CHAPITRE V.

L’habit de Nathaniel, Monsieur, n’est pas achevé, et les bottes de Gabriel n’ont pas encore de talons ; il n’y a pas de noir pour teindre le chapeau de Pierre, et la dague de Walter n’a pas encore son fourreau : il n’y avait personne de brave qu’Adam, Ralph et Gregory.

SHAKSPEARE.

Pour entrer dans le village de Templeton, il fallait traverser le ruisseau dont nous avons parlé, et qui n’était rien moins qu’une des sources du majestueux Susquehanna. On le passait sur un pont grossier, mais solide, et la quantité de bois qui était entrée dans sa construction prouvait que les matériaux n’étaient pas plus chers en ce pays que la main d’œuvre. Ce fut en cet endroit que les coursiers de Richard Jones rejoignirent le sleigh du juge, qui avançait d’un pas plus convenable à la gravité d’un magistrat. La rue pouvait avoir cent pieds de largeur, mais le chemin frayé pour les voitures n’avait que celle qui était indispensable. Au bout, on apercevait dans le lointain des milliers d’acres de forêt qui ne comptaient encore d’autres habitants que des animaux sauvages. Des troncs d’arbres amoncelés avec profusion devant chaque maison prouvaient que chacun avait pris ses précautions contre la rigueur de l’hiver.

Le dernier rayon du soleil avait brillé sur nos voyageurs pendant qu’ils descendaient la montagne, après avoir quitté Richard. Les cimes des rochers étaient encore éclairées par cet astre qui allait les abandonner à leur tour, quand ils passèrent sur le pont ; mais l’obscurité se répandait déjà sur toute la vallée. Les bûcherons, la cognée sur l’épaule, rentraient chez eux pour se délasser, au coin du feu, des fatigues de la journée. Ils saluaient le juge avec respect, et faisaient un signe de tête familier à Richard, tandis que leurs femmes et leurs enfants accouraient à leurs portes et à leurs fenêtres pour les voir passer. On arriva enfin à la porte extérieure de la maison de M. Temple, et les chevaux entrèrent dans l’avenue de peupliers, alors dépouillés de leurs feuilles. La neige amoncelée sur la terre ne permettait d’entendre ni le bruit que faisait le sleigh dans sa course rapide, ni celui des pieds des chevaux ; mais les clochettes nombreuses dont étaient garnis les harnais des coursiers de M. John firent entendre un carillon qui, donnant l’éveil dans la maison, mit tout en rumeur.

Sur une plate-forme de pierre, très-petite en proportion de la grandeur du bâtiment, Richard et Hiram avaient élevé quatre petites colonnes de bois qui soutenaient le toit couvert en lattes de ce qu’ils appelaient le portique. On y montait par cinq ou six marches en pierre, qui, mal cimentées avaient déjà, par suite de cette négligence ou par l’effet des gelées d’hiver, dévié considérablement de leur position primitive. Mais ce n’était pas le seul, inconvénient qui fût résulté de cette mauvaise construction. On s’était contenté de placer les pierres sur la terre sans aucunes fondations ; le terrain avait fléchi, les pierres avaient baissé, et la plate-forme avait suivi les pierres, de sorte que le portique semblait suspendu en l’air, laissant un demi-pied d’intervalle entre la base des colonnes et la pierre sur laquelle elles reposaient primitivement. Heureusement, le charpentier chargé de la partie mécanique de ce travail avait attaché si solidement à la maison la charpente du toit, qu’au lieu d’être soutenu par les colonnes, c’était lui qui les soutenait alors. Cet inconvénient n’effraya pas le génie fertile de Richard et d’Hiram, et l’ordre composite leur offrant des ressources sans nombre, ils ajoutèrent une seconde base à leurs colonnes. Cependant le terrain avait encore baissé, et peu de temps avant l’arrivée d’Élisabeth dans la maison paternelle, on avait été obligé d’enfoncer des cales en bois sous leur seconde base, de crainte que leur poids ne finit par entraîner le toit qu’elles étaient censées soutenir.

De la grande porte qui s’ouvrait sous ce portique sortirent trois servantes et un domestique. Ce dernier avait la tête nue, était évidemment mieux vêtu que de coutume, et il mérite une description particulière. Sa taille s’élevait à peine à cinq pieds, mais il avait des formes athlétiques, et la carrure de ses épaules aurait fait honneur à un grenadier. Il paraissait encore plus petit qu’il ne l’était, par suite de l’habitude qu’il avait prise de pencher en avant la tête et la poitrine, peut-être pour donner plus d’aisance à ses bras qui effectuaient toujours le même mouvement qu’un balancier, chaque fois que leur maître faisait un pas. Il avait la figure longue, la peau du visage d’un rouge vif, le nez aplati, comme celui d’un singe, une bouche d’une dimension énorme, mais garnie de belles dents, et des yeux bleus qui semblaient regarder avec mépris tout ce qui l’entourait. Sa tête formait un bon quart de la longueur de son corps, et ses cheveux noués en queue en occupaient au moins un autre quart. Son habit, de drap très-léger, qui lui descendait jusqu’à mi-jambes, et qui était large en proportion, était garni de boutons de la taille d’un dollar, sur lesquels était gravée une ancre ; sa veste et ses culottes de peluche rouge avaient perdu depuis longtemps leur première fraîcheur ; enfin il portait des souliers à grandes boucles, et des bas de coton rayés bleu et blanc.

Ce personnage original était né en Angleterre, dans le comté de Cornouailles. Il avait passé son enfance dans le voisinage des mines de plomb, et sa première jeunesse en qualité de mousse à bord d’un bâtiment qui faisait la contrebande entre Falmouth et Guernesey. La presse le retira de ce service et le fit entrer à celui du roi. Placé à bord d’une frégate, le capitaine le prit pour domestique, et le fit ensuite intendant du navire, ce qui, comme il aimait à le dire, lui avait donné occasion de voir le monde, quoique, dans le fait, il ne le connût pas plus que s’il fût resté dans le Cornouailles, allant sur un âne d’une mine à l’autre, puisqu’il n’avait jamais vu que Portsmouth, Plymouth, et un ou deux ports de France. Ayant reçu son congé à la paix de 1783, il annonça qu’ayant vu toutes les parties du monde civilisé, il voulait faire un tour en Amérique. Nous ne le suivrons pas dans toutes les aventures de ce voyage ; nous nous bornerons à dire qu’étant enfin entré au service de M. Marmaduke Temple, deux ans avant qu’Élisabeth eût été envoyée en pension, il y remplissait, sous la surintendance de M. Jones, les fonctions de majordome. Le nom de ce digne personnage était Benjamin Penguillan ; mais comme il racontait souvent l’histoire des fatigues qu’il avait essuyées en travaillant aux pompes du vaisseau à bord duquel il se trouvait, après la victoire de l’amiral Rodney, pour l’empêcher de couler à fond, on lui donnait généralement le sobriquet de Ben-la-Pompe.

À côté de Benjamin, et cherchant à se mettre en avant pour attirer l’attention, était une femme de moyen-âge, portant un déshabillé de calicot, dont la blancheur faisait un contraste frappant avec la couleur de sa peau. Elle avait le nez et le menton pointus, le front plat, les pommettes très-saillantes, la bouche grande, et le peu de dents qui y restaient d’un jaune de safran. Elle prenait du tabac en grande quantité, mais c’eût été calomnier cette poudre que de lui attribuer la couleur de la lèvre supérieure de la beauté qui en faisait usage, puisque la même teinte régnait sur tout le reste de sa figure : elle n’avait encore trouvé personne qui fût disposé à la tirer du célibat. Remarquable Pettibone, car tel était son nom, remplissait les fonctions de femme de charge, et veillait à tous les détails intérieurs de la maison de M. Temple ; mais n’y étant entrée que depuis le décès de son épouse, elle ne connaissait pas encore Élisabeth.

Au moment de l’arrivée des voyageurs, un concert général fut donné par tous les habitants du Chenil, dont Richard Joncs était le surintendant. Leur maître reçut les salutations bruyantes de ses chiens en imitant leurs aboiements, et il le fit avec tant de succès, que la honte de se voir surpasser par un artiste que la nature n’avait pas instruit, fut probablement ce qui les réduisit au silence. Un chien de la plus grande taille, qui portait un collier de cuivre sur lequel étaient gravées les lettres M. T., gardait seul le silence. Au milieu de ce tumulte il allait et venait avec une tranquille majesté sur les pas du juge, dont il recevait les caresses en remuant la queue. Élisabeth le caressa aussi en l’appelant du nom de Vieux-Brave, et l’animal parut la reconnaître ; il la regarda monter les degrés de la plateforme, appuyée sur le bras de M. Le Quoi et sur celui de son père qui la soutenait de crainte que la glace dont ils étaient couverts ne la fît glisser, après quoi il se coucha dans une niche qui était près de la porte, comme s’il eût pensé qu’il se trouvait alors dans la maison un nouveau trésor qu’il fallait garder avec plus de surveillance que jamais.

Élisabeth suivit son père, qui, après s’être arrêté un instant sous le vestibule pour donner des ordres à un domestique, entra dans un grand salon qu’éclairaient à peine deux chandelles placées dans de grands et antiques chandeliers de cuivre. On en ferma la porte dès que toute la compagnie fut entrée, et, après avoir supporté au dehors une température presque à zéro, on se trouva exposé tout à coup à une chaleur de soixante degrés. Au centre de cet appartement était un énorme poêle de fonte, dont les côtés étaient presque rouges, surmonté par un large tuyau qui gagnait le plafond en ligne droite pour emporter la fumée. Un grand vase en fer, rempli d’eau, était placé sur cette fournaise, car on pourrait lui donner ce nom, afin de remédier à la trop grande sécheresse de l’air.

L’ameublement de ce salon consistait en objets importés les uns de la ville, et les autres fabriqués à Templeton. On y voyait un beau buffet en acajou, incrusté d’ivoire, garni en cuivre doré, et chargé de vaisselle d’argent. À côté était une table à manger en cerisier sauvage, humble imitation du bois plus précieux du buffet. Plus loin une table moins large, de couleur moins foncée, faisait reconnaître dans les ondulations régulières de son vernis le bois de l’érable jaspé des montagnes. Dans un coin était une grande et ancienne pendule, à cadran de cuivre, dans sa caisse massive de noyer noir. À l’autre coin en face était un thermomètre de Fahrenheit, auquel était annexé un baromètre, objet de la vénération de Benjamin, qui passait rarement une heure sans venir consulter cet oracle. Un énorme sofa, couvert en indienne, s’étendait le long de tout un côté des murs, dans un espace de près de vingt pieds, et les intervalles que laissaient les meubles des autres côtés étaient remplis par des chaises en bois peint en jaune pâle, avec des lignes transversales en noir, qui avaient été tracées par une main peu sûre. Deux petits lustres étaient suspendus à égale distance entre le poêle et les portes situées à chaque extrémité du salon ; et des girandoles étaient attachées à la boiserie, à intervalles égaux. Elles étaient séparées l’une de l’autre par de petits piédestaux soutenant des bustes en plâtre noirci. Le choix de ces bustes était dû au goût de M. Richard Jones ; l’un était Homère, et la ressemblance était frappante, disait-il, car ce poète était aveugle. À la barbe du second, coupée en pointe, on ne pouvait méconnaître Shakspeare. Le troisième était une femme tenant une urne, et il était aisé de voir que c’était Anna, portant les cendres de sa sœur Didon. Aux lunettes du quatrième, et à l’air de dignité du cinquième, il était impossible de ne pas reconnaître Franklin et Washington. Quant au dernier, qui représentait un homme décolleté, couronné de lauriers, Richard en parlait d’un ton moins affirmatif, et il ne décidait pas s’il représentait Jules-César ou le docteur Faust.

La tapisserie qui décorait la muraille représentait sur un fond gris la Grande-Bretagne pleurant sur la tombe de Wolfe. Le héros lui-même était à peu de distance de la déesse en deuil. Les deux parois de la pièce contenaient la figure, à l’exception d’un bras du général qui s’en allait dans la pièce voisine ; de sorte que lorsque Richard essaya de rassembler de ses propres mains ce dessin délicat, plus d’une difficulté l’empêcha d’y parvenir avec précision, et la Grande-Bretagne eut à déplorer, outre la perte de son guerrier favori, de nombreuses amputations de son bras droit.

L’auteur de ces mutilations cruelles annonça sa présence dans l’appartement par le bruit de son fouet, et il fut le premier à prendre la parole.

– Comment ? Benjamin ! Comment ? Ben-la-Pompe ! s’écria-t-il ; est-ce ainsi que vous recevez une héritière ? Excusez-le, cousine Élisabeth ; il n’est pas donné à tout le monde de sentir ce qui est convenable ; mais me voici, et les choses en iront mieux. Allons donc, monsieur Penguillan, allumez, allumez, et que nous puissions nous voir les uns les autres. Eh bien ! cousin ’Duke, je vous ai apporté votre daim ; qu’en allons-nous faire ?

– Au nom du Seigneur, Squire , répondit Benjamin après s’être d’abord essuyé la bouche avec le dos de sa main, si vous aviez donné vos ordres pendant le premier quart d’heure, ils auraient été exécutés à temps, voyez-vous. J’avais fait l’appel de toutes les mains, et j’allais distribuer les chandelles ; mais quand les femmes ont entendu vos clochettes, elles n’ont pu résister ; et s’il y a dans la maison quelqu’un qui puisse tenir le gouvernail contre une troupe de femmes, jusqu’à ce qu’elles aient filé leur câble, ce quelqu’un là n’est pas Benjamin. Mais miss Élisabeth serait plus changée qu’un corsaire sous faux pavillon, si elle était mécontente d’un vieux serviteur pour quelques chandelles de plus ou de moins.

Élisabeth gardait le silence ainsi que M. Temple. C’était la première fois qu’elle entrait dans la maison depuis la mort de sa mère, et cette circonstance rappelait vivement au père et à la fille la perte qu’ils avaient faite.

Cependant les lustres et les girandoles furent garnis de chandelles par les domestiques, revenus enfin de leur surprise ; ils les allumèrent sans délai, et, au bout de quelques instants, l’appartement se trouva parfaitement illuminé.

Toute la compagnie commença alors à se débarrasser des vêtements additionnels que chacun avait pris pour se garantir du froid, et Remarquable Pettibone s’approcha d’Élisabeth, en apparence pour recevoir les habillements qu’elle quittait, mais en réalité pour examiner, avec une curiosité qui n’était pas sans quelque mélange de jalousie, l’air et la tournure de la jeune personne qui venait la supplanter dans l’administration intérieure de la maison. Ce dernier sentiment ne s’effaça point quand sa jeune maîtresse eut ôté successivement son grand manteau, un ou deux châles, et le grand capuchon noir qui, en tombant, fit voir des boucles de longs cheveux noirs, brillants comme l’aile du corbeau. Rien n’était plus beau que son front. Son nez aurait été parfaitement grec, sans une légère courbure qui n’en diminuait la régularité que pour lui donner un nouveau charme. Sa bouche, à la première vue, ne semblait faite que pour l’amour ; mais dès que ses lèvres s’entr’ouvraient, on admirait combien l’accent de sa voix avait d’aisance, de grâce et de dignité. Sa physionomie charmante n’avait pas un moindre attrait ; elle était l’image vivante de sa mère, et tenait d’elle une taille avantageuse, sans être trop grande, un embonpoint assez remarquable pour son âge, et la parfaite symétrie de tous ses membres. Elle lui devait aussi des sourcils bien arqués, des yeux pleins de feu, et les longs cils qui les bordaient. Il y avait aussi dans sa physionomie l’expression de celle de son père ; elle était naturellement pleine de douceur et de bienveillance, mais elle pouvait s’animer, et c’était alors une beauté imposante.

Lorsqu’elle eut ôté son dernier châle, elle resta couverte d’une robe à monter à cheval, du plus beau drap bleu, qui flattait encore sa taille ; ses joues donnaient naissance à des roses que la chaleur de la salle ne rendait que plus vives, et ses yeux encore un peu humides, par suite du froid qu’elle avait éprouvé pendant le voyage, n’en brillaient qu’avec plus d’éclat.

Chacun s’étant débarrassé de ses vêtements extraordinaires, Marmaduke parut en habit complet de drap noir uni ; M. Le Quoi, en habit de couleur de tabac, en gilet brodé, en culottes et bas de soie, et en souliers à boucles ; le major Hartmann, en bottes, en perruque à queue, et en habit bleu de ciel, et M. Richard Jones, en frac boutonné sur sa taille bien arrondie, et ouvert sur la poitrine, de manière à laisser apercevoir un gilet de drap rouge qui en couvrait, un second en flanelle, bordé de velours ; il portait des culottes de daim, des bottes à revers et des éperons.

Élisabeth, plus légèrement vêtue, eut enfin le loisir de jeter un coup d’œil sur l’appartement dans lequel elle se trouvait, et si l’ameublement n’en était pas du meilleur goût, du moins tout y était de la plus grande propreté, et il n’y manquait rien de ce qui pouvait être agréable ou commode. Ses yeux n’avaient pas encore eu le temps de s’arrêter sur les petits défauts qu’elle aurait pu apercevoir, quand ils rencontrèrent un objet qui formait un contraste frappant avec le visage joyeux des personnages qui s’étaient réunis pour célébrer le retour de l’héritière de Templeton chez son père.

Dans un coin de la salle, près de la grande entrée, était le jeune chasseur que tout le monde semblait avoir oublié, et qui paraissait partager lui-même la distraction générale. En entrant dans l’appartement, il avait machinalement ôté son bonnet et mis au jour des cheveux dont la couleur brillante le disputait même à ceux d’Élisabeth. S’il y avait dans les traits de sa physionomie quelque chose de prévenant, on ne pouvait s’empêcher de reconnaître aussi de la noblesse sur son front, et la manière dont il portait sa tête annonçait un homme pour qui une splendeur qu’on regardait comme sans égale dans ces nouveaux établissements n’offrait rien d’extraordinaire, et qui semblait même la mépriser.

La main qui tenait sa toque était légèrement appuyée sur le petit piano monté en ivoire d’Élisabeth, et ses doigts placés sur les touches semblaient habitués à s’y reposer. Cette habitude était évidemment prise par hasard, et elle n’annonçait ni une timidité gauche ni une hardiesse déplacée. Élisabeth n’eut pas plus tôt jeté les yeux sur lui, qu’elle s’écria :

– Mon père, nous oublions l’étranger que nous avons amené ici pour lui faire donner des secours, et qui a droit à notre attention.

Tous les yeux se tournèrent alors du côté du jeune chasseur, qui répondit en levant la tête d’un air de fierté : – Ma blessure n’est qu’une bagatelle, et je crois que M. Temple, en arrivant, a envoyé chercher un chirurgien.

– Oui, certainement, dit Marmaduke ; je n’ai pas oublié la cause de votre arrivée ici, jeune homme, ni la nature de la dette que j’ai contractée envers vous.

– Oh ! oh ! s’écria Richard en se frottant les mains, vous devez donc quelque chose au jeune homme, cousin ’Duke ? C’est sans doute pour le daim que vous avez tué ? Vous nous avez fait une belle histoire de votre prouesse ! – Tenez, jeune homme, je vous donnerai deux dollars pour le daim, et le juge ne peut faire moins que de payer le docteur. – Je ne vous demanderai rien pour mes services, et vous ne vous en trouverez pas moins bien. – Allons, allons, cousin ’Duke, ne soyez pas déconcerté : si vous avez manqué le daim, vous n’avez pas manqué ce pauvre diable ; et pour cette fois vous m’avez battu, car jamais il ne m’est arrivé d’en faire autant.

– Et j’espère que cela ne vous arrivera jamais, répondit M. Temple, s’il doit vous en coûter autant de chagrin et de regret que j’en éprouve. – Mais prenez courage, mon jeune ami ; la blessure ne peut être dangereuse, puisque vous remuez le bras avec facilité.

– Ne rendez pas les choses pires qu’elles ne le sont, en vous mêlant de parler de chirurgie, cousin ’Duke, s’écria M. Jones en faisant un geste de mépris ; c’est une science qui ne peut s’acquérir que par la pratique. Vous savez que mon grand-père était un docteur, et il n’y a pas une goutte de sang médical dans vos veines. Ce genre de connaissances se perpétue dans les familles ; toute la mienne, dans la ligne paternelle, a du goût pour la médecine ; et mon oncle, qui fut tué à Brandy wine, mourut deux fois plus facilement qu’aucun autre soldat de son régiment, uniquement parce qu’il savait comment cela devait se faire.

– Je ne doute pas, Dick, répondit le juge d’un ton enjoué, tandis que le jeune étranger ne pouvait s’empêcher de laisser échapper un sourire en dépit de lui-même, que votre famille n’entende fort bien l’art d’apprendre à ses patients à sortir facilement de la vie.

Richard l’écouta avec un air de sang-froid, mit ses mains dans ses poches en affectant beaucoup de dédain, et commença à siffler. Mais le désir de répliquer l’emporta sur sa philosophie, et il s’écria avec chaleur : – Vous pouvez en rire, si bon vous semble, mais il n’existe pas un homme, dans toute l’étendue de votre patente , qui ne sache qu’il y a des talents et des vertus héréditaires. – Ce jeune homme même, quoiqu’il n’ait jamais vu que des ours, des daims et des perdrix, vous dira qu’il n’en doute pas. – N’est-il pas vrai, l’ami ?

– Je crois du moins que le vice n’est pas héréditaire, répondit l’étranger, dont les yeux se portèrent rapidement du père à la fille, pendant qu’il parlait ainsi.

– Le squire a raison, juge, dit Benjamin en faisant à M. Jones un signe de tête qui indiquait de la cordialité entre eux ; dans le vieux pays , le roi touche les écrouelles, et c’est une maladie que le plus grand docteur d’une flotte et l’amiral lui-même ne sauraient guérir : cela n’est réservé qu’à Sa Majesté ou à la main d’un pendu . – Oui, oui, M. Richard a raison ; car sans cela comment se ferait-il que le septième fils serait toujours un docteur ? Or, quand nous eûmes ce fameux engagement avec les Français sous l’amiral de Grasse, nous avions à bord un docteur qui…

– Fort bien, Benjamin, dit Élisabeth, vous me raconterez cette histoire et toutes vos aventures dans un autre moment. Quant à présent, il faut préparer une chambre où l’on puisse panser le bras de Monsieur.

– J’y veillerai moi-même, cousine, dit Richard d’un air important. Parce qu’il plaît au juge d’être obstiné, il ne faut pas que ce pauvre diable en souffre. Suivez-moi, l’ami, je vais examiner votre blessure.

– Je crois qu’il vaut autant attendre l’arrivée du chirurgien, répondit le jeune chasseur très-froidement ; il ne peut tarder, et cela vous en évitera la peine.

Richard le regarda un instant fixement, comme s’il avait peine à en croire ses oreilles ; mais ne pouvant douter qu’il n’eût bien entendu, il considéra ce refus comme un acte d’hostilité, et remettant ses mains dans ses poches, il se détourna brusquement. S’avançant alors vers M. Grant, et plaçant sa tête en face et tout près de celle du ministre, il lui dit à demi-voix :

– Faites bien attention à ce que je vais vous dire : on fera courir le bruit dans tous les environs que sans ce jeune drôle nous nous serions tous cassé le cou. Comme si je ne savais pas conduire. Vous auriez vous-même fait tourner les chevaux, Monsieur, il n’y a rien de plus facile ; il ne s’agissait que de serrer la bride sur la gauche, et d’allonger un grand coup de fouet sous les flancs du cheval de droite. J’espère que vous ne vous ressentez nullement de la chute ?

L’arrivée du docteur du village empêcha M. Grant de lui répondre.

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