LES ESPÈCES DISTINCTES PRÉSENTENT DES VARIATIONS ANALOGUES, DE TELLE SORTE QU’UNE VARIÉTÉ D’UNE ESPÈCE REVÊT SOUVENT UN CARACTÈRE PROPRE À UNE ESPÈCE VOISINE, OU FAIT RETOUR À QUELQUES-UNS DES CARACTÈRES D’UN ANCÊTRE ÉLOIGNÉ.

On comprendra facilement ces propositions en examinant nos races domestiques. Les races les plus distinctes de pigeons, dans des pays très éloignés les uns des autres, présentent des sous-variétés caractérisées par des plumes renversées sur la tête et par des pattes emplumées ; caractères que ne possédait pas le biset primitif ; c’est là un exemple de variations analogues chez deux ou plusieurs races distinctes. La présence fréquente, chez le grosse-gorge, de quatorze et même de seize plumes caudales peut être considérée comme une variation représentant la conformation normale d’une autre race, le pigeon paon. Tout le monde admettra, je pense, que ces variations analogues proviennent de ce qu’un ancêtre commun a transmis par hérédité aux différentes races de pigeons une même constitution et une tendance à la variation, lorsqu’elles sont exposées à des influences inconnues semblables. Le règne végétal nous fournit un cas de variations analogues dans les tiges renflées, ou, comme on les désigne habituellement, dans les racines du navet de Suède et du rutabaga, deux plantes que quelques botanistes regardent comme des variétés descendant d’un ancêtre commun et produites par la culture ; s’il n’en était pas ainsi, il y aurait là un cas de variation analogue entre deux prétendues espèces distinctes, auxquelles on pourrait en ajouter une troisième, le navet ordinaire. Dans l’hypothèse de la création indépendante des espèces, nous aurions à attribuer cette similitude de développement des tiges chez les trois plantes, non pas à sa vraie cause, c’est-à-dire à la communauté de descendance et à la tendance à varier dans une même direction qui en est la conséquence, mais à trois actes de création distincts, portant sur des formes extrêmement voisines. Naudin a observé plusieurs cas semblables de variations analogues dans la grande famille des cucurbitacées, et divers savants chez les céréales. M. Walsh a discuté dernièrement avec beaucoup de talent divers cas semblables qui se présentent chez les insectes à l’état de nature, et il les a groupés sous sa loi d’égale variabilité.

Toutefois, nous rencontrons un autre cas chez les pigeons, c’est-à-dire l’apparition accidentelle, chez toutes les races, d’une coloration bleu-ardoise, des deux bandes noires sur les ailes, des reins blancs, avec une barre à l’extrémité de la queue, dont les plumes extérieures sont, près de leur base, extérieurement bordées de blanc. Comme ces différentes marques constituent un caractère de l’ancêtre commun, le biset, on ne saurait, je crois, contester que ce soit là un cas de retour et non pas une variation nouvelle et analogue qui apparaît chez plusieurs races. Nous pouvons, je pense, admettre cette conclusion en toute sécurité ; car, comme nous l’avons vu, ces marques colorées sont très sujettes à apparaître chez les petits résultant du croisement de deux races distinctes ayant une coloration différente ; or, dans ce cas, il n’y a rien dans les conditions extérieures de l’existence, sauf l’influence du croisement sur les lois de l’hérédité, qui puisse causer la réapparition de la couleur bleu-ardoise accompagnée des diverses autres marques.

Sans doute, il est très surprenant que des caractères réapparaissent après avoir disparu pendant un grand nombre de générations, des centaines peut-être. Mais, chez une race croisée une seule fois avec une autre race, la descendance présente accidentellement, pendant plusieurs générations – quelques auteurs disent pendant une douzaine ou même pendant une vingtaine – une tendance à faire retour aux caractères de la race étrangère. Après douze générations, la proportion du sang, pour employer une expression vulgaire, de l’un des ancêtres n’est que de 1 sur 2048 ; et pourtant, comme nous le voyons, on croit généralement que cette proportion infiniment petite de sang étranger suffit à déterminer une tendance au retour. Chez une race qui n’a pas été croisée, mais chez laquelle les deux ancêtres souche ont perdu quelques caractères que possédait leur ancêtre commun, la tendance à faire retour vers ce caractère perdu pourrait, d’après tout ce que nous pouvons savoir, se transmettre de façon plus ou moins énergique pendant un nombre illimité de générations. Quand un caractère perdu reparaît chez une race après un grand nombre de générations, l’hypothèse la plus probable est, non pas que l’individu affecté se met soudain à ressembler à un ancêtre dont il est séparé par plusieurs centaines de générations, mais que le caractère en question se trouvait à l’état latent chez les individus de chaque génération successive et qu’enfin ce caractère s’est développé sous l’influence de conditions favorables, dont nous ignorons la nature. Chez les pigeons barbes, par exemple, qui produisent très rarement des oiseaux bleus, il est probable qu’il y a chez les individus de chaque génération une tendance latente à la reproduction du plumage bleu. La transmission de cette tendance, pendant un grand nombre de générations, n’est pas plus difficile à comprendre que la transmission analogue d’organes rudimentaires complètement inutiles. La simple tendance à produire un rudiment est même quelquefois héréditaire.

Comme nous supposons que toutes les espèces d’un même genre descendent d’un ancêtre commun, nous pourrions nous attendre à ce qu’elles varient accidentellement de façon analogue ; de telle sorte que les variétés de deux ou plusieurs espèces se ressembleraient, ou qu’une variété ressemblerait par certains caractères à une autre espèce distincte – celle-ci n’étant, d’après notre théorie, qu’une variété permanente bien accusée. Les caractères exclusivement dus à une variation analogue auraient probablement peu d’importance, car la conservation de tous les caractères importants est déterminée par la sélection naturelle, qui les approprie aux habitudes différentes de l’espèce. On pourrait s’attendre, en outre, à ce que les espèces du même genre présentassent accidentellement des caractères depuis longtemps perdus. Toutefois, comme nous ne connaissons pas l’ancêtre commun d’un groupe naturel quelconque, nous ne pourrons distinguer entre les caractères dus à un retour et ceux qui proviennent de variations analogues. Si, par exemple, nous ignorions que le Biset, souche de nos pigeons domestiques, n’avait ni plumes aux pattes, ni plumes renversées sur la tête, il nous serait impossible de dire s’il faut attribuer ces caractères à un fait de retour ou seulement à des variations analogues ; mais nous aurions pu conclure que la coloration bleue est un cas de retour, à cause du nombre des marques qui sont en rapport avec cette nuance, marques qui, selon toute probabilité, ne reparaîtraient pas toutes ensemble au cas d’une simple variation ; nous aurions été, d’ailleurs, d’autant plus fondés à en arriver à cette conclusion, que la coloration bleue et les différentes marques reparaissent très souvent quand on croise des races ayant une coloration différente. En conséquence, bien que, chez les races qui vivent à l’état de nature, nous ne puissions que rarement déterminer quels sont les cas de retour à un caractère antérieur, et quels sont ceux qui constituent une variation nouvelle, mais analogue, nous devrions toutefois, d’après notre théorie, trouver quelquefois chez les descendants d’une espèce en voie de modification des caractères qui existent déjà chez d’autres membres du même groupe. Or, c’est certainement ce qui arrive.

La difficulté que l’on éprouve à distinguer les espèces variables provient, en grande partie, de ce que les variétés imitent, pour ainsi dire, d’autres espèces du même genre. On pourrait aussi dresser un catalogue considérable de formes intermédiaires entre deux autres formes qu’on ne peut encore regarder que comme des espèces douteuses ; or, ceci prouve que les espèces, en variant, ont revêtu quelques caractères appartenant à d’autres espèces, à moins toutefois que l’on n’admette une création indépendante pour chacune de ces formes très voisines. Toutefois, nous trouvons la meilleure preuve de variations analogues dans les parties ou les organes qui ont un caractère constant, mais qui, cependant, varient accidentellement de façon à ressembler, dans une certaine mesure, à la même partie ou au même organe chez une espèce voisine. J’ai dressé une longue liste de ces cas, mais malheureusement je me trouve dans l’impossibilité de pouvoir la donner ici. Je dois donc me contenter d’affirmer que ces cas se présentent certainement et qu’ils sont très remarquables.

Je citerai toutefois un exemple curieux et compliqué, non pas en ce qu’il affecte un caractère important, mais parce qu’il se présente chez plusieurs espèces du même genre, dont les unes sont réduites à l’état domestique et dont les autres vivent à l’état sauvage. C’est presque certainement là un cas de retour. L’âne porte quelquefois sur les jambes des raies transversales très distinctes, semblables à celles qui se trouvent sur les jambes du zèbre ; on a affirmé que ces raies sont beaucoup plus apparentes chez l’ânon, et les renseignements que je me suis procurés à cet égard confirment le fait. La raie de l’épaule est quelquefois double et varie beaucoup sous le rapport de la couleur et du dessin. On a décrit un âne blanc, mais non pas albinos, qui n’avait aucune raie, ni sur l’épaule ni sur le dos ; – ces deux raies d’ailleurs sont quelquefois très faiblement indiquées ou font absolument défaut chez les ânes de couleur foncée. On a vu, dit-on, le koulan de Pallas avec une double raie sur l’épaule. M. Blyth a observé une hémione ayant sur l’épaule une raie distincte, bien que cet animal n’en porte ordinairement pas. Le colonel Poole m’a informé, en outre, que les jeunes de cette espèce ont ordinairement les jambes rayées et une bande faiblement indiquée sur l’épaule. Le quagga, dont le corps est, comme celui du zèbre, si complètement rayé, n’a cependant pas de raies aux jambes ; toutefois, le docteur Gray a dessiné un de ces animaux dont les jarrets portaient des zébrures très distinctes.

En ce qui concerne le cheval recueilli en Angleterre des exemples de la raie dorsale, chez des chevaux appartenant aux races les plus distinctes et ayant des robes de toutes les couleurs. Les barres transversales sur les jambes ne sont pas rares chez les chevaux isabelle et chez ceux poil de souris ; je les ai observées en outre chez un alezan ; on aperçoit quelquefois une légère raie sur l’épaule des chevaux isabelle et j’en ai remarqué une faible trace chez un cheval bai. Mon fils a étudié avec soin et a dessiné un cheval de trait belge, de couleur isabelle, ayant les jambes rayées et une double raie sur chaque épaule ; j’ai moi-même eu l’occasion de voir un poney isabelle du Devonshire, et on m’a décrit avec soin un petit poney ayant la même robe, originaire du pays de Galles, qui, tous deux, portaient trois raies parallèles sur chaque épaule.

Dans la région nord-ouest de l’Inde, la race des chevaux Kattywar est si généralement rayée, que, selon le colonel Poole, qui a étudié cette race pour le gouvernement indien, on ne considère pas comme de race pure un cheval dépourvu de raies. La raie dorsale existe toujours, les jambes sont ordinairement rayées, et la raie de l’épaule, très commune, est quelquefois double et même triple. Les raies, souvent très apparentes chez le poulain, disparaissent quelquefois complètement chez les vieux chevaux. Le colonel Poole a eu l’occasion de voir des chevaux Kattywar gris et bais rayés au moment de la mise bas. Des renseignements qui m’ont été fournis par M. W.-W. Edwards, m’autorisent à croire que, chez le cheval de course anglais, la raie dorsale est beaucoup plus commune chez le poulain que chez l’animal adulte. J’ai moi-même élevé récemment un poulain provenant d’une jument baie (elle-même produit d’un cheval turcoman et d’une jument flamande) par un cheval de course anglais, ayant une robe baie ; ce poulain, à l’âge d’une semaine, présentait sur son train postérieur et sur son front de nombreuses zébrures foncées très étroites et de légères raies sur les jambes ; toutes ces raies disparurent bientôt complètement. Sans entrer ici dans de plus amples détails, je puis constater que j’ai entre les mains beaucoup de documents établissant de façon positive l’existence de raies sur les jambes et sur les épaules de chevaux appartenant aux races les plus diverses et provenant de tous les pays, depuis l’Angleterre jusqu’à la Chine, et depuis la Norvège, au nord, jusqu’à l’archipel Malais, au sud. Dans toutes les parties du monde, les raies se présentent le plus souvent chez les chevaux isabelle et poil de souris ; je comprends, sous le terme isabelle, une grande variété de nuances s’étendant entre le brun noirâtre, d’une part, et la teinte café au lait, de l’autre.

Je sais que le colonel Hamilton Smith, qui a écrit sur ce sujet, croit que les différentes races de chevaux descendent de plusieurs espèces primitives, dont l’une ayant la robe isabelle était rayée, et il attribue à d’anciens croisements avec cette souche tous les cas que nous venons de décrire. Mais on peut rejeter cette manière de voir, car il est fort improbable que le gros cheval de trait belge, que les poneys du pays de Galles, le double poney de la Norvège, la race grêle de Kattywar, etc., habitant les parties du globe les plus éloignées, aient tous été croisés avec une même souche primitive supposée.

Examinons maintenant les effets des croisements entre les différentes espèces du genre cheval. Rollin affirme que le mulet ordinaire, produit de l’âne et du cheval, est particulièrement sujet à avoir les jambes rayées ; selon M. Gosse, neuf mulets sur dix se trouvent dans ce cas, dans certaines parties des États-Unis. J’ai vu une fois un mulet dont les jambes étaient rayées au point qu’on aurait pu le prendre pour un hybride du zèbre ; M. W.-C. Martin, dans son excellent Traité sur le cheval, a représenté un mulet semblable. J’ai vu quatre dessins coloriés représentant des hybrides entre l’âne et le zèbre ; or, les jambes sont beaucoup plus rayées que le reste du corps ; l’un d’eux, en outre, porte une double raie sur l’épaule. Chez le fameux hybride obtenu par lord Morton, du croisement d’une jument alezane avec un quagga, l’hybride, et même les poulains purs que la même jument donna subséquemment avec un cheval arabe noir, avaient sur les jambes des raies encore plus prononcées qu’elles ne le sont chez le quagga pur. Enfin, et c’est là un des cas les plus remarquables, le docteur Gray a représenté un hybride (il m’apprend que depuis il a eu l’occasion d’en voir un second exemple) provenant du croisement d’un âne et d’une hémione ; bien que l’âne n’ait qu’accidentellement des raies sur les jambes et qu’elles fassent défaut, ainsi que la raie sur l’épaule, chez l’hémione, cet hybride avait, outre des raies sur les quatre jambes, trois courtes raies sur l’épaule, semblables à celles du poney isabelle du Devonshire et du poney isabelle du pays de Galles que nous avons décrits ; il avait, en outre, quelques marques zébrées sur les côtés de la face. J’étais si convaincu, relativement, à ce dernier fait, que pas une de ces raies ne peut provenir de ce qu’on appelle ordinairement le hasard, que le fait seul de l’apparition de ces zébrures de la face, chez l’hybride de l’âne et de l’hémione, m’engagea à demander au colonel Poole si de pareils caractères n’existaient pas chez la race de Kattywar, si éminemment sujette à présenter des raies, question à laquelle, comme nous l’avons vu, il m’a répondu affirmativement.

Or, quelle conclusion devons-nous tirer de ces divers faits ? Nous voyons plusieurs espèces distinctes du genre cheval qui, par de simples variations, présentent des raies sur les jambes, comme le zèbre, ou sur les épaules, comme l’âne. Cette tendance augmente chez le cheval dès que paraît la robe isabelle, nuance qui se rapproche de la coloration générale des autres espèces du genre. Aucun changement de forme, aucun autre caractère nouveau n’accompagne l’apparition des raies. Cette même tendance à devenir rayé se manifeste plus fortement chez les hybrides provenant de l’union des espèces les plus distinctes. Or, revenons à l’exemple des différentes races de pigeons : elles descendent toutes d’un pigeon (en y comprenant deux ou trois sous-espèces ou races géographiques) ayant une couleur bleuâtre et portant, en outre, certaines raies et certaines marques ; quand une race quelconque de pigeons revêt, par une simple variation, la nuance bleuâtre, ces raies et ces autres marques reparaissent invariablement, mais sans qu’il se produise aucun autre changement de forme ou de caractère. Quand on croise les races les plus anciennes et les plus constantes, affectant différentes couleurs, on remarque une forte tendance à la réapparition, chez l’hybride, de la teinte bleuâtre, des raies et des marques. J’ai dit que l’hypothèse la plus probable pour expliquer la réapparition de caractères très anciens est qu’il y a chez les jeunes de chaque génération successive une tendance à revêtir un caractère depuis longtemps perdu, et que cette tendance l’emporte quelquefois en raison de causes inconnues. Or, nous venons de voir que, chez plusieurs espèces du genre cheval, les raies sont plus prononcées ou reparaissent plus ordinairement chez le jeune que chez l’adulte. Que l’on appelle espèces ces races de pigeons, dont plusieurs sont constantes depuis des siècles, et l’on obtient un cas exactement parallèle à celui des espèces du genre cheval ! Quant à moi, remontant par la pensée à quelques millions de générations en arrière, j’entrevois un animal rayé comme le zèbre, mais peut-être d’une construction très différente sous d’autres rapports, ancêtre commun de notre cheval domestique (que ce dernier descende ou non de plusieurs souches sauvages), de l’âne, de l’hémione, du quagga et du zèbre.

Quiconque admet que chaque espèce du genre cheval a fait l’objet d’une création indépendante est disposé à admettre, je présume, que chaque espèce a été créée avec une tendance à la variation, tant à l’état sauvage qu’à l’état domestique, de façon à pouvoir revêtir accidentellement les raies caractéristiques des autres espèces du genre ; il doit admettre aussi que chaque espèce a été créée avec une autre tendance très prononcée, à savoir que, croisée avec des espèces habitant les points du globe les plus éloignés, elle produit des hybrides ressemblant par leurs raies, non à leurs parents, mais à d’autres espèces du genre. Admettre semblable hypothèse c’est vouloir substituer à une cause réelle une cause imaginaire, ou tout au moins inconnue ; c’est vouloir, en un mot, faire de l’œuvre divine une dérision et une déception. Quant à moi, j’aimerais tout autant admettre, avec les cosmogonistes ignorants d’il y a quelques siècles, que les coquilles fossiles n’ont jamais vécu, mais qu’elles ont été créées en pierre pour imiter celles qui vivent sur le rivage de la mer.

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