Éraste, Cliton
Cliton
Monsieur, tout est perdu : votre fourbe maudite,
Dont je fus à regret le damnable instrument,
A couché de douleur Tircis au monument.
Éraste
Courage ! tout va bien, le traître m’a fait place,
Le seul qui me rendait son courage de glace,
D’un favorable coup la mort me l’a ravi.
Cliton
Monsieur, ce n’est pas tout, Mélite l’a suivi.
Éraste
Mélite l’a suivi ! Que dis-tu, misérable ?
Cliton
Monsieur, il est trop vrai ; le moment déplorable
Qu’elle a su son trépas, a terminé ses jours.
Éraste
Ah, ciel ! s’il est ainsi…
Cliton
Laissez là ces discours,
Et vantez-vous plutôt que par votre imposture
Ces malheureux amants trouvent la sépulture,
Et que votre artifice a mis dans le tombeau
Ce que le monde avait de parfait et de beau.
Éraste
Tu m’oses donc flatter, infâme, et tu supprimes
Par ce reproche obscur la moitié de mes crimes ?
Est-ce ainsi qu’il te faut n’en parler qu’à demi ?
Achève tout d’un coup ; dis que maîtresse, ami,
Tout ce que je chéris, tout ce qui dans mon âme
Sut jamais allumer une pudique flamme,
Tout ce que l’amitié me rendit précieux,
Par ma fourbe a perdu la lumière des cieux ;
Dis que j’ai violé les deux lois les plus saintes,
Qui nous rendent heureux par leurs douces contraintes ;
Dis que j’ai corrompu, dis que j’ai suborné,
Falsifié, trahi, séduit, assassiné :
Tu n’en diras encor que la moindre partie.
Quoi ! Tircis est donc mort, et Mélite est sans vie !
Je ne l’avais pas su, Parques, jusqu’à ce jour,
Que vous relevassiez de l’empire d’Amour ;
J’ignorais qu’aussitôt qu’il assemble deux âmes,
Il vous pût commander d’unir aussi leurs trames.
Vous en relevez donc, et montrez aujourd’hui
Que vous êtes pour nous aveugles comme lui !
Vous en relevez donc, et vos ciseaux barbares
Tranchent comme il lui plaît les destins les plus rares !
Mais je m’en prends à vous, moi qui suis l’imposteur,
Moi qui suis de leurs maux le détestable auteur !
Hélas ! et fallait-il que ma supercherie
Tournât si lâchement tant d’amour en furie !
Inutiles regrets, repentirs superflus,
Vous ne me rendez pas Mélite qui n’est plus !
Vos mouvements tardifs ne la font pas revivre :
Elle a suivi Tircis, et moi je la veux suivre.
Il faut que de mon sang je lui fasse raison,
Et de ma jalousie, et de ma trahison,
Et que de ma main propre une âme si fidèle
Reçoive… Mais d’où vient que tout mon corps chancelle ?
Quel murmure confus ! et qu’entends-je hurler ?
Que de pointes de feu se perdent parmi l’air !
Les dieux à mes forfaits ont dénoncé la guerre ;
Leur foudre décoché vient de fendre la terre,
Et, pour leur obéir, son sein me recevant
M’engloutit, et me plonge aux enfers tout vivant.
Je vous entends, grands dieux ; c’est là-bas que leurs âmes
Aux champs Élysiens éternisent leurs flammes ;
C’est là-bas qu’à leurs pieds il faut verser mon sang :
La terre à ce dessein m’ouvre son large flanc,
Et jusqu’aux bords du Styx me fait libre passage ;
Je l’aperçois déjà, je suis sur son rivage.
Fleuve, dont le saint nom est redoutable aux dieux,
Et dont les neuf replis ceignent ces tristes lieux,
N’entre point en courroux contre mon insolence,
Si j’ose avec mes cris violer ton silence :
Je ne te veux qu’un mot. Tircis est-il passé ?
Mélite est-elle ici ?… Mais qu’attends-je ? insensé !
Ils sont tous deux si chers à ton funeste empire,
Que tu crains de les perdre, et n’oses m’en rien dire.
Vous donc, esprits légers, qui, manque de tombeaux,
Tournoyez vagabonds à l’entour de ces eaux,
À qui Caron cent ans refuse sa nacelle,
Ne m’en pourriez-vous point donner quelque nouvelle ?
Parlez, et je promets d’employer mon crédit
À vous faciliter ce passage interdit.
Cliton
Monsieur, que faites-vous ? Votre raison, troublée
Par l’effort des douleurs dont elle est accablée,
Figure à votre vue…
Éraste
Ah ! te voilà, Caron !
Dépêche promptement et d’un coup d’aviron
Passe-moi, si tu peux, jusqu’à l’autre rivage.
Cliton
Monsieur, rentrez en vous, regardez mon visage ;
Reconnaissez Cliton.
Éraste
Dépêche, vieux nocher,
Avant que ces esprits nous puissent approcher.
Ton bateau de leur poids fondrait dans les abîmes ;
Il n’en aura que trop d’Éraste et de ses crimes.
Quoi ! tu veux te sauver à l’autre bord sans moi ?
Si faut-il qu’à ton cou je passe malgré toi.
(Il se jette sur les épaules de Cliton, qui l’emporte derrière le théâtre.)