Classification

Dès la période la plus reculée de l’histoire du globe on constate entre les êtres organisés une ressemblance continue héréditaire, de sorte qu’on peut les classer en groupes subordonnés à d’autres groupes. Cette classification n’est pas arbitraire, comme l’est, par exemple, le groupement des étoiles en constellations. L’existence des groupes aurait eu une signification très simple si l’un eût été exclusivement adapté à vivre sur terre, un autre dans l’eau ; celui-ci à se nourrir de chair, celui-là de substances végétales, et ainsi de suite ; mais il en est tout autrement ; car on sait que, bien souvent, les membres d’un même groupe ont des habitudes différentes. Dans le deuxième et dans le quatrième chapitre, sur la Variation et sur la Sélection naturelle, j’ai essayé de démontrer que, dans chaque région, ce sont les espèces les plus répandues et les plus communes, c’est-à-dire les espèces dominantes, appartenant aux plus grands genres de chaque classe, qui varient le plus. Les variétés ou espèces naissantes produites par ces variations se convertissent ultérieurement en espèces nouvelles et distinctes ; ces dernières tendent, en vertu du principe de l’hérédité, à produire à leur tour d’autres espèces nouvelles et dominantes. En conséquence, les groupes déjà considérables qui comprennent ordinairement de nombreuses espèces dominantes, tendent à augmenter toujours davantage. J’ai essayé, en outre, de démontrer que les descendants variables de chaque espèce cherchant toujours à occuper le plus de places différentes qu’il leur est possible dans l’économie de la nature, cette concurrence incessante détermine une tendance constante à la divergence des caractères. La grande diversité des formes qui entrent en concurrence très vive, dans une région très restreinte, et certains faits d’acclimatation, viennent à l’appui de cette assertion.

J’ai cherché aussi à démontrer qu’il existe, chez les formes qui sont en voie d’augmenter en nombre et de diverger en caractères, une tendance constante à remplacer et à exterminer les formes plus anciennes, moins divergentes et moins parfaites. Je prie le lecteur de jeter un nouveau coup d’œil sur le tableau représentant l’action combinée de ces divers principes ; il verra qu’ils ont une conséquence inévitable, c’est que les descendants modifiés d’un ancêtre unique finissent par se séparer en groupes subordonnés à d’autres groupes. Chaque lettre de la ligne supérieure de la figure peut représenter un genre comprenant plusieurs espèces, et l’ensemble des genres de cette même ligne forme une classe ; tous descendent, en effet, d’un même ancêtre et doivent par conséquent posséder quelques caractères communs. Mais les trois genres groupés sur la gauche ont, d’après le même principe, beaucoup de caractères communs et forment une sous-famille distincte de celle comprenant les deux genres suivants, à droite, qui ont divergé d’un parent commun depuis la cinquième période généalogique. Ces cinq genres ont aussi beaucoup de caractères communs mais pas assez pour former une sous-famille ; ils forment une famille distincte de celle qui renferme les trois genres placés plus à droite, lesquels ont divergé à une période encore plus ancienne. Tous les genres, descendus de A, forment un ordre distinct de celui qui comprend les genres descendus de I. Nous avons donc là un grand nombre d’espèces, descendant d’un ancêtre unique, groupées en genres ; ceux-ci en sous-familles, en familles et en ordres, le tout constituant une grande classe. C’est ainsi, selon moi, que s’explique ce grand fait de la subordination naturelle de tous les êtres organisés en groupes subordonnés à d’autres groupes, fait auquel nous n’accordons pas toujours toute l’attention qu’il mérite, parce qu’il nous est trop familier. On peut, sans doute, classer de plusieurs manières les êtres organisés, comme beaucoup d’autres objets, soit artificiellement d’après leurs caractères isolés, ou plus naturellement, d’après l’ensemble de leurs caractères. Nous savons, par exemple, qu’on peut classer ainsi les minéraux et les substances élémentaires ; dans ce cas, il n’existe, bien entendu, aucun rapport généalogique ; on ne saurait donc alléguer aucune raison à leur division en groupes. Mais, pour les êtres organisés, le cas est différent, et l’hypothèse que je viens d’exposer explique leur arrangement naturel en groupes subordonnés à d’autres groupes, fait dont une autre explication n’a pas encore été tentée.

Les naturalistes, comme nous l’avons vu, cherchent à disposer les espèces, les genres et les familles de chaque classe, d’après ce qu’ils appellent le système naturel. Qu’entend-on par là ? Quelques auteurs le considèrent simplement comme un système imaginaire qui leur permet de grouper ensemble les êtres qui se ressemblent le plus, et de séparer les uns des autres ceux qui diffèrent le plus ; ou bien encore comme un moyen artificiel d’énoncer aussi brièvement que possible des propositions générales, c’est-à-dire de formuler par une phrase les caractères communs, par exemple, à tous les mammifères ; par une autre ceux qui sont communs à tous les carnassiers ; par une autre, ceux qui sont communs au genre chien, puis en ajoutant une seule autre phrase, de donner la description complète de chaque espèce de chien. Ce système est incontestablement ingénieux et utile. Mais beaucoup de naturalistes estiment que le système naturel comporte quelque chose de plus ; ils croient qu’il contient la révélation du plan du Créateur ; mais à moins qu’on ne précise si cette expression elle-même signifie l’ordre dans le temps ou dans l’espace, ou tous deux, ou enfin ce qu’on entend par plan de création, il me semble que cela n’ajoute rien à nos connaissances. Une énonciation comme celle de Linné, qui est restée célèbre, et que nous rencontrons souvent sous une forme plus ou moins dissimulée, c’est-à-dire que les caractères ne font pas le genre, mais que c’est le genre qui donne les caractères, semble impliquer qu’il y a dans nos classifications quelque chose de plus qu’une simple ressemblance. Je crois qu’il en est ainsi et que le lien que nous révèlent partiellement nos classifications, lien déguisé comme il l’est par divers degrés de modifications, n’est autre que la communauté de descendance, la seule cause connue de la similitude des êtres organisés.

Examinons maintenant les règles suivies en matière de classification, et les difficultés qu’on trouve à les appliquer selon que l’on suppose que la classification indique quelque plan inconnu de création, ou qu’elle n’est simplement qu’un moyen d’énoncer des propositions générales et de grouper ensemble les formes les plus semblables. On aurait pu croire, et on a cru autrefois, que les parties de l’organisation qui déterminent les habitudes vitales et fixent la place générale de chaque être dans l’économie de la nature devaient avoir une haute importance au point de vue de la classification. Rien de plus inexact. Nul ne regarde comme importantes les similitudes extérieures qui existent entre la souris et la musaraigne, le dugong et la baleine, ou la baleine et un poisson. Ces ressemblances, bien qu’en rapport intime avec la vie des individus, ne sont considérées que comme de simples caractères « analogiques » ou « d’adaptation » ; mais nous aurons à revenir sur ce point. On peut même poser en règle générale que, moins une partie de l’organisation est en rapport avec des habitudes spéciales, plus elle devient importante au point de vue de la classification. Owen dit, par exemple, en parlant du dugong : « Les organes de la génération étant ceux qui offrent les rapports les plus éloignés avec les habitudes et la nourriture de l’animal, je les ai toujours considérés comme ceux qui indiquent le plus nettement ses affinités réelles. Nous sommes moins exposés, dans les modifications de ces organes, à prendre un simple caractère d’adaptation pour un caractère essentiel. » Chez les plantes, n’est-il pas remarquable de voir la faible signification des organes de la végétation dont dépendent leur nutrition et leur vie, tandis que les organes reproducteurs, avec leurs produits, la graine et l’embryon, ont une importance capitale ? Nous avons déjà eu occasion de voir l’utilité qu’ont souvent, pour la classification, certains caractères morphologiques dépourvus d’ailleurs de toute importance au point de vue de la fonction. Ceci dépend de leur constance chez beaucoup de groupes alliés, constance qui résulte principalement de ce que la sélection naturelle, ne s’exerçant que sur des caractères utiles, n’a ni conservé ni accumulé les légères déviations de conformation qu’ils ont pu présenter.

Un même organe, tout en ayant, comme nous avons toute raison de le supposer, à peu près la même valeur physiologique dans des groupes alliés, peut avoir une valeur toute différente au point de vue de la classification, et ce fait semble prouver que l’importance physiologique seule ne détermine pas la valeur qu’un organe peut avoir à cet égard. On ne saurait étudier à fond aucun groupe sans être frappé de ce fait que la plupart des savants ont d’ailleurs reconnu. Il suffira de citer les paroles d’une haute autorité, Robert Brown, qui, parlant de certains organes des protéacées, dit, au sujet de leur importance générique, « qu’elle est, comme celle de tous les points de leur conformation, non seulement dans cette famille, mais dans toutes les familles naturelles, très inégale et même, dans quelques cas, absolument nulle. » Il ajoute, dans un autre ouvrage, que les genres des connaracées « diffèrent les uns des autres par la présence d’un ou de plusieurs ovaires, par la présence ou l’absence d’albumen et par leur préfloraison imbriquée ou valvulaire. Chacun de ces caractères pris isolément a souvent une importance plus que générique, bien que, pris tous ensemble, ils semblent insuffisants pour séparer les Cnestis des Connarus. » Pour prendre un autre exemple chez les insectes, Westwood a remarqué que, dans une des principales divisions des hyménoptères, les antennes ont une conformation constante, tandis que dans une autre elles varient beaucoup et présentent des différences d’une valeur très inférieure pour la classification. On ne saurait cependant pas soutenir que, dans ces deux divisions du même ordre, les antennes ont une importance physiologique inégale. On pourrait citer un grand nombre d’exemples prouvant qu’un même organe important peut, dans un même groupe d’êtres vivants, varier quant à sa valeur en matière de classification.

De même, nul ne soutient que les organes rudimentaires ou atrophiés ont une importance vitale ou physiologique considérable ; cependant ces organes ont souvent une haute valeur au point de vue de la classification. Ainsi, il n’est pas douteux que les dents rudimentaires qui se rencontrent à la mâchoire supérieure des jeunes ruminants, et certains os rudimentaires de leur jambe, ne soient fort utiles pour démontrer l’affinité étroite qui existe entre les ruminants et les pachydermes. Robert Brown a fortement insisté sur l’importance qu’a, dans la classification des graminées, la position des fleurettes rudimentaires.

On pourrait citer de nombreux exemples de caractères tirés de parties qui n’ont qu’une importance physiologique insignifiante, mais dont chacun reconnaît l’immense utilité pour la définition de groupes entiers. Ainsi, la présence ou l’absence d’une ouverture entre les fosses nasales et la bouche, le seul caractère, d’après Owen, qui distingue absolument les poissons des reptiles, – l’inflexion de l’angle de la mâchoire chez les marsupiaux, – la manière dont les ailes sont pliées chez les insectes, – la couleur chez certaines algues, – la seule pubescence sur certaines parties de la fleur chez les plantes herbacées, – la nature du vêtement épidermique, tel que les poils ou les plumes, chez les vertébrés. Si l’ornithorhynque avait été couvert de plumes au lieu de poils, ce caractère externe et insignifiant aurait été regardé par les naturalistes comme d’un grand secours pour la détermination du degré d’affinité que cet étrange animal présente avec les oiseaux.

L’importance qu’ont, pour la classification, les caractères insignifiants, dépend principalement de leur corrélation avec beaucoup d’autres caractères qui ont une importance plus ou moins grande. Il est évident, en effet que l’ensemble de plusieurs caractères doit souvent, en histoire naturelle, avoir une grande valeur. Aussi, comme on en a souvent fait la remarque, une espèce peut s’écarter de ses alliées par plusieurs caractères ayant une haute importance physiologique ou remarquables par leur prévalence universelle, sans que cependant nous ayons le moindre doute sur la place où elle doit être classée. C’est encore la raison pour laquelle tous les essais de classification basés sur un caractère unique, quelle qu’en puisse être l’importance, ont toujours échoué, aucune partie de l’organisation n’ayant une constance invariable. L’importance d’un ensemble de caractères, même quand chacun d’eux a une faible valeur, explique seule cet aphorisme de Linné, que les caractères ne donnent pas le genre, mais que le genre donne les caractères ; car cet axiome semble fondé sur l’appréciation d’un grand nombre de points de ressemblance trop légers pour être définis. Certaines plantes de la famille des malpighiacées portent des fleurs parfaites et certaines autres des fleurs dégénérées ; chez ces dernières, ainsi que l’a fait remarquer A. de Jussieu, « la plus grande partie des caractères propres à l’espèce, au genre, à la famille et à la classe disparaissent, et se jouent ainsi de notre classification. » Mais lorsque l’Aspicarpa n’eut, après plusieurs années de séjour en France, produit, que des fleurs dégénérées, s’écartant si fortement, sur plusieurs points essentiels de leur conformation, du type propre à l’ordre, M. Richard reconnut cependant avec une grande sagacité, comme le fait observer Jussieu, que ce genre devait quand même être maintenu parmi les malpighiacées. Cet exemple me paraît bien propre à faire comprendre l’esprit de nos classifications.

En pratique, les naturalistes s’inquiètent peu de la valeur physiologique des caractères qu’ils emploient pour la définition d’un groupe ou la distinction d’une espèce particulière. S’ils rencontrent un caractère presque semblable, commun à un grand nombre de formes et qui n’existe pas chez d’autres, ils lui attribuent une grande valeur ; s’il est commun à un moins grand nombre de formes, ils ne lui attribuent qu’une importance secondaire. Quelques naturalistes ont franchement admis que ce principe est le seul vrai, et nul ne l’a plus clairement avoué que l’excellent botaniste Aug. Saint-Hilaire. Si plusieurs caractères insignifiants se combinent toujours, on leur attribue une valeur toute particulière, bien qu’on ne puisse découvrir entre eux aucun lien apparent de connexion. Les organes importants, tels que ceux qui mettent le sang en mouvement, ceux qui l’amènent au contact de l’air, ou ceux qui servent à la propagation, étant presque uniformes dans la plupart des groupes d’animaux, on les considère comme fort utiles pour la classification ; mais il y a des groupes d’êtres chez lesquels les organes vitaux les plus importants ne fournissent que des caractères d’une valeur secondaire. Ainsi, selon les remarques récentes de Fritz Müller, dans un même groupe de crustacés, les Cypridina sont pourvus d’un cœur, tandis que chez les deux genres alliés. Cypris et Cytherea, cet organe fait défaut ; une espèce de cypridina a des branchies bien développées tandis qu’une autre en est privée.

On conçoit aisément pourquoi des caractères dérivés de l’embryon doivent avoir une importance égale à ceux tirés de l’adulte, car une classification naturelle doit, cela va sans dire, comprendre tous les âges. Mais, au point de vue de la théorie ordinaire, il n’est nullement évident pourquoi la conformation de l’embryon doit être plus importante dans ce but que celle de l’adulte, qui seul joue un rôle complet dans l’économie de la nature. Cependant, deux grands naturalistes, Agassiz et Milne-Edwards, ont fortement insisté sur ce point, que les caractères embryologiques sont les plus importants de tous, et cette doctrine est très généralement admise comme vraie. Néanmoins, l’importance de ces caractères a été quelquefois exagérée parce que l’on n’a pas exclu les caractères d’adaptation de la larve ; Fritz Müller, pour le démontrer, a classé, d’après ces caractères seuls, la grande classe des crustacés, et il est arrivé à un arrangement peu naturel. Mais il n’en est pas moins certain que les caractères fournis par l’embryon ont une haute valeur, si l’on en exclut les caractères de la larve tant chez les animaux que chez les plantes. C’est ainsi que les divisions fondamentales des plantes phanérogames sont basées sur des différences de l’embryon, c’est-à-dire sur le nombre et la position des cotylédons, et, sur le mode de développement de la plumule et de la radicule. Nous allons voir immédiatement que ces caractères n’ont une si grande valeur dans la classification que parce que le système naturel n’est autre chose qu’un arrangement généalogique.

Souvent, nos classifications suivent tout simplement la chaîne des affinités. Rien n’est plus facile que d’énoncer un certain nombre de caractères communs à tous les oiseaux ; mais une pareille définition a jusqu’à présent été reconnue impossible pour les crustacés. On trouve, aux extrémités opposées de la série, des crustacés qui ont à peine un caractère commun, et cependant, les espèces les plus extrêmes étant évidemment alliées à celles qui leur sont voisines, celles-ci à d’autres, et ainsi de suite, on reconnaît que toutes appartiennent à cette classe des articulés et non aux autres.

On a souvent employé dans la classification, peut-être peu logiquement, la distribution géographique, surtout pour les groupes considérables renfermant des formes étroitement alliées. Temminck insiste sur l’utilité et même sur la nécessité de tenir compte de cet élément pour certains groupes d’oiseaux, et plusieurs entomologistes et botanistes ont suivi son exemple.

Quant à la valeur comparative des divers groupes d’espèces, tels que les ordres, les sous-ordres, les familles, les sous-familles et les genres, elle semble avoir été, au moins jusqu’à présent, presque complètement arbitraire. Plusieurs excellents botanistes, tels que M. Bentham et d’autres, ont particulièrement insisté sur cette valeur arbitraire. On pourrait citer, chez les insectes et les plantes, des exemples de groupes de formes considérés d’abord par des naturalistes expérimentés comme de simples genres, puis élevés au rang de sous-famille ou de famille, non que de nouvelles recherches aient révélé d’importantes différences de conformation qui avaient échappé au premier abord, mais parce que depuis l’on a découvert de nombreuses espèces alliées, présentant de légers degrés de différences.

Toutes les règles, toutes les difficultés, tous les moyens de classification qui précèdent, s’expliquent, à moins que je ne me trompe étrangement, en admettant que le système naturel a pour base la descendance avec modifications, et que les caractères regardés par les naturalistes comme indiquant des affinités réelles entre deux ou plusieurs espèces sont ceux qu’elles doivent par hérédité à un parent commun. Toute classification vraie est donc généalogique ; la communauté de descendance est le lien caché que les naturalistes ont, sans en avoir conscience, toujours recherché, sous prétexte de découvrir, soit quelque plan inconnu de création, soit d’énoncer des propositions générales, ou de réunir des choses semblables et de séparer des choses différentes.

Mais je dois m’expliquer plus complètement. Je crois que l’arrangement des groupes dans chaque classe, d’après leurs relations et leur degré de subordination mutuelle, doit, pour être naturel, être rigoureusement généalogique ; mais que la somme des différences dans les diverses branches ou groupes, alliés d’ailleurs au même degré de consanguinité avec leur ancêtre commun, peut différer beaucoup, car elle dépend des divers degrés de modification qu’ils ont subis ; or, c’est là ce qu’exprime le classement des formes en genres, en familles, en sections ou en ordres. Le lecteur comprendra mieux ce que j’entends en consultant la figure du quatrième chapitre. Supposons que les lettres A à L représentent des genres alliés qui vécurent pendant l’époque silurienne, et qui descendent d’une forme encore plus ancienne. Certaines espèces appartenant à trois de ces genres (A, F et I) ont transmis, jusqu’à nos jours, des descendants modifiés, représentés par les quinze genres (a14 à z14) qui occupent la ligne horizontale supérieure. Tous ces descendants modifiés d’une seule espèce sont parents entre eux au même degré ; on pourrait métaphoriquement les appeler cousins à un même millionième degré ; cependant ils diffèrent beaucoup les uns des autres et à des points de vue divers. Les formes descendues de A, maintenant divisées en deux ou trois familles, constituent un ordre distinct de celui comprenant les formes descendues de I, aussi divisé en deux familles. On ne saurait non plus classer dans le même genre que leur forme parente A les espèces actuelles qui en descendent, ni celles dérivant de I dans le même genre que I. Mais on peut supposer que le genre existant F14 n’a été que peu modifié, et on pourra le grouper avec le genre primitif F dont il est issu ; c’est ainsi que quelques organismes encore vivants appartiennent à des genres siluriens. De sorte que la valeur comparative des différences entre ces êtres organisés, tous parents les uns des autres au même degré de consanguinité, a pu être très différente. Leur arrangement généalogique n’en est pas moins resté rigoureusement exact, non seulement aujourd’hui, mais aussi à chaque période généalogique successive. Tous les descendants modifiés de A auront hérité quelque chose en commun de leur commun parent, il en aura été de même de tous les descendants de I, et il en sera de même pour chaque branche subordonnée des descendants dans chaque période successive. Si toutefois, nous supposons que quelque descendant de A ou de I se soit assez modifié pour ne plus conserver de traces de sa parenté, sa place dans le système naturel sera perdue, ainsi que cela semble devoir être le cas pour quelques organismes existants. Tous les descendants du genre F, dans toute la série généalogique, ne formeront qu’un seul genre, puisque nous supposons qu’ils se sont peu modifiés ; mais ce genre, quoique fort isolé, n’en occupera pas moins la position intermédiaire qui lui est propre. La représentation des groupes indiquée dans la figure sur une surface plane est beaucoup trop simple. Les branches devraient diverger dans toutes les directions. Si nous nous étions bornés à placer en série linéaire les noms des groupes, nous aurions encore moins pu figurer un arrangement naturel, car il est évidemment impossible de représenter par une série, sur une surface plane, les affinités que nous observons dans la nature entre les êtres d’un même groupe. Ainsi donc, le système naturel ramifié ressemble à un arbre généalogique ; mais la somme des modifications éprouvées par les différents groupes doit exprimer leur arrangement en ce qu’on appelle genres, sous-familles, familles, sections, ordres et classes.

Pour mieux faire comprendre cet exposé de la classification, prenons un exemple tiré des diverses langues humaines. Si nous possédions l’arbre généalogique complet de l’humanité, un arrangement généalogique des races humaines présenterait la meilleure classification des diverses langues parlées actuellement dans le monde entier ; si toutes les langues mortes et tous les dialectes intermédiaires et graduellement changeants devaient y être introduits, un tel groupement serait le seul possible. Cependant, il se pourrait que quelques anciennes langues, s’étant fort peu altérées, n’eussent engendré qu’un petit nombre de langues nouvelles ; tandis que d’autres, par suite de l’extension, de l’isolement, ou de l’état de civilisation des différentes races codescendantes, auraient pu se modifier considérablement et produire ainsi un grand nombre de nouveaux dialectes et de nouvelles langues. Les divers degrés de différences entre les langues dérivant d’une même souche devraient donc s’exprimer par des groupes subordonnés à d’autres groupes ; mais le seul arrangement convenable ou même possible serait encore l’ordre généalogique. Ce serait, en même temps, l’ordre strictement naturel, car il rapprocherait toutes les langues mortes et vivantes, suivant leurs affinités les plus étroites, en indiquant la filiation et l’origine de chacune d’elles.

Pour vérifier cette hypothèse, jetons un coup d’œil sur la classification des variétés qu’on suppose ou qu’on sait descendues d’une espèce unique. Les variétés sont groupées sous les espèces, les sous-variétés sous les variétés, et, dans quelques cas même, comme pour les pigeons domestiques, on distingue encore plusieurs autres nuances de différences. On suit, en un mot, à peu près les mêmes règles que pour la classification des espèces. Les auteurs ont insisté sur la nécessité de classer les variétés d’après un système naturel et non pas d’après un système artificiel ; on nous avertit, par exemple, de ne pas classer ensemble deux variétés d’ananas, bien que leurs fruits, la partie la plus importante de la plante, soient presque identiques ; nul ne place ensemble le navet commun et le navet de Suède, bien que leurs tiges épaisses et charnues soient si semblables. On classe les variétés d’après les parties qu’on reconnaît être les plus constantes ; ainsi, le grand agronome Marshall dit que, pour la classification du bétail, on se sert avec avantage des cornes, parce que ces organes varient moins que la forme ou la couleur du corps, etc., tandis que, chez les moutons, les cornes sont moins utiles sous ce rapport, parce qu’elles sont moins constantes. Pour les variétés, je suis convaincu que l’on préférerait certainement une classification généalogique, si l’on avait tous les documents nécessaires pour l’établir ; on l’a essayé, d’ailleurs, dans quelques cas. On peut être certain, en effet, quelle qu’ait été du reste l’importance des modifications subies, que le principe d’hérédité doit tendre à grouper ensemble les formes alliées par le plus grand nombre de points de ressemblance. Bien que quelques sous-variétés du pigeon culbutant diffèrent des autres par leur long bec, ce qui est un caractère important, elles sont toutes reliées les unes aux autres par l’habitude de culbuter, qui leur est commune ; la race à courte face a, il est vrai, presque totalement perdu cette aptitude, ce qui n’empêche cependant pas qu’on la maintienne dans ce même groupe, à cause de certains points de ressemblance et de sa communauté d’origine avec les autres.

À l’égard des espèces à l’état de nature, chaque naturaliste a toujours fait intervenir l’élément généalogique dans ses classifications, car il comprend les deux sexes dans la dernière de ses divisions, l’espèce ; on sait, cependant, combien les deux sexes diffèrent parfois l’un de l’autre par les caractères les plus importants. C’est à peine si l’on peut attribuer un seul caractère commun aux mâles adultes et aux hermaphrodites de certains cirripèdes, que cependant personne ne songe à séparer. Aussitôt qu’on eut reconnu que les trois formes d’orchidées, antérieurement groupées dans les trois genres Monocanthus, Myanthus et Catusetum, se rencontrent parfois sur la même plante, on les considéra comme des variétés ; j’ai pu démontrer depuis qu’elles n’étaient autre chose que les formes mâle, femelle et hermaphrodite de la même espèce. Les naturalistes comprennent dans une même espèce les diverses phases de la larve d’un même individu, quelque différentes qu’elles puissent être l’une de l’autre et de la forme adulte ; ils y comprennent également les générations dites alternantes de Steenstrup, qu’on ne peut que techniquement considérer comme formant un même individu. Ils comprennent encore dans l’espèce les formes monstrueuses et les variétés, non parce qu’elles ressemblent partiellement à leur forme parente, mais parce qu’elles en descendent.

Puisqu’on a universellement invoqué la généalogie pour classer ensemble les individus de la même espèce, malgré les grandes différences qui existent quelquefois entre les mâles, les femelles et les larves ; puisqu’on s’est fondé sur elle pour grouper des variétés qui ont subi des changements parfois très considérables, ne pourrait-il pas se faire qu’on ait utilisé, d’une manière inconsciente, ce même élément généalogique pour le groupement des espèces dans les genres, et de ceux-ci dans les groupes plus élevés, sous le nom de système naturel ? Je crois que tel est le guide qu’on a inconsciemment suivi et je ne saurais m’expliquer autrement la raison des diverses règles auxquelles se sont conformés nos meilleurs systématistes. Ne possédant point de généalogies écrites, il nous faut déduire la communauté d’origine de ressemblances de tous genres. Nous choisissons pour cela les caractères qui, autant que nous en pouvons juger, nous paraissent probablement avoir été le moins modifiés par l’action des conditions extérieures auxquelles chaque espèce a été exposée dans une période récente. À ce point de vue, les conformations rudimentaires sont aussi bonnes, souvent meilleures, que d’autres parties de l’organisation. L’insignifiance d’un caractère nous importe peu ; que ce soit une simple inflexion de l’angle de la mâchoire, la manière dont l’aile d’un insecte est pliée, que la peau soit garnie de plumes ou de poils, peu importe ; pourvu que ce caractère se retrouve chez des espèces nombreuses et diverses et surtout chez celles qui ont des habitudes très différentes, il acquiert aussitôt une grande valeur ; nous ne pouvons, en effet, expliquer son existence chez tant de formes, à habitudes si diverses, que par l’influence héréditaire d’un ancêtre commun. Nous pouvons à cet égard nous tromper sur certains points isolés de conformation ; mais, lorsque plusieurs caractères, si insignifiants qu’ils soient, se retrouvent dans un vaste groupe d’êtres doués d’habitudes différentes. On peut être à peu près certain, d’après la théorie de la descendance, que ces caractères proviennent par hérédité d’un commun ancêtre ; or, nous savons que ces ensembles de caractères ont une valeur toute particulière en matière de classification.

Il devient aisé de comprendre pourquoi une espèce ou un groupe d’espèces, bien que s’écartant des formes alliées par quelques traits caractéristiques importants, doit cependant être classé avec elles ; ce qui peut se faire et se fait souvent, lorsqu’un nombre suffisant de caractères, si insignifiants qu’ils soient, subsiste pour trahir le lien caché dû à la communauté d’origine. Lorsque deux formes extrêmes n’offrent pas un seul caractère en commun, il suffit de l’existence d’une série continue de groupes intermédiaires, les reliant l’une à l’autre, pour nous autoriser à conclure à leur communauté d’origine et à les réunir dans une même classe. Comme les organes ayant une grande importance physiologique, ceux par exemple qui servent à maintenir la vie dans les conditions d’existence les plus diverses, sont généralement les plus constants, nous leur accordons une valeur spéciale ; mais si, dans un autre groupe ou dans une section de groupe, nous voyons ces mêmes organes différer beaucoup, nous leur attribuons immédiatement moins d’importance pour la classification. Nous verrons tout à l’heure pourquoi, à ce point de vue, les caractères embryologiques ont une si haute valeur. La distribution géographique peut parfois être employée utilement dans le classement des grands genres, parce que toutes les espèces d’un même genre, habitant une région isolée et distincte, descendent, selon toute probabilité, des mêmes parents.

Share on Twitter Share on Facebook