CHAPITRE XXIV.

De sa rive, récit terrible à raconter ! trois matelots tombèrent avec leur brave contre-maître.

FALCONER.

Pendant que les pêcheurs faisaient les préparatifs du partage, Élisabeth et son amie s’éloignèrent insensiblement du groupe de pêcheurs, en se promenant le long des bords du lac. Les ombres de la nuit s’étaient encore épaissies pendant qu’on avait tiré le filet, et quoique la clarté du feu répandit une lumière assez vive sur les objets qui en étaient dans le voisinage immédiat, ce contraste ne faisait que redoubler les ténèbres qui enveloppaient ceux qui étaient plus éloignés. Elles ne tardèrent pas à se trouver à un point où l’obscurité les dérobait entièrement aux yeux des pêcheurs, quoique ceux-ci, placés près du foyer de lumière, fussent parfaitement visibles aux leurs.

– Voilà un sujet qui mériterait d’exercer le pinceau d’un bon peintre, dit Élisabeth. Examinez la physionomie du bûcheron ; comme il a l’air joyeux en montrant à mon cousin Richard un poisson d’une grosseur peu commune ! Et voyez l’air de dignité de mon père au milieu de tous ces villageois occupés à faire la séparation des diverses espèces de poissons. Il semble pensif et mélancolique, comme s’il craignait qu’un jour de rétribution ne dût suivre bientôt un instant de prodigalité. Cela ne ferait-il pas un beau tableau, Louise ?

– Vous savez que je ne possède pas le talent du dessin, miss Temple.

– Cela n’empêche pas que vous ne puissiez avoir une opinion. Mais pourquoi ne m’appelez-vous pas Élisabeth ? cela serait plus amical.

– Eh bien ! ma chère Élisabeth, je vous dirai donc que je crois que cela pourrait faire un très-beau tableau. Les traits grossiers de Kirby, et le regard de cupidité qu’il jette sur ce poisson, formeraient un contraste parfait avec… avec l’expression de… de la physionomie de M. Edwards. Il y a dans son air quelque chose de… de… je ne saurais comment l’exprimer, mais vous me comprenez, Élisabeth.

– Vous me faites trop d’honneur, miss Grant. Je ne sais ni deviner les pensées, ni interpréter les expressions.

Il n’y avait certainement ni dureté ni froideur dans la manière dont ce peu de mots furent prononcés, et cependant ils interrompirent un moment la conversation, et les deux amies, se tenant, par le bras, continuèrent leur promenade en silence, en s’éloignant toujours de leur compagnie. Élisabeth fut la première qui renoua la conversation, soit qu’elle craignît d’avoir blessé miss Grant involontairement en lui parlant comme elle venait de le faire, soit qu’elle y fût excitée par le nouvel objet qui frappa sa vue en ce moment.

– Regardez, Louise, s’écria-t-elle ; nous ne sommes pas les seuls qui péchions cette nuit dans le lac. Voilà un feu qu’on allume sur l’autre rive, presque en face de nous. Ce doit être près de la hutte de Bas-de-Cuir.

Pour une cause ou pour une autre, Louise avait les yeux baissés vers les cailloux sur lesquels elles marchaient ; probablement parce que, étant plus timide que sa compagne, elle craignait de percer les mystères de l’obscurité ; ou peut-être pour une meilleure cause que nous laissons à nos lecteurs le soin d’imaginer. Quoi qu’il en soit, son attention étant éveillée par l’exclamation de miss Temple, elle jeta un regard dans la direction indiquée.

Au milieu des ténèbres, qui étaient plus épaisses sous la montagne du côté de l’est que partout ailleurs, une lumière faible et tremblante paraissait et disparaissait tour à tour. Elle n’était pas stationnaire, mais semblait avancer vers les bords du lac. Tout à coup elle s’arrêta, augmenta d’éclat et de volume, et prit la forme d’un sphéroïde de feu de la grosseur de la tête d’un homme. Elle ne ressemblait nullement à la flamme que Richard continuait à faire alimenter ; elle était plus brillante, plus uniforme, et n’augmentait ni ne diminuait que par intervalle.

Il y a des moments où les esprits les plus sages éprouvent un retour des fausses impressions qu’on manque rarement de recevoir dans l’enfance ; Élisabeth ne put s’empêcher de sourire de sa faiblesse, quand son imagination lui rappela les contes absurdes qu’on faisait dans le village relativement à Natty Bumppo. Les mêmes idées s’étaient emparées de sa compagne, et au même instant Louise, se pressant davantage contre elle, lui dit en jetant un coup d’œil craintif vers l’objet qui lui inspirait ces réflexions :

– N’avez-vous jamais entendu parler des manières étranges de ce Natty, miss Temple ? On dit qu’il a vécu longtemps avec les Indiens dans sa jeunesse, et qu’il a même combattu avec eux dans les dernières guerres.

– Cela n’est pas impossible, Louise ; mais il n’est pas le seul blanc qui en ait fait autant.

– Sans doute ; mais n’est-il pas bien singulier qu’il prenne tant de précautions pour sa hutte ? jamais il n’en sort sans la fermer avec un soin tout particulier. Quelquefois même des enfants ou des hommes lui ayant demandé un abri contre l’orage, il a refusé de les recevoir, et les a renvoyés durement en les menaçant. Cela n’est-il pas bien étrange dans ce pays ?

– Il est certain qu’il n’est pas hospitalier, mais il ne faut pas oublier son aversion pour la vie civilisée. Vous avez entendu dire à mon père, il n’y a pas longtemps, qu’il en fut bien accueilli le premier jour de son arrivée dans ce canton. D’ailleurs il reçoit les visites de M. Edwards, et nous savons toutes deux que M. Edwards n’est rien moins qu’un sauvage.

Louise ne répondit rien à cette observation, et continua à regarder l’objet qui l’avait occasionnée. Une seconde lumière, moins vive que la première, et de forme conique, parut en ce moment. Elle en était placée à peu de distance par derrière, et en suivait exactement tous les mouvements. Quelques instants suffirent pour leur faire reconnaître que cette seconde clarté n’était que la réverbération de la première sur les eaux du lac, car cet objet, quel qu’il pût être, s’avançait rapidement vers elles en droite ligne.

– On serait tenté de croire que c’est une apparition surnaturelle, dit Louise en entraînant sa compagne du côté des pêcheurs dont elles s’étaient éloignées.

– C’est un superbe spectacle, dit Élisabeth.

L’objet sur lequel elles avaient toujours les yeux fixés perdit alors sa forme régulière, augmenta de volume, sans perdre de son éclat, et parut une flamme vacillante qui répandait la clarté devant elle, tandis que par derrière tout restait enveloppé dans de profondes ténèbres.

– Eh ! Bas-de-Cuir ! est-ce vous ? s’écria le shérif. Venez par ici, et je vous donnerai une provision de poissons dignes de figurer sur la table d’un gouverneur.

La lumière changea tout à coup de direction pour s’avancer du côté de l’immense brasier près duquel était Richard. Une barque légère sortit du sein de l’obscurité, et l’on vit Natty, debout sur ce fragile navire, maniant avec toute l’adresse d’un batelier expérimenté un long bâton armé d’un fer en forme de harpon, dont il se servait comme d’aviron pour aider la barque à voguer sur la face du lac, quand la profondeur de l’eau lui permettait de toucher la terre. Sur l’avant du bateau était un homme qu’on n’apercevait qu’indistinctement, et qui en dirigeait la marche à l’aide d’une rame qu’il employait avec une aisance qui prouvait l’habitude de s’en servir. En ce moment, Natty ayant remué avec le fer de son bâton les racines de pins qui brûlaient dans une espèce de brasier en fer, la lumière plus vive qu’elles produisirent fit reconnaître les traits basanés et les yeux noirs et perçants de John Mohican.

La barque continua à côtoyer le rivage à quelque distance, jusqu’à ce qu’elle fût en face du feu de Richard, et elle changea alors de direction pour s’approcher de la terre. L’eau était à peine sillonnée par son passage, et pas le moindre bruit ne se fit entendre quand elle toucha le sable, Natty et Mohican s’étant alors placés sur l’arrière de leur frêle bâtiment, pour qu’il pût s’avancer davantage vers la rive.

– Approchez, Mohican, dit Marmaduke ; approchez, Bas-de-Cuir, et chargez votre barque d’autant de poissons que vous en voudrez prendre. Ce serait une honte que de les attaquer avec le harpon, quand en voilà une telle quantité que toutes les bouches du village ne viendront peut-être pas à bout de les consommer.

– Non, non, juge, répondit Natty en continuant à s’avancer, je ne me nourris du fruit des dévastations de personne. Quand j’ai envie d’une anguille ou d’une truite, j’ai mon harpon pour m’en procurer ; mais je ne voudrais pas, pour le meilleur fusil qu’on ait jamais apporté dans le pays, prendre part au péché qu’on commet en tuant de gaieté de cœur des milliers de créatures. Si elles pouvaient fournir des fourrures comme le castor, des cuirs comme le daim, vous pourriez dire quelque chose pour excuser une pareille destruction ; mais comme Dieu ne les a faites que pour qu’elles servent à la nourriture de l’homme, je dis que c’est un péché que d’en tuer plus qu’on ne peut en manger.

– Votre raisonnement est juste, Bas-de-Cuir, s’écria Marmaduke, et pour cette fois nous sommes du même avis. Je voudrais que nous pussions convertir le shérif. Un filet moins grand de moitié fournirait à tout le village une provision de poissons suffisante pour une semaine.

– Non, non, juge, dit Natty en secouant la tête, comme s’il n’eût pas admis cette conformité de sentiments, il ne faut pas dire que nous sommes du même avis ; car si cela était, vous n’auriez pas coupé tant de centaines d’acres de bons bois. Mais, vous autres, vous n’avez ni règle, ni mesure, ni en chassant, ni en péchant. Moi, la chair d’une créature me paraît meilleure quand je lui ai laissé quelque chance de sauver sa vie, et c’est pourquoi je ne charge jamais mon fusil que d’une, seule balle, même pour tirer sur un oiseau ou un écureuil. D’ailleurs cela épargne le plomb, et quand on sait tirer, une balle doit suffire, à moins qu’il ne s’agisse de ces animaux qui ont la vie dure.

Richard entendit cette conversation avec indignation, et quand il eut terminé ses arrangements de distribution en prenant de ses propres mains une grosse truite qu’il plaça successivement sur différents tas, jusqu’à ce que ses idées de justice fussent satisfaites, il donna carrière à son mécontentement.

– Jolie confédération, sur ma foi ! pour la conservation du gibier dans le pays, entre le juge Temple, propriétaire de deux milliers d’acres de terre et fondateur d’une ville, et Natty Bumppo, fainéant de profession, et braconnier reconnu ! Mais apprenez, cousin ’Duke, que, quand je pèche, c’est pour pêcher ; ainsi courage, mes amis ; un second coup de filet, et demain matin nous enverrons des voitures pour rapporter notre butin.

Marmaduke sentit probablement qu’il serait inutile de chercher à dissuader le shérif de ce dessein, et, s’éloignant du feu, il s’avança vers la barque de Natty, dont la curiosité avait déjà porté les deux jeunes amies à s’approcher, et où Olivier Edwards les avait suivies.

Élisabeth examina avec attention les planches légères de frêne, revêtues d’écorce, qui avaient servi à construire ce canot, admira la simplicité de sa structure, et parut étonnée qu’il pût se trouver quelqu’un assez hardi pour confier sa vie à une barque si frêle. Edwards entra alors dans le détail des raisons qui rendaient ce bateau aussi sûr qu’aucun de ceux qu’où pût choisir, et il lui fit ensuite une description si animée de la manière dont on harponnait le poisson, que les craintes de miss Temple se dissipèrent et firent place au désir de faire une excursion sur le lac dans la nacelle qui lui avait d’abord inspiré de la frayeur, afin d’avoir le plaisir de cette nouvelle espèce de pêche. Elle se hasarda même à en faire la proposition à son père, en riant, et en s’accusant de céder à un caprice de femme.

– Je suis charmé, Bess, dit M. Temple, que vous n’écoutiez pas des craintes puériles. Il n’existe aucune espèce de barque où l’on soit plus en sûreté que sur ces canots, quand on sait les manœuvrer. J’en avais un semblable, et plus petit encore, la dernière fois que je traversai l’Onéiada dans sa plus grande largeur.

– Et je m’en suis servi plus d’une fois, dit Natty, pour voguer sur le lac Ontario ; et j’avais souvent des femmes avec moi. Mais les femmes delawares savent manier la rame, et conduisent de pareils canots aussi bien que des hommes. Si miss Temple veut y monter pour faire un tour sur le lac, elle verra, par-dessus le marché, un vieillard harponner une truite pour son déjeuner. John vous dira comme moi qu’il n’y a aucun danger. C’est lui qui a construit ce canot, et ce n’est qu’hier que nous l’avons lancé sur le lac, et que nous en avons fait l’essai.

– Venez, petite-fille de Miquon, dit John Mohican en prenant la main de la jeune fille, dont la douceur et la blancheur contrastaient avec la rudesse et la couleur noirâtre de la peau qui couvrait la sienne ; fiez-vous à l’Indien ; sa tête est vieille, et sa main est encore sûre, quoiqu’elle commence à trembler. Le jeune aigle nous accompagnera, et il veillera à ce qu’il n’arrive aucun accident à sa sœur.

– Vous l’entendez, monsieur Edwards, dit Élisabeth en rougissant un peu ; votre ami Mohican vient de faire une promesse pour vous. Consentez-vous à la ratifier ?

– Aux dépens de ma vie, s’il est nécessaire, miss Temple, répondit le jeune homme avec chaleur. Je vous garantis que vous ne courez aucun risque, et c’est moins pour vous être utile que pour le plaisir de vous accompagner que je vous suivrai ainsi que miss Grant.

– Moi ! s’écria Louise, je n’ai nulle envie de me hasarder sur une barque si fragile ; et j’espère bien, ma chère Élisabeth, que vous ne serez pas assez imprudente pour y monter.

– J’y monterai bien certainement, répondit miss Temple ; et, suivant le vieil Indien, elle sauta légèrement sur le canot, et s’assit à l’endroit qu’il lui indiqua. Monsieur Edwards, ajouta-t-elle, vous pouvez rester ; trois personnes me paraissent bien assez pour une pareille coquille de noix.

– Elle peut aisément en porter une quatrième, s’écria Edwards en s’élançant à côté d’elle avec une impétuosité qui fit trembler la nacelle. Pardon, miss Temple, mais je ne puis permettre à ces deux vénérables Carons de vous conduire dans l’empire des ombres, sans que votre génie vous accompagne.

– Est-ce un bon ou un mauvais génie ? demanda miss Temple en souriant.

– C’en est un bon pour vous, répondit le jeune homme en appuyant sur les deux derniers mots.

– Et pour les miens ? ajouta Élisabeth avec un air moitié satisfait, moitié piqué. Mais le mouvement du canot, qui quittait le rivage en ce moment, donna une autre direction à ses idées et fournit à Edwards une bonne excuse pour ne pas répondre à cette observation.

Il parut à Élisabeth que le canot flottait comme par magie sur la surface des eaux, tant John Mohican semblait le conduire avec aisance. Le moindre, geste que Natty faisait avec son harpon lui indiquait la marche qu’il devait suivre, et chacun gardait un profond silence, précaution nécessaire pour le succès de la pêche.

Ils arrivèrent bientôt à un endroit où l’eau avait peu de profondeur. Ce n’est que là, qu’on trouve les perches en cette saison, et qu’il est possible de les prendre au filet. Tout le tour du canot étant éclairé par le feu que Natty avait soin d’alimenter, Élisabeth vit passer un nombre prodigieux de ces poissons, formant des masses si serrées, qu’il semblait qu’en jetant le harpon au hasard on ne pouvait manquer d’en frapper quelqu’un. Mais Natty avait ses habitudes particulières, et peut-être aussi ses goûts particuliers. Il était debout sur l’avant du canot ; sa posture et sa grande taille lui, permettaient de voir beaucoup, plus loin que ceux qui étaient assis à l’arrière, et penchant le corps, tantôt en avant, tantôt de côté, il semblait vouloir pénétrer jusqu’au-delà du cercle de lumière qui entourait la petite nacelle.

Enfin ses recherches furent couronnées de succès, et faisant un geste avec son harpon. – Par-là, John, dit-il à demi-voix, par-là. J’aperçois un habitant du lac qui a quitté l’école depuis longtemps. Il est rare qu’on en trouve un pareil dans les eaux basses, et à portée du harpon.

L’Indien remua la tête en signe d’assentiment, et il fit marcher le canot dans la direction indiquée, tandis que Natty jetait sur le, feu quelques fragments de racines de pin qui rendirent la clarté si vive qu’elle éclairait jusqu’au fond du lac. Élisabeth vit alors, à, la profondeur d’une vingtaine de pieds, un poisson d’une grosseur peu ordinaire qui semblait reposer tranquillement au fond de l’eau sur quelques morceaux de bois, et qu’on n’en pouvait même distinguer que par le mouvement de sa queue et de ses nageoires.

– Chut ! chut ! dit Natty à voix basse à Élisabeth, qui avait, fait, un peu de bruit en se levant pour mieux voir cet habitant des eaux ; c’est un poisson plus facile à effaroucher qu’à harponner. Il est au, moins à dix-huit pieds, et le manche de notre harpon rien que quatorze. Je serais pourtant fâché de, le manquer, car il pèse au moins dix livres.

En parlant ainsi il saisit son arme, la fit brandir en l’air, et la lança avec force dans la direction qu’il jugea convenable. Élisabeth vit le fer poli et luisant qui en garnissait le bout entrer dans l’eau ; et, trompée par l’effet de la réfraction, elle crut que le harpon n’atteindrait pas sa victime. Le manche disparut sous l’eau, un léger tourbillon se formai à l’endroit de son passage, mais la force de la réaction le ramena, à la surface presque au même instant. Natty qui l’attendait, le corps courbé presque au niveau de l’eau, le saisit sur-le-champ, et offrit aux yeux d’Élisabeth une superbe truite saumonée que le harpon avait percée.

– Voilà tout ce qu’il me faut, dit-il en plaçant le poisson au fond du canot ; je n’en veux pas davantage ; je ne lancerai plus le harpon cette nuit.

À peine le canot avait-il fait cette prise qu’un bruit de rames annonça l’arrivée de la barque plus pesante que montait Benjamin. Elle se trouva bientôt dans le cercle de lumière formé par la nacelle, et le majordome, qui avait déjà commencé à jeter le filet, s’écria d’une voix rauque :

– Prenez le large, monsieur Bumppo ; votre lumière effraie-le poisson et lui fait voir le filet. Si vous restez de conserve avec moi, je n’en prendrai pas un. Croyez-vous qu’un poisson n’ait pas autant de jugement qu’un cheval pour apercevoir le danger ? Prenez le large, vous dis-je, et ne restez pas dans mes eaux.

John Mohican n’était pas habitué à obéir à des ordres donnés d’un ton si impérieux, et il mit tant de lenteur à exécuter celui que Benjamin venait de donner, qu’il eut le temps de remarquer, ainsi que ses compagnons, que la discorde s’était introduite à bord de la barque.

– Appuyez donc davantage sur la rame de bâbord, Kirby s’écriait le majordome. Comment voulez vous que j’achève de jeter le filet ? Le meilleur amiral, ne peut rien faire si l’on n’exécute pas ses ordres. Il n’y a pas un mousse dans toute la marine anglaise qui n’entende la manœuvre mieux que vous.

– Monsieur La Pompe, répliqua Kirby en cessant de ramer, il est bon que vous sachiez que j’aime qu’on me parle et qu’on me traite avec civilité. Si vous voulez que je fasse tourner la barque, dites le-moi honnêtement, et je le ferai ; mais je ne suis, pas d’humeur à recevoir, des ordres comme un animal muet.

– Que voulez-vous dire par là ? reprit Benjamin, qui, se tournant du côté de la lumière du canot, laissa voir sur son visage l’expression de son mépris ; dépêchez-vous de virer de bord, à moins que vous ne vouliez faire manquer la pêche. Si l’on me prend jamais à pêcher avec un cheval de mer comme vous, je veux passer pour un âne, et voilà tout !

Le bûcheron obéit en murmurant, et le mécontentement ajoutant encore à ses forces, il fit tourner la barque par un mouvement si rapide, que la secousse fit tomber dans l’eau non seulement le filet, mais le pêcheur en chef, qui, se trouvant sur le bord de la plate-forme mouillée et glissante, ne put conserver l’équilibre.

La barque était encore éclairée par le feu allumé sur le canot qui n’en était qu’à très-peu de distance, de sorte que la chute de Benjamin fut aperçue du rivage, d’où l’on entendit partir des cris perçants.

– L’amiral ne sait pas nager, dit Kirby en commençant à ôter son habit.

– Ramez, John ; ramez vite, s’écria Edwards, et je plongerai pour le sauver.

– Oh ! sauvez-le ! sauvez-le ! pour l’amour du ciel ! s’écria Élisabeth en baissant la tête sur ses mains d’un air effaré.

Le bras vigoureux de Mohican et la légèreté de la nacelle qu’il conduisait firent arriver le canot sur le lieu du naufrage, en moins de temps qu’il ne nous en faut pour le dire. Edwards fit un mouvement pour se jeter à l’eau.

– Doucement ! doucement ! dit Natty en le retenant ; j’aurai plus tôt fait de le harponner, et il n’y aura de risque pour personne.

On voyait distinctement sous l’eau, à environ dix pieds de profondeur, Benjamin tenant à chaque main une poignée de roseaux dont il avait voulu se servir pour remonter à la surface, mais qui avaient été trop faibles pour le soutenir. Natty enfonça son harpon dans l’eau avec précaution, et en faisant adroitement passer le crochet dans les cheveux du majordome, qui, comme nous croyons l’avoir dit, les portait toujours noués en queue, et dans le collet de son habit ; il le ramena dans l’élément qui lui était naturel, et où Benjamin annonça son arrivée en respirant avec une force qui aurait fait honneur à un phoque.

Il ouvrit les yeux un instant, regarda autour de lui d’un air égaré, comme s’il se fût trouvé dans un pays inconnu, et perdit connaissance. On l’étendit dans la grande barque, et l’on rama si vigoureusement pour regagner le rivage, qu’on y aborda en moins de deux minutes. Richard, impatient de savoir dans quelle situation se trouvait son favori, s’était avancé dans l’eau jusqu’à ce qu’elle lui vînt au-dessus de la ceinture, et il aida Billy Kirby à le transporter près du feu, où il recommença à revenir à lui, tandis que le shérif donnait les ordres suivants :

– Courez, Kirby, courez au village, et rapportez-en le tonneau dans lequel je fais du vinaigre, et dépêchez-vous ; ne vous amusez pas à vider le vinaigre. Achetez chez M. Le Quoi du tabac et une demi-douzaine de pipes. Demandez à Remarquable son flacon de sels et un de ses jupons de flanelle. Dites au docteur Todd de venir sur-le-champ, ou plutôt qu’il m’envoie une lancette. – Eh bien ! cousin ’Duke, à quoi pensez-vous donc ? vous faites avaler du rhum à un homme qui n’a déjà que trop bu ?

Pendant ce temps Benjamin serrait encore dans ses mains les roseaux auxquels il s’était accroché ; ses yeux s’étaient rouverts, et ses poumons jouaient avec la force d’un soufflet de forgeron, comme pour se dédommager de la minute d’inaction à laquelle ils avaient été condamnés. Comme il tenait ses lèvres serrées l’une contre l’autre avec un air de détermination, l’air ne pouvait passer que par ses narines, de sorte qu’on aurait pu dire qu’il ronflait au lieu de respirer.

La bouteille que Marmaduke approcha de la bouche de son intendant agit comme un talisman. Ses lèvres s’entrouvrirent ; ses mains lâchèrent les roseaux pour saisir la fiole qui lui était présentée ; ses yeux, qui regardaient tour à tour, d’un air égaré, tous ceux qui l’entouraient, se fixèrent vers le ciel, et il sembla en ce moment retrouver la vie. Malheureusement pour les goûts du majordome, quand il eut bu quelques instants, le besoin de respirer se fit sentir à lui aussi fortement qu’après son immersion, et il fut obligé d’éloigner la bouteille de sa bouche.

– Vous m’étonnez, Benjamin, s’écria le shérif ; est-il possible qu’un homme qui a votre expérience agisse si inconsidérément ? Vous êtes déjà plein d’eau, et voilà que…

– Voilà que j’y ajoute du rhum pour faire du grog, répondit Benjamin, dont les traits avaient alors repris leur expression habituelle. Mais ne craignez rien, monsieur Jones, j’ai eu soin de tenir mes écoutilles bien fermées, et il n’est pas tombé beaucoup d’eau dans l’entrepont. Quant à vous, maître Kirby, j’ai voyagé longtemps sur l’eau salée, quelquefois sur l’eau douce, et je puis dire à votre louange que vous êtes le plus mauvais de tous les matelots qui se soient jamais assis sur un banc de rameurs. Je consens à boire toute l’eau du lac, si je me retrouve jamais avec vous à bord d’un canot, d’une chaloupe, ou même d’un vaisseau de ligne. Natty Bumppo, une poignée de main. On dit que vous êtes un Indien, et que vous avez scalpé plus d’une tête, mais n’importe ; vous m’avez rendu un service que je n’oublierai pas, et vous pouvez compter sur moi à la vie et à la mort, sur terre comme sur mer. Ce n’est pas qu’il n’eût été plus convenable de me jeter un bout de corde attaché à une bouée, au lieu de me harponner comme une truite, et de retirer de l’eau un vieux marin en l’accrochant par la queue ; mais je suppose que vous vous êtes habitué à saisir les hommes par les cheveux, et puisque cela a réussi, voyez-vous, peu importe la manière.

Marmaduke, prenant alors un ton d’autorité qui imposa même au shérif, ordonna qu’on se préparât sur-le-champ au retour. Benjamin, soutenu par deux jeunes paysans, partit de suite pour le village ; on tira le filet avec tant de négligence et de précipitation, qu’il s’y trouva à peine une douzaine de petits poissons ; on fit la distribution du produit de la pêche selon l’usage habituel, c’est-à-dire que Richard touchait un des lots, tandis qu’un pêcheur, le dos tourné vers lui, désignait l’individu auquel il appartiendrait. Enfin, toutes ces dispositions faites, Billy Kirby, placé en sentinelle pour veiller sur le poisson et le filet, jusqu’au lendemain matin, fit griller une grosse perche sur les charbons pour son souper. M. Temple et sa compagnie montèrent sur la grande barque, après que M. Jones eut fait choix de deux vigoureux rameurs, et les autres pêcheurs suivirent les bords du lac pour retourner à pied au village.

On put suivre des yeux le canot de Mohican, qui fendait l’eau avec une rapidité sans égale, jusqu’à ce qu’il eût abordé au rivage, en face de la hutte de Natty. Dès qu’ils furent débarqués, ils éteignirent leur feu, et tout rentra de ce côté dans une obscurité profonde. Le jeune homme qui tenait un dais formé de châles sur lui-même et sur Louise, le chasseur et le guerrier indien, occupèrent alternativement les pensées de la jeune héritière. Elle se sentit aussi curieuse de visiter une hutte où des hommes si différents entre eux se réunissaient par une impulsion commune.

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