Scène première

Mélite, la Nourrice

La Nourrice

Cette obstination à faire la secrète

M’accuse injustement d’être trop peu discrète.

Mélite

Ton importunité n’est pas à supporter :

Ce que je ne sais point, te le puis-je conter ?

La Nourrice

Les visites d’Éraste un peu moins assidues

Témoignent quelque ennui de ses peines perdues,

Et ce qu’on voit par là de refroidissement

Ne fait que trop juger son mécontentement.

Tu m’en veux cependant cacher tout le mystère.

Mais je pourrais enfin en croire ma colère,

Et pour punition te priver des avis

Qu’a jusqu’ici ton cœur si doucement suivis.

Mélite

C’est à moi de trembler après cette menace,

Et toute autre du moins tremblerait à ma place.

La Nourrice

Ne raillons point. Le fruit qui t’en est demeuré

(Je parle sans reproche, et tout considéré)

Vaut bien… Mais revenons à notre humeur chagrine ;

Apprends-moi ce que c’est.

Mélite

Veux-tu que je devine ?

Dégoûté d’un esprit si grossier que le mien,

Il cherche ailleurs peut-être un meilleur entretien.

La Nourrice

Ce n’est pas bien ainsi qu’un amant perd l’envie

D’une chose deux ans ardemment poursuivie ;

D’assurance un mépris l’oblige à se piquer ;

Mais ce n’est pas un trait qu’il faille pratiquer.

Une fille qui voit, et que voit la jeunesse,

Ne s’y doit gouverner qu’avec beaucoup d’adresse ;

Le dédain lui messied, ou, quand elle s’en sert,

Que ce soit pour reprendre un amant qu’elle perd.

Une heure de froideur, à propos ménagée,

Peut rembraser une âme à demi dégagée,

Qu’un traitement trop doux dispense à des mépris

D’un bien dont cet orgueil fait mieux savoir le prix.

Hors ce cas, il lui faut complaire à tout le monde,

Faire qu’aux vœux de tous l’apparence réponde,

Et sans embarrasser son cœur de leurs amours,

Leur faire bonne mine et souffrir leurs discours ;

Qu’à part ils pensent tous avoir la préférence,

Et paraissent ensemble entrer en concurrence ;

Que tout l’extérieur de son visage égal

Ne rende aucun jaloux du bonheur d’un rival ;

Que ses yeux partagés leur donnent de quoi craindre,

Sans donner à pas un aucun lieu de se plaindre ;

Qu’ils vivent tous d’espoir jusqu’au choix d’un mari,

Mais qu’aucun cependant ne soit le plus chéri,

Et qu’elle cède enfin, puisqu’il faut qu’elle cède,

À qui paiera le mieux le bien qu’elle possède :

Si tu n’eusses jamais quitté cette leçon,

Ton Éraste avec toi vivrait d’autre façon.

Mélite

Ce n’est pas son humeur de souffrir ce partage ;

Il croit que mes regards soient son propre héritage,

Et prend ceux que je donne à tout autre qu’à lui

Pour autant de larcins faits sur le bien d’autrui.

La Nourrice

J’entends à demi-mot ; achève, et m’expédie

Promptement le motif de cette maladie.

Mélite

Si tu m’avais, nourrice, entendue à demi,

Tu saurais que Tircis…

La Nourrice

Quoi ! son meilleur ami !

N’a-ce pas été lui qui te l’a fait connaître ?

Mélite

Il voudrait que le jour en fût encore à naître ;

Et si d’auprès de moi je l’avais écarté,

Tu verrais tout à l’heure Éraste à mon côté.

La Nourrice

J’ai regret que tu sois leur pomme de discorde :

Mais puisque leur humeur ensemble ne s’accorde,

Éraste n’est pas homme à laisser échapper ;

Un semblable pigeon ne se peut rattraper :

Il a deux fois le bien de l’autre, et davantage.

Mélite

Le bien ne touche point un généreux courage.

La Nourrice

Tout le monde l’adore et tâche d’en jouir.

Mélite

Il suit un faux éclat qui ne peut m’éblouir.

La Nourrice

Auprès de sa splendeur toute autre est fort petite.

Mélite

Tu le places au rang qui n’est dû qu’au mérite.

La Nourrice

On a trop de mérite étant riche à ce point.

Mélite

Les biens en donnent-ils à ceux qui n’en ont point ?

La Nourrice

Oui, ce n’est que par là qu’on est considérable.

Mélite

Mais ce n’est que par là qu’on devient méprisable.

Un homme dont les biens font toutes les vertus

Ne peut être estimé que des cœurs abattus.

La Nourrice

Est-il quelques défauts que les biens ne réparent ?

Mélite

Mais plutôt en est-il où les biens ne préparent ?

Étant riche, on méprise assez communément

Des belles qualités le solide ornement ;

Et d’un luxe honteux la richesse suivie

Souvent par l’abondance aux vices nous convie.

La Nourrice

Enfin je reconnais…

Mélite

Qu’avec tout ce grand bien

Un jaloux sur mon cœur n’obtiendra jamais rien.

La Nourrice

Et que d’un cajoleur la nouvelle conquête

T’imprime, à mon regret, ces erreurs dans la tête ;

Si ta mère le sait…

Mélite

Laisse-moi ces soucis,

Et rentre, que je parle à la sœur de Tircis.

La Nourrice

Peut-être elle t’en veut dire quelque nouvelle.

Mélite

Ta curiosité te met trop en cervelle.

Rentre, sans t’informer de ce qu’elle prétend ;

Un meilleur entretien avec elle m’attend.

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