Laura de Pelz était, à vingt-cinq ans, d'une beauté sans égale. Née d'un de ces mariages qui unissent l'or d'outre-mer à la noblesse continentale, elle alliait en elle la vigueur américaine et la grâce française. Son visage était lumineux à force de splendeur. A vingt pas, elle magnétisait l'attention. Et elle laissait derrière elle un sillage de têtes retournées, de regards qui ne savaient plus se détacher d'elle, dans un silence de stupeur admirative.
Chose rare, l'esprit invisible valait chez elle la forme sensible. Même harmonie, même éclat, même élégance, même netteté pure. On eût dit que la nature avait voulu fixer en cette créature l'idéal humain.
Décidée à n'épouser, parmi tous ceux qu'attiraient sa fortune et sa beauté, que celui qui lui plairait, celui qui «ferait sonner son cœur», elle menait une ardente et libre existence.
L'auto la séduisit vite. Habituée à satisfaire tous ses caprices, elle voulut conduire elle-même. Et, aussitôt initiée, elle s'élança sur les routes. On connut bientôt sa voiture: deux baquets sur un puissant châssis.
Elle gardait le visage découvert, moins pour le montrer que pour savourer pleinement l'ivresse de la course. Et c'était un spectacle unique que de la voir passer, toute droite, les mains appuyées en force au volant, la face illuminée de joie et de beauté entre les fourrures sombres de la toque et du manteau, écrasant de sa silhouette souveraine le mécanicien assis à ses côtés. Invinciblement, on songeait à une divinité païenne. Non plus Diane chasseresse, mais Diane chauffeuse.
⁂
Un jour, à Aix-les-Bains, comme elle parcourait un journal dans le salon de l'hôtel, le récit d'un accident d'automobile tomba sous ses yeux. La veille, au matin, un touriste s'était tué en descendant les âpres lacets du Mont-Cenis, sur le versant italien. A un tournant, sa voiture était partie au ravin. Laura de Pelz s'émut. Elle-même avait passé le col en sens inverse dans cette même matinée de la veille. Ainsi, l'une des autos qu'elle avait croisées contenait certainement ce voyageur. Elle avait dû le voir. Il était insouciant, joyeux, plein de vie. Et quelques heures, peut-être quelques moments après, il s'écrasait au fond du précipice...
Six mois plus tard, Laura de Pelz, en route pour Biarritz, traversait la Beauce, quand un cri terrible partit derrière elle... Une auto, qu'elle venait de croiser, avait fait panache et gisait dans le fossé. La jeune femme courut au secours. Le mécanicien, sain et sauf, mais la voix et le geste affolés, s'agenouillait près de son patron étendu sur l'herbe. C'était un homme jeune, blond, tête nue, la barbe en pointe, enveloppé dans un cache-poussière noir. On ne lui voyait aucune blessure, mais il avait l'apparence de la mort. Cependant, son cœur battait encore.
Tout en s'efforçant de le ranimer, Laura de Pelz s'informait. Que s'était-il passé? Mais le mécanicien était encore hébété par le choc. Il ne savait pas. Monsieur conduisait. Lui regardait ailleurs à ce moment-là. Tout d'un coup, il avait senti la voiture embarder. Et comme on marchait à 70...
La jeune femme s'offrit à transporter la victime jusqu'à la ville prochaine, bien que son auto n'eût que deux baquets. Heureusement, une limousine stoppa, dont les passagers consentirent à prendre le blessé. Et comme il n'avait pas encore repris conscience quand la voiture s'éloigna, il emporta son secret avec lui. Laura de Pelz, bouleversée, quitta la place sans connaître la cause de l'accident.
⁂
Or, l'année suivante, entre Auxerre et Avallon, la catastrophe se renouvela, identique: l'auto qu'on croise et qui, vingt pas plus loin, fait panache. Elle était montée par son seul conducteur. Celui-là n'avait même pas crié, tant la culbute fut brusque. Mais, depuis l'aventure en Beauce, le mécanicien de la jeune femme tournait d'instinct la tête à chaque auto. Et il n'avait dû qu'à cette circonstance de découvrir l'accident.
Cette fois, l'homme s'était traîné, puis assis sur le revers du fossé. Il portait les deux mains à son front. Du sang collait ses cheveux et ruisselait entre ses doigts. Se roidissant contre l'horreur, Laura de Pelz donnait des ordres, prodiguait ses soins. Quelle fatalité pesait donc sur elle, la mêlait, deux fois en moins d'un an, à deux catastrophes presque identiques?...
Cependant le blessé respirait à profondes haleines, s'efforçait de reprendre vie. Il était svelte et fin, vêtu avec recherche. Sa moustache et ses cheveux grisonnaient. Il remerciait et s'excusait tout ensemble, en mots encore vagues et confus, comme ceux qu'on prononce en rêve. Laura, obscurément anxieuse, se pencha sur lui:
—Comment est-ce arrivé?
Alors un sourire passa sur les lèvres exsangues du blessé. Et il balbutia, avec une galante audace:
—J'ai voulu... tourner la tête... pour vous regarder... plus longtemps...
Laura de Pelz se redressa, folle. Quel trait de lumière! Alors, ce jeune homme, en Beauce, l'an dernier, et sans doute aussi celui qu'elle avait croisé au Mont-Cenis, et d'autres encore qu'elle ignorait... Tous avaient affronté le péril pour la contempler quelques secondes de plus, parce que leurs regards ne pouvaient plus se détacher de son visage... Effroyable hommage! Elle s'inspira soudain une crainte sacrée. Son image délicieuse lui parut à jamais redoutable. Ainsi, à tous les drames attachés à la beauté, jalousies, rivalités, convoitises, à ces appétits de pouvoir et d'argent qui ne servent, au fond, qu'à la conquête de la femme, à toutes ces frénésies déchaînées, le progrès ajoutait une fatalité nouvelle. Désormais, des hommes pouvaient mourir de regarder seulement la beauté...
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