4 – Le rouge et le blanc

Tout près de chez nous, à une portée de fusil de la cabane, il y en a une autre qui lui ressemble, mais plus rustique. C’est là que notre garde habite avec sa femme et ses deux aînés : la fille, qui soigne le repas des hommes, raccommode les filets de pêche ; le garçon, qui aide son père à relever les nasses, à surveiller les martilières (vannes) des étangs. Les deux plus jeunes sont à Arles, chez la grand-mère ; et ils y resteront jusqu’à ce qu’ils aient appris à lire et qu’ils aient fait leur bon jour (première communion), car ici on est trop loin de l’église et de l’école, et puis l’air de la Camargue ne vaudrait rien pour ces petits. Le fait est que, l’été venu, quand les marais sont à sec et que la vase blanche des roubines se crevasse à la grande chaleur, l’île n’est vraiment pas habitable.

J’ai vu cela une fois, au mois d’août, en venant tirer les hallebrands, et je n’oublierai jamais l’aspect triste et féroce de ce paysage embrasé. De place en place, les étangs fumaient au soleil comme d’immenses cuves, gardant tout au fond un reste de vie qui s’agitait, un grouillement de salamandres, d’araignées, de mouches d’eau cherchant des coins humides. Il y avait là un air de peste, une brume de miasmes lourdement flottante qu’épaississaient encore d’innombrables tourbillons de moustiques. Chez le garde, tout le monde grelottait, tout le monde avait la fièvre, et c’était pitié de voir les visages jaunes, tirés, les yeux cerclés, trop grands, de ces malheureux condamnés à se traîner, pendant trois mois, sous ce plein soleil inexorable qui brûle les fiévreux sans les réchauffer... Triste et pénible vie que celle de garde-chasse en Camargue ! Encore celui-ci a sa femme et ses enfants près de lui : mais à deux lieues plus loin, dans le marécage, demeure un gardien de chevaux qui, lui, vit absolument seul d’un bout de l’année à l’autre et mène une véritable existence de Robinson. Dans sa cabane de roseaux, qu’il a construite lui-même, pas un ustensile qui ne soit son ouvrage, depuis le hamac d’osier tressé, les trois pierres noires assemblées en foyer, les pieds de tamaris taillés en escabeaux, jusqu’à la serrure et la clef de bois blanc fermant cette singulière habitation.

L’homme est au moins aussi étrange que son logis. C’est une espèce de philosophe silencieux comme les solitaires, abritant sa méfiance de paysan sous d’épais sourcils en broussailles. Quand il n’est pas dans le pâturage, on le trouve assis devant sa porte, déchiffrant lentement, avec une application enfantine et touchante, une de ces petites brochures roses, bleues ou jaunes, qui entourent les fioles pharmaceutiques dont il se sert pour ses chevaux. Le pauvre diable n’a pas d’autre distraction que la lecture, ni d’autres livres que ceux-là. Quoique voisins de cabane, notre garde et lui ne se voient pas. Ils évitent même de se rencontrer. Un jour que je demandais au roudeïroù la raison de cette antipathie, il me répondit d’un air grave :

« C’est à cause des opinions... Il est rouge et moi je suis blanc. »

Ainsi, même dans ce désert dont la solitude aurait dû les rapprocher, ces deux sauvages, aussi ignorants, aussi naïfs l’un que l’autre, ces deux bouviers de Théocrite, qui vont à la ville à peine une fois par an et à qui les petits cafés d’Arles, avec leurs dorures et leurs glaces, donnent l’éblouissement du palais des Ptolémées, ont trouvé moyen de se haïr au nom de leurs convictions politiques !

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