MESSIEURS,
C'est avec beaucoup de satisfaction que j'ai lu les observations que vous avez faites sur mon petit traité de la première philosophie ; car elles m'ont fait connoître la bienveillance que vous avez pour moi, votre piété envers Dieu, et le soin que vous prenez pour l'avancement de sa gloire : et je ne puis que je ne me réjouisse non seulement de ce que vous avez jugé mes raisons dignes de votre censure, mais aussi de ce que vous n'avancez rien contre elles à quoi il ne me semble que je pourrai répondre assez commodément.
En premier lieu, vous m'avertissez de me ressouvenir « que ce n'est pas tout de bon et en vérité, mais seulement par une fiction d'esprit, que j'ai rejeté les idées ou les fantômes des corps pour conclure que je suis une chose qui pense, de peur que peut-être je n'estime qu'il suit de là que je ne suis qu'une chose qui pense
De plus, à cause que nous n'avons eu jusques ici aucunes idées des choses qui appartiennent à l'esprit qui n'aient été très confuses et mêlées avec les idées des choses sensibles, et que c'a été la première et principale cause pourquoi on n'a pu entendre assez clairement aucune des choses qui se sont dites de Dieu et de l'âme, j'ai pensé que je ne ferois pas peu, si je montrois comment il faut distinguer les propriétés ou qualités de l'esprit des propriétés ou qualités du corps, et comment il les faut reconnoître ; car, encore qu'il ait déjà été dit par plusieurs que, pour bien concevoir les choses immatérielles ou métaphysiques, il faut éloigner son esprit des sens, néanmoins personne, que je sache, n'avoit encore montré par quel moyen cela se peut faire. Or le vrai et à mon jugement l'unique moyen pour cela est contenu dans ma seconde Méditation ; mais il est tel que ce n'est pas assez de l'avoir envisagé une fois, il le faut examiner souvent et le considérer longtemps, afin que l'habitude de confondre les choses intellectuelles avec les corporelles, qui s'est enracinée en nous pendant tout le cours de notre vie, puisse être effacée par une habitude contraire de les distinguer, acquise par l'exercice de quelques journées. Ce qui m'a semblé une cause assez juste pour ne point traiter d'autre matière en la seconde Méditation.
Vous demandez ici comment je démontre que le corps ne peut penser : mais pardonnez-moi si je réponds que je n'ai pas encore donné lieu à cette question, n'ayant commencé à en traiter que dans la sixième Méditation, par ces paroles : « C'est assez, que je puisse clairement et distinctement concevoir une chose sans une autre pour être certain que l'une est distincte ou différente de l'autre, etc. » Et un peu après : « Encore que j'aie un corps qui me soit fort étroitement conjoint, néanmoins, parce que, d'un côté, j'ai une claire et distincte idée de moi-même en tant que je suis seulement une chose qui pense et non étendue, et que d'un autre j'ai une claire et distincte idée du corps en tant qu'il est seulement une chose étendue et qui ne pense point, il est certain que moi, c'est-à-dire mon esprit ou mon âme, par laquelle je suis ce que je suis, est entièrement et véritablement distincte de mon corps, et qu'elle peut être ou exister sans lui. » À quoi il est aisé d'ajouter : « Tout ce qui peut penser est esprit ou s'appelle esprit. » Mais, puisque le corps et l'esprit sont réellement distincts, nul corps n'est esprit : donc nul corps ne peut penser. Et certes je ne vois rien en cela que vous puissiez nier ; car nierez-vous qu'il suffit que nous concevions clairement une chose sans une autre pour savoir qu'elles sont réellement distinctes ? Donnez-nous donc quelque signe, plus certain de la distinction réelle, si toutefois on en peut donner aucun. Car que direz-vous ? Sera-ce que ces choses-là sont réellement distinctes, chacune desquelles peut exister sans l'autre ? Mais derechef je vous demanderai d'où vous connoissez qu'une chose peut exister sans une autre ? Car, afin que ce soit un signe de distinction, il est nécessaire qu'il soit connu. Peut-être direz-vous que les sens vous le font connoître, parce que vous voyez une chose en l'absence de l'autre, ou que vous la touchez, etc. Mais la foi des sens est plus incertaine que celle de l'entendement ; et il se peut faire en plusieurs façons qu'une seule et même chose paroisse à nos sens sous diverses formes, ou en plusieurs lieux ou manières, et qu'ainsi elle soit prise pour deux. Et enfin, si vous vous ressouvenez de ce qui a été dit de la cire à là fin de la seconde Méditation, vous saurez que les corps mêmes ne sont pas proprement connus par les sens, mais par le seul entendement ; en telle sorte que sentir une chose sans une autre n'est rien autre chose sinon avoir l'idée d'une chose, et savoir que cette idée n'est pas la même que l'idée d'une autre : or cela ne peut être connu d'ailleurs que de ce qu'une chose est conçue sans l'autre ; et cela ne peut être certainement connu si l'on n'a l'idée claire et distincte de ces deux choses : et ainsi ce signe de réelle distinction doit être réduit au mien pour être certain.
Que s'il y en a qui nient qu'ils aient des idées distinctes de l'esprit et du corps, je ne puis autre chose que les prier de considérer assez attentivement les choses qui sont contenues dans cette seconde Méditation, et de remarquer que l'opinion qu'ils ont que les parties du cerveau concourent avec l'esprit pour former nos pensées n'est fondée sur aucune raison positive, mais seulement sur ce qu'ils n'ont jamais expérimenté d'avoir été sans corps, et qu'assez souvent ils ont été empêchés par lui dans leurs opérations ; et c'est le même que si quelqu'un, de ce que dès son enfance il auroit eu des fers aux pieds, estimoit que ces fers fissent une partie de son corps, et qu'ils lui fussent nécessaires pour marcher.
En second lieu, lorsque vous dites
À quoi j'ajoute que ce que vous objectez ici des mouches, étant tiré de la considération des choses matérielles, ne peut venir on l'esprit de ceux qui, suivant l'ordre de mes Méditations, détourneront leurs pensées des choses sensibles pour commencer à philosopher.
Il ne me semble pas aussi que vous prouviez rien contre moi en disant que « l'idée de Dieu qui est en nous n'est qu'un être de raison. » Car cela n'est pas vrai, si par un être de raison l'on entend une chose qui n'est point : mais seulement si toutes les opérations de l'entendement sont prises pour des êtres de raison, c'est-à-dire pour des êtres qui partent de la raison, auquel sens tout ce monde peut aussi être appelé un être de raison divine, c'est-à-dire un être créé par un simple acte de l'entendement divin. Et j'ai déjà suffisamment averti en plusieurs lieux que je parlois seulement de la perfection ou réalité objective de cette idée de Dieu, laquelle ne requiert pas moins une cause qui contienne en effet tout ce qui n'est contenu en elle qu'objectivement ou par représentation, que fait l'artifice objectif ou représenté, qui est en l'idée que quelque artisan a d'une machine fort artificielle. Et certes je ne vois pas que l'on puisse rien ajouter pour faire connoître plus clairement que cette idée ne peut être en nous si un souverain être n'existe, si ce n'est que le lecteur, prenant garde de plus près aux choses que j'ai déjà écrites, se délivre lui-même des préjugés qui offusquent peut-être sa lumière naturelle, et qu'il s'accoutume à donner créance aux premières notions, dont les connaissances sont si vraies et si évidentes que rien ne le peut être davantage, plutôt qu'à des opinions obscures et fausses, mais qu'un long usage a profondément gravées en nos esprits. Car, qu'il n'y ait rien dans un effet qui n'ait été d'une semblable ou plus excellente façon dans sa cause, c'est une première notion, et si évidente qu'il n'y en a point de plus claire : et cette autre commune notion, que de rien rien ne se fait, la comprend en soi, parce que, si on accorde qu'il y ait quelque chose dans l'effet qui n'ait point été dans sa cause, il faut aussi demeurer d'accord que cela procède du néant ; et s'il est évident que le néant ne peut être la cause de quelque chose, c'est seulement parce que dans cette cause il n'y auroit pas la même chose que dans l'effet. C'est aussi une première notion, que toute la réalité, ou toute la perfection, qui n'est qu'objectivement dans les idées, doit être formellement ou éminemment dans leurs causes ; et toute l'opinion que nous avons jamais eue de l'existence des choses qui sont hors de notre esprit, n'est appuyée que sur elle seule. Car d'où nous a pu venir le soupçon qu'elles existoient, sinon de cela seul que leurs idées venoient par les sens frapper notre esprit ? Or, qu'il y ait en nous quelque idée d'un être souverainement puissant et parfait, et aussi que la réalité objective de cette idée ne se trouve point en nous, ni formellement, ni éminemment, cela deviendra manifeste à ceux qui y penseront sérieusement, et qui voudront avec moi prendre la peine d'y méditer ; mais je ne le saurais pas mettre par force en l'esprit de ceux qui ne liront mes Méditations que comme un roman, pour se désennuyer, et sans y avoir grande attention. Or de tout cela on conclut très manifestement que Dieu existe. Et toutefois, en faveur de ceux dont la lumière naturelle est si foible qu'ils ne voient pas que c'est une première notion, que toute la perfection qui est objectivement dans une idée doit être réellement dans quelqu'une de ses causes, je l'ai encore démontré d'une façon plus aisée à concevoir, en montrant que l'esprit qui a cette idée ne peut pas exister par soi-même ; et partant je ne vois pas ce que vous pourriez désirer de plus pour donner des mains, ainsi que vous avez promis.
Je ne vois pas aussi que vous prouviez rien contre moi, en disant que j'ai peut-être reçu l'idée qui me représente Dieu, des pensées que j'ai eues auparavant des enseignements des livres, des discours et entretiens de mes amis, etc., et non pas de mon esprit seul. Car mon argument aura toujours la même force, si, m'adressant à ceux de qui l'on dit que je l'ai reçue, je leur demande s'ils l'ont par eux-mêmes on bien par autrui, au lieu de le demander de moi-même ; et je conclurai toujours que celui-là est Dieu, de qui elle est premièrement dérivée.
Quant à ce que vous ajoutez eu ce lieu-là, qu'elle peut être formée de la considération des choses corporelles, cela ne me semble pas plus vraisemblable que si vous disiez que nous n'avons aucune faculté pour ouïr, mais que, par la seule vue des couleurs, nous parvenons à la connoissance des sons. Car on peut dire qu'il y a plus d'analogie ou de rapport entre les couleurs et les sons, qu'entre les choses corporelles et Dieu. Et lorsque vous demandez que j'ajoute quelque chose qui nous élève jusqu'à la connoissance de l'être immatériel ou spirituel, je ne puis mieux faire que de vous renvoyer à ma seconde Méditation, afin qu'au moins vous connoissiez qu'elle n'est pas tout-à-fait inutile ; car que pourrois-je faire ici par une ou deux périodes, si je n'ai pu rien avancer par un long discours préparé seulement pour ce sujet, et auquel il me semble n'avoir pas moins apporté d'industrie qu'en aucun autre écrit que j'aie publié. Et, encore qu'en cette Méditation j'aie seulement traité de l'esprit humain, elle n'est pas pour cela moins utile à faire connoître la différence qui est entre la nature divine et celle des choses matérielles, Car je veux bien ici avouer franchement que l'idée que nous avons, par exemple, de l'entendement divin ne me semble point différer de celle que nous avons de notre propre entendement, sinon seulement comme l'idée d'un nombre infini diffère de l'idée du nombre binaire ou du ternaire ; et il en est de même de tons les attributs de Dieu, dont nous reconnoissons en nous quelque vestige.
Mais, outre cela, nous concevons en Dieu une immensité, simplicité on unité absolue, qui embrasse et contient tous ses autres attributs, et de laquelle nous ne trouvons ni en nous ni ailleurs aucun exemple ; mais elle est, ainsi que j'ai dit auparavant, comme la marque de l'ouvrier imprimée sur son ouvrage. Et, par son moyen, nous connoissons qu'aucune des choses que nous concevons être en Dieu et en nous, et que nous considérons en lui par parties, et comme si elles étoient distinctes, à cause de la faiblesse de notre entendement et que nous les expérimentons telles en nous, ne conviennent point à Dieu et à nous, en la façon qu'on nomme univoque dans les écoles ; comme aussi nous connoissons que de plusieurs choses particulières qui n'ont point de fin, dont nous avons les idées, comme d'une connoissance sans fin, d'une puissance, d'un nombre, d'une longueur, etc., qui sont aussi sans fin, il y en a quelques unes qui sont contenues formellement dans l'idée que nous avons de Dieu, comme la connoissance et la puissance, et d'autres qui n'y sont qu'éminemment, comme le nombre et la longueur ; ce qui certes ne seroit pas ainsi, si cette idée n'étoit rien autre chose en nous qu'une fiction.
Et elle ne seroit pas aussi conçue si exactement de la même façon de tout le monde : car c'est une chose très remarquable, que tous les métaphysiciens s'accordent unanimement dans la description qu'ils font des attributs de Dieu, au moins de ceux qui peuvent être connus par la seule raison humaine, en telle sorte qu'il n'y a aucune chose physique ni sensible, aucune chose dont nous ayons une idée si expresse et si palpable, touchant la nature de laquelle il ne se rencontre chez les philosophes une plus grande diversité d'opinions, qu'il ne s'en rencontre touchant celle de Dieu.
Et certes jamais les hommes ne pourroient s'éloigner de la vraie connoissance de cette nature divine, s'ils vouloient seulement porter leur attention sur l'idée qu'ils ont de l'être souverainement parfait. Mais ceux qui mêlent quelques autres idées avec celle-là composent par ce moyen un dieu chimérique, en la nature duquel il y a des choses qui se contrarient ; et, après l'avoir ainsi composé, ce n'est pas merveille s'ils nient qu'un tel dieu, qui leur est représenté par une fausse idée, existe. Ainsi, lorsque vous parlez ici d'un être corporel très parfait, si vous prenez le nom de très parfait absolument, en sorte que vous entendiez que le corps est un être dans lequel toutes les perfections se rencontrent, vous dites des choses qui se contrarient, d'autant que la nature du corps enferme plusieurs imperfections ; par exemple, que le corps soit divisible en parties, que chacune de ses parties ne soit pas l'autre, et autres semblables : car c'est une chose de soi manifeste, que c'est une plus grande perfection de ne pouvoir être divisé, que de le pouvoir être, etc. ; que si vous entendez seulement ce qui est très parfait dans le genre de corps, cela n'est point le vrai Dieu.
Ce que vous ajoutez de l'idée d'un ange, laquelle est plus parfaite que nous, à savoir qu'il n'est pas besoin qu'elle ait été mise en nous par un ange, j'en demeure aisément d'accord ; car j'ai déjà dit moi-même, dans la troisième Méditation, « qu'elle peut être composée des idées que nous avons de Dieu, et de l'homme. » Et cela ne m'est en aucune façon contraire.
Quant à ceux qui nient d'avoir en eux l'idée de Dieu, et qui au lieu d'elle forgent quelque idole, etc. ceux-là, dis-je, nient le nom et accordent la chose : car certainement je ne pense pas que cette idée soit de même nature que les images des choses matérielles dépeintes en la fantaisie ; mais, au contraire, je crois qu'elle ne peut être conçue que par l'entendement seul, et qu'en effet elle n'est que cela même que nous apercevons par son moyen, soit lorsqu'il conçoit, soit lorsqu'il juge, soit lorsqu'il raisonne. Et je prétends maintenir que de cela seul que quelque perfection qui est au-dessus de moi devient l'objet de mon entendement, en quelque façon que ce soit qu'elle se présente à lui ; par exemple, de cela seul que j'aperçois que je ne puis jamais, en nombrant, arriver au plus grand de tous les nombres, et que de là je connois qu'il y a quelque chose en matière de nombrer qui surpasse mes forces, je puis conclure nécessairement, non pas à la vérité qu'un nombre infini existe, ni aussi que son existence implique contradiction, comme vous dites, mais que cette puissance que j'ai de comprendre qu'il y a toujours quelque chose de plus à concevoir dans le plus grand des nombres, que je ne puis jamais concevoir, ne me vient pas de moi-même, et que je l'ai reçue de quelque autre être qui est plus parfait que je ne suis.
Et il importe fort peu qu'on donne le nom d'idée à ce concept d'un nombre indéfini, ou qu'on ne lui donne pas. Mais, pour entendre quel est cet être plus parfait que je ne suis, et si ce n'est point ce même nombre dont je ne puis trouver la fin, qui est réellement existant et infini, on bien si c'est quelque autre chose, il faut considérer toutes les autres perfections, lesquelles, outre la puissance de me donner cette idée peuvent être en la même chose en qui est cette puissance ; et ainsi on trouvera que cette chose est Dieu.
Enfin, lorsque Dieu est dit être inconcevable, cela s'entend d'une pleine et entière conception, qui comprenne et embrasse parfaitement tout ce qui est en lui, et non pas de cette médiocre et imparfaite qui est en nous, laquelle néanmoins suffit pour connoître qu'il existe. Et vous ne prouvez rien contre moi en disant que l'idée de l'unité de toutes les perfections qui sont eu Dieu est formée de la même façon que l'unité générique et celle des autres universaux. Mais néanmoins elle en est fort différente ; car elle dénote une particulière et positive perfection en Dieu, au lieu que l'unité générique n'ajoute rien de réel à la nature de chaque individu.
En troisième lieu, où j'ai dit que nous ne pouvons rien savoir certainement, si nous ne connoissons premièrement que Dieu existe : j'ai dit en termes exprès que je ne parlois que de la science de ces conclusions, « dont la mémoire nous peut revenir eu l'esprit lorsque nous ne pensons plus aux raisons d'où nous les avons tirées. » Car la connoissance des premiers principes ou axiomes n'a pas accoutumé d'être appelée science par les dialecticiens. Mais quand nous apercevons que nous sommes des choses qui pensent, c'est une première notion qui n'est tirée d'aucun syllogisme : et lorsque quelqu'un dit, Je pense, donc je suis, ou j'existe, il ne conclut pas son existence de sa pensée comme par la force de quelque syllogisme, mais comme une chose connue de soi ; il la voit par une simple inspection de l'esprit : comme il paroît de ce que s'il la déduisoit d'un syllogisme, il auroit dû auparavant connoître cette majeure, Tout ce qui pense est, ou existe : mais au contraire elle lui est enseignée de ce qu'il sent en lui-même qu'il ne se peut pas faire qu'il pense, s'il n'existe. Car c'est le propre de notre esprit, de former les propositions générales de la connoissance des particulières.
Or, qu'un athée
Car, premièrement, si ou lui demande d'où il a pris que cette exclusion de tous les autres êtres appartient à la nature de l'infini, il n'aura rien qu'il puisse ; répondre pertinemment : d'autant que, par le nom d'infini, on n'a pas coutume d'entendre ce qui exclut l'existence des choses finies, et qu'il ne peut rien savoir de la nature d'une chose qu'il pense n'être rien du tout, et par conséquent n'avoir point de nature, sinon ce qui est contenu dans la seule et ordinaire signification du nom de cette chose.
Du plus, à quoi serviroit l'infinie puissance de cet infini imaginaire, s'il ne pouvait jamais rien créer ? et enfin de ce que nous expérimentons avoir en nous-mêmes quelque puissance de penser, nous concevons facilement qu'une telle puissance peut être en quelque antre, et même plus grande qu'en nous : mais encore que nous pensions que celle-là s'augmente à l'infini, nous ne craindrons pas pour cela que la nôtre devienne moindre. Il en est de même de tous les autres attributs de Dieu, même de la puissance de produire quelques effets hors de soi, pourvu que nous supposions qu'il n'y en a point en nous qui ne soit soumise à la volonté de Dieu ; et partant il peut être conçu tout-à-fait infini sans aucune exclusion des choses créées.
En quatrième lieu, lorsque je dis que Dieu ne peut mentir ni être trompeur, je pense convenir avec tous les théologiens qui ont jamais été, et qui seront à l'avenir. Et tout ce que vous alléguez
Et ainsi vous voyez qu'après avoir connu que Dieu existe, il est nécessaire de feindre qu'il soit trompeur, si nous voulons révoquer en doute les choses que nous concevons clairement et distinctement ; et parce que cela ne se peut pas même feindre, il faut nécessairement admettre ces choses comme très vraies et très assurées. Mais d'autant que je remarque ici que vous vous arrêtez encore aux doutes que j'ai proposés dans ma première Méditation, et que je pensois avoir levés assez exactement dans les suivantes, j'expliquerai ici derechef le fondement sur lequel il me semble que toute la certitude humaine peut être appuyée.
Premièrement, aussitôt que nous pensons concevoir clairement quelque vérité, nous sommes naturellement portés à la croire. Et si cette croyance est si ferme que nous ne puissions jamais avoir aucune raison de douter de ce que nous croyons de la sorte, il n'y a rien à rechercher davantage, nous avons touchant cela toute la certitude qui se peut raisonnablement souhaiter. Car que nous importe si peut—être quelqu'un feint que cela même de la vérité duquel nous sommes si fortement persuadés paroit faux aux yeux de Dieu ou des anges, et que partant, absolument parlant, il est faux ; qu'avons-nous à faire de nous mettre en peine de cette fausseté absolue, puisque nous ne la croyons point du tout, et que nous n'en avons pas même le moindre soupçon ? Car nous supposons une croyance ou une persuasion si ferme qu'elle ne puisse être ébranlée ; laquelle par conséquent est en tout la même chose qu'une très parfaite certitude. Mais on peut bien douter si l'on a quelque certitude de cette nature, ou quelque persuasion qui soit ferme et immuable.
Et certes, il est manifeste qu'on n'en peut pas avoir des choses obscures et confuses, pour peu d'obscurité ou de confusion que nous y remarquions ; car cette obscurité, quelle qu'elle soit, est une cause assez suffisante pour nous faire douter de ces choses. On n'en peut pas aussi avoir des choses qui ne sont aperçues que par les sens, quelque clarté qu'il y ait en leur perception, parce que nous avons souvent remarqué que dans le sens il peut y avoir de l'erreur, comme lorsqu'un hydropique a soif ou que la neige paroit jaune à celui qui a la jaunisse : car celui-là ne la voit pas moins clairement et distinctement de la sorte que nous, à qui elle paroît blanche ; il reste donc que, si on en peut avoir, ce soit seulement des choses que l'esprit conçoit clairement et distinctement.
Or entre ces choses il y en a de si claires et tout ensemble de si simples, qu'il nous est impossible de penser à elles que nous ne les croyions être vraies ; par exemple, que j'existe lorsque je pense, que les choses qui ont une fois été faites ne peuvent n'avoir point été faites, et autres choses semblables, dont il est manifeste que nous avons une parfaite certitude. Car nous ne pouvons pas douter de ces choses-là sans penser à elles, mais nous n'y pouvons jamais penser sans croire qu'elles sont vraies, comme je viens de dire ; donc, nous n'en pouvons douter que nous ne les croyions être vraies, c'est-à-dire que nous n'en pouvons jamais douter.
Et il ne sert de rien de dire
En cinquième lieu, je m'étonne que vous niiez
Outre cela, il faut remarquer que la clarté ou l'évidence par laquelle notre volonté peut être excitée à croire est de deux sortes : l'une qui part de la lumière naturelle, et l'autre qui vient de la grâce divine.
Or, quoiqu'on die ordinairement que la foi est des choses obscures, toutefois cela s'entend seulement de sa matière, et non point de la raison formelle pour laquelle nous croyons ; car, au contraire, cette raison formelle consiste en une certaine lumière intérieure, de laquelle Dieu nous ayant surnaturellement éclairés, nous avons une confiance certaine que les choses qui nous sont proposées à croire ont été révélées par lui, et qu'il est entièrement impossible qu'il soit menteur et qu'il nous trompe ; ce qui est plus assuré que toute autre lumière naturelle, et souvent même plus évident à cause de la lumière de la grâce. Et certes les Turcs et les autres infidèles, lorsqu'ils n'embrassent point la religion chrétienne, ne pèchent pas pour ne vouloir point ajouter foi aux choses obscures comme étant obscures ; mais ils pèchent, ou de ce qu'ils résistent à la grâce divine qui les avertit intérieurement, ou que, péchant en d'autres choses, ils se rendent indignes de cette grâce. Et je dirai hardiment qu'un infidèle, qui, destitué de toute grâce surnaturelle et ignorant tout-à-fait que les choses que nous autres chrétiens croyons ont été révélées de Dieu, néanmoins, attiré par quelques faux raisonnements, se porteroit à croire ces mêmes choses qui lui seroient obscures, ne seroit pas pour cela fidèle, mais plutôt qu'il pécheroit en ce qu'il ne se serviroit pas comme il faut de sa raison.
Et je ne pense pas que jamais aucun théologien orthodoxe ait eu d'autres sentiments touchant cela ; et ceux aussi qui liront mes Méditations n'auront pas sujet de croire que je n'aie point connu cette lumière surnaturelle, puisque, dans la quatrième, où j'ai soigneusement recherché la cause de l'erreur ou fausseté, j'ai dit, en paroles expresses, « qu'elle dispose l'intérieur de notre pensée à vouloir, et que néanmoins elle ne diminue point la liberté. »
Au reste, je vous prie ici de vous souvenir que, touchant les choses que la volonté peut embrasser, j'ai toujours mis une très grande distinction entre l'usage de la vie et la contemplation de la vérité. Car, pour ce qui regarde l'usage de la vie, tant s'en faut que je pense qu'il ne faille suivre que les choses que nous connoissons très clairement, qu'au contraire je tiens qu'il ne faut pas même toujours attendre les plus vraisemblables, mais qu'il faut quelquefois, entre plusieurs choses tout-à-fait inconnues et incertaines, en choisir une et s'y déterminer, et après cela s'y arrêter aussi fermement, tant que nous ne voyons point de raisons au contraire, que si nous l'avions choisie pour des raisons certaines et très évidentes, ainsi que j'ai déjà expliqué dans le discours de la Méthode. Mais où il ne s'agit que de la contemplation de la vérité, qui a jamais nié qu'il faille suspendre son jugement à l'égard des choses obscures, et qui ne sont pas assez distinctement connues ? Or, que cette seule contemplation de la vérité soit le seul but de mes Méditations, outre que cela se reconnoît assez clairement par elles-mêmes, je l'ai de plus déclaré en paroles expresses sur la fin de la première, en disant « que je ne pouvois pour lors user de trop de défiance, d'autant que je ne m'appliquois pas aux choses qui regardent l'usage de la vie, mais seulement à la recherche de la vérité. »
En sixième lieu, où vous reprenez
En septième lieu, j'ai déjà donné la raison, dans l'abrégé de mes Méditations, pourquoi je n'ai rien dit ici touchant l'immortalité de l'âme ; j'ai aussi fait voir ci-devant comme quoi j'ai suffisamment prouvé la distinction qui est entre l'esprit et toute sorte de corps.
Quant à ce que vous ajoutez
Mais si on demande si Dieu, par son absolue puissance, n'a point peut-être déterminé que les âmes des hommes cessent d'être au même temps que les corps auxquels elles sont unies sont détruits, c'est à Dieu seul d'en répondre. Et puisqu'il nous a maintenant révélé que cela n'arrivera point, il ne nous doit plus rester touchant cela aucun doute.
Au reste, j'ai beaucoup à vous remercier de ce que vous avez daigné si officieusement et avec tant de franchise m'avertir non seulement des choses qui vous ont semblé dignes d'explication, mais aussi des difficultés qui pouvoient m'être faites par les athées, ou par quelques envieux et médisants. Car encore que je ne voie rien entre les choses que vous m'avez proposées que je n'eusse auparavant rejeté ou expliqué dans mes Méditations (comme, par exemple, ce que vous avez allégué des mouches qui sont produites par le soleil, des Canadiens, des Ninivites, des Turcs, et autres choses semblables, ne peut venir en l'esprit de ceux qui, suivant l'ordre de ces Méditations, mettront à part pour quelque temps toutes les choses qu'ils ont apprises des sens, pour prendre garde à ce que dicte la plus pure et plus saine raison, c'est pourquoi je pensois avoir déjà rejeté toutes ces choses), encore, dis-je, que cela soit, je juge néanmoins que ces objections seront fort utiles à mon dessein, d'autant que je ne me promets pas d'avoir beaucoup de lecteurs qui veuillent apporter tant d'attention aux choses que j'ai écrites, qu'étant parvenus à lu fin ils se ressouviennent de tout ce qu'ils auront lu auparavant : et ceux qui ne le feront pas tomberont aisément en des difficultés, auxquelles ils verront puis après que j'aurai satisfait par cette réponse, ou du moins ils prendront de là occasion d'examiner plus soigneusement la vérité.
Pour ce qui regarde le conseil que vous me donnez de disposer mes raisons selon la méthode des géomètres, afin que tout d'un coup les lecteur les puissent comprendre, je vous dirai ici en quelle façon j'ai déjà tâché ci-devant de la suivre, et comment j'y tâcherai encore ci-après.
Dans la façon d'écrire des géomètres je distingue deux choses, à savoir l'ordre, et la manière de démontrer.
L'ordre consiste en cela seulement que les choses qui sont proposées les premières doivent être connues sans l'aide des suivantes, et que les suivantes doivent après être disposées de telle façon, qu'elles soient démontrées par les seules choses qui les précèdent. Et certainement j'ai tâché autant que j'ai pu de suivre cet ordre en mes Méditations. Et c'est ce qui a fait que je n'ai pas traité dans la seconde de la distinction qui est entre l'esprit et le corps, mais seulement dans la sixième, et que j'ai omis tout exprès beaucoup de choses dans ce traité, parce qu'elles présupposoient l'explication de plusieurs autres.
La manière de démontrer est double : l'une se fait par l'analyse ou résolution, et l'autre par la synthèse ou composition.
L'analyse montre la vraie voie ; par laquelle une chose a été méthodiquement inventée, et fait voir comment les effets dépendent des causes ; en sorte que si le lecteur la veut suivre, et jeter les yeux soigneusement sur tout ce qu'elle contient, il n'entendra pas moins parfaitement la chose ainsi démontrée, et ne la rendra pas moins sienne, que si lui-même l'avoit inventée. Mais cette sorte de démonstration n'est pas propre à convaincre les lecteurs opiniâtres ou peu attentifs : car si ont laisse échapper sans y prendre garde la moindre des choses qu'elle propose, la nécessité de ses conclusions ne paraîtra point ; et on n'a pas coutume d'y exprimer fort amplement les choses qui sont assez claires d'elles-mêmes, bien que ce soit ordinairement celles auxquelles il faut le plus prendre garde.
La synthèse au contraire, par une voie toute différente, et comme en examinant les causes par leurs effets, bien que la preuve qu'elle contient soit souvent aussi des effets par les causes, démontre à la vérité clairement ce qui est contenu en ses conclusions, et se sert d'une longue suite de définitions, de demandes, d'axiomes, de théorèmes et de problèmes, afin que si on lui nie quelques conséquences, elle fasse voir comment elles sont contenues dans les antécédents, et qu'elle arrache le consentement du lecteur, tant obstiné et opiniâtre qu'il puisse être ; mais elle ne donne pas comme l'autre une entière satisfaction à l'esprit de ceux qui désirent d'apprendre, parce qu'elle n'enseigne pas la méthode par laquelle la chose a été inventée.
Les anciens géomètres avoient coutume de se servir seulement de cette synthèse dans leurs écrits, non qu'ils ignorassent entièrement l'analyse, mais à mon avis parce qu'ils en faisoient tant d'état qu'ils la réservoient pour eux seuls comme un secret d'importance.
Pour moi, j'ai suivi seulement la voie analytique, dans mes Méditations, parce qu'elle me semble être la plus vraie et la plus propre pour enseigner ; mais quant à la synthèse, laquelle sans doute est celle que vous désirez de moi, encore que, touchant les choses qui se traitent en la géométrie, elle puisse utilement être mise après l'analyse, elle ne convient pas toutefois si bien aux matières qui appartiennent à la métaphysique. Car il y a cette différence, que les premières notions qui sont supposées pour démontrer les propositions géométriques, ayant de la convenance avec les sens, sont reçues facilement d'un chacun : c'est pourquoi il n'y a point là de difficulté, sinon à bien tirer les conséquences, ce qui se peut faire par toutes sortes de personnes, même par les moins attentives, pourvu seulement qu'elles se ressouviennent des choses précédentes ; et on les oblige aisément a s'en souvenir, en distinguant autant de diverses propositions qu'il y a de choses à remarquer dans la difficulté proposée, afin qu'elles s'arrêtent séparément sur chacune, et qu'on les leur puisse citer par après pour les avertir de celles auxquelles elles doivent penser. Mais au contraire, touchant les questions qui appartiennent à la métaphysique, la principale difficulté est de concevoir clairement, et distinctement les premières notions. Car, encore que de leur nature elles ne soient pas moins claires, et même que souvent elles soient plus claires que celles qui sont considérées par les géomètres, néanmoins, d'autant qu'elles semblent ne s'accorder pas avec plusieurs préjugés que nous avons reçus par les sens, et auxquels nous sommes accoutumés dès notre enfance, elles ne sont parfaitement comprises que par ceux qui sont fort attentifs et qui s'étudient à détacher autant qu'ils peuvent leur esprit du commerce des sens : c'est pourquoi, si on les proposait toutes seules, elles seraient aisément niées par ceux qui ont l'esprit porté à la contradiction. Et c'est ce qui a été la cause que j'ai plutôt écrit des Méditations que des disputes ou des questions, comme font les philosophes ; ou bien des théorèmes ou des problèmes, comme les géomètres, afin de témoigner par là que je n'ai écrit que pour ceux qui se voudront donner la peine de méditer avec moi sérieusement et considérer les choses avec attention. Car, de cela même que quelqu'un se prépare à combattre la vérité, il se rend moins propre à la comprendre, d'autant qu'il détourne son esprit de la considération des raisons qui la persuadent, pour l'appliquer à la recherche de celles qui la détruisent.
Mais néanmoins, pour témoigner combien je défère à votre conseil, je tâcherai ici d'imiter la synthèse des géomètres, et y ferai un abrégé des principales raisons dont j'ai usé pour démontrer l'existence de Dieu et la distinction qui est entre l'esprit et le corps humain ; ce qui ne servira peut-être pas peu pour soulager l'attention des lecteurs.