CHAPITRE PREMIER DE L’ÉDUCATION : PRINCIPES ET MOYENS D’ACTION

Pour bien se pénétrer du rôle énorme que l’éducation devrait jouer dans la vie du pays et de la famille, il faut réfléchir qu’elle ne doit pas se proposer seulement de rendre nos enfants aussi heureux et aussi armés que possible. Non. Elle a aussi une portée sociale. Elle est notre seul moyen vrai de travailler au progrès moral. Car nous ne pouvons nous améliorer que dans nos enfants.

Le caractère de l’adulte ne se modifie guère. Il a ses traits arrêtés, comme le visage. Quel chagrin, parfois, malgré les plus fermes résolutions, de constater qu’on ne parvient pas à redresser sa nature… Et alors, cette consolation nous reste : tous les fruits décevants de notre expérience, nous allons en faire profiter ceux qui sont nés de nous. Nos efforts vers le mieux, nous allons tout de même leur faire toucher le but ; ce seront nos enfants qui les réaliseront, qui en profiteront. Car, chez eux, la substance est encore tendre, plastique. Il y a une nourriture et une orthopédie morales, vraiment efficaces. Toutes ces qualités que nous rêvions pour nous-mêmes, nous les en parerons. Ils les auront pour nous.

Au point de vue social, nous soignons nos ulcères et non pas notre sang. Nous emprisonnons, nous hospitalisons tous les déchets humains, nés de notre mauvaise organisation, et nous ne cherchons pas à atteindre le mal à sa source.

Ici apparaît un des rôles de l’éducation. Elle seule peut faire comprendre aux hommes leur véritable intérêt ; elle seule peut éviter que ne soient jetés à la circulation tant d’éléments nuisibles, car elle peut seule créer une mentalité enfin révoltée contre des conditions sociales qui permettent l’éclosion, la mise au jour de tant de déchets lamentables.

Pour améliorer une race, il ne faut guère compter sur les lois, qui ne sont que l’enjeu des luttes de partis. Il faut agir directement sur ses mœurs. C’est l’œuvre de chacun, qui tient ainsi un peu de l’avenir dans ses mains. Et l’action la plus facile, la plus logique, la plus urgente, ne doit-elle pas s’exercer sur l’éducation, par l’éducation ?

Nous ne pouvons préparer un meilleur état social qu’en pénétrant nos enfants des monstrueuses iniquités qui déshonorent notre époque, qu’en leur montrant ensuite comment l’édifice entier pourrait être restauré pierre à pierre, selon nos rêves.

Il faut les frapper d’exemples qui les pénètrent jusqu’au cœur.

L’éducation est bien fondée sur l’imitation. Méfions-nous de ce fait. Que d’enfants prennent les façons de saluer, de parler, de leurs parents ! Et, la meilleure preuve que l’éducation est à base d’imitation, c’est que l’enfant n’apprend à parler qu’en appelant les choses comme il les entend appeler. Il en va de même de ses autres acquisitions.

Avez-vous réfléchi que nous accomplissons un acte énorme quand nous apprenons à notre enfant le nom d’une chose ? Cela n’a l’air de rien, mais c’est le symbole de l’éducation. Ce petit ne savait pas comment appeler cette chose. Il ne sait rien. C’est la page blanche. Nous prononçons un nom. Désormais, l’enfant appellera, de par nous, cette chose par ce nom…

Mais, direz-vous, ce n’est pas une bien grave responsabilité, puisque cette chose s’appelle ainsi du consentement unanime. D’accord. Mais nous lui apprenons des idées, de la même façon que des mots. Et, souvent, il restera aussi étroitement fidèle aux idées qu’aux mots. Il continuera d’appeler « cuiller », comme nous le lui avons appris, l’ustensile qui lui sert à manger sa soupe. De même, il continuera de penser sur les usages, la famille, la société, la politique, comme nous le lui avons appris.

Quand vous enseignez un mot, quand vous inculquez une idée, songez à la gravité de votre acte…

L’enfant est absolu. Il est extrême. Il hurle pour un tout petit caprice. Ses gestes sont exagérés. Il n’a pas le sens du juste milieu. Et c’est une des tâches de l’éducation de l’amener à la pondération, à la coordination, à l’équilibre, comme on règle une balance instable, excessive, jusqu’à ce qu’elle indique les poids sans faire d’abord des oscillations désordonnées.

Ayons de l’éloignement pour l’espiègle, l’enfant terrible. Il est d’un exemple néfaste. Ses défauts, qu’on admire, ne sont pas les traits véritables de l’enfance. Oui, l’enfant doit passer par toutes les étapes de l’humanité — il la recommence — mais faisons-lui franchir les étapes ingrates au pas redoublé.

Et méfions-nous aussi de cette indulgence aux fredaines, que les enfants retiennent : « Il faut bien que jeunesse se passe !… Il jette sa gourme !… Folle avoine !… »

C’est sous ce manteau-là qu’on cache tant de hontes et qu’on prépare tant de maturités frelatées.

Quand des enfants se passionnent pour un jeu, une besogne, il ne faut pas les en détourner brusquement, même s’ils s’y absorbent trop. Car la créature s’attache à ce dont on l’éloigne, comme elle s’écarte de ce qu’on lui impose.

Il faudrait pouvoir classer les défauts des autres dans l’esprit de l’enfant, à ses yeux, en défauts curables et défauts incurables. Bien pénétré de cette notion, il ne se moquera jamais d’un infirme, d’un disgracié, parce qu’il sera bien persuadé que ceux-là n’y peuvent rien. Il réservera sa verve et son instinct critique pour le petit camarade prétentieux, la petite amie frivole. Ceux-là, les « blaguer », c’est un peu les soigner.

C’est un critérium très sûr, ce sens du corrigible et de l’incorrigible. Faisons un retour sur nous-même. Nous savons fort bien ceux de nos travers que nous pouvons ou que nous ne pouvons pas redresser.

Le grande infirmité incurable, c’est la vieillesse. Enseignons bien aux enfants à ne pas la railler. Certes, ils ne peuvent pressentir l’incessante, la pathétique angoisse, les tournants tragiques de cette descente à la mort. Mais qu’ils s’accoutument à la contempler avec autant de gravité que la mort même. Qu’ils ne la méprisent pas, qu’ils en aient pitié. Si nous n’étouffons pas dans leur cœur ce germe de dédain cruel que nous inspire à nous-même la vieillesse, ils le perpétueront. Nous découvrons sur notre voisin les signes de l’âge avec une jubilation féroce, une sorte de mépris impitoyable. Il nous paraît diminué, déchu, à terre. Un farouche hallali sonne en nous. Et nous aurions peut-être besoin nous-même, à ce même moment, d’indulgence et de compassion. N’est-ce pas effrayant que deux amants, remis face à face après avoir été longtemps séparés par la vie, au lieu d’être attendris d’abord par leurs communs souvenirs, pensent avant tout, cruellement : « Comme il a vieilli… Comme elle a vieilli… »

Le colère, le mépris, la tristesse, l’ironie, impriment chacun aux traits humains une expression particulière. Et, inversement, par une sorte d’instinct atavique, en voyant ces expressions sur un visage, nous décidons qu’il est irrité, méprisant, triste, ou railleur.

Mais cette proposition inverse n’est pas toujours vraie. Et voilà une remarque à faire entrer dans l’esprit des enfants. Il suffit d’un pli, d’un relief léger, sculpté dans notre chair, pour que notre masque exprime ces divers états d’esprit. Et l’individu qui porte ce masque n’est pas toujours dans cet état. S’il a les traits tombants, on dit qu’il est triste. Si sa lèvre se retrousse, on dit qu’il est méprisant. Qui sait ? Il est peut-être intérieurement très gai, ou il ne méprise peut-être personne. Et qui plus est, il ne sait peut-être pas qu’il a l’air triste, ou méprisant.

Le proverbe : « Ne jugeons pas les gens sur la mine », prend ici son sens le plus fort. Car cette mine modelée par le coup de pouce fantaisiste de la nature, n’exprime pas toujours les sentiments qui s’agitent derrière elle.

Que les enfants soient mis en garde contre les méfaits du silence. Plus on est muet, paresseux à parler, plus on se rapproche du végétal, des règnes naturels qui nous ont précédés. La parole, l’écriture, tous les moyens de correspondre entre les humains, sont des acquisitions, des signes de culture. En profiter, c’est aller dans le sens de l’avenir. Les dédaigner, c’est aller en sens contraire.

Ah ! Le mal que peut faire le silence, entre compagnons de vie… Il faut se le représenter, pour le vaincre.

Mêlons autant que possible nos enfants à notre existence. Il y a des enfants soignés, peignés, comme des plates-bandes de parterre, mais tenus dans l’ignorance, à l’écart de la vie. Ils ne doivent rien savoir de ce qui se passe hors de leur salle d’études. Ils sont prisonniers. On les a tellement disciplinés, façonnés, qu’ils ne sont pas eux-mêmes. Ils n’ont pas d’élans, de gestes spontanés. Ils n’osent même plus élever la voix. Ils étouffent.

Accoutumons les enfants à serrer de près les projets. Donnons-leur l’exemple. Projetons-nous — le mot l’indique — dans l’avenir. Nous nous verrons alors aux prises avec de petites difficultés de détail qui ne nous étaient pas tout d’abord apparues. Elles ne doivent pas nous décourager. Mais nous devons nous ingénier d’avance à les résoudre. Ce petit travail d’anticipation n’est pas du travail perdu.

La mère française est grondeuse. Elle a la main leste et la tape sèche. Sans cesse elle réprimande, elle houspille ses enfants, qui finissent par ne plus entendre. Quand une femme interpelle un enfant d’une voix impérieuse, on peut affirmer : c’est la mère.

Combien un mot calme et bien placé reste plus efficace ! Est-on sûr que les enfants ne deviennent pas désobéissants à cause de ce manque de prestige, de cet avilissement de la réprimande ?

Il faut insister sur ce penchant de la mère française à se répandre en gronderies, en réprimandes, si nombreuses, si continues, que l’enfant ne prête plus d’attention à ces observations en chapelet et n’en garde plus qu’une confuse impression de tristesse, celle que lui donne la chute continue d’une averse. Il les range au nombre des calamités naturelles.

Il arrive ceci : c’est qu’en France, l’enfant n’entend jamais signaler que ses défauts. Jamais on ne vante ses qualités. S’il est bon de redresser ses travers, il serait salutaire d’exalter et d’accroître par la louange ses dons.

L’enfant ne connaît de lui-même, pour se les être entendu reprocher, que ses travers.

Le femme, — et même l’homme, à y réfléchir — ne s’entend célébrer que dans l’amour. Pour la première fois, un autre être rend hommage à ses vertus, à ses beautés, à ses grâces. Et je me demande si ce n’est pas un des secrets de la toute-puissance de l’amour.

Dans la bourgeoisie française, les enfants en bas âge accaparent la mère. Elle ne vit que pour eux. Elle ne vit pas pour elle. Et c’est pourtant la fleur de sa jeunesse. Puis, au contraire, plus tard, elle met ces mêmes enfants en pension, elle ne les voit presque plus. Toujours le manque d’harmonie, de mesure.

Il existe un moyen, pour la jeune mère bourgeoise, de se vouer moins uniquement à la première éducation de ses enfants et de pouvoir profiter ainsi des plus charmantes années de son existence. Pourquoi ne pas confier, de plus en plus, les petits-enfants aux grands-parents ? Tout milite en faveur de cette tendance. La grand-mère n’est plus l’aïeule en cheveux blancs des clichés convenus. Elle est active, allante. Elle peut assumer la tâche. Et d’un cœur d’autant meilleur qu’elle a tout de même renoncé en partie à l’agitation du monde et qu’elle a, pour ses petits-enfants, une mansuétude, une patience, une douceur, que n’ont pas toujours les mères.

Il y a des mères très malheureuses. Peut-être sont-elles les artisans de leur propre malheur. Peut-être en faut-il voir les causes dans la sèche sévérité de la première éducation, puis dans l’abandon de l’internat.

Il faut avoir le courage d’ouvrir les yeux des enfants sur ce grand et triste drame, qui fait tant de victimes. Il s’agit de ce malentendu si fréquent, bien plus fréquent qu’on ne croit, entre la mère et ses enfants. Elle les aime et elle ne parvient pas à s’en faire aimer. Elle se plaint de ne pas les avoir près d’elle et, quand elle les a, elle les accable d’observations, elle leur rend ces réunions pénibles.

Il y a alors, chez ces enfants, un sentiment qui n’a de nom dans aucune langue. Ce n’est pas de la haine, de l’éloignement, de l’hostilité. Non. Je le répète. Cela n’a pas de nom.

Enfin, ces enfants et leur mère ne se comprennent plus. Chaque fois qu’ils tentent de s’étreindre, dans un élan, ils se heurtent et se blessent.

Et ce sont là, je le répète, des mères très malheureuses, très douloureuses. Elles ont beaucoup d’amour refoulé dans le cœur. Et quand elles veulent le montrer, elles se sentent maladroites. Il leur paraît qu’on accueille mal leurs caresses. Il leur jaillit des mots différents des mots qu’elles voudraient dire. Quel calvaire devient alors leur existence…

Et les enfants comprennent tard — avec quelle affreuse mélancolie — le malentendu qui les a séparés de leur mère. Aussi faut-il le dénoncer, s’efforcer de le dissiper à temps.

L’enfant doit apprendre à vivre dès qu’il commence à vivre. De sa première année dépendront toutes ses années. On doit appliquer pour ainsi dire dès la naissance les principes dont on entend s’inspirer. C’est une nécessité capitale. Plus l’éducation devient une science, plus cette influence initiale apparaît décisive. Le petit être que nous portons dans nos bras est d’une plasticité incomparable. A ce moment de son existence, l’action du milieu s’exerce profondément sur les instincts héréditaires, encore inconsistants et l’orthopédie morale peut accomplir des miracles.

Le livre, le théâtre même, ont montré l’importance du choix de la nourrice sur la destinée de l’enfant. Ils ne se sont pas attardés, que je sache, devant une vue que m’a dévoilée la prescience d’un illustre physiologiste. Si la nourrice communique sûrement à l’enfant des tares de son tempérament physique, peut-être lui donne-t-elle aussi quelques-uns des grands traits de son caractère. Il est possible qu’il devienne un peu breton, ou normand, ou gascon, selon le lait qu’il a sucé. Les enfants nourris par une chèvre ne gardent-ils pas quelque chose de capricant ?

On a tout dit des soins qui doivent entourer les premières sensations de l’enfant qui s’ouvre à la vie. Que rien ne l’offense, que tout le flatte, de ce qu’il voit, entend, goûte, touche et respire. Qui sait si des sens heureux ne préparent pas une âme heureuse ? On a tout dit de la nécessité, dès cette première année de l’enfant, de fortifier en lui les bonnes habitudes, de briser les mauvaises, de combler ses justes désirs et de résister ferme à ses caprices malicieux. La bibliothèque de la première éducation est riche en conseils. L’un d’eux mérite pourtant qu’on s’y arrête encore. Puisque l’enfant apprend la langue qu’il entend, enseignons-lui tout de suite un langage correct. Ne lui parlons pas bébé. N’employons pas nous-mêmes ces mots puérils qu’il balbutie et qu’il devra ensuite désapprendre. Pourquoi appeler devant lui « tuture » un objet qu’il devra finalement appeler « voiture » ? Ne tombons pas dans le travers de ces gens qui, pour se faire comprendre d’un anglais, lui parlent français avec un accent britannique.

Il n’y a pas de pire moyen d’éducation que la violence.

Les grands éclats de voix, les aigres gronderies, sont inefficaces. Nous l’avons dit : l’enfant s’y accoutume et cesse bientôt de les entendre. Dans les champs, la plupart des charretiers mènent leurs chevaux à grand renfort d’effroyables jurons. Mais bientôt ils ne peuvent plus se dépasser eux-mêmes en violence. Et leurs hurlements sont sans action. Au contraire, le taciturne obtient tout d’un mot qui porte.

Proscrivons aussi la menace du père Fouettard et autres Croquemitaines. A quoi bon peupler l’imagination des enfants de fantômes d’épouvante ? La réalité leur réserve assez de visions d’effroi sans que nous en ajoutions.

Enfin, n’usons pas des punitions corporelles. La gifle n’est qu’une décharge de la colère. De sang-froid, on la regrette. Elle soulage qui la donne. Elle ne guérit pas qui la reçoit. N’en usons donc pas, ni du martinet, ni de la fessée, de la potée d’eau froide, ni du cabinet noir. Toute cette puérile torture a les effets de la vraie torture. Elle inspire toutes les suggestions, toutes les lâchetés de la peur. Je suis persuadé que la plupart des enfants mentent par crainte du châtiment. C’est le moyen de défense des faibles.

Au lieu de la punition qui n’explique rien, il faut mettre des freins sur la route des mauvais penchants. Il faut, par exemple, représenter vivement les conséquences de la glissade vers le mal. C’est le « Attention ! Tournant dangereux », qui évite au chauffeur la culbute.

Rien ne vaut la peinture des suites successives d’une sottise initiale pour en détourner un enfant.

Dans les Impressions de Voyage en Suisse, Dumas père raconte l’aventure d’un jeune Anglais timide. Épris d’une jeune fille, il est invité chez le père de l’idole. Comme entrée de jeu, il écrase, dans un salut correct, l’orteil goutteux du vieux lord. Troublé par ce début, il accroche un tapis de table où pose un encrier. Le liquide se répand. Il l’étanche avec son mouchoir qu’il remet dans sa poche. Mais à la fin du repas, il avale une bouchée de pudding brûlant et s’éponge la face du mouchoir plein d’encre. Le voilà nègre. La galerie n’y résiste plus. Elle éclate de rire. Le pauvre jeune homme s’enfuit. Il n’épousera pas l’adorée. Ainsi s’enchaînent les bévues. Que de fois n’a-t-on pas l’occasion d’évoquer l’histoire de l’Anglais timide ?

Une des conséquences de la fusion entre le physique et le moral, c’est de soigner les travers de la même façon que les maux du corps. Ainsi qu’on l’a vu à propos du déterminisme, le principal moyen de cure contre la tentation de mal faire consiste à se représenter fortement tous les inconvénients de l’acte à commettre. On se les mettra devant les yeux et on trouvera ainsi une raison de résistance. On puisera la force de se livrer à cette exhortation dans l’instinct qui nous souffle de rester en santé morale, de ne pas nous nuire. C’est le remède préventif.

On pourra aussi s’appliquer à échapper à la tentation en s’occupant fortement à une autre besogne attirante. C’est le remède révulsif, celui qui aiguille sur d’autres voies l’ardeur et le désir.

Un père devrait toujours être indulgent aux travers de son fils : il ne sait jamais s’il ne les lui a pas légués…

Au lieu de punir, de se montrer autoritaire, je voudrais qu’on exerçât sur l’enfant du « prestige », cet ascendant que nous acquérons parfois sur nos amis, notre entourage. Et cela dès la toute petite enfance. C’est cette sorte de respect ébloui qu’il faut lui inspirer pour le diriger, jusqu’au jour où nous pourrons agir sur sa sensibilité et sa raison, ces deux rênes idéales. Comment l’obtenir ? Jamais, en tout cas, avec des coups. Ce prestige, c’est de notre opiniâtreté à vouloir nos desseins, c’est de la dignité de notre attitude qu’il doit naître. Nous devons donner à l’enfant la notion de notre fermeté comme de la solidité des murs, de la clarté du jour. Un sourcil froncé, une voix simplement durcie, valent alors toutes les imprécations du monde.

Un autre mot me satisferait autant que le prestige pour définir ce pouvoir nécessaire avant l’éveil du cœur et de l’intelligence : c’est la crainte, mais la crainte au sens divin du mot. Car nous sommes, nous devons être pour le tout petit une sorte de divinité. C’est de nous qu’il tient toute sa morale de berceau. Ce qu’il doit faire et ne pas faire, c’est ce que nous permettons et défendons. Provisoirement, nous sommes sa conscience ! Et voilà en quoi, devant le grand observateur qu’est le petit enfant, nous devons surveiller nos gestes, nos paroles, paraître en beauté, comme des dieux qui seraient visibles.

Ce prestige, qui nous sert quand l’enfant s’éveille à peine à la vie, dans les premières années de son existence, il faut le garder à ses yeux quand il commence à comprendre et à sentir. C’est plus difficile, mais c’est aussi nécessaire…

Nous nous enorgueillissons par trop, devant les enfants, de notre expérience. Ce n’est que la somme de nos déceptions. N’en soyons pas plus fiers que des cheveux qui blanchissent ou qui tombent : l’expérience n’est qu’enthousiasmes pâlis, illusions fanées. La vie ne nous donne guère de sagesse. En faut-il un exemple ? Deux crises bornent l’existence virile : à l’aube, l’éveil des sens, au déclin, leur sommeil. Or, ces deux crises font commettre à l’homme des folies analogues. Ne croyons donc pas devenir d’augustes, de marmoréennes statues. Ayons humblement conscience de notre continuelle fragilité.

Il y a une sorte de contrat à établir entre l’enfant et ses parents. Jusqu’à l’âge où il subvient à ses besoins, une subordination de sa part est inévitable. C’est aux parents à l’en pénétrer et à lui rendre douce cette nécessité d’obéissance.

Il faut insister sur cette idée qu’en ne punissant pas les enfants, on leur évite de mentir. En effet, ils emploient le mensonge comme un bouclier. Ils se dissimulent derrière lui. C’est un moyen de cacher la faute et d’éviter le châtiment. Si, lorsqu’ils ont commis une maladresse, cassé quelque objet, ils savent qu’en l’avouant on ne les grondera pas, qu’on ne les frappera pas, qu’on leur dira simplement : « Ce n’est pas bien. Tâche de faire attention », qu’on leur représentera le prix des choses, le soin qu’il en faut avoir, dans ce cas-là, ils avoueront, ils ne mentiront pas. Ils auront acquis, pour l’avenir, le précieux bénéfice de la franchise.

Pour cultiver cette franchise chez l’enfant, il faut, comme je l’ai dit, ne pas lui inspirer la crainte du châtiment violent, qui est le secret de la dissimulation chez les petits.

Il faut lui montrer aussi l’avantage de la franchise, le persuader que c’est la suprême habileté dans la vie.

Il n’y a qu’une limite à la franchise : le souci de ne pas faire à autrui une peine inutile : on ne signale pas un défaut physique ; on cache au malade la gravité de son état.

On n’imagine pas tout ce qu’on peut obtenir des enfants, lorsqu’on a remplacé, dès l’origine, la sévérité par la douceur, l’autorité par le prestige.

Lorsqu’ils ont commis un acte répréhensible, on les touche plus que par une punition en leur disant de très simples phrases, qui varient seulement selon leur nature : « Ce n’est pas chic… ce n’est pas élégant », ou : « Tu m’as fait de la peine ».

Surtout lorsqu’un enfant est « difficile », il faut toucher ses cordes sensibles, il faut en jouer. Ce sont des moyens d’agir sur lui. Il n’y a pas de créature complètement indomptable. Mais les façons varient d’apprivoiser.

Lorsque nos enfants regimbaient devant quelque usage nécessaire, nous les envoyions dans une île imaginaire qu’au mépris de la géographie nous appelions la Papouasie.

— Tu ne veux pas le suivre ? Eh bien, il faut aller vivre en Papouasie.

La Papouasie, c’était une île sauvage où l’on pouvait s’affranchir de toutes les coutumes, de toutes les convenances. Dès qu’un refus de suivre la règle commune nous paraissait regrettable, nous prononcions l’arrêt :

— Eh bien, va en Papouasie.

Par ce prompt exil, nous faisions toucher à ces petites intelligences les usages dont on ne peut pas s’affranchir sans se nuire, sans se diminuer, du moment qu’on a accepté de vivre dans notre société actuelle. C’est la concession au milieu. Et cela nous permettait un triage entre les coutumes… Seules, celles que nous jugions indispensables exigeaient, en cas de rébellion, le fatal :

— Alors, va en Papouasie,

On ne saurait trop proclamer les bienfaits de l’éducation au plein air, au jardin. D’ailleurs la vie aux champs est aussi salutaire aux grands qu’aux petits. Les milieux de luxe ou d’argent, même les milieux artistes ou politiques, exercent sur le sens moral une action dissolvante. Il s’y relâche ou s’y atrophie. Cette seule vue suffirait à justifier l’utilité des retraites momentanées au contact de la nature, où l’on se purifie, où l’on se restaure, où l’on se ressaisit.

Mais l’éducation proprement dite au jardin présente d’innombrables avantages et facilite singulièrement la tâche des parents qui s’y consacrent.

Un jardin, c’est surtout un inépuisable champ d’étude, mais c’est aussi une charmante salle d’étude. Une table et des chaises de fer sur la pelouse à l’ombre, et voilà la classe prête. Les ingrats et nécessaires débuts de l’instruction, écriture, calcul, orthographe, rudiments d’histoire et de géographie, paraissent moins arides, au grand air, dans la verdure. Une heure y suffit, chaque matin. Et encore, comme l’attention des petits est courte et vite lasse, coupe-t-on la séance de brèves détentes, — le temps de butiner une fleur, d’ébaucher une pirouette dans l’herbe — dont on revient avec une cervelle toute neuve, toute fraîche, à la rosée.

Même pour ce travail d’écolier, le jardin ne prête pas seulement ses meubles et son décor. Il y apporte une aide plus directe. Il fournit des instruments de démonstration. S’agit-il d’arithmétique ? Les brins d’herbe sont des unités très commodes que l’on peut diviser, fractionner, réunir. Faire un bouquet, c’est faire une addition. Et c’est plaisir que d’apprendre la soustraction en enlevant les grains d’une grappe de groseilles ou de raisin.

Au jardin, la géographie devient un jeu. Avec le sable des allées, on construit des villes, des contrées entières, hérissées de montagnes, creusées de vallées et de fleuves, bordées d’estuaires et de golfes. Et tous les noms, toutes les formes, entrent sans effort dans les petites mémoires. Le jardin lui-même, avec ses cultures variées, ses détours, est un plan familier, qu’on s’exerce à lire. De là, procédant toujours du simple au composé, de l’immédiat au lointain, la vue s’étend au village, au canton, au département, au pays tout entier.

C’est au cadran solaire que les petits apprennent à s’orienter, qu’ils pressentent, devant l’ombre qui s’avance sur la table d’ardoise, la marche de l’univers. Et le soir, étendus sur un banc devant la maison, le nez levé vers le grouillement infini des étoiles, ils interrogent, ils veulent connaître le nom des astres et des constellations, le sens de ces images ingénieuses et charmantes que les anciens ont dessinées sur le ciel.

Sans cesse, leurs questions vont au-devant des problèmes que le jardin leur pose. Aussi la science leur est-elle aimable et légère. Rien qu’en lançant ces bulles de savon dont le vol hésitant papillonne sur les fleurs, ils apprennent autant de physique qu’en une classe morose.

En effeuillant une fleur, en la dépouillant de sa robe charmante de pétales, en découvrant le pistil où dort le fruit futur, l’étamine gonflée de pollen, ils se préparent à comprendre, dans l’esprit le plus chaste et le plus sain, le mystère merveilleux des fécondations.

Le jardin les initie encore à d’autres connaissances, plus humbles et souvent plus utiles, de celles que dédaignent les examens et les brevets. Ils suivent les progrès du potager, depuis le jour où le jardinier a fait ses premiers semis. Ils épient les jeunes pousses dès l’éclosion, sous les cloches de verre et les châssis, puis en pleine terre. Ils savent ce qu’il faut à chacune d’eau, de chaleur et de soleil. Ils souffrent des privations qu’elles endurent. Ils connaissent l’époque où fruits et légumes seront à maturité. Combien peu de leurs aînés, dans les villes, possèdent ce calendrier rural ? Enfin, s’étant intéressés étroitement à la vie des plantes, ils les suivent jusqu’aux suprêmes étapes, jusqu’à l’office, jusqu’à la cuisine, et ils n’ignorent rien de l’art modeste de les cueillir, de les dresser, même de les accommoder.

D’autres enseignements, plus hauts, plus vastes, naissent et jaillissent encore du jardin. Ils dépassent bien un peu les petites têtes enfantines. Mais ils secouent tout de même sur elles une semence de vérité. Ainsi, les enfants ont voulu trois petits enclos dans le grand. Chacun le sien. Le sens de la propriété est si profondément enraciné… Mais quelle bonne leçon de mutualité lorsqu’ils consentent — la chose arrive — à s’entr’aider dans leur arrosage, à se prêter leurs outils, ou même à mettre en commun un carré de légumes, afin d’en obtenir un meilleur rendement…

Autre exemple. A suivre jour par jour cette végétation qui les entoure, à la voir naître d’une graine, d’un bourgeon, de rien, presque, puis, insensiblement, à travers les vicissitudes, couvrir la terre et masquer même le ciel, les enfants prennent la meilleure leçon de patience et de ténacité. Ils conçoivent comment, à persévérer sans cesse dans son labeur à travers les obstacles, on parvient à l’achever. Ils prennent la notion précieuse de l’effort continu, qui mène à l’épanouissement de l’œuvre.

Dans le « plant » de radis, le jardinier a semé les graines à profusion. Cependant, un nombre restreint vient à croissance. Ce sont les plus fortes, les mieux armées pour la lutte, pour conquérir leur place au soleil. Les choses ne vont guère autrement par le monde. Et en se penchant sur leurs radis, les enfants trouvent un exact reflet de la lutte qui les attend. Et quand le jardinier — ce philosophe sans le savoir — choisit les meilleures graines et les meilleurs semis, il fait de la sélection, cette sagesse de l’avenir.

Un jardin, c’est plein de symboles. A-t-on oublié, le dernier automne, des pommes de terre au fond de la cave ? Elles ont poussé, ce printemps-ci, des tiges, longues, pâles et minces, de vrais cierges, où les enfants en joie cherchent vainement un air de famille avec la plante trapue, d’un vert chaud, qui s’épanouit en ce moment au soleil. Ainsi apparaît l’œuvre déprimante de la nuit, et le bienfait de la lumière. Rien ne ressemble plus à l’esprit laissé dans l’ignorance, que ce tubercule abandonné dans la cave.

Un jour, on a coupé un arbre trop vieux, ou dont l’ombre devenait nuisible. Mais il lance obstinément, les années suivantes, des rejets qu’il faut abattre de nouveau. Ainsi les longues erreurs, profondément enracinées, reparaissent après qu’on les a jetées bas. On croit les avoir arrachées, et il faut, longtemps encore, combattre leurs poussées renaissantes.

Mais, dira-t-on, voilà de petits enfants pour qui la vie au jardin ne doit pas être folâtre tous les jours : s’entendre ainsi tirer une moralité de tout ce qu’on voit ? Erreur. Ils s’instruisent en riant, en jouant, en courant, au hasard de la promenade, au détour d’une allée. Tout cela ne les empêche pas d’arroser, de bêcher, de grimper aux échelles, de se livrer à la plus saine gymnastique, de vivre en santé, en lumière, comme les autres plantes du jardin. Ils accomplissent la vraie mission de l’enfance, qui est de satisfaire son immense gaîté et son immense curiosité. Et la sagesse en puissance, éparse, qui monte du jardin, les féconde sans qu’ils y songent, comme le pollen qui danse dans l’air chaud tombe au calice de leurs sœurs les fleurs.

Les séjours à la campagne ne sont pas seulement riches en exemples et favorables au recueillement. Ils exercent aussi une action sédative et tonique. On peut concevoir que la vie au grand air enlève aux enfants le goût de ce qu’on appelle les « idées diaboliques ». Après une journée de saine fatigue où ils se sont dépensés, ils n’éprouvent plus le besoin de déverser le trop-plein de leur exubérance en inventions plus ou moins saugrenues.

On ne doit pas éduquer en chaire. Toutes les occasions sont bonnes d’enseigner aimablement la vie. Il suffit la plupart du temps de tirer d’un acte courant sa moralité. J’en prendrai pour exemple la leçon de conduite, où le père apprend à son fils à mener une auto. A y regarder de près, les principes du chauffeur, appliqués à la vie, constituent une véritable petite morale. Le garçon qui se pousserait par le monde comme il dirige sa voiture par les campagnes ferait sans doute son chemin. C’est une même science de savoir conduire et de savoir se conduire.

Que demande-t-on avant tout au bon mécanicien ? De bien connaître sa machine, afin de prévenir le mal, et, au besoin, de le découvrir et d’y remédier. A quoi sert à un chauffeur d’être audacieux, brillant, rapide, s’il est ignorant, s’il reste sottement en panne faute d’avoir prévu l’accroc ou de pouvoir le réparer ? C’est la connaissance à la base, la qualité essentielle. Sans elle, toutes les autres sont inutiles et vaines.

Eh bien, notre machine, à nous, c’est notre corps. D’ailleurs, l’auto est presque un être, dont l’essence est le sang, dont le métal est la chair, dont l’électricité est le flux nerveux, la source de vie. On nous a laissés longtemps dans l’ignorance, et même dans le mépris de notre corps. Au contraire, nous devons le connaître en tous détails, savoir « ce qu’il y a dedans », comme le mécanicien doit connaître sa machine organe par organe. Et cette connaissance aussi sera pour nous capitale, nécessaire, à la base. Car elle nous permettra de prévenir souvent le mal, de veiller sur notre santé, la plus précieuse des richesses — on ne le répétera jamais assez — puisque, sans elle, nous ne pouvons jouir d’aucune autre.

La deuxième vertu qu’on exige d’un mécanicien, c’est le soin. Non content de bien connaître sa machine, il l’entretient bien. Il la graisse, il la huile, la nettoie, la palpe, il en vérifie les jointures, il l’ausculte, il dresse l’oreille au moindre bruit insolite. Ces attentions, appliquées à nous-mêmes, s’appellent l’hygiène et le sport. Elles doivent donc tenir encore dans notre existence une place importante, primordiale. Ainsi donc, graissons, huilons, nettoyons, entretenons notre propre machine, faisons jouer ses articulations, si nous voulons qu’elle garde longtemps sa force, sa souplesse, son « état de neuf ».

Mais voici notre mécanicien sur la route. Il a démarré. Va-t-il foncer tout droit, en obus ? Non, à moins que ce ne soit un fou. Il aura l’œil. Il veillera au verre cassé, au chien, au croisement, au virage, au pochard, à l’embardée, bref à toutes les embûches du chemin. Il cherchera, avant tout, dans sa marche, à ne pas se nuire. Et ainsi de nous. Nous cherchons, avant tout, à nous éviter l’accident. L’intérêt personnel, le puissant instinct de la conservation, demeure notre première loi. On a cherché à masquer cette vérité, parce qu’on lui trouvait un visage féroce. Mais ceux-là mêmes qui la niaient en paroles la justifiaient par leurs actes. Ayons donc le courage de la regarder honnêtement en face. Notre premier devoir, c’est un devoir envers nous-même. Les autres n’en sont que les prolongements élégants, les fleurs.

Car il y en a d’autres. Notre mécanicien, observant soigneusement les règles de la route, évitera d’emboutir les passants et les voitures. De même qu’il conjure l’accident pour lui-même, il conjure l’accident pour autrui. Bref, il ne fera pas aux autres ce qu’il ne voudrait pas qu’on lui fît. Cette maxime-là, toutes les religions et toutes les philosophies l’ont inscrite en tête de leurs lois. C’est encore de l’intérêt personnel, mais de l’intérêt personnel élargi. Et là, encore, l’école du chauffeur est l’école de la vie.

Enfin, s’il découvre sur la route un confrère en panne et les bras au ciel, notre mécanicien s’arrête. Il s’enquiert de ses besoins. Il lui passe l’outil, la pièce, le bidon d’essence qui lui manquent. Il fait aux autres ce qu’il voudrait qu’on lui fît. C’est un échange de bons procédés, de la générosité avisée, de l’égoïsme au troisième degré. C’est un sens social qui vient à peine d’apparaître sur notre planète, qui s’y développe lentement, et qu’on a baptisé d’un nom un peu lourd et massif : la solidarité.

Ainsi, ne pas se nuire, ne pas nuire aux autres, aider les autres, voilà les trois règles de conduite. Avec ces trois maximes-là dans la tête, ces trois freins sous la main, on peut marcher. Droit et souple, élégant et réfléchi, habile et prudent, bien pénétré du rôle de la chance dans les actes humains, on peut foncer vers le but qu’on s’est donné, en s’emplissant éperdument la poitrine de la griserie de l’air et les yeux de la beauté des sites…

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