Scène première

Médée, Nérine

Médée , seule dans sa grotte magique.
C’est trop peu de Jason que ton œil me dérobe,

C’est trop peu de mon lit, tu veux encor ma robe,

Rivale insatiable ; et c’est encor trop peu,

Si, la force à la main, tu l’as sans mon aveu ;

Il faut que par moi-même elle te soit offerte,

Que perdant mes enfants, j’achète encor leur perte ;

Il en faut un hommage à tes divins attraits,

Et des remerciements au vol que tu me fais.

Tu l’auras ; mon refus serait un nouveau crime :

Mais je t’en veux parer pour être ma victime,

Et sous un faux semblant de libéralité,

Soûler, et ma vengeance, et ton avidité.

Le charme est achevé, tu peux entrer, Nérine.

(Nérine entre, et Médée continue.)
Mes maux dans ces poisons trouvent leur médecine :

Vois combien de serpents à mon commandement

D’Afrique jusqu’ici n’ont tardé qu’un moment,

Et contraints d’obéir à mes charmes funestes,

Ont sur ce don fatal vomi toutes leurs pestes.

L’amour à tous mes sens ne fut jamais si doux

Que ce triste appareil à mon esprit jaloux.

Ces herbes ne sont pas d’une vertu commune ;

Moi-même en les cueillant je fis pâlir la lune,

Quand, les cheveux flottants, le bras et le pied nu,

J’en dépouillai jadis un climat inconnu.

Vois mille autres venins : cette liqueur épaisse

Mêle du sang de l’hydre avec celui de Nesse ;

Python eut cette langue ; et ce plumage noir

Est celui qu’une harpie en fuyant laissa choir ;

Par ce tison Althée assouvit sa colère,

Trop pitoyable sœur et trop cruelle mère ;

Ce feu tomba du ciel avecque Phaéthon,

Cet autre vient des flots du pierreux Phlégéthon ;

Et celui-ci jadis remplit en nos contrées

Des taureaux de Vulcain les gorges ensoufrées.

Enfin, tu ne vois là poudres, racines, eaux,

Dont le pouvoir mortel n’ouvrît mille tombeaux ;

Ce présent déceptif a bu toute leur force,

Et bien mieux que mon bras vengera mon divorce.

Mes tyrans par leur perte apprendront que jamais…

Mais d’où vient ce grand bruit que j’entends au palais ?

Nérine
Du bonheur de Jason et du malheur d’Égée :

Madame, peu s’en faut, qu’il ne vous ait vengée.

Ce généreux vieillard, ne pouvant supporter

Qu’on lui vole à ses yeux ce qu’il croit mériter,

Et que sur sa couronne et sa persévérance

L’exil de votre époux ait eu la préférence,

A tâché par la force à repousser l’affront

Que ce nouvel hymen lui porte sur le front.

Comme cette beauté, pour lui toute de glace,

Sur les bords de la mer contemplait la bonace,

Il la voit mal suivie, et prend un si beau temps

À rendre ses désirs et les vôtres contents.

De ses meilleurs soldats une troupe choisie

Enferme la princesse, et sert sa jalousie ;

L’effroi qui la surprend la jette en pâmoison ;

Et tout ce qu’elle peut, c’est de nommer Jason.

Ses gardes à l’abord font quelque résistance,

Et le peuple leur prête une faible assistance ;

Mais l’obstacle léger de ces débiles cœurs

Laissait honteusement Créuse à leurs vainqueurs :

Déjà presque en leur bord elle était enlevée…

Médée
Je devine la fin, mon traître l’a sauvée.

Nérine
Oui, madame, et de plus Égée est prisonnier ;

Votre époux à son myrte ajoute ce laurier :

Mais apprenez comment.

Médée
N’en dis pas davantage :

Je ne veux point savoir ce qu’a fait son courage ;

Il suffit que son bras a travaillé pour nous,

Et rend une victime à mon juste courroux.

Nérine, mes douleurs auraient peu d’allégeance,

Si cet enlèvement l’ôtait à ma vengeance ;

Pour quitter son pays en est-on malheureux ?

Ce n’est pas son exil, c’est sa mort que je veux ;

Elle aurait trop d’honneur de n’avoir que ma peine,

Et de verser des pleurs pour être deux fois reine.

Tant d’invisibles feux enfermés dans ce don,

Que d’un titre plus vrai j’appelle ma rançon,

Produiront des effets bien plus doux à ma haine.

Nérine
Par là vous vous vengez, et sa perte est certaine :

Mais contre la fureur de son père irrité

Où pensez-vous trouver un lieu de sûreté ?

Médée
Si la prison d’Égée a suivi sa défaite,

Tu peux voir qu’en l’ouvrant je m’ouvre une retraite,

Et que ses fers brisés, malgré leurs attentats,

À ma protection engagent ses États.

Dépêche seulement, et cours vers ma rivale

Lui porter de ma part cette robe fatale :

Mène-lui mes enfants, et fais-les, si tu peux,

Présenter par leur père à l’objet de ses vœux.

Nérine
Mais, madame, porter cette robe empestée,

Que de tant de poisons vous avez infectée,

C’est pour votre Nérine un trop funeste emploi :

Avant que sur Créuse ils agiraient sur moi.

Médée
Ne crains pas leur vertu, mon charme la modère,

Et lui défend d’agir que sur elle et son père ;

Pour un si grand effet prends un cœur plus hardi,

Et sans me répliquer, fais ce que je te di.

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