On avait royalement déjeuné à Saint-Remy-d'Anjou. Un de ces repas qui vous calent un homme pour huit jours. Et surtout un de ces petits vins mousseux, spirituels, qu'on hume comme on respire, qui semblent s'évaporer dans votre verre, tant ils se laissent boire avec complaisance et tant ils ont de grâce naturelle.
Aussi, comme on était cordial ensuite, dans ce phaéton! Il y avait là Trutat, le propriétaire de l'auto, qui conduisait lui-même, sa femme, puis les Macin, des amis de fraîche date, et enfin Luce, le charmant Luce.
Luce est le délice des dames. Il sait vanter la nuance de leur chapeau, les harmonies de leur robe, avec des gestes câlins qui les enveloppent comme un voile. Elles dégustent ses compliments avec des mines de chatte qui lappe du lait. Et comme il est peintre, ses louanges vous ont une portée définitive, officielle, de diplôme ou de brevet. En échange, elles admirent la suavité de ses cravates,—une par jour, ma chère,—la coupe anglaise de son veston, l'intelligence de sa main, le scintillement de son esprit. Il faut les entendre soupirer: «Il est si artiste!» Sur leurs lèvres, le mot passe comme une musique et comme une caresse. Au demeurant, délicat, musqué, discret, Luce est le plus galant homme du monde.
En route, il est exquis. Il est sans pareil pour découvrir, pour faire comprendre et goûter le pittoresque d'une ruine ou d'une silhouette paysanne, l'ordonnance d'un parc, la beauté d'un couchant, avec des mots heureux et gais, avec un pouce qui sculpte l'espace et des doigts qui projettent les idées.
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Aussi, le petit vin d'Anjou aidant, vous imaginez si Luce tient toute la voiturée sous le charme. Les anecdotes succèdent aux pensées, les saillies aux souvenirs, et c'est comme une fine dentelle qui se déroule et flotte dans le sillage de l'auto. Puis, peu à peu, sa verve se lasse. Luce a des absences, des distractions. Il y a des trous dans la dentelle. Bien qu'il s'efforce de rester égal à lui-même, il sent une mélancolie inquiète l'envahir et le diminuer. Qu'a-t-il donc?
Ce qu'il a? Ma foi, je suis presque aussi embarrassé que lui de l'avouer. Les règles de la pudeur sont tellement étranges. Mais, après tout, le problème qui trouble et travaille Luce est d'ordre général. Il intéresse tous les chauffeurs. Au diable! Et pourquoi faire prendre toujours des vessies pour des lanternes? Bref, Luce voudrait bien s'arrêter un instant. Selon l'euphémisme rustique et charmant de nos paysans, il voudrait bien «pencher de l'eau».
C'est sans doute ce maudit reginglard. Il y a des petits vins, comme cela, qui ne savent pas garder la bouteille, qui ne peuvent pas rester en place, qui veulent absolument voir du pays. Peut-être Luce en a-t-il bu plus que les autres? Peut-être est-il plus sensible que les autres à ses impatiences? Le certain, c'est que cet anjou s'ennuie, et qu'il veut s'en aller par la voie ordinaire.
Là! Je vous le disais bien. N'est-ce pas une question d'ordre général? Car, enfin, dans un express, chaque wagon possède son buen retiro. Dans un train omnibus, on a la ressource de s'arrêter à une station et de prendre le suivant. Mais en auto!...
En auto, on va tant que ça peut. On ne connaît pas l'arrêt. La crainte de la panne a laissé dans les esprits sa forte empreinte. Naguère, on ne s'arrêtait que pour réparer. Le pli est resté. Une voiture au bord de la route est, aux yeux du passant, une voiture en panne. Aussi, pour éviter cette supposition déshonorante, ne s'arrête-t-on pas. Naguère, une fois arrêté, on ne savait jamais si l'on pourrait repartir. L'appréhension demeure. On profite de ce que le moteur donne bien. On ne sait pas ce qui peut arriver. Enfin, la vitesse est une volupté. Et, tandis que la plupart des plaisirs humains exigent des repos, des détentes, où l'on se reprend, où l'on se recueille, la vitesse est une volupté qu'on peut indéfiniment prolonger. Alors, on en jouit sans relâche. Et toutes ces voix de crainte et d'ivresse vous crient en même temps: «Marche! Marche!» Et l'on obéit. On devient le Juif-Errant à roulettes.
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Luce méditait sur ces mœurs cruelles. D'abord, il paya de mine, essaya des ruses. Comme on passait devant un castel en ruines, il suggéra:
—Oh! ce serait tellement amusant à explorer! Si nous poussions jusque-là?
Il espérait trouver des recoins propices. Mais sa proposition n'eut aucun succès. L'auto marchait trop bien.
Il tâcha de distraire son souci à force d'enjouement. Mais la nature est coquette. Elle ne veut pas qu'on l'oublie. De nouveau, Luce devint rêveur. On ne s'arrêterait donc jamais? Il ne pouvait tout de même pas, devant ces deux dames, demander à descendre, comme le gosse qui fait claquer ses doigts pour demander au pion la permission.
Mais un tournant de la route découvrit une large vue sur la vallée. Luce se dressa et, le geste prophétique, s'écria:
—Ah! ah! voilà une chose qui veut qu'on l'admire dans le recueillement, dans l'immobilité!
Pendant qu'on admirerait, il s'éclipserait. Mais Trutat, qui conduisait, déclara dans son cache-poussière que les jours d'octobre étaient courts et qu'il détestait rouler la nuit.
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Luce se laissa choir, retomba assis. Il s'abandonnait au courant, comme un noyé. Il n'attendait plus le salut que du hasard. Il n'y aurait donc jamais de panne! Ah! la musique délicieuse du moteur qui hoquette, faute d'essence!... Ah! le joyeux coup de fusil de l'éclatement!... Ah! le gai sifflement de la crevaison!... Non, rien. On marchait, on marchait.
A un croisement, il eut un sursaut. Si l'on pouvait se tromper de route? Tout de suite:
—Hé! hé! êtes-vous bien sûrs d'être dans le droit chemin? Si vous voulez, je vais aller lire la plaque, me renseigner...
C'était bien le diable s'il ne trouvait pas une haie? Mais Trutat affirma qu'un détour lui ferait perdre moins de temps qu'un arrêt.
Alors, Luce abandonna toute espérance. Sa méditation devint plus amère, l'obsession plus pressante. Il écarta de sa mémoire l'image des lieux où son envie eût pu se satisfaire, depuis l'accueillant édicule des boulevards jusqu'à l'étincelante retraite, porcelaine et acajou, des palace-hôtels.
On roulait, on roulait. A l'approche du soir, la voiturée tout entière se taisait, recueillie, les yeux à l'horizon embrasé en feu de forge. Chacun semblait rêver. Il n'y avait plus de raison pour s'arrêter. Luce, au supplice, souhaitait maintenant la catastrophe.
Et, pourtant, on s'arrêta, pour allumer les phares... Ah! ce ne fut pas long, je vous prie de le croire... Luce connut un de ces instants de suprême béatitude où l'on croit à la Providence.
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Mais à peine, ses aises recouvrées, se retournait-il, qu'un cri de surprise lui échappa: toute la voiturée s'était envolée! Tous, comme des soldats qui préparent une embuscade, s'étaient jetés qui derrière un arbre, qui derrière une borne, qui à l'orée du bois... Le mécanicien lui-même, la main pudiquement retournée en cornet, s'abritait derrière le capot.
Indigné, Luce se croisa les bras. Ah! c'était bien la peine de se retenir, de se contraindre, de se mettre à la torture, quand tous étaient travaillés du même besoin! Voilà donc pourquoi ils se taisaient, depuis une heure! Ce n'était pas la mélancolie du crépuscule. Fichtre non! Tous avaient envie de descendre, et nul n'avait osé parler! Ah! pudeur, pudeur, que de crimes on commet en ton nom...