un peu piqué, quand il sait traiter une femme avec respect et considération.

– Je vois ce que c’est, s’écria Richard ; il a gagné vos bonnes grâces en hésitant à ôter son habit devant vous pour se faire panser l’épaule. Soit ! soit ! quant à moi, je ne puis dire qu’il m’ait paru un homme bien élevé. Je suis prêt à lui rendre ce qui lui appartient pourtant, et je conviens qu’il n’est pas mauvais tireur, car il a tué ce daim fort proprement. N’est-il pas vrai, cousin ’Duke ? car vous n’y prétendez plus rien ?

– Richard, dit le major Hartmann en le regardant d’un air grave et sérieux, c’est un brave jeune homme. Lui avoir sauvé votre vie, la mienne, celle du ministre et celle de monsir Le Quoi. Tant que Fritz Hartmann avoir un hangar pour couvrir sa tête, lui jamais ne manquer d’apri.

– Fort bien, fort bien ; comme il vous plaira, mon vieil ami, répliqua M. Jones en affectant un air d’indifférence ; installez-le dans votre maison de pierre, si bon vous semble ; personne n’en sera plus étonné que lui, car je réponds qu’il n’a jamais couché sous un meilleur gîte que celui que peut offrir une hutte de sauvage comme celle de Bas-de-Cuir. Au surplus, si peu qu’il vaille, je vous prédis que vous le gâterez bientôt. N’avez-vous pas vu comme il a déjà pris un air fier pour s’être jeté étourdiment devant la tête de mes chevaux, à l’instant où je les forçais de tourner dans le bon chemin ?

– Ce sera moi, major, dit Marmaduke à Hartmann, sans faire attention à ce que Richard venait de dire ; ce sera moi qui veillerai à ce que ce digne jeune homme ne manque jamais de rien. Indépendamment du service qu’il m’a rendu en sauvant peut-être la vie à mes amis, j’ai contracté personnellement aujourd’hui une dette considérable envers lui. Mais je crains qu’il ne me soit pas facile de m’en acquitter. Il ne me paraît pas disposé à accepter mes offres de service. Il n’a répondu que par un air de répugnance bien prononcé à la proposition que je lui faisais de rester chez moi toute sa vie, si bon lui semblait. Ne l’avez : vous pas remarqué comme moi, Bess ?

– En vérité, mon père, répondit Élisabeth en baissant les yeux, je n’ai pas assez étudié sa physionomie pour pouvoir juger de ses sentiments d’après ses traits. Mais si vous voulez avoir sur lui quelques renseignements, interrogez Benjamin. Il est impossible que ce jeune homme ait passé quelque temps dans nos environs sans que Benjamin l’ait déjà vu.

– Sans doute, sans doute, je l’ai déjà vu, dit Benjamin, qui était toujours prêt à saisir l’occasion de placer son mot ; et je l’ai vu plus d’une fois. Il est toujours à courir des bordées dans les eaux de Natty Bumppo, c’est-à-dire le suivant à la chasse sur les montagnes, comme une longue barque hollandaise qu’un sloop albanais mène à la remorque. Et personne ne sait mieux ajuster ; jamais canonnier de marine n’a mieux pointé une pièce de vingt-quatre. C’est ce que me disait Bas-de-Cuir, pas plus tard que jeudi dernier, en nous chauffant devant le feu de Betty Hollister ; et il ajouta que, quand il tire sur une bête sauvage, c’est autant de mort. Si cela est vrai, je voudrais bien qu’il rencontrât la panthère qu’on a entendue plusieurs fois hurler dans le bois du côté du lac. C’est un corsaire que je n’aime pas à voir croiser dans nos parages.

– Mais demeure-t-il donc avec Natty Bumppo ? demanda le juge avec quelque intérêt, tandis que les yeux noirs de sa fille se fixaient avec curiosité sur le visage tanné de Benjamin en attendant sa réponse.

– Ils ne se quittent pas plus que la poupe et le gouvernail, répondit l’intendant. Il y aura mercredi trois semaines qu’il a mouillé dans cette rade de conserve avec Bas-de-Cuir. Ils ont fait une prise entre eux deux, un loup qu’ils ont tué, et Natty a apporté la peau de la tête pour recevoir la récompense promise pour la destruction d’une bête féroce. Personne n’écorche une tête plus promptement que lui, et cela n’est pas étonnant, s’il est vrai, comme on le dit, qu’il ait appris ce métier en scalpant des chrétiens. En ce cas il mériterait d’être attaché au grand mât, pour passer sous les lanières de tout l’équipage ; et si Votre Honneur l’ordonne…

– Il ne faut pas croire tous les sots contes qu’on fait courir sur Natty, dit M. Temple ; il a une espèce de droit naturel à gagner sa vie dans ces montagnes, et le bras de la loi le protégera, si quelque fainéant du village s’avise de le molester.

– Le fusil être une meilleure protection que la loi, dit le major d’un ton sentencieux.

– Quant au fusil, s’écria Richard, on peut savoir le manier aussi bien et mieux que lui, et je…

Il fut interrompu par le son d’une petite cloche, ou plutôt d’une grosse clochette qu’on avait placée dans le beffroi de l’académie, et qui annonçait que d’heure du service divin était arrivée, et la compagnie, quittant la table, se prépara à se rendre à l’église, ou plutôt à l’académie.

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