CHAPITRE XXVI.

Parlez, parlez, mon père chéri ! vos paroles sont comme la brise occidentale.

MILMAN.

Ce fut par une belle matinée que Marmaduke et Richard montèrent à cheval pour faire l’expédition, qui n’avait été que trop retardée au gré du shérif, et, à l’instant où ils allaient partir, Élisabeth et Louise arrivèrent dans le vestibule, se disposant à faire une promenade à pied.

Miss Grant avait la tête couverte d’un petit chapeau de soie verte, à l’ombre duquel on voyait briller des yeux dont le feu était amorti par la douce langueur qui lui était habituelle. La démarche légère de miss Temple annonçait la maîtresse de la maison. Elle tenait par les rubans le chapeau à l’égyptienne , destiné à cacher les belles boucles de cheveux noirs qui ornaient son front et tombaient abondamment sur ses épaules.

– Allez-vous vous promener, Bessy ? demanda M. Temple. Songez aux chaleurs de juillet, mon enfant, et n’allez pas assez loin pour ne pouvoir être rentrée avant midi. Pourquoi ne prenez-vous pas un parasol ? Ne craignez-vous pas que le soleil et le vent du sud ne vous gâtent le teint ?

– Eh bien ! j’en ferai plus d’honneur à ma parenté, répondit Élisabeth en souriant. Le cousin Richard a une fraîcheur qui ferait envie à une dame : à présent la ressemblance entre nous est si peu de chose, qu’aucun étranger ne nous prendrait pour enfants de deux sœurs.

– Petits-enfants, vous voulez dire, cousine Bess, dit le shérif. Mais allons, cousin ’Duke, allons ; le temps et la marée n’attendent personne, et si vous voulez suivre mes conseils, avant un an d’ici vous pourrez lui faire faire un parasol de son châle de poil de chameau, et le faire monter en argent. Je ne demande rien pour moi, juge ; d’ailleurs tout ce que j’ai ne doit-il pas appartenir un jour à Élisabeth ? Mais il est temps de partir ; nous avons une longue course à faire, et je voudrais que nous fussions déjà arrivés.

– Patience, Dick, patience, répliqua Marmaduke en retenant son cheval ; et se tournant encore vers sa fille : – Si vous allez sur les montagnes, lui dit-il, n’avancez pas trop dans la forêt ; on le fait souvent impunément, et cependant ce n’est pas toujours sans danger.

– Pas dans cette saison, je crois, mon père, dit Élisabeth, car je vous avoue que c’est l’intention de Louise et la mienne de nous promener dans les montagnes.

– Il y en a moins que dans l’hiver ; mais il peut y en avoir d’aller trop loin. Tu as tous les traits de ta mère, mon enfant, sois donc prudente comme elle l’était, quel que soit ton courage.

Les yeux du père s’éloignèrent à regret des traits charmants de sa fille, et le juge et le shérif, franchissant lentement la porte, disparurent bientôt tous deux derrière les maisons du village.

Le jeune Edwards était arrivé pendant cette courte conversation qu’il avait écoutée avec grande attention. Tenté par la beauté de la matinée, il se disposait aussi à sortir, et il avait pris sa ligne pour aller pécher sur le lac. Il s’avançait vers les deux jeunes amies, qui s’étaient déjà mises en marche, et il allait les aborder, quand Louise, s’arrêtant, dit à sa compagne avec vivacité :

– Voilà M. Edwards, Élisabeth ; il a l’air de vouloir nous parler.

Miss Temple s’arrêta aussi, et se tournant vers Edwards, elle le salua avec une politesse qui parut trop cérémonieuse au jeune homme, et qui lui fit perdre l’air d’aisance et de confiance avec lequel il s’était approché.

– Votre père, miss Temple, dit-il avec timidité, ne paraît pas content que vous alliez vous promener sur les montagnes, sans que personne vous accompagne. Si vous me le permettez…

Élisabeth l’interrompit : – Mon père a-t-il chargé M. Olivier Edwards de me faire connaître son mécontentement ?

– Juste ciel, miss Temple ! ou je me suis mal exprimé, ou vous ne m’avez pas bien compris. Tout ce que je voulais dire, c’était qu’il paraissait avoir de l’inquiétude, et que je vous demandais la permission d’aller prendre mon fusil au lieu de cette ligne, et de vous escorter pendant votre promenade.

– Je vous remercie, monsieur Edwards ; mais là où il n’y a pas de danger, on n’a pas besoin d’escorte. Nous ne sommes pas réduites à ne pouvoir errer dans nos montagnes sans un garde du corps, et s’il en fallait un, nous le trouverions facilement. Brave ! ici, Brave ! mon noble Brave !

Le gros chien dont nous avons déjà parlé sortit de sa niche, à la voix de sa jeune maîtresse, et vint, en remuant la queue, se coucher à ses pieds.

– Allons, Brave, dit Élisabeth, tu as bien servi ton maître autrefois, il faut que tu serves sa fille aujourd’hui.

Elle se mit en marche, et le chien se levant aussitôt, la regarda d’un air d’intelligence, et la suivit comme s’il l’avait comprise.

– Adieu, monsieur Edwards, dit Élisabeth en souriant ; je vous souhaite une bonne pêche. Tâchez de nous rapporter une bonne truite saumonée pour notre dîner.

Louise, tout en marchant, tourna la tête plusieurs fois pour voir comment Edwards supportait le refus qu’il venait d’essuyer.

– Je crains que nous n’ayons mortifié ce pauvre jeune homme, dit-elle ; il est encore à l’endroit où nous l’avons laissé, appuyé sur sa ligue. Il croit peut-être que nous sommes trop fières pour accepter sa compagnie.

– En ce cas, il a raison, dit miss Temple, semblant sortir d’une profonde rêverie, et sans se retourner. Il ne nous convient pas de recevoir des attentions si particulières de la part d’un jeune homme dont la situation est si équivoque. Si c’est là de la fierté, Louise, c’est une fierté convenable à notre sexe.

Pendant que les deux amies causaient ainsi, Edwards gardait toujours l’attitude dans laquelle Louise l’avait vu, et quand il en changea, après quelques minutes, ce fut par un mouvement subit, en murmurant quelques mots rapides et sans suite ; et jetant sa ligne sur son épaule, il se rendit sur les bords du lac, où il arriva avec l’air de dignité d’un empereur. Il y avait en cet endroit plusieurs barques destinées à l’usage de Marmaduke et de sa famille ; il monta sur l’une d’elles, et rama vigoureusement en se dirigeant vers l’endroit où était située la hutte de Bas-de-Cuir. Ce travail mécanique diminua insensiblement l’amertume de ses réflexions, et quand il aperçut les roseaux qui croissaient sur le rivage, en face de l’habitation du vieux chasseur, son esprit s’était rafraîchi en proportion de ce que son corps s’était échauffé. Peut-être son jugement lui avait-il suggéré les motifs qui avaient influé sur la conduite de miss Temple ; et en ce cas, elle ne put que gagner dans l’estime de M. Edwards.

La barque toucha enfin au sable du rivage, et le jeune homme, s’élançant sur le bord du lac, jeta autour de lui un regard de précaution, tira de sa poche un petit sifflet, et l’approchant de ses lèvres, il siffla, sans doute pour annoncer son arrivée. À ce bruit, les deux chiens de Natty commencèrent à aboyer, et s’élancèrent de leurs niches faites en écorce d’arbre, avec une violence qui aurait rompu les courroies de peau de daim qui les retenaient, si elles n’eussent été bien solides.

– Silence, Hector ! Tout beau ! s’écria Olivier ; et les chiens, reconnaissant sa voix, rentrèrent chacun dans leur niche sans aboyer davantage.

Il siffla une seconde fois avec plus de force, et personne ne répondant à ce signal, il en conclut que Natty était absent. Comme il connaissait la manière d’ouvrir la porte, il n’en entra pas moins dans la chaumière, dont il ferma la porte sur lui, et après avoir passé un quart d’heure dans cette demeure retirée et silencieuse, il en sortit, en referma la porte avec soin, et dit encore un mot aux deux chiens en passant près de leurs niches. La chienne , se levant sur ses pattes de derrière, le caressa en semblant lui demander de lui donner la liberté et de l’emmener avec lui ; mais le vieil Hector, levant le nez en l’air, se mit à hurler de manière à se faire entendre à un mille de distance.

– Oh ! oh ! mon vétéran des bois, dit Edwards, que sens-tu donc ? Si c’est un daim, il est bien hardi ; si c’est un homme, que vient-il faire ici ?

S’aidant des branches d’un pin situé tout à côté de la cabane, il gravit un petit rocher qui abritait la hutte du côté du nord, et le premier objet qu’il aperçut fut Hiram Doolittle, qui s’enfonçait dans les broussailles avec une rapidité qui ne lui était pas ordinaire.

– Que cherche ici ce drôle ? pensa-t-il ; il n’a aucune affaire de ce côté ; ce ne peut être que la curiosité qui l’y amène. Mais j’y mettrai bon ordre, et d’ailleurs s’il voulait entrer, les chiens ne lui feraient pas bon parti. Tout en faisant ces réflexions, il retourna à la porte et en compléta la fermeture par le moyen d’une chaîne en fer qu’il assura avec un cadenas. Il doit connaître les lois, puisqu’il est juge de paix, pensa-t-il encore ; et il doit savoir à quoi s’expose celui qui force la porte d’une maison habitée.

Satisfait de cet arrangement il retourna sur le bord du lac, remonta dans sa barque, et prenant ses rames il se dirigea vers l’endroit où il voulait pêcher.

Il y avait sur le lac de l’Otsego différentes stations qui passaient pour être favorables à la pêche de la truite. L’une était presque eu face de la hutte de Natty ; l’autre, où l’on péchait ordinairement les plus beaux poissons, en était à environ un mille et demi, sur le même côté du lac, derrière une pointe abritée par une montagne. En arrivant à la première, Olivier Edwards hésita un instant s’il y resterait, afin de pouvoir avoir l’œil sur la porte de la cabane ; ou s’il gagnerait la seconde, dans l’espoir d’y faire une plus belle pèche. Mais, tandis qu’il était encore dans l’incertitude, il reconnut sur le second de ces deux points le léger canot de ses amis, et il vit Natty et Mohican occupés à pêcher. Cette vue décida la question ; il fit force de rames pour les joindre, et au bout de quelques minutes sa barque se trouva à côté du canot.

Les deux vieillards lui firent un signe de tête amical, mais sans lui parler, et sans se déranger de leur occupation. Edwards, de son côté, amorça sa ligne, et la jeta à l’eau sans leur adresser la parole.

– Avez-vous été au wigwam, mon garçon ? lui demanda enfin Natty.

– Oui, répondit Edwards, et j’y ai tout trouvé à l’ordinaire, si ce n’est que ce charpentier, juge de paix, ce M. Doolittle, ou, comme on l’appelle, le squire Doolittle, était à rôder dans les environs. Mais j’ai bien fermé la porte, et je crois qu’il réfléchira deux fois avant d’oser la forcer. D’ailleurs, il est trop poltron pour s’approcher des chiens.

– Il n’y a pas grand’chose de bon à dire de lui, dit Natty en tirant de l’eau une truite de moyenne taille. Il meurt d’envie d’entrer dans mon wigwam, et il a eu l’audace de me le demander ; mais j’ai toujours refusé sous divers prétextes, et il attendra longtemps avant d’y mettre les pieds de mon consentement. Voilà ce que c’est que d’avoir tant de lois, il faut avoir des gens comme cela pour en être l’interprète.

– Il abuse de la simplicité du shérif, pour le faire servir d’instrument à ses desseins, dit Edwards ; et je crains que sa curiosité ne nous donne de l’embarras.

– S’il s’amuse encore à rôder autour de ma butte, dit Natty, il pourra bien m’en coûter une balle.

– Gardez-vous-en bien, Natty ! s’écria Edwards ; ce serait vous exposer à la juste rigueur des lois. Que deviendriez-vous ? Ce serait un jour bien malheureux pour nous.

– Brave jeune homme ! s’écria le vieux chasseur en jetant sur lui un regard plein du plus vif intérêt. Le vrai sang de sa famille coule dans ses veines, et je le soutiendrai en face du juge Temple et de toutes les cours de justice du pays. Qu’en dites-vous, Chingachgook ? N’est-ce pas la vérité ? N’est-ce pas le véritable sang de…

– C’est un Delaware, c’est mon frère, répondit Mohican. Le jeune aigle est brave ; il est né pour être chef, et il ne peut lui arriver aucun malheur.

– Eh bien ! eh bien ! mes bons amis, s’écria Edwards avec une nuance d’impatience, n’en parlons plus. Si je ne deviens pas tout ce que vous vous imaginez, je n’en serai pas moins votre ami toute ma vie. Parlons d’autre chose.

Les vieux chasseurs cédèrent à son désir, qui semblait être une loi pour eux. Ils donnèrent toute leur attention à leur ligne, péchèrent quelques poissons, et un profond silence régna quelque temps. Edwards, sentant probablement que c’était à lui de renouer la conversation, leur dit enfin de l’air d’un homme qui ne songeait pas trop à ce qu’il disait :

– Comme ce lac est calme et tranquille ! L’avez-vous jamais vu plus beau qu’il ne l’est en ce moment, Natty ?

– Il y a quarante-cinq ans que je connais le lac de l’Otsego, répondit le vieux chasseur ; et je dirai qu’on ne peut trouver dans tout le pays une eau plus claire et plus poissonneuse. Oui, oui, il fut un temps où j’étais seul ici, et c’était un bon temps que celui-là. On trouvait du gibier tant qu’on en voulait, et il n’y avait personne pour venir m’y troubler, si ce n’est de temps à autre une troupe de Delawares, qui venaient chasser sur les montagnes, et quelquefois un détachement de ces coquins d’Iroquois. Il y avait aussi deux Français qui avaient épousé deux Indiennes, et qui s’étaient établis dans les plaines à l’ouest, et quelques Scoto-Irlandais de la vallée du Cerisier, qui venaient parfois pécher des truites ou des perches dans le lac, suivant la saison, et je leur prêtais même ma barque ; mais au total c’était un endroit agréable, et il était rare qu’on vînt m’y troubler. John peut le dire, car il est venu m’y voir plus d une fois.

– Ce pays appartient à ma nation, dit Mohican en étendant le bras autour de lui. Nous l’avons donné en conseil au Mangeur de Feu, et ce que les Delawares donnent, ils ne le reprennent ni ne le regrettent jamais. Œil-de-Faucon fumait sa pipe avec les chefs en ce conseil, car il était notre ami.

– Non, non, John, dit Natty, je n’étais pas un chef ; j’étais trop peu instruit pour cela, et d’ailleurs j’avais la peau blanche. Mais alors c’était un plaisir de chasser dans ces bois ; et il en serait encore de même aujourd’hui sans l’argent de Marmaduke Temple, et sans les astuces de la loi.

– Ce devait être un plaisir bien mélancolique, dit Edwards, que de parcourir ces montagnes, d’errer dans ces bois, de côtoyer ce beau lac, sans rencontrer une seule créature à qui l’on pût parler !

– Ne viens-je pas de vous dire que c’était un endroit agréable ? reprit Natty. Oui, oui, quand les arbres commençaient à prendre leurs feuilles, et que la glace se fondait sur le lac, c’était comme un second paradis terrestre. J’ai voyagé dans les bois pendant cinquante-trois ans ; j’y ai fait ma demeure pendant plus de quarante, et je n’ai jamais vu qu’un seul endroit qui me plût davantage, et encore il ne plaisait qu’à mes yeux, car il ne valait celui-ci ni pour la chasse ni pour la pèche.

– Et où était cet endroit ? demanda Edwards.

– Où ? sur les montagnes de Cattskills. J’y allais souvent à la chasse des loups et des ours, dont je vendais la peau un bon prix. Il y a sur ces montagnes un endroit où j’avais coutume de monter quand je voulais voir ce qui se passait dans le monde, et cela valait bien une paire de pantalons déchirés et quelques égratignures à la peau. Vous connaissez les montagnes de Cattskills, monsieur Edwards, car vous devez les avoir laissées sur votre gauche, en remontant la rivière depuis York. Leur sommet paraît aussi bleu que le firmament, et les nuages qui sont au-dessus sont comme la fumée qui s’élève sur la tête d’un chef indien près du feu du-conseil. Eh bien ! il y a le Grand-Pic et la Table-Ronde, qui semblent comme le père et la mère au milieu de leurs enfants, tant ils s’élèvent au-dessus des autres. Mais l’endroit dont je parle est près de la rivière, au haut d’une montagne séparée de la chaîne des autres, et qui, dans sa hauteur de plus de mille pieds, semble composée d’un si grand nombre de rochers entassés les uns sur l’es autres, ceux-ci plus grands, ceux-là plus petits, que, lorsqu’on est au sommet, on est assez fou pour croire qu’on pourrait en descendre en sautant de l’un sur l’autre.

– Et que voit-on quand on est là ?

– La création, toute la création. J’étais sur cette montagne, quand Vaughan brûla Sopus dans la dernière guerre, et j’ai vu les vaisseaux remonter la rivière aussi bien que je verrais ce canot flotter sur la Susquehanna, si j’étais sur le bord. La rivière coulait sous mes pieds jusqu’à soixante-dix milles. J’apercevais, les rochers du Hampshire, en un mot tout ce que Dieu a fait, tout ce que l’homme avait pu faire, à perte de vue. Et vous savez que ma vue est bonne, monsieur Olivier, car ce n’est pas pour rien que les Indiens m’ont donné le nom d’Œil-de-faucon. Du plateau de cette montagne, je voyais l’endroit où est aujourd’hui Albany. Et quant à Sopus, le jour où les troupes royales brûlèrent cette ville, la fumée me semblait si près de moi, que j’écoutais si je n’entendrais pas les cris des femmes.

– Une telle vue doit dédommager de la fatigue qu’on essuie pour en jouir.

– Si, pour votre satisfaction, il vous faut être à plus d’un mille en l’air, et avoir sous vos pieds des fermes et des maisons qui sont comme des châteaux de cartes, des rivières qui ressemblent à des rubans, des montagnes plus, hautes que celles de la Vision, qui n’ont l’air que de meules de foin, je puis vous recommander cet endroit. Quand je commençai à vivre dans les bois, j’avais quelquefois des retours de faiblesse, je m’ennuyais d’être seul ; alors j’allais sur le Cattskills, et je passais quelques jours sur cette montagne pour voir un peu les hommes. Mais il y a bien des années que je n’y ai été, et d’ailleurs je deviens trop vieux pour gravir des monts si escarpés. J’ai découvert, il n’y a pas bien longtemps, à deux milles de ces montagnes, un endroit que j’aime encore mieux, parce qu’il est plus couvert d’arbres, plus dans la nature.

– Et quel est cet endroit ?

– Il y a dans ces montagnes une chute d’eau occasionnée par le trop plein de deux petits étangs voisins l’un de l’autre : cette eau forme un ruisseau qui coule dans la vallée, et qui serait en état de faire tourner un moulin, si l’on avait besoin d’une chose si superflue dans un désert. Mais la main qui a fait cette chute d’eau n’a jamais fait un moulin. L’eau coule d’abord entre les rochers si lentement qu’une truite pourrait y nager ; ensuite elle court plus vite, comme un animal qui s’apprête à sauter ; enfin elle arrive à un endroit où la montagne se divise comme le pied fourchu d’un daim, laissant au milieu un creux profond dans lequel le ruisseau se précipite. La première chute peut être d’environ deux cents pieds, et avant d’arriver au fond l’eau ressemble à des flocons de neige. Alors elle se réunit et coule sur une surface presque nivelée d’environ cinquante pieds ; mais ce n’est que pour se reposer un instant, car elle fait ensuite une nouvelle chute de plus de cent pieds, après quoi se glissant entre les rochers, tantôt à droite, tantôt à gauche, elle arrive enfin dans la plaine.

– Je n’ai jamais entendu parler de cet endroit, et je crois qu’il n’en est question dans aucun livre.

– Je n’en ai jamais lu un seul. Et comment voulez-vous qu’un homme qui a passé sa vie dans les écoles et dans les villes connaisse les merveilles qui se trouvent dans les bois ? Non, non, monsieur Olivier ; ce petit ruisseau tombe du haut de ces rochers depuis que celui qui a fait le monde l’y a placé, et il n’y a peut-être pas une demi-douzaine d’hommes blancs qui l’aient jamais vu. Le rocher qui s’élève des deux côtés de la chute d’eau est comme un ouvrage de maçonnerie. Quand je suis assis au-dessus de la première chute, et que je vois mes chiens entrer dans les cavernes qui sont au-dessous de la seconde, il me semble voir des lapins qui se cachent dans leur terrier. Il n’y a que celui qui passe sa vie dans les bois qui peut savoir combien la main de Dieu y est admirable.

– Et que devient cette eau ? dans quelle direction coule-t-elle ? est-elle tributaire de la Delaware ?

– Comment ?

– Je vous demande si ce ruisseau va se jeter dans la Delaware.

– Non, non. C’est une goutte des eaux qui vont grossir l’Hudson ; mais il lui faut du temps avant d’y arriver. J’ai quelquefois cherché à calculer combien il en fallait pour que cette eau qui semble faite pour le désert se trouvât sous la quille d’un vaisseau en pleine mer. C’est un endroit qui est fait pour inspirer des réflexions. De là on voit des milliers d’acres de forêts auxquelles la main de l’homme n’a touché ni pour les abattre ni pour les planter, et qui ne s’y trouvent pas sans l’ordre de la Providence.

– Vous peignez avec de vives couleurs, Natty.

– Comment ?

– Je veux dire que vos descriptions sont animées. Y a-t-il longtemps que vous n’avez été dans cet endroit ?

Le vieux chasseur ne répondit rien. Plaçant son oreille presque à fleur d’eau, et retenant son haleine, il resta quelques minutes en silence, comme s’il eût cherché à entendre quelques sons éloignés. Enfin, relevant la tête, il se tourna vers Edwards.

– Si je n’avais attaché mes chiens de mes propres mains avec de bonnes courroies toutes neuves, dit-il, je ferais serment sur la Bible que j’entends mon vieux Hector aboyer sur la montagne.

– Impossible ! s’écria Edwards ; il n’y a pas une heure que je l’ai vu dans sa niche.

Mohican écoutait aussi avec attention ; mais, malgré toute celle qu’il prêtait aussi, le jeune homme ne put entendre que le mugissement de quelques bestiaux qui paissaient sur les montagnes du côté de l’ouest. Il regarda les deux vieillards, Natty, assis, formant avec sa main une sorte de cornet acoustique ; Mohican, debout, le corps penché en avant, le bras étendu, l’index levé en l’air comme pour recommander le silence, et il se mit à rire de les voir écouter des sons qu’il regardait comme imaginaires.

– Riez si vous voulez, monsieur, Olivier, dit Natty, mes chiens sont lâchés, et ils chassent un daim ; j’en suis sûr. Je n’aurais pas voulu, pour une peau de castor, que cela arrivât. Ce n’est pas que je me soucie de la loi, mais la plupart des daims sont encore maigres dans cette saison, et Hector et la chienne n’y regarderont pas de si près. Les entendez-vous à présent ?

Edwards tressaillit, car les aboiements des chiens frappèrent alors son oreille. De moment en moment ils devinrent plus distincts ; bientôt ils furent répétés par tous les échos des rochers ; enfin un grand bruit se fit entendre dans les broussailles, un beau daim parut sur le bord du lac, s’y précipita, et les deux chiens qui le suivaient à la piste s’y jetèrent bravement après lui.

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