CENTRES UNIQUES DE CRÉATION.

Nous voilà ainsi amenés à examiner une question qui a soulevé tant de discussions parmi les naturalistes. Il s’agit de savoir si les espèces ont été créées sur un ou plusieurs points de la surface terrestre. Il y a sans doute des cas où il est extrêmement difficile de comprendre comment la même espèce a pu se transmettre d’un point unique jusqu’aux diverses régions éloignées et isolées où nous la trouvons aujourd’hui. Néanmoins, il semble si naturel que chaque espèce se soit produite d’abord dans une région unique, que cette hypothèse captive aisément l’esprit. Quiconque la rejette, repousse la vera causa de la génération ordinaire avec migrations subséquentes et invoque l’intervention d’un miracle. Il est universellement admis que, dans la plupart des cas, la région habitée par une espèce est continue ; et que, lorsqu’une plante ou un animal habite deux points si éloignés ou séparés l’un de l’autre par des obstacles de nature telle, que la migration devient très difficile, on considère le fait comme exceptionnel et extraordinaire. L’impossibilité d’émigrer à travers une vaste mer est plus évidente pour les mammifères terrestres que pour tous les autres êtres organisés ; aussi ne trouvons-nous pas d’exemple inexplicable de l’existence d’un même mammifère habitant des points éloignés du globe. Le géologue n’est point embarrassé de voir que l’Angleterre possède les mêmes quadrupèdes que le reste de l’Europe, parce qu’il est évident que les deux régions ont été autrefois réunies. Mais, si les mêmes espèces peuvent être produites sur deux points séparés, pourquoi ne trouvons-nous pas un seul mammifère commun à l’Europe et à l’Australie ou à l’Amérique du Sud ? Les conditions d’existence sont si complètement les mêmes, qu’une foule de plantes et d’animaux européens se sont naturalisés en Australie et en Amérique, et que quelques plantes indigènes sont absolument identiques sur ces points si éloignés de l’hémisphère boréal et de l’hémisphère austral. Je sais qu’on peut répondre que les mammifères n’ont pas pu émigrer, tandis que certaines plantes, grâce à la diversité de leurs moyens de dissémination, ont pu être transportées de proche en proche à travers d’immenses espaces. L’influence considérable des barrières de toutes sortes n’est compréhensible qu’autant que la grande majorité des espèces a été produite d’un côté, et n’a pu passer au côté opposé. Quelques familles, beaucoup de sous-familles, un grand nombre de genres, sont confinés dans une seule région, et plusieurs naturalistes ont observé que les genres les plus naturels, c’est-à-dire ceux dont les espèces se rapprochent le plus les unes des autres, sont généralement propres à une seule région assez restreinte, ou, s’ils ont une vaste extension, cette extension est continue. Ne serait-ce pas une étrange anomalie qu’en descendant un degré plus bas dans la série, c’est-à-dire jusqu’aux individus de la même espèce, une règle toute opposée prévalût, et que ceux-ci n’eussent pas, au moins à l’origine, été confinés dans quelque région unique ?

Il me semble donc beaucoup plus probable, ainsi du reste qu’à beaucoup d’autres naturalistes, que l’espèce s’est produite dans une seule contrée, d’où elle s’est ensuite répandue aussi loin que le lui ont permis ses moyens de migration et de subsistance, tant sous les conditions de vie passée que sous les conditions de vie actuelle. Il se présente, sans doute, bien des cas où il est impossible d’expliquer le passage d’une même espèce d’un point à un autre, mais les changements géographiques et climatériques qui ont certainement eu lieu depuis des époques géologiques récentes doivent avoir rompu la continuité de la distribution primitive de beaucoup d’espèces. Nous en sommes donc réduits à apprécier si les exceptions à la continuité de distribution sont assez nombreuses et assez graves pour nous faire renoncer à l’hypothèse, appuyée par tant de considérations générales, que chaque espèce s’est produite sur un point, et est partie de là pour s’étendre ensuite aussi loin qu’il lui a été possible. Il serait fastidieux de discuter tous les cas exceptionnels où la même espèce vit actuellement sur des points isolés et éloignés, et encore n’aurais-je pas la prétention de trouver une explication complète. Toutefois, après quelques considérations préliminaires, je discuterai quelques-uns des exemples les plus frappants, tels que l’existence d’une même espèce sur les sommets de montagnes très éloignées les unes des autres et sur des points très distants des régions arctiques et antarctiques ; secondement (dans le chapitre suivant), l’extension remarquable des formes aquatiques d’eau douce ; et, troisièmement, l’existence des mêmes espèces terrestres dans les îles et sur les continents les plus voisins, bien que parfois séparés par plusieurs centaines de milles de pleine mer. Si l’existence d’une même espèce en des points distants et isolés de la surface du globe peut, dans un grand nombre de cas, s’expliquer par l’hypothèse que chaque espace a émigré de son centre de production, alors, considérant notre ignorance en ce qui concerne, tant les changements climatériques et géographiques qui ont eu lieu autrefois, que les moyens accidentels de transport qui ont pu concourir à cette dissémination, je crois que l’hypothèse d’un berceau unique est incontestablement la plus naturelle.

La discussion de ce sujet nous permettra en même temps d’étudier un point également très important pour nous, c’est-à-dire si les diverses espèces d’un même genre qui, d’après ma théorie, doivent toutes descendre d’un ancêtre commun, peuvent avoir émigré de la contrée habitée par celui-ci tout en se modifiant pendant leur émigration. Si l’on peut démontrer que, lorsque la plupart des espèces habitant une région sont différentes de celles d’une autre région, tout en en étant cependant très voisines, il y a eu autrefois des migrations probables d’une de ces régions dans l’autre, ces faits confirmeront ma théorie, car on peut les expliquer facilement par l’hypothèse de la descendance avec modifications. Une île volcanique, par exemple, formée par soulèvement à quelques centaines de milles d’un continent, recevra probablement, dans le cours des temps, un petit nombre de colons, dont les descendants, bien que modifiés, seront cependant en étroite relation d’hérédité avec les habitants du continent. De semblables cas sont communs, et, ainsi que nous le verrons plus tard, sont complètement inexplicables dans l’hypothèse des créations indépendantes. Cette opinion sur les rapports qui existent entre les espèces de deux régions se rapproche beaucoup de celle émise par M. Wallace, qui conclut que « chaque espèce, à sa naissance, coïncide pour le temps et pour le lieu avec une autre espèce préexistante et proche alliée ». On sait actuellement que M. Wallace attribue cette coïncidence à la descendance avec modifications.

La question de l’unité ou de la pluralité des centres de création diffère d’une autre question qui, cependant, s’en rapproche beaucoup : tous les individus d’une même espèce descendent-ils d’un seul couple, ou d’un seul hermaphrodite, ou, ainsi que l’admettent quelques auteurs, de plusieurs individus simultanément créés ? À l’égard des êtres organisés qui ne se croisent jamais, en admettant qu’il y en ait, chaque espèce doit descendre d’une succession de variétés modifiées, qui se sont mutuellement supplantées, mais sans jamais se mélanger avec d’autres individus ou d’autres variétés de la même espèce ; de sorte qu’à chaque phase successive de la modification tous les individus de la même variété descendent d’un seul parent. Mais, dans la majorité des cas, pour tous les organismes qui s’apparient habituellement pour chaque fécondation, ou qui s’entre-croisent parfois, les individus d’une même espèce, habitant la même région, se maintiennent à peu près uniformes par suite de leurs croisements constants ; de sorte qu’un grand nombre d’individus se modifiant simultanément, l’ensemble des modifications caractérisant une phase donnée ne sera pas dû à la descendance d’un parent unique. Pour bien faire comprendre ce que j’entends : nos chevaux de course diffèrent de toutes les autres races, mais ils ne doivent pas leur différence et leur supériorité à leur descendance d’un seul couple, mais aux soins incessants apportés à la sélection et à l’entraînement d’un grand nombre d’individus pendant chaque génération.

Avant de discuter les trois classes de faits que j’ai choisis comme présentant les plus grandes difficultés qu’on puisse élever contre la théorie des « centres uniques de création », je dois dire quelques mots sur les moyens de dispersion.

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