LE TÉMOIN

Averti, par un bref coup de téléphone, que le milliardaire américain Meatland et sa femme venaient d'être victimes d'un accident d'automobile près de Courlieu, dans l'Avallonnais, le chef des informations du puissant quotidien L'Essor expédia aussitôt Jean Jarlon aux nouvelles. Il s'agissait d'arriver bon premier, et nul n'y réussirait mieux que cet avisé garçon.

En effet, trois heures plus tard, grâce à la 30-chevaux du journal, le reporter débarquait à Courlieu, sous un ciel embrasé. Là, il apprit que Meatland, sa femme et leur mécanicien, blessés tous trois, avaient été transportés à l'auberge. Il s'y rendit au pas de course, et, dans sa hâte, faillit emboutir un important jeune homme qui, justement, débouchait sur le seuil.

Il y eut des excuses, des coups de chapeau. Puis, avare de précieuses minutes:

—Peut-être, dit Jean Jarlon, venez-vous de voir les blessés et pourriez-vous me renseigner?... Je suis envoyé par L'Essor...

Le visage de l'inconnu s'illumina. Sa barbe de mage descendait sur une poitrine de ténor. Ses traits étaient nobles. Il sentait bon. Il avait un beau regard brun et caressant, presque oriental. Cet ensemble imposant, assuré, contrastait avec la silhouette efflanquée et le profil avide de Jean Jarlon.

Cependant, d'un geste impétueux, à deux mains, l'inconnu avait saisi le reporter par la manche. Il l'agrippait, le faisait sien. Une sorte de volupté, de concupiscence, gonflait sa face et grésillait dans ses yeux. Il balbutia:

—Vous êtes... vous êtes... envoyé... par le grand journal... L'Essor?... Ah! monsieur, vous ne pouviez pas mieux tomber. Je vais vous donner des détails, tous les détails... C'est moi qui ai porté les premiers secours... Je suis le docteur Pujol.

Avec des gestes persuasifs et pressants, il forçait le reporter à s'asseoir à l'une des tables placées à l'ombre devant l'auberge. Puis il commanda de la bière, emplit les verres. Jean Jarlon se laissait faire. Décidément, il tenait la veine. Il tombait, du premier coup, sur un témoin intelligent, qui avait tout vu, qui avait le premier secouru les victimes. Et, avant même de boire:

—Eh bien?... Est-ce grave?

Le docteur Pujol, négligemment, ferma les yeux, secoua la tête:

—Des écorchures, des contusions, des riens.

Rassuré, le reporter tira son stylo, son papier, but une gorgée de bière, respira.

—Voilà qui va des mieux.

Et comme, les coudes à la table, le buste en avant, la bouche entr'ouverte, le jeune médecin épiait l'instant de poursuivre, Jean Jarlon se carra:

—Ah!... Et maintenant, voyons, comment l'accident s'est-il produit?

—Ne croyez-vous pas, insinua le docteur Pujol, qu'il vaudrait mieux tout d'abord rassurer vos lecteurs sur l'état des victimes? Tenez, je vais vous dicter une petite note.

Jean Jarlon acquiesça, ravi. Le médecin se recueillit. Puis, les paupières modestement baissées:

—Écrivez: «Hâtons-nous de dire que l'état des blessés est tout à fait satisfaisant. Par un rare bonheur, un jeune médecin des environs, le docteur Pujol—P, u, j, o, l—aussitôt appelé, put prodiguer aux intéressantes victimes les soins...

—... les plus éclairés, se hâta d'achever Jarlon, qui trépidait d'impatience.

—C'est cela! consentit doucement le témoin.

—Et maintenant, ramena le reporter, les causes de l'accident: le chien, la direction, l'éclatement?

Le docteur Pujol haussa des épaules indifférentes:

—Est-ce qu'on sait jamais au juste? Je poursuis: «Le docteur Pujol a d'ailleurs de qui tenir. Son grand-père servit comme médecin de marine sous l'Empire. En 18...»

Jarlon releva son stylo et scruta son compagnon d'un regard inquiet:

—Ne craignez-vous pas, dit-il, que ces détails ne paraissent guère à leur place? Ils pourraient faire l'objet d'une notice à part. Si nous revenions...

Le docteur Pujol l'apaisa d'une main caressante:

—Attendez, attendez. C'est très intéressant. Vous allez voir. Écrivez: «En 1886, son père, fonctionnaire distingué, ne craignit pas de s'exiler au Tonkin, alors à peine pacifié.»

Décidé à ménager jusqu'au bout un témoin malgré tout précieux, Jean Jarlon, les ongles dans les paumes, joua la satisfaction:

—Parfait!... Et maintenant, dites-moi: Croyez-vous que la catastrophe soit imputable à la maladresse du conducteur?

Le jeune médecin eut un grand geste détaché. Il fut l'image même de l'impassible Destin:

—Qu'importe!

Puis, de nouveau courbé sur la table, il reprit âprement:

—J'achève: «Le docteur Pujol sut se montrer digne d'une telle lignée. Sa thèse sur l'Influence du sang des pellagreux dans le développement embryonnaire (vous mettrez, dit-il, ces mots en italique) fut fort remarquée. Et si les nécessités de la lutte pour la vie...»

Jean Jarlon sursauta. L'impatience lui grimpait au long du corps, lui montait au cerveau. Résolu pourtant à ne pas lâcher son témoin sans lui avoir tiré des détails sur l'accident lui-même:

—Monsieur, je vous assure, mon temps est précieux. Excusez-moi. Mais il faut que je téléphone à mon journal. On attend... Je vous en prie, abrégeons.

La belle barbe du docteur Pujol se redressa, offensée:

—Soit, monsieur, j'abrège. Voyons, où en étais-je? Ah! oui: «... de la lutte pour la vie ne l'avaient contraint à exercer dans nos campagnes, au moins pour un laps de temps que nous espérons...»

Exaspéré, Jean Jarlon coupa:

—Oui, oui, je vois la suite, je compléterai. Mais, je vous en supplie, des détails, monsieur, des détails sur l'accident.

Alors, le docteur Pujol se leva. Et, méprisant, grand comme le monde:

—Toujours ce misérable accident d'automobile!... Mais, monsieur, je n'y assistais pas, moi, à votre accident!

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