OBJECTION XIV e . Sur la cinquième méditation. De l'essence des choses corporelles.

« Comme, par exemple, lorsque j'imagine un triangle, encore qu'il n'y ait peut-être en aucun lieu du monde hors de ma pensée une telle figure, et qu'il n'y en ait jamais eu, il ne laisse pas néanmoins d'y avoir une certaine nature, ou forme, ou essence déterminée de cette figure, laquelle est immuable et éternelle, que je n'ai point inventée, et qui ne dépend en aucune façon de mon esprit, comme il paroît de ce que l'on peut démontrer diverses propriétés de ce triangle. »

S'il n'y a point de triangle en aucun lieu du monde, je ne puis comprendre comment il a une nature, car ce qui n'est nulle part n'est point du tout, et n'a donc point aussi d'être ou de nature. L'idée que notre esprit conçoit du triangle vient d'un autre triangle que nous avons vu ou inventé sur les choses que nous avons vues ; mais depuis qu'une fois nous avons appelé du nom de triangle la chose d'où nous pensons que l'idée du triangle tire son origine, encore que cette chose périsse, le nom demeure toujours. De même, si nous avons une fois conçu par la pensée que tous les angles d'un triangle pris ensemble sont égaux à deux droits, et que nous ayons donné cet autre nom au triangle, qu'il est une chose qui a trois angles égaux à deux droits, quand il n'y auroit au monde aucun triangle, le nom néanmoins ne laisseroit pas de demeurer. Et ainsi la vérité de cette proposition sera éternelle, que le triangle est une chose qui a trois angles égaux à deux droits ; mais la nature du triangle ne sera pas pour cela éternelle, car s'il arrivoit par hasard que tout triangle généralement périt, elle cesseroit aussi d'être.

De même cette proposition, l'homme est un animal, sera vraie éternellement à cause des noms ; mais, supposé que le genre humain fut anéanti, il n'y auroit plus de nature humaine.

D'où il est évident que l'essence, en tant qu'elle est distinguée de l'existence, n'est rien autre chose qu'un assemblage de noms par le verbe est ; et partant l'essence sans l'existence est une fiction de notre esprit : et il semble que comme l'image d'un homme qui est dans l'esprit est à cet homme, ainsi l'essence est à l'existence ; ou bien comme cette proposition, Socrate est homme, est à celle-ci, Socrate est ou existe, ainsi l'essence de Socrate est à l'existence du même Socrate : or ceci, Socrate est homme, quand Socrate n'existe point, ne signifie autre chose qu'un assemblage de noms, et ce mot est ou être a sous soi l'image de l'unité d'une chose qui est désignée par deux noms.

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