Méditations métaphysiques

René Descartes

Cet ouvrage parut d'abord, en latin, à Paris, 1641, sous ce titre : Meditationes de prima philosophia ubi de Dei existentia et animae immortalitate. Il en parut une seconde édition latine à Amsterdam, chez Elzévir, in-12, 1642. L'auteur y fit corriger le titre de l'édition de Paris, et substituer le terme de distinction de l'âme d'avec le corps à la place de celui de l'immortalité de l'âme, qui n'y convenait pas si bien. Nice l'on parle d'une autre édition latine faite à Naples, 1719, in-8°, par les soins de Giovacchino Poëta.

Il parut à Paris, 1617, in-4°, une traduction française, par M. le D. D. L. N. S. (M. le duc de Luynes), revue et corrigée par Descartes, qui a fait au texte latin quelques changements. Il s'en est fait à Paris une réimpression, 1661, in-4° ; une troisième à Paris, 1673, in-4°, divisée par articles, et avec des sommaires, par R. F. (René Fedé, docteur en médecine de la faculté d'Augers). Cette édition a été reproduite in-12, Paris, 1724. C'est elle que nous donnons ici, en retranchant les sommaires, et la division par articles, qui altère un peu les proportions et les formes du monument primitif avoué par Descartes.

À MESSIEURS

LES DOYENS ET DOCTEURS

DE LA SACRÉE FACULTÉ DE THÉOLOGIE

DE PARIS.

Messieurs,

La raison qui me porte à vous présenter cet ouvrage est si juste, et, quand vous en connoîtrez le dessein, je m'assure que vous en aurez aussi une si juste de le prendre en votre protection, que je pense ne pouvoir mieux faire pour vous le rendre en quelque sorte recommandable, que de vous dire en peu de mots ce que je m'y suis proposé. J'ai toujours estimé que les deux questions de Dieu et de l'âme étoient les principales de celles qui doivent plutôt être démontrées par les raisons de la philosophie que de la théologie : car, bien qu'il nous suffise à nous autres qui sommes fidèles, de croire par la foi qu'il y a un Dieu, et que l'âme humaine ne meurt point avec le corps, certainement il ne semble pas possible de pouvoir jamais persuader aux infidèles aucune religion, ni quasi même aucune vertu morale, si premièrement on ne leur prouve ces deux choses par raison naturelle ; et d'autant qu'on propose souvent en cette vie de plus grandes récompenses pour les vices que pour les vertus, peu de personnes préféreroient le juste à l'utile, si elles n'étoient retenues ni par la crainte de Dieu ni par l'attente d'une autre vie ; et quoiqu'il soit absolument vrai qu'il faut croire qu'il y a un Dieu, parce qu'il est ainsi enseigné dans les saintes Écritures, et d'autre part qu'il faut croire les saintes Écritures parce qu'elles viennent de Dieu (la raison de cela est que la foi étant un don de Dieu, celui-là même qui donne la grâce pour faire croire les autres choses la peut aussi donner pour nous faire croire qu'il existe), on ne sauroit néanmoins proposer cela aux infidèles, qui pourroient s'imaginer que l'on commettroit en ceci la faute que les logiciens nomment un cercle.

Et de vrai j'ai pris garde que vous autres, Messieurs, avec tous les théologiens, n'assuriez pas seulement que l'existence de Dieu se peut prouver par raison naturelle, mais aussi que l'on infère de la sainte Écriture que sa connoissance est beaucoup plus claire que celle que l'on a de plusieurs choses créées, et qu'en effet elle est si facile que ceux qui ne l'ont point sont coupables ; comme il paroît par ces paroles de la Sagesse, chap. XIII, où il est dit que leur ignorance n'est point pardonnable ; car si leur esprit a pénétré si avant dans la connoissance des choses du monde, comment est-il possible qu'ils n'en aient point reconnu plus facilement le souverain Seigneur ? et aux Romains, chap. I, il est dit qu'ils sont inexcusables ; et encore au même endroit, par ces paroles, Ce qui est connu de Dieu est manifeste dans eux, il semble que nous soyons avertis que tout ce qui se peut savoir de Dieu peut être montré par des raisons qu'il n'est pas besoin de tirer d'ailleurs que de nous-mêmes et de la simple considération de la nature de notre esprit. C'est pourquoi j'ai cru qu'il ne seroit pas contre le devoir d'un philosophe si je faisois voir ici comment et par quelle voie nous pouvons, sans sortir de nous-mêmes, connoître Dieu plus facilement et plus certainement que nous ne connoissons les choses du monde.

Et, pour ce qui regarde l'âme, quoique plusieurs aient cru qu'il n'est pas aisé d'en connoître la nature, et que quelques uns aient même osé dire que les raisons humaines nous persuadoient qu'elle mouroit avec le corps, et qu'il n'y avoit que la seule foi qui nous enseignât le contraire, néanmoins, d'autant que le concile de Latran tenu sous Léon X, en la session 8, les condamne, et qu'il ordonne expressément aux philosophes chrétiens de répondre à leurs arguments, et d'employer toutes les forces de leur esprit pour faire connoître la vérité, j'ai bien osé l'entreprendre dans cet écrit. De plus, sachant que la principale raison qui fait que plusieurs impies ne veulent point croire qu'il y a un Dieu et que l'âme humaine est distincte du corps, est qu'ils disent que personne jusqu'ici n'a pu démontrer ces deux choses ; quoique je ne sois point de leur opinion, mais qu'au contraire je tienne que la plupart des raisons qui ont été apportées par tant de grands personnages, touchant ces deux questions, sont autant de démonstrations quand elles sont bien entendues, et qu'il soit presque impossible d'en inventer de nouvelles ; si est-ce que je crois qu'on ne sauroit rien faire de plus utile en la philosophie que d'en rechercher une fois avec soin les meilleures, et les disposer en un ordre si clair et si exact qu'il soit constant désormais à tout le monde que ce sont de véritables démonstrations. Et enfin, d'autant que plusieurs personnes ont désiré cela de moi, qui ont connoissance que j'ai cultivé une certaine méthode pour résoudre toutes sortes de difficultés dans les sciences ; méthode qui de vrai n'est pas nouvelle, n'y ayant rien de plus ancien que la vérité, mais de laquelle ils savent que je me suis servi assez heureusement en d'autres rencontres, j'ai pensé qu'il étoit de mon devoir d'en faire aussi l'épreuve sur une matière si importante.

Or, j'ai travaillé de tout mon possible pour comprendre dans ce traité tout ce que j'ai pu découvrir par son moyen. Ce n'est pas que j'aie ici ramassé toutes les diverses raisons qu'on pourroit alléguer pour servir de preuve à un si grand sujet ; car je n'ai jamais cru que cela fût nécessaire, sinon lorsqu'il n'y en a aucune qui soit certaine : mais seulement j'ai traité les premières et principales d'une telle manière que j'ose bien les proposer pour de très évidentes et très certaines démonstrations. Et je dirai de plus qu'elles sont telles, que je ne pense pas qu'il y ait aucune voie par où l'esprit humain en puisse jamais découvrir de meilleures ; car l'importance du sujet, et la gloire de Dieu, à laquelle tout ceci se rapporte, me contraignent de parler ici un peu plus librement de moi que je n'ai de coutume. Néanmoins, quelque certitude et évidence que je trouve en mes raisons, je ne puis pas me persuader que tout le monde soit capable de les entendre. Mais, tout ainsi que dans la géométrie il y en a plusieurs qui nous ont été laissées par Archimède, par Apollonius, par Pappus, et par plusieurs autres, qui sont reçues de tout le monde pour très certaines et très évidentes, parce qu'elles ne contiennent rien qui, considéré séparément, ne soit très facile à connoître, et que partout les choses qui suivent ont une exacte liaison et dépendance avec celles qui les précèdent ; néanmoins, Parce qu'elles sont un peu longues, et qu'elles demandent un esprit tout entier, elles ne sont comprises et entendues que de fort peu de personnes : de même, encore que j'estime que celles dont je me sers ici égalent ou même surpassent en certitude et évidence les démonstrations de géométrie, j'appréhende néanmoins qu'elles ne puissent pas être assez suffisamment entendues de plusieurs, tant parce qu'elles sont aussi un peu longues et dépendantes les unes des autres, que principalement parce qu'elles demandent un esprit entièrement libre de tous préjugés, et qui se puisse aisément détacher du commerce des sens. Et, à dire le vrai, il ne s'en trouve pas tant dans le monde qui soient propres pour les spéculations de la métaphysique que pour celles de la géométrie. Et de plus il y a encore cette différence, que dans la géométrie, chacun étant prévenu de cette opinion qu'il ne s'y avance rien dont on n'ait une démonstration certaine, ceux qui n'y sont pas entièrement versés pèchent bien plus souvent en approuvant de fausses démonstrations, pour faire croire qu'ils les entendent, qu'en réfutant les véritables. Il n'en est pas de même dans la philosophie, où chacun croyant que tout y est problématique, peu de personnes s'adonnent à la recherche de la vérité, et même beaucoup, se voulant acquérir la réputation d'esprits forts, ne s'étudient à autre chose qu'à combattre avec arrogance les vérités les plus apparentes.

C'est pourquoi, Messieurs, quelque force que puissent avoir mes raisons, parce qu'elles appartiennent à la philosophie, je n'espère pas qu'elles fassent un grand effet sur les esprits, si vous ne les prenez en votre protection. Mais l'estime que tout le monde fait de votre compagnie étant si grande, et le nom de Sorbonne d'une telle autorité que non seulement en ce qui regarde la foi, après les sacrés conciles, on n'a jamais tant déféré au jugement d'aucune autre compagnie, mais aussi en ce qui regarde l'humaine philosophie, chacun croyant qu'il n'est pas possible de trouver ailleurs plus de solidité et de connoissance, ni plus de prudence et d'intégrité pour donner son jugement, je ne doute point, si vous daignez prendre tant de soin de cet écrit que de vouloir premièrement le corriger (car ayant connoissance non seulement de mon infirmité, mais aussi de mon ignorance, je n'oserois pas assurer qu'il n'y ait aucunes erreurs), puis après y ajouter les choses qui y manquent, achever celles qui ne sont pas parfaites, et prendre vous-mêmes la peine de donner une explication plus ample à celles qui en ont besoin, ou du moins de m'en avertir afin que j'y travaille ; et enfin, après que les raisons par lesquelles je prouve qu'il y a un Dieu et que l'âme humaine diffère d'avec le corps auront été portées jusques à ce point de clarté et d'évidence, où je m'assure qu'on les peut conduire, qu'elles devront être tenues pour de très exactes démonstrations, si vous daignez les autoriser de votre approbation, et rendre un témoignage public de leur vérité et certitude ; je ne doute point, dis-je, qu'après cela toutes les erreurs et fausses opinions qui ont jamais été touchant ces deux questions ne soient bientôt effacées de l'esprit des hommes. Car la vérité fera que tous les doctes et gens d'esprit souscriront à votre jugement ; et votre autorité, que les athées, qui sont pour l'ordinaire plus arrogants que doctes et judicieux, se dépouilleront de leur esprit de contradiction, ou que peut-être ils défendront eux-mêmes les raisons qu'ils verront être reçues par toutes les personnes d'esprit pour des démonstrations, de peur de paraître n'en avoir pas l'intelligence ; et enfin tous les autres se rendront aisément à tant de témoignages, et il n'y aura plus personne qui ose douter de l'existence de Dieu et de la distinction réelle et véritable de l'âme humaine d'avec le corps.

C'est à vous maintenant à juger du fruit qui revindroit de cette créance, si elle étoit une fois bien établie, vous qui voyez les désordres que son doute produit : mais je n'aurois pas ici bonne grâce de recommander davantage la cause de Dieu et de la religion à ceux qui eu ont toujours été les plus fermes colonnes.

J'ai déjà touché ces deux questions de Dieu et de l'âme humaine dans le Discours français que je mis en lumière en l'année 1637, touchant la méthode pour bien conduire, sa raison et chercher la vérité dans les sciences : non pas à dessein d'en traiter alors qu'à fond, mais seulement comme en passant, afin d'apprendre par le jugement qu'on en feroit de quelle sorte j'en devrois traiter par après ; car elles m'ont toujours semblé être d'une telle importance, que je jugeois qu'il étoit à propos d'en parler plus d'une fois ; et le chemin que je tiens pour les expliquer est si peu battu, et si éloigné de la route ordinaire, que je n'ai pas cru qu'il fût utile de le montrer en français, et dans un discours qui pût être lu de tout le monde, de peur que les foibles esprits ne crussent qu'il leur fût permis de tenter cette voie.

Or, ayant prié dans ce Discours de la Méthode tous ceux qui auroient trouvé dans mes écrits quelque chose digne de censure de me faire la faveur de m'en avertir, on ne m'a rien objecté de remarquable que deux choses sur ce que j'avois dit touchant ces deux questions, auxquelles je veux répondre ici en peu de mots avant que d'entreprendre leur explication plus exacte.

La première est qu'il ne s'ensuit pas de ce que l'esprit humain, faisant réflexion sur soi-même, ne se connoît être autre chose qu'une chose qui pense, que sa nature ou son essence ne soit seulement que de penser ; en telle sorte que ce mot seulement exclue toutes les autres choses qu'on pourroit peut-être aussi dire appartenir à la nature de l'âme.

À laquelle objection je réponds que ce n'a point aussi été en ce lieu-là mon intention de les exclure selon l'ordre de la vérité de la chose (de laquelle je ne traitois pas alors), mais seulement selon l'ordre de ma pensée ; si bien que mon sens étoit que je ne connoissois rien que je susse appartenir à mon essence, sinon que j'étois une chose qui pense, ou une chose qui a en soi la faculté de penser. Or je ferai voir ci-après comment, de ce que je ne connois rien autre chose qui appartienne à mon essence, il s'ensuit qu'il n'y a aussi rien autre chose qui en effet lui appartienne.

La seconde est qu'il ne s'ensuit pas, de ce que j'ai en moi l'idée d'une chose plus parfaite que je ne suis, que cette idée soit plus parfaite que moi, et beaucoup moins que ce qui est représenté par cette idée existe.

Mais je réponds que dans ce mot d'idée il y a ici de l'équivoque : car, ou il peut être pris matériellement pour une opération de mon entendement, et en ce sens on ne peut pas dire qu'elle soit plus parfaite que moi ; ou il peut être pris objectivement pour la chose qui est représentée par cette opération, laquelle, quoiqu'on ne suppose point qu'elle existe hors de mon entendement, peut néanmoins être plus parfaite que moi, à raison de son essence. Or dans la suite de ce traité je ferai voir plus amplement comment de cela seulement que j'ai en moi l'idée d'une chose plus parfaite que moi, il s'ensuit que cette chose existe véritablement.

De plus, j'ai vu aussi deux autres écrits assez amples sur cette matière, mais qui ne combattoient pas tant mes raisons que mes conclusions, et ce par des arguments tirés des lieux communs des athées. Mais, parce que ces sortes d'arguments ne peuvent faire aucune impression dans l'esprit de ceux qui entendront bien mes raisons, et que les jugements de plusieurs sont si foibles et si peu raisonnables qu'ils se laissent bien plus souvent persuader par les premières opinions qu'ils auront eues d'une chose, pour fausses et éloignées de la raison qu'elles puissent être, que par une solide et véritable, mais postérieurement entendue, réfutation de leurs opinions, je ne veux point ici y répondre, de peur d'être premièrement obligé de les rapporter.

Je dirai seulement en général que tout ce que disent les athées, pour combattre l'existence de Dieu, dépend toujours, ou de ce que l'on feint dans Dieu des affections humaines, ou de ce qu'on attribue à nos esprits tant de force et de sagesse, que nous avons bien la présomption de vouloir déterminer et comprendre ce que Dieu peut et doit faire ; de sorte que tout ce qu'ils disent ne nous donnera aucune difficulté, pourvu seulement que nous nous ressouvenions que nous devons considérer nos esprits comme des choses finies et limitées, et Dieu comme un être infini et incompréhensible.

Maintenant, après avoir suffisamment reconnu les sentiments des hommes, j'entreprends derechef de traiter de Dieu et de l'âme humaine, et ensemble de jeter les fondements de la philosophie première, mais sans en attendre aucune louange du vulgaire, ni espérer que mon livre soit vu de plusieurs. Au contraire, je ne conseillerai jamais à personne de le lire, sinon à ceux qui voudront avec moi méditer sérieusement, et qui pourront détacher leur esprit du commerce des sens, et le délivrer entièrement de toutes sortes de préjugés, lesquels je ne sais que trop être en fort petit nombre. Mais pour ceux qui, sans se soucier beaucoup de l'ordre et de la liaison de mes raisons, s'amuseront à épiloguer sur chacune des parties, comme font plusieurs, ceux-là, dis-je, ne feront pas grand profit de lu lecture de ce traité ; et bien que peut-être ils trouvent occasion de pointiller en plusieurs lieux, à grand'peine pourront-ils objecter rien de pressant ou qui soit digne de réponse.

Et, d'autant que je ne promets pas aux autres de les satisfaire de prime abord, et que je ne présume pas tant de moi que de croire pouvoir prévoir tout ce qui pourra faire de la difficulté à un chacun, j'exposerai premièrement dans ces Méditations les mêmes pensées par lesquelles je me persuade être parvenu à une certaine et évidente connoissance de la vérité, afin de voir si, par les mêmes raisons qui m'ont persuadé, je pourrai aussi en persuader d'autres ; et, après cela, je répondrai aux objections qui m'ont été faites par des personnes d'esprit et de doctrine, à qui j'avois envoyé mes Méditations pour être examinées avant que de les mettre sous la presse ; car ils m'en ont fait un si grand nombre et de si différentes, que j'ose bien me promettre qu'il sera difficile à un autre d'en proposer aucunes qui soient de conséquence qui n'aient point été touchées.

C'est pourquoi je supplie ceux qui désireront lire ces Méditations, de n'en former aucun jugement que premièrement ils ne se soient donné la peine de lire toutes ces objections et les réponses que j'y ai faites.

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