«Parti au quart de tour. Pas fâché. Sous prétexte d'adieux, les Ledragon nous avaient à l'œil. Ce que c'est rosse, les amis! Ayons le sourire.
Cristi! la sortie n'est pas bonne, chez les Ledragon. Deux bornes resserrées, un seuil de pierre, un butoir... On voit bien qu'ils n'ont pas d'auto. Virage. Passons vite en quatrième. Je suis sûr qu'ils nous guettent encore... Ah! nous y sommes, et sans douleur.
Pas mauvais, leur déjeuner. Deux vins. Ils donnent l'ordinaire pour du bordeaux. Des nèfles! C'est du petit reginglard de pays. Le second était cordial. Pourtant, l'étiquette blanche et le nom en cursive «Pomard» ne m'inspirent pas confiance. Ça sent son grand épicier.
Un vieux chapeau. C'est drôle, on dirait que la voiture en a peur et qu'elle ne veut pas passer dessus.
Ce n'est pas possible, ce n'est pas une 15-20 chevaux. Le marchand s'est trompé. C'est une 24-30. Elle marche trop bien. Vite, touchons du bois. Suis-je bête! Quand on conduit, on touche toujours du bois, puisqu'on a les mains au volant.
J'ai bien mon permis?
Il y avait un plat assez réussi. Des œufs brouillés aux truffes, servis dans des tomates creusées. Il faudra que nous essayions ça à la maison, quand nous n'aurons pas les Ledragon.
Cette Mme Ledragon est étonnante. Elle a bien le demi-siècle. Et elle chasse, elle pêche. Elle vous a une de ces poitrines en pupitre... Mais ses filles, quelles bringues!
Hein? Quoi? Qu'est-ce que vous dites? Des vaches. Parbleu, je les vois bien. C'est curieux comme les gens qui sont dans votre dos ont la manie de vous donner des conseils.
J'ai une chambre réparée à l'arrière gauche. Je m'en méfie.
Zut! une montée dont on ne voit pas le bout. Faudra passer en troisième. Mais aussi nous sommes chargés comme un canon. Quelle idée ma femme a-t-elle eue d'offrir aux trois Tiquard de les déposer chez eux, à Martinville? C'est un détour de quinze kilomètres au moins. Il est vrai qu'ils lui ont fait le coup de la carte forcée. Et des allusions, et des invites! Des gens qui n'auraient pas levé le petit doigt pour monter dans votre break, au temps des chevaux, rampent à s'user la peau du ventre et déploient des ruses de Sioux pour avoir une place dans votre auto.
C'est très drôle. La route paraît moins bonne, quand on va moins vite.
D'ailleurs, quand nous n'avions pas d'automobile, nous faisions comme les autres. Combien de fois avons-nous invité les Ravache—des êtres insupportables, puants, prétentieux—uniquement parce qu'ils avaient un tonneau 10-chevaux! Et ils se faisaient prier, encore. Et nous insistions. Pour une 10-chevaux! Quand j'y pense, j'en ai chaud de honte.
Non, il ne prendra pas sa droite. Vous verrez qu'il ne la prendra pas. Quelle jouissance les charretiers éprouvent-ils à rouler à gauche? Au milieu, je comprendrais. Mais à gauche? Ah! l'animal, il dormait!
Quel beau temps.
Si j'étais les Ponts-et-Chaussées, je mettrais des planches sur les fossés et les tas de pierres sur les planches. Ainsi, je déblaierais la banquette.
Et dire que si ma direction cassait, nous nous retournerions à 60 à l'heure! Qu'est-ce que je ferais? J'aime mieux ne pas y penser.
Un troupeau. Les quatre pieds d'un mouton éreintent plus la route que les quatre pneus d'une auto. Pourtant on ne dit rien aux bergers.
Ça sent l'engrais.
Tiens, un trimardeur qui ressemble à Victor Hugo. Pauvre diable. Comme nous devons lui faire envie! Qu'est-ce qu'il peut bien penser en nous voyant? Oh! il pense peut-être tout simplement: «V'là une auto.»
Allons, bon, un coup de sirène derrière nous. Gratté! C'était au moins une 80-chevaux. Décidément, c'est insupportable, cette poussière.
Au fond, suis-je vraiment plus heureux que ce trimardeur-là? J'ai des embêtements d'affaires, d'argent, d'ambition, qu'il ignore. Et lui, il a des voluptés simples et fortes que je ne connais pas: lamper un verre de vin, fumer un mégot, palper une pièce blanche. Tout est relatif. En faisant pour chacune d'elles la balance des joies et des peines, toutes les existences s'équivalent peut-être?
Est-ce un cassis? Non, c'est l'ombre d'un arbre.
Une auto devant nous. Elle vient? Non, elle va dans notre sens. Donc, nous marchons plus vite. Il faut que je l'aie. C'est idiot. Mais je ne serai pas content tant que je ne l'aurai pas. Et puis, ça épatera les trois Tiquard.
Ah! ça va mieux.
Il me semble que j'ai entendu quelque chose d'anormal dans le moteur. Ou dans le différentiel, peut-être? Un pignon brisé? La panne, la grande panne... Suis-je serin! c'est le sifflet du chemin de fer.
Ça roule. Encore un peu, pour voir. Allons, allons, soyons sage. C'est bon la vitesse. On se sent fier, puissant, souverain. On règne.
Chic, chic! voilà les maisons de Martinville. On va débarquer les trois Tiquard. Ma foi, je n'éteins pas le moteur. Ça pressera les adieux. Et puis, si des fois on ne repartait pas...»