CHAPITRE XIV.

Voici un pot, un pot d’une pinte, un pot d’une demi-pinte, un pot d’un quart de pinte, un pot de la plus petite mesure et le bol brun. Buvons à la meule d’orge, mes braves garçons, buvons à la meule d’orge.

Chanson à boire.

La compagnie que nous avons vue entrer dans l’auberge du Hardi Dragon, à la fin du chapitre précédent, se composait du juge Temple, du major Hartmann, de M. Le Quoi et de Richard Jones. L’arrivée de ces personnages distingués produisit un moment de commotion générale, et le procureur Lippet en profita pour s’évader. La plupart de ceux qui étaient dans la salle s’approchèrent de Marmaduke pour prendre la main qu’il leur offrait, en lui disant qu’ils espéraient que le juge se portait bien.

Pendant ce temps le major s’asseyait fort tranquillement sur le banc à dossier que le docteur et le procureur venaient d’abandonner. Il ôta son chapeau et sa perruque, et y substitua un bonnet de laine bien chaud, qu’il s’enfonça sur les oreilles ; tira de sa poche sa boîte à tabac, demanda à l’hôte une pipe neuve, la chargea, l’alluma, et dès qu’il en eut tiré une bouffée de fumée, il l’ôta un instant de sa bouche, et tournant la tête du côté du comptoir : – Petty, s’écria-t-il, votre toddy être prêt, sans doute ?

Le juge, après avoir reçu les salutations de toute la compagnie, alla s’asseoir à côté du major, tandis que Richard cherchait des yeux dans toute la salle quelle était la place où il serait le plus à l’aise. M. Le Quoi prit une chaise, et s’assit près d’une cheminée, en ayant soin de se placer de manière à ne pas empêcher un seul rayon de chaleur d’arriver à qui que ce fût. John Mohican, qui était entré presque au même instant, alla s’asseoir, sans parler à personne au bout d’un banc voisin du comptoir.

Lorsque tout le monde fut placé, le juge prit la parole, et dit à l’hôtesse d’un ton badin : – Eh bien ! Betty, je vois que vous conservez votre vogue, malgré le mauvais temps, en dépit des rivaux, et au milieu de toutes les religions. Comment avez-vous trouvé le sermon ?

– Le sermon, répéta-t-elle ; à coup sûr je ne puis dire qu’il n’était pas raisonnable ; mais pour les prières, c’est tout différent. Ce n’est pas peu de chose, voyez-vous, juge, quand on est dans sa cinquante-neuvième année, que d’être obligée de se remuer sans cesse dans une église pour se lever et s’asseoir je ne sais combien de fois dans le cours d’une heure. Du reste, M. Grant paraît un digne homme, et, à coup sûr, je n’ai rien à dire contre lui. Tenez, John, voilà une pinte de cidre au genièvre : un Indien n’a pas besoin d’avoir soif pour boire.

– Je conviendrai, dit Hiram, d’un ton réfléchi, que le discours a été bien débité, et je crois qu’en général il a été entendu avec plaisir. Cependant, il s’y trouvait certaines choses qu’il aurait mieux valu supprimer, ou, pour mieux dire, remplacer par d’autres ; mais c’est ce qui n’était pas facile, puisque le sermon était écrit .

– Et voilà justement l’enclouure, juge, s’écria l’hôtesse ; comment un ministre peut-il être inspiré en prêchant, quand il est lié et garrotté à tout ce qu’il a écrit d’avance, ni plus ni moins qu’un dragon maraudeur à un piquet ?

– Fort bien, fort bien, dit Marmaduke en faisant un geste de la main pour leur imposer silence à tous deux ; mais en voilà bien assez. M. Grant nous a dit ce soir qu’il y avait différence d’opinion à ce sujet, et, à mon avis, il a parlé très-sensément.

Un moment de silence s’ensuivit ; mais Hiram Doolittle, ne voulant pas avoir l’air de ne plus oser rien dire, entreprit de renouer la conversation en parlant d’autre chose.

– Et quelles nouvelles nous apportez-vous du congrès, juge ? lui demanda-t-il ; il n’est pas vraisemblable qu’il ait fait grand’chose pendant cette session ? Sait-on comment les choses vont maintenant en France ?

– Depuis que les Français ont décapité leur roi, répondit Marmaduke, ils ne font plus que se battre. Le caractère de cette nation semble changé.

– Ah ! mon malheureux roi ! murmura tristement M. Le Quoi.

– J’ai connu bien des Français pendant la guerre que nous avons soutenue pour notre indépendance, continua M. Temple, et tous m’ont paru être des hommes pleins d’humanité, des hommes doués d’un excellent cœur ; mais ces jacobins ont soif du sang comme de vrais bouledogues.

– Il y avait avec nous à Yorktown, dit l’hôtesse, un nommé Roschambog , et, à coup sûr, c’était un brave garçon, ainsi que son cheval. Ce fut là que mon pauvre sergent reçut à la jambe, en attaquant les batteries anglaises, un coup de pied de cheval qui le rendit boiteux.

– La législature , continua Marmaduke, a rendu plusieurs lois dont, le pays avait grand besoin. Il y en a une entre autres qui défend de pêcher à la seine dans certaines rivières et dans les petits lacs, autrement qu’en saison convenable ; une autre qui défend de tuer les daims pendant les mois de gestation. J’espère que le temps viendra où l’on défendra de même d’abattre des arbres sans nécessité.

Natty écouta ce détail avec une attention qui lui permettait à peine de respirer ; et quand M. Temple eut fini de parler, il se mit à rire à la muette, suivant sa coutume, comme en dérision de ce qu’il venait d’entendre.

– Faites des lois, juge, faites des lois, dit-il ensuite ; mais où trouverez-vous du monde pour garder les montagnes pendant les longs jours d’été, et les lacs pendant les nuits ? Le gibier est gibier, et celui qui le trouve a droit de le tuer. Telle est la loi qui a existé sur ces montagnes, à ma connaissance, pendant quarante ans, et je crois qu’une vieille loi en vaut bien deux nouvelles. À moins qu’on n’eût besoin d’une paire de guêtres, il faudrait être fou pour tuer une biche qui a son faon à côté d’elle, car chacun sait que la chair en est maigre et dure. D’ailleurs, un coup de fusil le long du lac retentit quelquefois dans les rochers comme si on en avait tiré cinquante ; et qui pourrait dire où était placé l’homme qui l’a lâché ?

– Armé de la force des lois, monsieur Bumppo, dit le juge d’un ton grave, un magistrat vigilant peut prévenir une grande partie des désordres qui ont eu lieu jusqu’à présent, et qui contribuent déjà à rendre le gibier plus rare. J’espère vivre assez longtemps pour voir le jour où l’on respectera les droits d’un propriétaire sur son gibier, autant que ceux qu’il a sur ses fermes.

– Vos lois et vos fermes sont de la même date, s’écria Natty, tout cela est né d’hier. Mais les lois devraient être impartiales, et ne pas favoriser l’un aux dépens de l’autre. Il y a eu mercredi quinze jours, j’avais tiré sur un daim, je l’avais blessé, et je comptais bien l’abattre du second coup, car il est sans exemple que j’aie tiré trois fois sur la même pièce. Mais pas du tout, il sauta par-dessus une maudite barrière, pendant que je rechargeais mon fusil, et je ne pus la traverser pour le poursuivre. Or, qui m’indemnisera d’avoir perdu ce daim, un des plus beaux de la saison ? Allez, allez, juge, ce sont les fermiers, et non les chasseurs, qui font que le gibier devient rare.

– Les daims n’être pas si nompreux maintenant que pendant l’ancienne guerre, monsieur Pumpo, dit le major au milieu d’un nuage de fumée ; la terre n’être pas faite pour les daims, mais pour les chrétiens.

– Je crois que vous êtes ami de la justice, major, répondit Natty, quoique vous alliez souvent à la grande maison ; dites-moi donc s’il n’est pas bien dur pour un homme de se voir privé, par de pareilles lois, de ses moyens honnêtes d’existence, quand, si justice était rendue, il pourrait pêcher et chasser tous les jours de la semaine, et même sur les meilleurs défrichements, si l’envie lui en prenait ?

– Moi pien vous entendre, Pas-de-Cuir, dit le major, en fixant sur lui ses grands yeux noirs d’un air particulièrement expressif, mais vous n’avoir pas toujours été si prudent.

– Je n’en avais peut-être pas les mêmes raisons, répliqua Natty d’un air sombre. Et appuyant la tête sur ses deux mains, il parut décidé à ne plus parler.

– Le juge avait commencé à nous dire quelque chose sûr les Français, dit Hiram après un moment de silence général.

– Oui, Messieurs, dit Marmaduke, je vous disais que les jacobins semblent décidés à ne pas mettre de bornes à la carrière de leurs crimes. Ils continuent ces meurtres auxquels ils donnent le nom d’exécutions. Vous savez sans doute qu’ils ont ajouté l’assassinat de leur reine à la longue liste de leurs forfaits ?

– Les scélérats ! s’écria encore M. Le Quoi en se retournant sur sa chaise avec une sorte de tressaillement convulsif.

– La Vendée est dévastée par les troupes de la république, continua M. Temple ; et l’on en fusille les habitants par centaine, uniquement parce qu’ils sont royalistes. La Vendée est une province du sud-ouest de la France qui continue à être fort attachée aux Bourbons. Mais M. Le Quoi connaît sans doute ce pays, et il pourrait nous donner quelques détails.

– De grâce ! de grâce ! s’écria M. Le Quoi en s’appuyant la main sur le front, ne m’interrogez pas sur toutes ces horreurs ; laissez-moi tâcher de les oublier.

– Ces républicains furieux ont livré depuis peu plusieurs batailles, ajouta le juge, et ils n’ont été que trop souvent victorieux. Cependant je ne puis dire que je sois fâché qu’ils aient repris Toulon, car ce port appartient naturellement à la France.

– Ils ont repris Toulon ! s’écria M. Le Quoi en se levant avec vivacité et en sautant de joie ; j’en suis enchanté ! Ah ! ah ! messieurs les Anglais ! Mais cette pauvre reine ! ce nombre immense de victimes ! Les Français sont toujours braves ; ils ont repris Toulon ! je voudrais qu’ils prissent Londres.

Il continua à se promener quelques instants, en proie à une vive agitation ; tantôt se frottant les mains de plaisir, tantôt se battant le front de chagrin. Enfin ne pouvant résister à l’émotion que lui causaient les sentiments qui se combattaient dans son cœur, l’amour de sa patrie, et l’horreur des crimes qui s’y commettaient, il sortit brusquement de l’appartement, et reprit le chemin de sa boutique.

Son départ ne parut pas surprendre les villageois, qui étaient habitués à ses manières ; mais le major Hartmann partit d’un grand éclat de rire, ce qui lui arrivait rarement, et s’écria : – Ce Français être fou ; mais ne pas avoir besoin de boire, lui être ivre de joie tout en pleurant de chagrin.

– Les Français sont de bons soldats, dit Hollister ; ils nous ont donné un bon coup de main à Yorktown ; et, quoique je ne sois qu’un ignorant en ce qui concerne les grands mouvements d’une armée, je crois que sans eux Son Excellence n’aurait pu marcher contre Cornwallis.

– Vous dites la vérité, sergent, s’écria sa femme, et je voudrais que vous fissiez toujours de même. Oui, oui, les Français sont de bons soldats, et de jolis garçons, par-dessus le marché. Je me souviens que quand je conduisais ma charrette, comme vivandière, pendant que vous étiez en avant avec la milice, j’ai rencontré un régiment français qui rejoignait l’armée, et je n’ai pas eu la peine d’aller plus loin pour trouver le débit de ma marchandise. Mais ont-ils payé ? me demanderez-vous. À coup sûr, ils ont payé, et en belles couronnes françaises ; du diable s’ils avaient entre eux tous un chiffon de papier américain. Que Dieu me pardonne de jurer, mais c’est qu’ils ont payé en bel et bon argent. Et avec eux, sur six verres, il y en a un qui est tout profit, parce qu’en vous le rendant, ils laissent toujours quelque chose au fond. Or vous sentez que le commerce va bien, juge, quand les pratiques paient bien et n’y regardent pas de trop près.

– Et cela vous a profité, mistress Hollister, dit Marmaduke. Mais où est donc Richard ? À peine était-il assis que je l’ai vu se lever pour sortir, et il est absent depuis si longtemps que je crains qu’il ne soit gelé quelque part.

– Ne craignez rien, cousin ’Duke, ne craignez rien ! s’écria M. Jones qui rentrait en ce moment. Les affaires réchauffent, même pendant la nuit la plus froide. Betty, votre mari m’a dit en sortant de l’église qu’il craignait que ses porcs ne devinssent ladres. J’ai été les voir, et j’ai reconnu qu’il avait raison. J’ai couru chez vous, docteur, et j’ai demandé à votre apprenti quelques ingrédients que j’ai mêlés avec de la lavure de vaisselle, et que j’ai jetés dans leur auge. À présent, je réponds de tout, et je gage un daim contre un écureuil qu’ils se porteront bien avant la fin de la semaine. Allons, mistress Hollister, j’attends un pot de flip maintenant.

– Il est tout prêt, monsieur Jones, répondit l’hôtesse, je savais bien qu’il vous en faudrait un. Mon cher sergent, servez donc M. Jones ; le pot est auprès du feu. Eh non ! pas celui-là, le plus grand ; bien. Goûtez cela, monsieur Jones, et j’ose dire que vous en serez satisfait.

– Il est parfait, Betty, répliqua Richard ; personne ne sait parer le flip comme vous. Vous voilà, John ! tenez, goûtez-le. Buvez, buvez ; moi, vous et le docteur, nous avons fait ce soir une belle opération. Et comment va notre patient ? À propos, cousin ’Duke, pendant votre absence, un jour que je n’avais rien à faire, ce qui m’arrive rarement, j’ai fait une chanson. Il faut que je vous la chante.

Si nous cédons aux soucis

Dont notre vie est remplie,

Nous aurons de cheveux gris

La tête bientôt garnie :

Mais pour narguer le chagrin

Et pour chasser l’humeur noire,

Il faut, du soir au matin,

Chanter, rire et boire.

Buvons, chantons, rions,

C’est la façon des bons garçons ;

Vive la folie,

Nargue les soucis,

Les soucis abrègent la vie,

Les soucis donnent des cheveux gris .

Eh bien ! cousin ’Duke, qu’en pensez-vous ? J’ai fait aussi un autre couplet, mais il me manque le dernier vers, parce que je n’ai pas encore trouvé la rime. J’étais vraiment né poète. Et vous, vieux John, comment trouvez-vous cette musique ? vaut-elle celle de vos chansons de guerre ?

– Elle est bonne, répondit l’Indien, qui avait bu avec tous ses voisins, indépendamment de ce que lui avait donné l’hôtesse, et dont la tête commençait à se ressentir de ces copieuses libations.

– Prafo ! prafo ! Richard ! s’écria le major, dont les yeux annonçaient aussi l’influence que son troisième pot de toddy exerçait sur sa tête, prafissimo ! c’être une fort ponne chanson ; mais Natty Pumpo en safoir une meilleure. Allons, Pas-de-Cuir, mon fieux garçon, chante-nous ta chanson sur le gipier des bois.

– Non, major, non, répondit Natty en secouant la tête d’un air triste ; j’ai vécu pour voir ce que je croyais que mes yeux ne verraient jamais dans ces montagnes, et je n’ai plus le cœur de chanter. Quand celui qui devrait être le maître ici est réduit à boire de l’eau de neige pour étancher sa soif, il ne convient pas à ceux qui ont vécu de ses bontés de se réjouir comme si tout était soleil et printemps.

Après avoir ainsi parlé, il laissa retomber sa tête sur ses genoux, et reprit sa première attitude, se couvrant le visage des deux mains.

Le changement de température qu’avait éprouvé Richard Jones en passant d’un froid excessif à une chaleur extrême, et la promptitude avec laquelle il avait vidé, coup sur coup, plusieurs mesures de flip que mistress Hollister avait à peine le temps de lui préparer, avaient déjà mis sa tête au niveau de celles de presque toute la compagnie. Prenant en main un pot de sa liqueur favorite il se leva et s’avança vers le vieux chasseur.

– Soleil et printemps ! s’écria-t-il, vous êtes aveugle, Bas-de-Cuir : c’était la lune et l’hiver qu’il fallait dire. Buvez ceci pour vous éclaircir la vue.

Il faut, du soir au matin,

Chanter, rire et boire.

Mais écoutez, voilà ce vieux John qui entonne Une chanson. Quelle chienne de musique que celle de ces Indiens, major ! je suis sûr qu’ils n’en connaissent pas une note.

Tandis que Richard chantait et parlait, le vieux Mohican faisait entendre des soins lents et monotones, en marquant la mesure par un mouvement de la tête et du corps ; il n’y joignait que peu de paroles, et comme il les prononçait dans sa langue naturelle, Natty était le seul qui pût les comprendre. Sans faire attention à ce que venait de dire Richard, il continua à chanter une espèce d’air sauvage et mélancolique, qui montait quelquefois à des notes très-élevées, et qui retombait tout à coup dans ces sons bas et tremblotants qu’on eût dit être le caractère de cette musique.

L’attention de la compagnie était alors très-partagée. On formait différents groupes qui discutaient sur divers sujets, dont les principaux étaient le traitement des porcs attaqués de ladrerie, et le sermon prononcé par M. Grant, pendant que le docteur Todd tâchait d’expliquer à Marmaduke la nature de la blessure qu’avait reçue le jeune chasseur. Cependant le vieux Mohican continuait à chanter ; ses yeux commençaient à s’égarer, et sa physionomie prenait peu à peu une expression de férocité brutale. Son chant s’élevait par degrés, et il arriva enfin à un diapason qui mit fin à toute conversation. Natty, relevant alors la tête, lui parla avec chaleur dans sa langue naturelle ; mais par égard pour nos lecteurs, nous traduirons son discours dans un langage plus intelligible pour eux.

– À quoi bon chanter vos exploits, Chingachgook, et parler des guerriers que vous avez tués, quand le plus grand ennemi est près de vous et usurpe les droits du jeune aigle ? J’ai combattu dans autant de batailles qu’aucun guerrier de votre nation, mais je ne saurais m’en vanter dans un temps comme celui-ci.

L’Indien fit un effort pour se lever, mais il ne put se soutenir sur ses jambes, et il retomba sur son banc. – Œil-de-Faucon, dit-il, je suis le grand serpent des Delawares ; je puis suivre les Mingos à la piste comme la couleuvre qui dérobe les œufs d’un oiseau, et, comme le serpent à sonnettes, les terrasser d’un seul coup. L’homme blanc a bien parlé ce soir ; il a voulu donner au tomahawk de Chingachgook la blancheur des eaux de l’Otsego ; mais il est encore rouge du sang des Maquas.

– Et pourquoi avez-vous tué ces guerriers mingos ? N’était-ce pas pour assurer aux enfants de vos pères la possession de ces bois et de ces lacs qui ont été abandonnés en conseil solennel au mangeur de feu ! Et cependant le sang d’un guerrier ne coule-t-il pas dans les veines d’un jeune chef qui devrait parler bien haut dans les lieux où sa voix ne peut se faire entendre ?

Cette conversation, que chacun écoutait sans la comprendre, sembla rendre un moment au vieil Indien l’usage de ses facultés. Il secoua la tête d’un air menaçant, rejeta en arrière ses cheveux noirs, se leva de nouveau, parvint à s’affermir sur ses jambes, et fixant sur Marmaduke des yeux brillants d’un ressentiment sauvage, il porta la main sur son tomahawk qui était attaché à sa ceinture.

– Ne verse pas de sang ! s’écria Natty qui vit que le vieux chef reprenait le caractère de férocité qui lui était naturel.

Mais Richard venait de placer devant le Mohican un pot rempli de flip ; le vieux sauvage le saisit des deux mains et le vida tout d’un trait. Au même instant ses yeux s’égarèrent ; sa vue se troubla ; ses traits n’exprimèrent plus que l’idiotisme, le pot lui échappa des mains, et il retomba sur son banc, la tête en avant et appuyée sur la table.

– Voilà bien les sauvages, dit Natty ; donnez-leur à boire, et vous en faites des chiens enragés ou des pourceaux. Mais patience, patience ! le jour de la justice arrivera peut-être.

Il lui dit encore quelques mots dans sa langue naturelle, mais John ne pouvait plus l’entendre.

– À quoi bon lui parler ? s’écria Richard ; ne voyez-vous pas qu’il est sourd, aveugle et muet ? Allons, capitaine Hollister, donne-lui une chambre à coucher dans ta grange, et je te paierai pour lui. Je suis riche ce soir ; vingt fois plus riche que le cousin ’Duke avec ses bois, ses terres, ses lacs, ses rentes et son argent comptant.

Car, pour narguer le chagrin,

Et pour chasser l’humeur noire,

Il faut, du soir au matin,

Chanter, rire et boire.

Vive la folie,

Les soucis abrègent la vie ;

Les soucis donnent des cheveux gris.

Allons, roi Hiram ; allons, prince Doolittle, faites comme moi, buvez, buvez, vous dis-je. C’est aujourd’hui la veille de Noël, et elle n’arrive qu’une fois l’an.

– Eh ! eh ! eh ! monsieur Jones est d’une humeur tout à fait musicale ce soir ! dit Hiram, dont la langue était aussi un peu épaisse. Eh bien ! monsieur Jones, je crois qu’après tout, nous ferons de notre monument une église.

– Une église ! Doolittle, s’écria Richard. Nous en ferons une cathédrale, et nous aurons un évêque, des chanoines, des prêtres, des diacres, des enfants de chœur, des sacristains, des marguilliers, un organiste et un souffleur. Par le lord Henry, comme dit Benjamin, nous planterons un clocher à l’autre bout, et nous en ferons deux églises. Qu’en dites-vous, cousin ’Duke ? paierez-vous cette dépense ? Oui, oui, vous la paierez.

– Tu fais tant de bruit, Dick, dit le juge à Richard, qu’il m’est impossible d’entendre ce que me dit le docteur. Ne me disiez-vous pas, docteur Todd, qu’il était à craindre que la blessure ne s’envenimât, attendu la rigueur du froid ?

– Je vous disais, au contraire, juge, répondit le docteur, que quelque rigoureux que fût le froid, on ne pouvait craindre de voir s’envenimer une blessure que j’ai pansée avec le plus grand soin, et dont j’ai extrait la balle que j’ai encore dans ma poche. Comme il paraît que vous avez dessein de prendre ce jeune homme chez vous, monsieur Temple, je suppose qu’il vaudra mieux que je ne fasse qu’un seul mémoire pour l’opération et les soins subséquents ?

– Oui, je pense qu’un seul mémoire suffira, répliqua Marmaduke avec un de ces sourires équivoques qui lui étaient familiers, et qu’on n’aurait pu dire s’il fallait l’attribuer à l’ironie ou à la bonne humeur.

Cependant Hollister, aidé de quelques unes de ses pratiques, avait emporté le vieil Indien dans sa grange ; il l’y étendit sur la paille, et John Mohican dormit paisiblement jusqu’au lendemain.

Pendant ce temps, le major vidait autant de pots de toddy qu’il fumait de pipes de tabac, et commençait à devenir aussi d’une gaieté bruyante. La nuit était fort avancée, ou plutôt elle avait fait place au matin, quand il montra quelque intention de retourner à ce que les villageois appelaient la grande maison. La salle était alors presque vide ; mais Marmaduke connaissait trop bien les goûts et les habitudes de son vieil ami pour faire plus tôt la proposition de se retirer. Il profita, pour se lever, de la première occasion que lui en offrit le vétéran allemand, et il partit avec lui et Richard Jones. Mistress Hollister les accompagna jusqu’à la porte, en leur recommandant de marcher avec précaution.

– Prenez le bras de M. Jones, major ; il est le plus jeune, et c’est à lui à vous soutenir. C’est un plaisir de vous voir tous au Hardi Dragon, et, à coup sûr, il n’y a pas de mal à passer gaiement la veille de Noël ; qui sait ce qui peut arriver avant que nous en voyions une autre ? Bonsoir, juge ; je vous souhaite à tous trois d’heureuses fêtes de Noël.

Ils prirent le milieu de la rue, où la neige était bien battue, Marmaduke marchant à l’avant-garde d’un pas assez ferme, et ses deux satellites le suivirent d’abord assez passablement. Mais quand ils quittèrent la rue pour entrer dans les domaines du juge, n’ayant plus de chemin tracé pour les guider, il leur devint impossible de suivre une ligne droite ; ils divergèrent considérablement, et quand M. Temple arriva à sa porte, il s’aperçut qu’il était seul. Il retourna sur ses pas, et, suivant les traces de ses deux amis, il les trouva enterrés jusqu’au cou dans la neige, où ils étaient tombés. Ayant réussi, non sans quelque peine, à les remettre sur leurs jambes, il se plaça au milieu d’eux, leur prit un bras à chacun, et, comme l’aurait dit Benjamin, réussit à les faire entrer au port sans nouveau naufrage, Richard chantant d’un air de triomphe :

Il faut du soir au matin

Chanter, rire et boire ;

Nargue les soucis !

Les soucis donnent des cheveux gris.

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