Quand on se lance, hors de la grande route, hors des chemins battus, possède-t-on une indication générale sur la direction à suivre ? La vie humaine a-t-elle une tendance ? Car cette tendance devrait nous guider. Nous devrions marcher dans son sens.
Oh ! Il ne s’agit pas de rechercher le destin final de l’homme. A ce sujet, disons-nous simplement que cette planète mourra comme les autres. Il s’agit de savoir s’il existe une aspiration commune à tous les êtres depuis qu’ils respirent sur la terre, un signe indicateur de la vie. Hélas ! La plupart des humains ne se posent même pas la question. Ils naissent, subsistent, meurent, sans avoir pris conscience de ce qu’ils ont tenté de réaliser pendant leur vie.
Et pourtant, cette tendance existe. Voyez une rue fréquentée, vers le soir. Tous les passants courent, se hâtent, se pressent. Or, si les buts sont différents, le mobile est unique. Obéissant tout droit à leur instinct débridé ou tenus en lisière par le devoir, cherchant l’utile ou l’agréable, la hautaine volupté du sacrifice ou le bas plaisir, regardant le ciel ou la terre, tous aspirent à réaliser leur désir, tous vont vers leur satisfaction. Oui, tous, malgré des apparences contraires, malgré de déconcertants détours, tous veulent leur bonheur.
C’est l’instinct primordial de toute existence. On le surprend chez le plus infime animalcule dans le champ du microscope. Il fuit la peine et cherche la joie, c’est-à-dire qu’il fuit le milieu où il souffre et cherche le milieu où il se plaît. En quoi il obéit bien à la loi de la vie : car la joie est de la vie accrue, plus intense et plus ardente ; et la douleur est de la vie diminuée, l’acheminement vers la mort.
Mais qu’est-ce donc que le bonheur ? Ce serait folie d’en donner une définition applicable à tous les humains, puisque ce milliard et demi d’êtres sont différents les uns des autres, puisqu’il n’y a pas deux visages — ni sans doute deux cerveaux — identiquement semblables. Il y a autant de bonheurs que d’individus.
Mais peu importe qu’on demande ces joies au pouvoir, aux honneurs, à l’art, aux voyages, aux plaisirs de la table ou de l’amour, à la conscience de la tâche accomplie, aux sereines recherches du laboratoire, aux élans de l’altruisme, aux félicités du propriétaire, du collectionneur, à de modestes travaux manuels, même aux émotions de la chasse ou de la pêche. Tous ces bonheurs ont des traits communs. Ils donnent à l’être sa satisfaction, le sens de la plénitude. Ils portent la vie à sa plus haute tension.
Il existe dans la nature un exemple de cette tendance continuelle à s’accroître. C’est le végétal. Une plante, une vie humaine s’efforcent toutes deux d’atteindre leur exubérance totale. Elles s’élèvent, l’une vers la lumière, l’autre vers le bonheur.
Au surplus, la croissance de l’esprit est toute pareille à celle de la plante, qui d’abord cherche sa subsistance de toutes parts, aveuglément, par ses mille racines, dans l’obscurité de la terre, puis, s’élançant au jour, se nourrit d’éléments plus subtils, obéit à ses affinités et enfin s’exprime et s’épanouit dans les contours précis de ses verdures fleuries.
Si toutes les manifestations d’une existence, actes et pensées, pouvaient prendre une forme sensible, s’inscrire dans l’espace comme autant de feuilles et de fleurs, l’ensemble d’une vie complète apparaîtrait comme un bel arbre, harmonieux, touffu, luxuriant, étendant ses branches en tous sens, dans un frémissant désir de s’accroître encore.
Un beau rosier est l’image du bonheur.
Et, de même qu’il y a des végétaux de toutes tailles, du chêne au brin d’herbe, mais qui tous ont ce caractère commun de remplir leur ligne, de tendre vers leur complet développement, de même il y a des vies de toutes envergures, les unes très modestes, les autres magnifiques, mais qui toutes peuvent être également heureuses, atteindre leur plein épanouissement. Ce n’est pas une question de dimension, c’est une question de densité, de plénitude. Une destinée heureuse, c’est une destinée remplie.
Enfin, de ce point de vue, le but de l’éducation apparaît. Éduquer, c’est cultiver. C’est favoriser l’expansion de la plante humaine. C’est la redresser, l’abreuver, l’émonder, la bien exposer, de façon qu’elle soit forte, saine, qu’elle donne toutes les qualités de l’espèce, qu’elle atteigne sa plus haute puissance.
Devant la morale du bonheur, une objection se dresse aussitôt. Mais, dira-t-on, si chacun poursuit son bonheur, uniquement son bonheur, chacun blessera son voisin, dans cette poursuite. Aussi faut-il en tracer immédiatement les bornes. Oh ! elles sont indiquées dans toutes les morales, par la simple loi : « Tu ne nuiras pas. » Il faut s’arrêter au moment de nuire. Notre bonheur a pour limites le bonheur du voisin.
Pour reprendre l’analogie avec le monde végétal, un groupe humain ne doit plus être l’inculte forêt où les arbres s’étouffent mutuellement. Une société civilisée doit être un jardin, cultivé avec intelligence, où chaque plante, pour donner toutes ses fleurs et tous ses fruits, arrête ses frondaisons aux frondaisons voisines.
Ainsi la plante reste d’un exemple total : monter bien droit, dans la clarté, s’accroître, s’épanouir, s’orner de fleurs, se répandre en parfums, donner des fruits, et ne borner son expansion qu’à l’expansion des autres.
D’ailleurs — et ceci est capital — cette limitation elle-même apparaît de notre intérêt. Les preuves en abondent.
Il est bien certain que si chacun s’efforçait d’observer cette loi restrictive, tant de heurts, de drames, de souffrances seraient évités, que l’état général de l’humanité serait meilleur. Le monde serait plus agréable à habiter. La vie d’un village est symbolique à cet égard. Là, par une lente sagesse, tous les habitants sont parvenus à respecter la terre du voisin. Leur bien se borne au bien d’autrui. Ne sont-ils pas plus heureux que s’ils dépassaient les limites de leur propre domaine et débordaient sans cesse sur les domaines adjacents ? Que de querelles, de luttes, de haines abolies ! Ce serait la guerre. C’est la paix.
Il y a aussi un fait d’expérience qui, dans l’intérêt de notre propre bonheur, doit nous détourner de nuire. C’est que, le plus souvent, tout acte nuisible retombe sur son auteur. La loi d’équilibre, ou de compensation, joue. Cet acte nuisible fait boomerang. On croit le projeter contre autrui. Il revient à son point de départ. Le bonheur conquis sur le voisin n’est plus du bonheur. On l’a payé trop cher. On lui garde rigueur des remords qu’il éveille. Au fond, nous souffrons plus du mal que nous faisons que du mal qu’on nous fait.
Enfin, la notion relativement récente, pour ainsi dire scientifique, de la solidarité, vient encore confirmer qu’il est de notre intérêt de ne pas nuire. En lésant autrui, nous ne sommes jamais sûrs de ne pas nous léser nous-mêmes, précisément parce que toutes les cellules sociales sont dépendantes, solidaires. Quand un point de l’organisme s’enflamme, tout l’organisme a la fièvre. Tout ce qui nuit à la collectivité nuit à l’individu. Celui qui, au mépris de la prudence ou de l’hygiène, jette quelque virus dans la circulation, est-il jamais sûr que le mal, cheminant à travers le monde, ne viendra pas frapper l’un des siens ?
Ainsi, le souci bien compris de notre bonheur même, nous amène à le borner. Et ceux-là se trompent qui accusent la morale du bonheur de n’avoir ni sanctions ni freins. Elle les trouve en elle-même.
Au surplus, la compréhension, le soin de notre propre bonheur, ne nous détournent pas seulement de nuire, de faire le mal. Ils nous incitent aussi à faire le bien, car ces lois d’équilibre et de réciprocité jouent pour le bien comme pour le mal. Faire du bien à autrui, c’est en faire à soi-même. On fait des heureux pour être heureux. On reçoit en reflet le bonheur que l’on donne.
Oui, entre la morale religieuse, froide, tranchante, nue, austère, et la sauvage morale de la force, la morale du browning, il y a place pour une morale souriante, épanouie, rayonnante, la morale de la fleur.
Il ne faut point cependant opposer la morale du bonheur aux morales religieuses. Leur antagonisme est plus apparent que réel. Il est dans les mots. Qui n’applique en fait la morale du bonheur ?
Il faut, au contraire, considérer cette morale humaine comme le prolongement des morales divines. Celles-ci tenaient l’homme en lisière. Elles guidaient ses pas. Elles le jugeaient incapable encore de marcher seul. Ainsi, la morale chrétienne le maintenait dans le droit chemin par la crainte de l’enfer et l’espoir du paradis.
La morale du bonheur marque un progrès. Elle correspond à un état nouveau de civilisation. Elle estime que la créature peut enfin s’affranchir de tutelle, qu’elle est adulte, qu’elle peut avancer sans aide, que sa conscience avertie peut éclairer sa conduite.
Les connaissances humaines se présentent comme un tronc dont trois rameaux ont jailli : art, science, morale. Le premier, l’art, a donné son élan et ne progresse plus guère ; le deuxième, celui de la science, vient de se développer prodigieusement ; le troisième, celui de la morale, végète. Faut-il désespérer qu’il rattrape les deux autres ?
Il faudrait embellir la vie, la fleurir. N’est-ce pas la tendance générale des progrès humains ? En effet, quels étaient les instincts primitifs de l’homme ? Se nourrir, se reposer, se reproduire. Voyez comme nous avons peu à peu paré, enjolivé ces trois instincts grossiers ! Du besoin de se nourrir, nous avons fait le délicat plaisir de la table. Du besoin de se reposer, la volupté du lit. Et le besoin de se reproduire est devenu l’amour…
Il y a tant à faire, pour embellir la vie, pour l’égayer. Qu’y a-t-il de plus triste qu’une fête foraine ? Ces musées d’horreur, ces jeux de massacre, ces manèges bruyants et laids. Ne pourrait-on pas, peu à peu, couler à des divertissements plus jolis, sans s’écarter du goût de la foule ? On ne dira jamais assez la tristesse des monuments publics. Et les magasins ? Pourquoi ne sont-ils pas généralement plus plaisants aux yeux ? Pourquoi la rôtisserie, la poissonnerie, la boucherie, ne sont-elles pas toujours décorées de céramiques, de marbres ? Pourquoi ne pas rechercher un décor qui soit plus joyeux sans être plus coûteux ? Les tentatives qu’on a faites en ce sens ont presque choqué. Il semble qu’il y ait quelque chose de sacrilège à mettre de la grâce, de la beauté, dans le détail de la vie.
Une humanité travaillant pour le bonheur tendrait à encourager par les plus belles récompenses tous ceux qui collaborent à ce bonheur, l’artiste, l’inventeur… Et ce ne sont pas les grands héros.
Mettons dans notre vie de la grâce, de l’élégance, de la bonté, de la poésie, des enthousiasmes, du plaisir. En un mot, cherchons à l’accroître, à la fleurir, à la faire la plus opulente, la plus luxuriante.
Ayons aussi des raisons, des buts de vivre. Sans quoi, nous descendons à la conception la plus misérable, la plus primitive de la vie, un état inconscient où l’être ne cherche qu’à subsister au jour le jour.
Candide disait : « Cultivons notre jardin ».
Oui. Représentons-nous chaque existence comme un jardin. Et voyez, à surface égale, combien les jardins sont différents. L’un est la brousse, l’autre le paradis. Tout dépend des soins qu’on y donne.
Nous ne pouvons pas prétendre au bonheur absolu, mais nous devons chercher à l’atteindre par le plus grand nombre de points possible.
Notre bonheur est enclos dans notre vie, comme la statue dans le bloc de marbre. C’est à nous de le dégager. Les sculpteurs praticiens procèdent comme si la statue existait déjà dans sa gangue de pierre. Ils l’atteignent par des sondages nombreux, qui s’arrêtent juste à la surface de la future image. Ils la touchent par points. Nous devons être les praticiens de notre bonheur.
Il faut saisir les beaux instants, c’est-à-dire ceux où l’on est heureux sans nuire. Et il faut aussi les proclamer, en soi, autour de soi. On dit plus volontiers : « Quel sale temps ! » que : « Le beau temps… » Il faut que nos propos soient à l’image de la vie, qui roule le bon et le mauvais. Ne serait-ce que pour régler notre pensée sur nos paroles et nous pénétrer de ce sens de l’équilibre.
Il y a d’ailleurs un bonheur dont nous ne prenons pas assez conscience : l’absence de malheur. Par exemple, que de justes petites voluptés on se procure à se rendre compte qu’on ne souffre plus de maux familiers dont on a pâti. Nous n’en jouissons pas. Nous ne nous disons pas assez : « Quelle chance de ne pas avoir mal à la tête, mal aux dents ! »
Au fond, tous nos actes tendent vers l’utile ou l’agréable. Cette formule en deux mots enferme notre vie. C’est un vase qui la contient. A nous d’en faire une belle amphore, de l’élargir vers le haut, d’y mettre toutes les belles fleurs de l’élégance, de l’art, de l’altruisme.
L’aspect d’une roseraie publique, comme celle de Bagatelle, un dimanche, où la foule lente, recueillie, discrète, se promène sous les arceaux de fleurs, apparaît une anticipation, une vision de demain.