V BIENFAISANCE ET MYCOLOGIE

Une croyance n’exempte pas de superstition, au contraire. Les superstitions sont les plantes parasites du jardin religieux : on ne les arrache pas ; on les laisse envahir les allées qu’elles n’embellissent point, mais on les regarde comme médicinales, et c’est ce qui les sauve.

Mme Boussuge, bonne chrétienne, ne trouvait pas sans doute un soutien suffisant dans la prière, puisqu’elle avait introduit le petit Fernand chez elle ainsi qu’un talisman. L’idée de recueillir un jeune réfugié venait d’elle, et l’ex-fonctionnaire l’avait adoptée en pensant : « Si ça ne fait pas de bien, ça ne peut pas faire de mal non plus. » Il observait la même attitude vis-à-vis des pratiques auxquelles sa femme, après une longue interruption, retournait. Il comprenait que Palmyre, qui n’allait pas à la messe à Paris, y allât maintenant, conformant sa piété aux circonstances. Sa prière, sans objet déterminé avant la guerre, en avait un depuis que son fils était aux armées. La dévotion a ses opportunistes. Il ne faut déranger Dieu que lorsqu’on a quelque chose à lui demander.

Édouard Boussuge eût rougi, quant à lui, de s’abriter derrière l’espèce de bouclier que représentait Nanand, aux yeux d’une mère ; toutefois, intérieurement, il ne trouvait pas mauvais qu’elle mît sa confiance en cette sauvegarde. Mme Boussuge elle-même, aussi bien, n’avouait pas sa faiblesse ; mais Zénaïde était son interprète et ne se radoucissait un peu qu’à cause de la vertu protectrice conférée à l’enfant. C’était la plante médicinale dans le jardin de la Foi, celle du charbonnier. La vieille servante consentait à cultiver cette plante du moment qu’elle avait son utilité. Le potager l’intéressait plus que la corbeille. Elle ne glissait que trois livres entre son matelas et son sommier : le livre de messe, la Clef des songes et la Cuisinière bourgeoise. Encore n’ouvrait-elle jamais la Cuisinière bourgeoise ; mais elle en avait le respect.

Une servante ordinaire, comme la petite bonne des Chévremont, n’eût pas vu sans dépit affecter au petit réfugié la chambre du fils, M. Justin. Zénaïde, elle, avait trouvé cela tout naturel C’était rendre la protection plus efficace, que de l’étendre sur la partie de la maison particulièrement sanctifiée par le souvenir de l’absent.

Il faut ajouter que l’on eût fort mécontenté Zénaïde en logeant auprès d’elle « l’accouru » ; c’était le nom que les habitants de Bourg donnaient aux étrangers en général, dont ils redoutaient l’envahissement. Nul ne pénétrait dans la chambre de Zénaïde, sous le toit. « Domaine interdit, plaisantait Boussuge : il y a des pièges à loups. » La servante n’y montait guère, d’ailleurs, que pour se coucher, sauf le dimanche. Quelquefois, ce jour-là, elle s’y enfermait pendant une heure ou deux. Qu’y faisait-elle ? Peu de chose. Elle s’asseyait devant sa malle et la rangeait. C’est-à-dire qu’elle la vidait, comme pour faire prendre l’air aux choses qui la garnissaient : son trousseau de mariée. Vingt ans auparavant, elle avait dû épouser un gars de Nogent-le-Rotrou qui la courtisait. La veille même de ses noces, le futur, qui était garçon coiffeur, avait disparu. Elle l’attendait encore. On ne l’avait jamais revu. La dupe infortunée, dont le trousseau représentait dix ans d’économie, avait enfoui linge et robe de mariée dans sa malle, comme si tout n’était pas dit… Et le dimanche elle ravivait une espérance impérissable au spectacle de son rêve mort. Après quoi elle remettait les choses dans le même ordre, refermait sa malle et redescendait vaquer à la cuisine. C’étaient ses vêpres. Il n’y a pas d’offices qu’à l’église pour les cœurs déchirés.

Zénaïde était entrée au service des Boussuge peu de temps avant la naissance de Justin. Elle l’avait élevé. Elle lui avait, au moins autant que sa mère, donné le biberon. C’était le seul être qui l’eût amadouée ; pour tout le monde elle demeurait la Malaisée. Son surnom la désignait plus que son nom. Elle souffrait souvent des dents, qui se déchaussaient. Elle était sujette à des fluxions qui lui fermaient un œil, lui tiraient les coins de la bouche, lui changeaient le nez de place, la défiguraient enfin, comme le jour de l’arrivée des réfugiés. Elle attribuait ses crises à l’humidité de la forêt. Ce n’était plus, à présent, à des dents gâtées qu’elle avait affaire : elle les perdait saines, intactes, après un ébranlement plus ou moins long et plus ou moins douloureux. Elle les conservait dans une petite boîte à pilules et les regardait quelquefois, toujours aussi étonnée du soin que la nature semble avoir pris de réduire au moindre volume ses instruments de supplice à répétition. Ils témoignaient aussi contre la forêt coupable de détruire des dents qui ne demandaient qu’à faire de vieux os.

– Cette maudite forêt me prendra jusqu’à la dernière, répétait Zénaïde courroucée. On n’a pas idée de bâtir des maisons dans le voisinage d’une pareille quantité d’arbres !

La forêt était pour elle l’Ennemie, le Malin, le diable. Elle n’y allait jamais. Elle venait de la Beauce et regrettait la plaine. Toute la vie le berceau nous tient.

Elle s’était d’abord gendarmée contre l’attribution au premier venu de « la chambre à monsieur Justin ». Elle ne comprenait pas… Elle ne comprenait pas. Elle exécrait d’avance le locataire éventuel, parce qu’elle se le figurait sous les traits d’une grande personne, homme ou femme. Mais elle avait vu arriver l’enfant et la lumière s’était faite dans son esprit. Elle avait spontanément formulé ce que la mère taisait encore.

« Oui… c’est comme qui dirait une hirondelle sous le toit… ça portera bonheur à la maison. »

Si bien que Mme Boussuge n’avait eu qu’un mot à dire pour la confirmer dans cette opinion :

– Voilà.

La maîtresse et la servante s’étaient mutuellement éclairées en projetant l’une sur l’autre leurs lampes du même modèle.

Nanand devint « l’enfant de la maison » dans ces conditions-là.

La chambre de Justin Boussuge donnait sur le jardin. Elle était tendue d’un papier à fleurs qui se répétaient, et des portraits de famille l’ornaient. Ils pouvaient compter sur de l’avancement. Cartes-albums pour les vivants, ils obtenaient l’agrandissement après un décès et passaient de la table, de la commode et de la cheminée, sur les murs. Ils se rehaussaient alors d’un beau cadre doré, en pâtisserie. La chambre restait telle que le jeune homme l’avait laissée et décelait ses goûts. Il contemplait autour de sont lit, en se réveillant, des images de héros découpées dans les journaux sportifs et épinglés au mur. Il ne paraissait pas avoir de préférence d’ailleurs, et l’automobilisme, l’athlétisme, la boxe, le yachting, l’aviron, la natation, le cyclisme, le lawn-tennis alignaient indistinctement leurs champions harnachés. Justin Boussuge était éclectique. Il aimait simplement avoir sous les yeux les sujets d’exaltation au moyen desquels beaucoup de jeunes employés sédentaires trompent leurs fringales. La maison tout entière était souriante, cossue et paisible. Les Boussuge y avaient transporté les différents styles que des héritages et le faubourg Saint-Antoine leur avaient fournis à l’époque de leur mariage, et plus tard. La mycologie, cependant, introduisait une note originale dans l’aménagement du cabinet de travail de Boussuge. Il sacrifiait tout à l’idole nouvelle. Il ne s’était pas séparé des vieux livres qui lui avaient jusque-là tenu compagnie : mais il leur mesurait la place sur laquelle empiétaient chaque jour des publications relatives à la Flore des Champignons. Un corps de bibliothèque à hauteur d’appui faisait le tour de la pièce et s’était garni des ouvrages les plus estimés en la matière. Une table d’architecte, recouverte de grandes feuilles de papier buvard blanc qu’allaient maculer les spores, évoquait la salle d’opération et son lit de souffrance. Et n’en est-ce pas un, à la vérité, que celui sur lequel se penche le mycologue pour classifier un cryptogame et en examiner, au microscope, les organes ? Sur la bibliothèque, des soucoupes, des assiettes, des bols, des cloches et des bocaux étaient rangés ; enfin de belles cartes vernies déployaient leurs toiles de fond. Les champignons avaient pris possession du lieu. Ils y étaient chez eux et conféraient par leur présence, une distinction à leur hôte : ils le promouvaient mycologue.

Mme Boussuge, en revanche, leur était résolument hostile. Ils faisaient tache dans la maison. En couleurs, sur les atlas et dans les livres… passait encore ! Naturels, fraîchement cueillis ou décomposés, ils devenaient intolérables.

– Nous avions bien besoin de ces saletés ici ! disait-elle ; et Zénaïde, renchérissant, maudissait les amanites (qu’elle appelait Annamites) parce qu’ils arrivaient en foule aux temps humides où elle souffrait le plus des dents. Elle établissait entre eux et ses fluxions un rapport de cause à effet. Ils apportaient l’haleine et l’odeur de la forêt ; nouvelle manière d’être vénéneux.

– Comme s’ils n’étaient pas bien où Monsieur les a ramassés, bougonnait la Malaisée.

Mme Boussuge, elle, leur reprochait surtout de narguer l’esprit d’ordre et de propreté qu’elle portait en tout.

– On croirait, ma parole, qu’il n’y a pas autre chose à collectionner que cette putréfaction !

Elle pensait aux timbres-postes, qui tiennent le moins de place, ne font pas de poussière et n’ont pas d’odeur.

Palmyre était méticuleuse et méthodique. Il n’y avait pas que le petit réfugié qui dût se déchausser en rentrant : Boussuge en faisait autant avec docilité ; et l’enfant était depuis longtemps dressé que l’hôtesse lui demandait encore : « T’es-tu déchaussé ? »

Règle générale : « Une place pour chaque chose, chaque chose à sa place. C’est le moyen de trouver tout de suite ce qu’on cherche. » professait Mme Boussuge. Elle rangeait sans cesse. Elle guettait la chose à ranger, aux mains de quiconque y touchait. Agathe Chévremont appelait son amie Madame Range-Tout, et méritait, en retour, le surnom de Madame Désordre, parce que la petite Chévremont « laissait tout traîner », disait l’autre. Aussi bien, elles contrastaient de point en point, comme deux sœurs souvent.

Mme Boussuge intimidait Nanand, et il eut bientôt peur d’elle plus encore que de Zénaïde. Ce n’était point que « la dame », comme il disait, fût méchante… Non ! mais elle participait de Dieu : elle voyait tout, était partout. Ses yeux lui faisaient le tour de la tête. On la croyait bien loin, absente… et on l’avait sur les talons ; on l’entendait marcher au premier étage… et elle était dans le même moment, au rez-de-chaussée ! C’était à n’y rien comprendre.

« Tu as réellement le don d’ubiquité, » observait quelquefois Édouard. Ni Zénaïde, ni Fernand ne savaient ce que cela signifiait, mais le mystère dont le mot se parait, ajoutait au prestige de Palmyre. Sa haute taille, enfin, son profil de cavale et son ton de commandement achevaient d’expliquer l’effet qu’elle produisait sur le petit réfugié.

Elle imposait moins de respect à Zénaïde, qui ne se laissait pas tracasser et bougonnait, quand elle se voyait suivie : « On ne peut pas être deux dans la même chemise ! »

Mme Boussuge battait en retraite, non toutefois sans accuser en ces termes le coup :

– Me parler ainsi… à moi !

Élevée en province jusqu’à l’âge de vingt ans, elle s’y retrouvait à quarante-cinq ans et ne s’y ennuyait pas. Elle renouait ses racines. Devant le monde, elle n’appelait jamais son mari autrement que monsieur Boussuge.

Celui-ci s’était acclimaté plus difficilement. Il avait cru pouvoir s’organiser une existence réglée, comme elle l’était à Paris ; mais une occupation principale lui manquant, il s’était trouvé d’abord un peu désemparé et réduit à tuer le temps plutôt qu’à l’employer. Il ne pêchait pas à la ligne, il ne chassait pas, il n’aimait pas le jardinage, l’état de son cœur lui interdisait la bicyclette… ; il n’avait d’autres distractions en perspective que la promenade et la lecture.

Sa candidature au Conseil municipal et son initiation à la mycologie ayant donné à ses loisirs une base sérieuse et un objet, il conforma son physique aux devoirs de sa vie nouvelle. Il tailla en brosse ses cheveux qui grisonnaient, rasa sa barbe et roula au petit fer ses épaisses moustaches. Un matin qu’il s’habillait devant la glace, ainsi rajeuni, le ruban rouge qu’il portait à sa boutonnière lui reprocha tout d’un coup le peu de profit qu’il en retirait, il se le tint pour dit et entreprit de se gagner des sympathies en cultivant sa ressemblance avec un ancien officier. Il arquait les jambes en marchant et ployait les jarrets, comme en descendant de cheval. Il avait d’ailleurs cet animal stupide en aversion, depuis qu’il avait été mordu par lui à l’épaule, en passant à sa portée et sans aucun geste provocateur.

L’arrivée du petit réfugié procura à Boussuge une autre distraction ; il regretta seulement d’en jouir au moment où la guerre l’absorbait tout entier. Il allait chaque matin lire les communiqués affichés, sous un grillage, à la poste, à côté des cours de la Bourse ; et, le soir, après dîner Palmyre manquant de patience pour apprendre à Nanan ses leçons, c’était Boussuge qui les lui serinait. Et il avait du mérite, car l’enfant doux et docile n’était pas avancé pour son âge et montrait en tout une intelligence moyenne, M. Faverol, l’instituteur, dont la femme dirigeait l’école des filles, doutait que l’enfant rattrapât le temps perdu jusque-là ; et il en avait perdu beaucoup, n’allant en classe que par intermittence et lorsqu’on n’avait pas besoin de lui à la maison. Son instruction laissait indifférents ses parents. Il n’était pas positivement paresseux : mais il présentait l’image du vase fêlé qui se vide à mesure qu’on le remplit. Boussuge avait essayé de stimuler le gamin en lui promettant cinquante centimes chaque fois qu’il serait le premier. La tirelire, sur le bureau, sollicitait en vain l’écolier. Elle était pourtant engageante, verte, vernie, et boulotte, comme marchande sous son riflard, au marché. Les vingt sous qu’avait emportés Nanand pour viatique, en quittant sa mère, constituaient une première mise sans suite. Quelquefois, Boussuge faisait sonner la pièce, comme un appel de clochette aux oreilles de l’enfant. Celui-ci souriait, apprenait mieux sa leçon, la savait par cœur au moment d’aller se coucher… et l’avait oubliée le lendemain en se réveillant.

De guerre lasse, Boussuge finit par mettre tout de même une petite pièce ou de la monnaie de billon dans la tirelire, pour récompenser un effort de Nanand. Plus que l’élève, le répétiteur semblait heureux d’entendre, tinter le fruit de ses veilles aux flancs de la courge de terre cuite. On eût dit que c’était lui qu’il récompensait.

Il emmenait assez souvent le petit réfugié dans ses promenades en forêt, mais il n’en profitait pas, ainsi qu’on eût pu le croire, pour lui inculquer les rudiments de la cryptogamie.

Comme Palmyre s’en étonnait :

– Il est trop jeune et trop évaporé, dit-il.

Elle insista :

– Tu pourrais au moins lui apprendre à distinguer les bons champignons des mauvais.

– Ce n’est pas moi que cela regarde.

– Qui donc alors ?

– L’instituteur, le médecin, le pharmacien… est-ce que je sais, moi !

– Comment… tu ne sais pas ?…

– Je veux dire que c’est de l’enseignement primaire… et que je me fais, à présent, une autre idée de la mycologie.

Boussuge en était au second stade de son développement. Il ne lui suffisait plus de ramasser les grosses espèces et de les déterminer aisément d’après l’Atlas élémentaire en couleurs de Dumée et Maublanc… ; l’ambition lui était venue d’étendre ses curiosités et ses connaissances. Il s’aidait à présent de la Flore de Costantin et Dufour et de l’Atlas de Rolland, précieux pour l’étude des espèces françaises. Les planches en noir ne le rebutaient plus. Il avait échangé la loupe contre le microscope de précision. En outre, et comme il ne voulait pas, dehors, être confondu avec les herborisateurs que signale leur boîte cylindrique, il avait adopté, avec le chapeau mou et les jambières du chasseur, le panier à provisions du mycologue. Il collectionnait aussi les boîtes vides d’allumettes suédoises, pour y enfermer ses découvertes délicates ; enfin, il avait adhéré à la Société mycologique de France, qui publie un bulletin trimestriel et donne à ses abonnés le droit d’envoyer des communications. Bref, il était mycologue des pieds à la tête et Chévremont pouvait dire, quand il le voyait équipé, partir pour la forêt :

– Voilà M. Cryptogame qui passe !

 

Au début de l’année 1915, le docteur Chazey avait organisé, pour les petits réfugiés qui fréquentaient l’école, un déjeuner gratuit qu’il leur faisait servir, après la classe du matin, par les dames de la ville, suivant un roulement établi entre elles.

Ce fut un beau feu de paille. L’une après l’autre, et sous divers prétextes ingénieux, les bonnes dames les plus enflammées de zèle s’éteignirent, si bien que l’institutrice et ses adjointes présidèrent seules, à la fin, au repas des enfants. La femme du juge de paix, Mme Hurlupin, fut la dernière à s’éclipser. On la surnommait la Peste du Juge, parce qu’elle avait sur la langue plus de délits que son mari n’avait prononcé de condamnations pendant toute sa carrière. Elle se retira la dernière, pour la bonne raison qu’elle avait fait le vide autour d’elle.

Elle avait l’air d’un vieux corbeau mal intentionné. Elle soulignait par sa présence l’importance du cadeau qu’elle faisait à la communauté, car elle avait, dès l’arrivée des réfugiés, jeté son dévolu sur une fille-mère qui nourrissait son enfant. En se chargeant de l’enfant, Mme Hurlupin s’était acquis la reconnaissance de la mère qui lui servait de bonne à prix réduit.

Nanette et Nanand n’avaient point de part non plus, naturellement, au déjeuner de bienfaisance, et ils se vantaient de ce privilège, ce qui ne fut pas sans leur attirer par la suite, comme on le verra, quelques avanies.

– Nous, on est des bourgeois, avait dit à ses camarades d’école « la Tite Bote », sobriquet sous lequel celles-ci désignaient la fillette au pied tortu. Et Nanand ne s’en faisait pas moins accroire vis-à-vis de la marmaille de son sexe. Ils s’égalaient ainsi aux plus aisés et mortifiaient les fils et les filles des cultivateurs, qui ne leur pardonnaient point cette ostentation et méditaient de s’en venger.

Nanette, en sa qualité de petite fille, révélait la plus grande aptitude à s’évader de sa classe sociale – par le toit. Elle avait le souci de plaire et plaisait. Son enjouement, sa gentillesse, ses yeux limpides, lui avaient fait faire des progrès rapides dans l’amitié des Chévremont.

Une parole du pharmacien Labaume les avait facilités.

Labaume, homme de parti, grand, maigre, gastralgique et radical, portait – tout comme un homme d’église son rabat – une longue barbe à laquelle ses pointes blanchies faisaient un liséré. Il essayait sur lui-même toutes les spécialités nouvelles et ne les recommandait qu’après en avoir reconnu l’inefficacité. Il était triste, se voûtait et penchait sur ses préparations ce que Rabelais appelle un visage rhubarbatif.

Vice-président du Comité radical-socialiste local, il avait dit à son collègue, président :

– C’est très bien ce que vous avez fait là, Chévremont.

– Qu’est-ce que j’ai fait ?

– Allons, trêve de modestie… Entre tous les réfugiés, vous avez adopté la disgraciée… enfin celle qui réclame le plus de soins… La mère Hurlupin a beau dire : avant de vous être comptée au ciel, cette bonne action vous sera comptée parmi nous. Si, si… croyez-moi : que vous l’ayez voulu ou non, l’effet moral est excellent. Le Patronage Jeanne-d’Arc en bave de dépit.

– Allons donc !

– C’est comme je vous le dis. Chazey échangerait ses trois petits réfugiés… et leur mère par-dessus le marché, contre votre pied bot.

– Si la mère Hurlupin insinue que je l’ai fait exprès, je vous jure qu’elle se trompe. Demandez plutôt à ma femme.

– Laissez donc la vieille vipère jeter son venin. Elle trouve son réfugié moins avantageux que le vôtre ; de là vient sa jalousie.

Et le pharmacien, comme chaque fois qu’il n’avait rien de son fonds à mastiquer, la tête sur la poitrine, brouta son rabat naturel.

À dater de ce jour, le vétérinaire et sa femme prirent réellement en gré Nanette. Elle leur faisait honneur : elle les signalait à l’estime publique. L’institutrice était contente de son élève : ils en éprouvèrent une satisfaction dont leur vanité s’accrut.

Leur maison, toute en longueur, donnait sur l’avenue bordée de tilleuls qui conduisait à la gare. L’espace compris entre l’avenue et la maison d’habitation était rempli par une grande corbeille dont chaque été ravivait les couleurs. Les écuries, le bureau et la pharmacie du vétérinaire se trouvaient dans un corps de logis séparé, au fond d’une vaste cour ; mais il n’y avait plus, dans les écuries transformées en garage, qu’une auto. Chévremont réchauffait dans son sein l’un de ses meurtriers. L’automobile et les tracteurs sont les ennemis du vétérinaire. Quand le bétail de consommation et les chiens seuls réclameront des soins, l’empirique y pourvoira.

Une tête de cheval et une tête de chien emblématiques, en bronze, surmontaient la porte d’entrée. Un frêne qui pleurait comme un saule était le plus bel ornement d’un jardinet économique semblable à une ébauche de cimetière pour chiens.

L’animation était partout. Le vétérinaire ne chômait pas et les Chévremont, dans le privé, tenaient table ouverte. L’hospitalité était leur luxe. On s’invitait à déjeuner chez eux ; on y venait « faire la partie », le soir, et l’on y improvisait des sauteries pour rendre plus agréables à Octave ses congés. C’était de toutes les maisons de Bourg la plus gaie. Mais les Boussuge, au bon souvenir qu’ils en avaient longtemps gardé, mêlaient à présent un grain d’amertume. Palmyre surtout critiquait ce besoin d’être entourée et distraite qu’avait toujours manifesté son amie.

– Comment voulez-vous avoir une maison propre dans ces conditions-là ? Mais Agathe aime cet incessant défilé de gens qui vous laissent une maison en l’air et découragent les bonnes de nettoyer. Elle s’ennuierait dans un intérieur où toute chose est à sa place et n’en bouge pas. Enfin, libre à elle de vivre dans un taudis ; moi, c’est tout le contraire, je ne pourrais pas. Il doit y avoir une vocation pour l’ordre comme il y en a une pour la peinture et les ouvrages de l’esprit ; car, enfin, nous avons été élevées à Orléans, Agathe et moi, à peu près de la même façon… C’est pourquoi je ne comprends pas qu’elle se plaise dans la saleté.

– Dans la saleté…, tu exagères, protestait Boussage.

– Mettons dans le fouillis.

La petite Mme Chévremont semblait, en effet, s’être mise au régime du mouvement perpétuel, qui comporte un certain laisser-aller. Elle s’en trouvait bien, d’ailleurs, et s’était mieux conservée en s’agitant, que beaucoup de provinciales résignées à une existence paisible et monotone. Son fils Octave lui ressemblait. C’était un aimable jeune homme qui dérangeait tout et ne rangeait rien.

– Il faudrait toujours un domestique derrière toi, lui disait sa mère sans se fâcher, et peut-être seulement parce qu’il lui en fallait déjà un derrière elle.

Un lieu pareil ne devait pas être dépourvu d’attraits pour une enfant comme Nanette : mais autre chose encore faisait ses délices.

Un frère d’Agathe était maintenant à la tête de la grande maison orléanaise d’épicerie fondée par leurs parents. Tous les ans, Mme Chévremont allait passer quelques jours chez son frère. Elle en rapportait généralement de quoi enrichir une collection déjà estimable d’objets usuels au moyen desquels les produits alimentaires les plus divers rappelaient leur existence et leur supériorité commerciale. Les vins, les liqueurs, les apéritifs, les pâtes, les biscuits, les conserves, le chocolat, le café et le thé, les spécialités en tout genre enfin rivalisaient d’ingéniosité dans la réclame, ne se contentaient plus de l’affiche, du prospectus et de l’annonce lumineuse et sautaient réellement aux mains en même temps qu’aux yeux. Le verre, l’assiette, la carafe, la tasse, le bol, le porte-couteau, la salière, la nappe, la serviette et son rond, l’essuie-plume, le buvard, le canif, le crayon et le block-note, le vide-poche, le coupe et le presse-papier, le pot à eau et sa cuvette, la savonnette et son savon, tout proclamait l’excellence d’une marque et conseillait de renouveler les provisions épuisées.

La publicité s’étendait des paillassons et des tapis-mousse à des chromos qui ornaient les murs. On posait les pieds sur un cordial-beaujolais, on s’essuyait les pieds sur une crème de cassis, et l’on ne pouvait pas voir un cendrier sans penser au meilleur des rhums. Tout servait d’appât, tout était utilisé, tout aidait la mémoire. Le progrès avait semé en route les charmantes assiettes à dessert, d’autrefois, les assiettes d’Épinal, qui racontaient en douze images le départ du conscrit et le retour de l’officier, reproduisaient une fable ou bien encore illustraient une chanson populaire : MalboroughMonsieur DumolletFanfan la Tulipe… Adieu, billevesées ! La réclame universelle se glissait dans la famille et y répandait les noms des grandes industries, à la place des noms puérils et désuets du Petit Chaperon rouge, du Père Lustucru et de la Mère Michel. Il ne s’agissait plus d’amuser les enfants au dessert ; il s’agissait d’instruire les parents et de les guider dans le choix de leur apéritif ou de leur bénédictine. La salle à manger du vétérinaire avait ainsi un petit air d’estaminet qui rappelait à Nanette les cabarets de son pays.

Un jour pourtant, Édouard Chévremont tomba en arrêt devant un panneau célébrant à sa porte une collection de machines agricoles, destinées à chasser de la ferme toutes les bêtes de trait.

– Le dernier cri du Progrès ! s’écria le pharmacien Labaume.

– C’est plutôt le dernier hennissement du cheval, soupira le vétérinaire à qui ces Victoires et Conquêtes présageaient sa ruine comme des calamités.

Aussi bien n’avait-il pas déjà, lui-même, consommé sa défection en faisant de sa remise un garage ? C’est en le voyant sortir, conduisant son automobile, que le maréchal ferrant avait dit : « Quand les chefs passent à l’ennemi, la cause est perdue. »

Mais Nanette n’était sensible qu’à l’agrément d’une vie facile et la publicité exprimait en détail le contentement qu’elle éprouvait en gros. En attendant que le grillon du foyer fît l’éloge de la salamandre, la Tite Bote chantait dès son réveil, comme un oiseau sur la branche. Elle chantait ce qu’elle avait entendu chanter autour d’elle la Valse des ombres… Quand l’amour meurt… je sais que vous êtes jolie…

Ton cœur a pris mon cœur

En un jour de folie !


des choses, enfin, pas encore tout à fait dans le mouvement, car le jour viendra certainement où des refrains célébreront, par émulation, le papier tue-mouches, le curaçao triple sec et le lait concentré.

Nanette, à la vérité, chantait aussi des cantiques d’une voix de tête et de tout son cœur.

J’irai la voir, était son cantique favori ;

J’irai la voir un jour,

Au ciel, dans ma patrie.

Oui, j’irai voir Marie,

Ma joie et mon amour.

Au ciel, au ciel, au ciel

J’irai la voir un jour,

J’irai la voir un jour !

Elle y volait. Elle ne chantait pas sous le toit, elle chantait dessus. Agathe s’arrêtait de secouer un tapis pour écouter… Dire qu’elle avait aussi chanté cela, autrefois… Ses lèvres mimaient le refrain :

Au ciel, au ciel, au ciel,

J’irai la voir un jour,


et Chévremont survenant se moquait d’elle.

– Est-ce assez bête ?

– Mais non, répondait Agathe attendrie. C’est un repos.

– Où a-t-elle appris ces niaiseries ?

– À la messe probablement.

– Elle y allait donc ?

– Demande-le-lui.

Le vétérinaire posa la question.

– Oui, dit l’enfant. J’y allais, le dimanche… quand j’avais des chaussures à me mettre…, enfin, du temps que maman n’était pas malade.

– Ça te ferait plaisir d’y aller… ici ? reprit-il avec effort.

Futée, elle hésita. Elle avait peur de déplaire à celui dont elle connaissait les idées. Une parole maladroite, et c’était assez pour lui faire perdre, instantanément, tout le terrain gagné.

Elle se garda bien de dire cette parole. Il est naturel à l’enfant de ruser : sa candeur éloigne le soupçon.

– Ça m’est égal, fit-elle.

– Est-ce une réponse, voyons ?…

– Comme vous voudrez.

Chévremont réfléchit un moment. Il y avait un mot qui l’exaspérait toujours dans la bouche du maire, le mot tolérance.

– On croirait qu’ils en ont le monopole, disait-il parfois au pharmacien Labaume. Ils ne sont pas les seuls pourtant à se chauffer de ce bois-là.

Belle occasion de le prouver.

– C’est ton père le maître : il décidera. Je vais lui écrire, déclara le vétérinaire à Nanette.

– Vous avez raison, dit Labaume. Les droits du père sont souverains. Quant à la liberté de conscience, nous aussi nous la respectons.

Les Chévremont avaient l’adresse d’Antoine Grimodet, soldat de 2e classe au… d’infanterie, 2e bataillon, 4e compagnie, secteur postal 30. Depuis trois mois que sa fille était à Bourg-en-Thimerais il n’avait donné signe de vie qu’une fois pour remercier brièvement « Monsieur et Madame » de leurs bontés. Évariste lui écrivit. Il ne répondit pas.

– Dans le doute, abstiens-toi, prononça le vétérinaire, tandis que la petite là-haut, dans la chambre, continuait à ménager la chèvre et le chou en chantant à tue-tête :

Au ciel, au ciel, au ciel,

J’irai la voir un jour !

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