LA MAUVAISE VOIE

Ouf! Journée finie... Sur sept visites, Mme Agil a trouvé trois portes closes. Une grippe, un deuil, une migraine. Une vraie chance.

Il était écrit qu'elle serait libre de bonne heure, décidément. Mais que va-t-elle faire de ses loisirs? Ira-t-elle chez la vieille tante Félicie, ou chez l'ardent La Postolle?

Et tout en descendant l'escalier de la dame à la migraine, elle délibère. Bien touchant, le mot qu'elle a reçu le matin même de la pauvre tante, cloîtrée au logis, rivée au fauteuil par les premiers froids et qui demande l'aumône d'un petit papotage au coin de feu, les visites faites. Non moins éloquent dans sa brièveté, le bleu arrivé à midi et signé des initiales de La Postolle, où il implore pour cinq heures un rendez-vous... le premier!

Sur le seuil, tout en regardant couler le boulevard Malesherbes, elle balance encore. La nuit vient. L'allumeur de réverbères aussi. Ils font un match, à qui sèmera le plus d'étoiles. Le dôme de Saint-Augustin monte sur le crépuscule liberty.

La limousine de Mme Agil est allongée au ras du trottoir. Songer que cette voiture-là va l'emmener dans la bonne ou la mauvaise voie et que Paul, le mécanicien, sera l'instrument du Destin... car elle chercherait vainement à se le dissimuler: son sort se joue en cet instant. Elle est à la fourche.

D'un côté, c'est la route droite, familière, bien unie, bien plate, sans autre fleurette à cueillir que le bleuet d'une bonne action.

De l'autre, c'est la route interdite, inconnue, sinueuse, accidentée, peut-être tragique, bordée d'abîmes, propice à la chute, mais parée—à en croire La Postolle—de fleurs si voluptueuses...

Cependant, il faut prendre un parti, donner une adresse à Paul. Oh! Elle ne craindrait pas de se faire conduire à la porte même de La Postolle. Elle sait qu'il habite dans la maison de sa couturière. Et lui aussi le sait. C'est peut-être ce qui lui a donné l'idée de lui faire la cour...

Paul l'a vue. Il met en marche. Que ce garçon est donc prompt! Mais elle n'est pas encore décidée... Ah! va pour la tante Félicie!

—123, boulevard Pasteur.

Après tout, il sera toujours temps de changer en route. Pauvre tante, elle va être si contente. Presque impotente, à demi ruinée, après avoir été, paraît-il, si fringante, si adulée. Pour elle, chaque visite est un cordial. Dès qu'on entre dans sa chambre, sa figure s'éclaire, son teint monte, ses yeux brillent, on a la sensation d'être le soleil. Elle aime la jeunesse, la beauté. (Eh bien, madame, et cette modestie?) On lui apporte Paris. Elle en respire le parfum dans les remous de la fourrure, dans les fleurs du chapeau... Oui, c'est une bonne action.

Par exemple, quelqu'un qui la trouvera mauvaise, c'est la Postolle. Car enfin elle lui a donné de l'espoir, elle s'est presque laissé traquer, à force d'être poursuivie... Et pourquoi? Parce que c'est l'avocat à la mode? Parce qu'il a la barbe et la langue dorées? Un renom galant? On prétend qu'il magnétise les femmes qu'il convoite. Il les envoûte. Mais Mme Agil ne se sent pas encore envoûtée. La preuve, c'est qu'elle échappe à la tentation.

Pourquoi faillit-elle y céder? Est-ce que son mari lui répugne? Non. Bien sûr, ce n'est pas un troubadour. Il est correct, flegmatique, capable de poussées tendres, et fait de l'argent pour sa femme. Un mari goût américain. Au demeurant, un bon compagnon de vie.

Alors?... Eh bien, la vérité, c'est qu'elle rougit d'être une exception. Les livres, le théâtre, le monde lui cornent aux oreilles les joies de la trahison, l'unanimité de l'adultère. Qui sait? Elle est peut-être seule à n'avoir pas trompé son mari. C'est scandaleux. Elle a fait souvent ce rêve atroce de se promener sur le boulevard, sans voile. Cette sensation de cauchemar, elle l'éprouve à se promener dans la vie sans amant.

Oh! le romancier Prosper Marchandon ne le lui a pas envoyé dire. Avec ces yeux, ces lèvres, cette taille, on n'a pas le droit d'être conjugale et popote à ce point. Et il vous l'a proprement traitée de pot-au-feu, de bœuf nature, de petite marmite. Quelle honte! Elle veut cesser d'être une petite marmite, voilà.

Cependant, la voiture roule. Elle débouche à la Madeleine, s'engage parmi la fête de lumières de la rue Royale. La rue Cambon, où habitent La Postolle et la couturière, est toute proche. Il est temps encore.

Pour quelle heure ce fameux rendez-vous? Mme Agil cherche le bleu de La Postolle. Où diable l'a-t-elle fourré? Elle l'avait encore dans son gant en descendant le dernier escalier. Qu'en a-t-elle fait? Ah! oui, elle l'a roulé en boule une fois dans la limousine. Et puis? Peut-être jeté machinalement dans le vide-poche accroché à la paroi, près du cornet acoustique? Non. Mais c'est absurde. Ce billet signé d'initiales n'était-pas très compromettant. C'est égal, on n'aime pas à laisser traîner ces chiffons-là. Sur le tapis? Sur elle? Sur les coussins? Non.

Un grand vide sombre: la place de la Concorde. La voiture va se lancer parmi les steppes de la rive gauche. Oh! Tant pis, il faut voir La Postolle, l'avertir que son autographe est égaré, parer avec lui à l'éclat possible...

Et la tante Félicie? Eh bien, elle est de revue. Elle ne s'envolera pas, puisqu'elle est clouée à son fauteuil. Et puis, que voulez-vous, c'est l'envoûtement.

Mme Agil décroche le cornet acoustique qui, sur sa lyre de nickel, s'érige gracieux comme un petit vase à fleurs.

—Paul, passez d'abord 90, rue Cambon.

Déjà la voiture a franchi la Seine. Elle bondit sur le quai désert. Tiens? Paul ne s'arrête pas. Sans doute il va virer au prochain croisement. Mais non. Il tourne l'Esplanade, s'y jette à une allure de course. Serait-il devenu sourd?

Ah! mais, ah! mais... De nouveau, Mme Agil décroche le cornet:

—Eh bien, Paul, vous n'avez pas entendu? Rue Cambon, 90.

Ah bien oui! Il dévore la chaussée, ne fait qu'une bouchée du boulevard des Invalides, vire sur deux roues, lampe d'un trait l'avenue de Tourville et continue de présenter à sa patronne anéantie le dos satisfait et béat du monsieur qui «en met».

Brouf! L'avenue de Breteuil. C'est fou. Est-ce une mauvaise plaisanterie? Est-ce que ces larges voies solitaires, ces immenses espaces libres l'excitent et lui font perdre la tête? Où l'emmène-t-il? Et La Postolle qu'il faut absolument voir pour ce petit bleu perdu. Mme Agil veut crier, descendre. Elle baisse la glace.

Mais la voiture s'arrête devant la maison de la tante Félicie et Paul se précipite à la portière.

C'est qu'il a l'air content de lui! La lanterne éclaire en plein sa face sereine et réjouie. Pour un peu il s'écrierait: «Hein, nous avons rudement marché. Nous n'avons pas perdu de temps!»

C'est trop fort!

—Eh bien, Paul, qu'est-ce que ça signifie? Qu'est-ce que je vous ai dit?

Et lui, paisible:

—Madame m'a dit avenue de Breteuil.

—Mais en route?

—En route? Madame ne m'a rien dit du tout.

C'est affolant.

—Comment! Mais j'ai crié deux fois dans l'acoustique, à en perdre le souffle.

Et Paul, toujours placide:

—Dans l'acoustique? Eh bien, c'est qu'il ne marche pas.

Tranquille, il monte dans la voiture, décroche le cornet, l'explore du poinçon de son canif et en retire une petite boulette de papier bleu. Le bleu de La Postolle! Cueilli par le cornet, et non par le vide-poche.

—Donnez! donnez! exige Mme Agil.

Quel trait de la Providence! Le petit bleu lui-même l'empêchant d'aller au rendez-vous!

—Il était bouché, déclare paisiblement Paul. Alors, madame voulait aller?...

Ah! non, non, décidément, si singulières qu'elles soient, les voies du Destin sont trop claires et trop impérieuses pour qu'on tente de leur échapper...

—Nulle part. Je monte chez ma tante Félicie.

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