IV Suite de l'entretien

OROU – L'heureux moment pour une jeune fille et pour ses parents que celui où sa grossesse est constatée ! Elle se lève, elle accourt, elle jette ses bras autour du cou de sa mère et de son père, c'est avec des transports d'une joie mutuelle qu'elle leur annonce et qu'ils apprennent cet événement. Maman, mon papa, embrassez-moi, je suis grosse. – Est-il bien vrai ? – Très vrai. – Et de qui l'êtes-vous ? – Je le suis d'un tel.

L’AUMONIER – Comment peut-elle nommer le père de son enfant ?

OROU – Pourquoi veux-tu qu'elle l'ignore ? Il en est de la durée de nos amours comme de celle de nos mariages ; elle est au moins d'une lune à la lune suivante.

L’AUMONIER – Et cette règle est bien scrupuleusement observée ?

OROU – Tu vas en juger. D'abord l'intervalle de deux lunes n'est pas long ; mais lorsque deux pères ont une prétention bien fondée à la formation d'un enfant, il n'appartient plus à sa mère.

L’AUMONIER – À qui appartient-il donc ?

OROU – À celui des deux à qui il lui plaît de le donner. Voilà tout son privilège ; et un enfant étant par lui-même un objet d'intérêt et de richesse, tu conçois que parmi nous les libertines sont rares et que les jeunes garçons s'en éloignent.

L’AUMONIER – Vous avez donc aussi vos libertines ? J'en suis bien aise.

OROU – Nous en avons même de plus d'une sorte. Mais tu m'écartes de mon sujet. Lorsqu'une de nos filles est grosse, si le père de l'enfant est un jeune homme beau, bien fait, brave, intelligent et laborieux, l'espérance que l'enfant héritera des vertus de son père renouvelle l'allégresse. Notre enfant n'a honte que d'un mauvais choix. Tu dois concevoir quel prix nous attachons à la santé, à la beauté, à la force, à l'industrie, au courage ; tu dois concevoir comment, sans que nous nous en mêlions, les prérogatives du sang doivent s'éterniser parmi nous. Toi, qui as parcouru différentes contrées, dis-moi si tu as remarqué dans aucune autant de beaux hommes et autant de belles femmes que dans Otaïti. Regarde-moi, comment me trouves-tu ? Eh bien, il y a dix mille hommes ici plus grands, aussi robustes, mais pas un plus brave que moi. Aussi les mères me désignent-elles souvent à leurs filles.

L’AUMONIER – Mais de tous ces enfants que tu peux avoir faits hors de ta cabane, que t'en revient-il ?

OROU – Le quatrième mâle ou femelle. Il s'est établi parmi nous une circulation d'hommes, de femmes et d'enfants, ou de bras de tout âge et de toute fonction, qui est bien d'une autre importance que celle de vos denrées qui n'en sont que le produit.

L’AUMONIER – Je le conçois. Qu'est-ce que c'est que ces voiles noirs que j'ai rencontrés quelquefois ?

OROU – Le signe de la stérilité, vice de naissance ou suite de l'âge avancé. Celle qui quitte ce voile et se mêle avec les hommes est une libertine. Celui qui relève ce voile et s'approche de la femme stérile est un libertin.

L’AUMONIER – Et ces voiles gris ?

OROU – Le signe de la maladie périodique. Celle qui quitte ce voile et se mêle avec les hommes est une libertine. Celui qui le relève et s'approche de la femme malade est un libertin.

L’AUMONIER – Avez-vous des châtiments pour ce libertinage ?

OROU – Point d'autres que le blâme.

L’AUMONIER – Un père peut-il coucher avec sa fille, une mère avec son fils, un frère avec sa sœur, un mari avec la femme d'un autre ?

OROU – Pourquoi non ?

L’AUMONIER – Passe pour la fornication ; mais l'inceste ! mais l'adultère !

OROU – Qu'est-ce que tu veux dire avec tes mots fornication, inceste, adultère ?

L’AUMONIER – Des crimes, des crimes énormes pour l'un desquels l'on brûle dans mon pays.

OROU – Qu'on brûle ou qu'on ne brûle pas dans ton pays, peu m'importe. Mais tu n'accuseras pas les mœurs d'Europe par celles d'Otaïti, ni par conséquent les mœurs d'Otaïti par celles de ton pays ! Il nous faut une règle plus sûre ; et quelle sera cette règle ? En connais-tu une autre que le bien général et l'utilité particulière ? À présent dis-moi ce que ton crime inceste a de contraire à ces deux fins de nos actions. Tu te trompes, mon ami, si tu crois qu'une loi une fois publiée, un mot ignominieux inventé, un supplice décerné, tout est dit. Réponds-moi donc. Qu'entends-tu par inceste ?

L’AUMONIER – Mais un inceste…

OROU – Un inceste… Y a-t-il longtemps que ton grand ouvrier sans tête, sans mains et sans outils, a fait le monde ?

L’AUMONIER – Non.

OROU – Fit-il toute l'espèce humaine à la fois ?

L’AUMONIER – Il créa seulement une femme et un homme.

OROU – Eurent-ils des enfants ?

L’AUMONIER – Assurément.

OROU – Suppose que ces deux premiers parents n'aient eu que des filles et que leur mère soit morte la première, ou qu'ils n'aient eu que des garçons et que la femme ait perdu son mari.

L’AUMONIER – Tu m'embarrasses ; mais tu as beau dire, l'inceste est un crime abominable, et parlons d'autre chose.

OROU – Cela te plaît à dire. Je me tais, moi, tant que tu ne m'auras pas dit ce que c'est que le crime abominable inceste.

L’AUMONIER – Eh bien, je t'accorde que peut-être l'inceste ne blesse en rien la nature, mais ne suffit-il pas qu'il menace la constitution politique ? Que deviendraient la sûreté d'un chef et la tranquillité d'un État, si toute une nation composée de plusieurs millions d'hommes se trouvait rassemblée autour d'une cinquantaine de pères de famille ?

OROU – Le pis-aller, c'est qu'où il n'y a qu'une grande société, il y en aurait cinquante petites : plus de bonheur et un crime de moins.

L’AUMONIER – Je crois cependant que même ici un fils couche rarement avec sa mère.

OROU – À moins qu'il n'ait beaucoup de respect pour elle et une tendresse qui lui fasse oublier la disparité d'âge et préférer une femme de quarante ans à une fille de dix-neuf.

L’AUMONIER – Et le commerce des pères avec leurs filles ?

OROU – Guère plus fréquent, à moins que la fille ne soit laide et peu recherchée. Si son père l'aime, il s'occupe à lui préparer sa dot en enfants.

L’AUMONIER – Cela me fait imaginer que le sort des femmes que la nature a disgraciées ne doit pas être heureux dans Otaïti.

OROU – Cela me prouve que tu n'as pas une haute opinion de la générosité de nos jeunes gens.

L’AUMONIER – Pour les unions des frères et des sœurs, je ne doute pas qu'elles ne soient très communes.

OROU – Et très approuvées.

L’AUMONIER – À t'entendre, cette passion qui produit tant de crimes et de maux dans nos contrées, serait ici tout à fait innocente.

OROU – Étranger, tu manques de jugement et de mémoire. De jugement, car partout où il y a défense il faut qu'on soit tenté de faire la chose défendue et qu'on la fasse. De mémoire, puisque tu ne te souviens plus de ce que t'ai dit. Nous avons de vieilles dissolues qui sortent la nuit sans leur voile noir et reçoivent des hommes lorsqu'il ne peut rien résulter de leur approche ; si elles sont reconnues ou surprises, l'exil au nord de l'île ou l'esclavage est leur châtiment. Des filles précoces qui relèvent leur voile blanc à l'insu de leurs parents, et nous avons pour elles un lieu fermé dans la cabane. Des jeunes hommes qui déposent leur chaîne avant le temps prescrit par la nature et par la loi, et nous en réprimandons leurs parents. Des femmes à qui le temps de la grossesse paraît long ; des femmes et des filles peu scrupuleuses à garder leur voile gris ; mais dans le fait nous n'attachons pas une grande importance à toutes ces fautes, et tu ne saurais croire combien l'idée de richesse particulière ou publique unie dans nos têtes à l'idée de population épure nos mœurs sur ce point.

L’AUMONIER – La passion de deux hommes pour une même femme, ou le goût de deux femmes ou de deux filles pour un même homme n'occasionnent-ils point de désordres ?

OROU – Je n'en ai pas encore vu quatre exemples. Le choix de la femme ou celui de l'homme finit tout. La violence d'un homme serait une faute grave, mais il faut une plainte publique, et c'est presque inouï qu'une fille ou qu'une femme se soit plainte. La seule chose que j'aie remarquée, c'est que nos femmes ont moins de pitié des hommes laids que nos jeunes gens des femmes disgraciées, et nous n'en sommes pas fâchés.

L’AUMONIER – Vous ne connaissez guère la jalousie, à ce que je vois ; mais la tendresse maritale, l'amour paternel, ces deux sentiments si puissants et si doux, s'ils ne sont pas étrangers ici, y doivent être assez faibles.

OROU – Nous y avons suppléé par un autre qui est tout autrement général, énergique et durable, l'intérêt. Mets la main sur la conscience, laisse là cette fanfaronnade de vertu qui est sans cesse sur les lèvres de tes camarades et qui ne réside pas au fond de leur cœur ; dis-moi si dans quelque contrée que ce soit il y a un père qui, sans la honte qui le retient, n'aimât mieux perdre son enfant, un mari qui n'aimât mieux perdre sa femme que sa fortune et l'aisance de toute sa vie. Sois sûr que partout où l'homme sera attaché à la conservation de son semblable comme à son lit, à sa santé, à son repos, à sa cabane, à ses fruits, à ses champs, il fera pour lui tout ce qu'il est possible de faire. C'est ici que les pleurs trempent la couche d'un enfant qui souffre ; c'est ici que les mères sont soignées dans la maladie ; c'est ici qu'on prise une femme féconde, une fille nubile, un garçon adolescent ; c'est ici qu'on s'occupe de leur institution, parce que leur conservation est toujours un accroissement, et leur perte toujours une diminution de fortune.

L’AUMONIER – Je crains bien que ce sauvage n'ait raison. Le paysan misérable de nos contrées qui excède sa femme pour soulager son cheval, laisse périr son enfant sans secours et appelle le médecin pour son bœuf.

OROU – Je n'entends pas trop ce que tu viens de dire ; mais à ton retour dans ta patrie si policée, tâche d'y introduire ce ressort, et c'est alors qu'on y sentira le prix de l'enfant qui naît et l'importance de la population. Veux-tu que je te révèle un secret ? mais prends garde qu'il ne t'échappe. Vous arrivez, nous vous abandonnons nos femmes et nos filles, vous vous en étonnez, vous nous en témoignez une gratitude qui nous fait rire. Vous nous remerciez, lorsque nous asseyons sur toi et sur tes compagnons la plus forte de toutes les impositions. Nous ne t'avons point demandé d'argent, nous ne nous sommes point jetés sur tes marchandises, nous avons méprisé tes denrées ; mais nos femmes et nos filles sont venues exprimer le sang de tes veines. Quand tu t'éloigneras, tu nous auras laissé des enfants ; ce tribut levé sur ta personne, sur ta propre substance, à ton avis n'en vaut-il pas bien un autre ? et si tu veux en apprécier la valeur, imagine que tu aies deux cents lieues de côtes à courir, et qu'à chaque vingt milles on te mette à pareille contribution. Nous avons des terres immenses en friche, nous manquons de bras, et nous t'en avons demandé : nous avons des calamités épidémiques à réparer, et nous t'avons employé à réparer le vide qu'elles laisseront ; nous avons des ennemis voisins à combattre, un besoin de soldats, et nous t'avons prié de nous en faire ; le nombre de nos femmes et de nos filles est trop grand pour celui des hommes, et nous t'avons associé à notre tâche ; parmi ces femmes et ces filles il y en a dont nous n'avons jamais pu obtenir d'enfants, et ce sont celles que nous avons exposées à vos premiers embrassements. Nous avons à payer une redevance en hommes, à un voisin oppresseur, c'est toi et tes camarades qui nous défrayeront, et dans cinq à six ans nous lui enverrons vos fils, s'ils valent moins que les nôtres. Plus robustes, plus sains que vous, nous nous sommes aperçus au premier coup d'œil que vous nous surpassiez en intelligence, et sur-le-champ nous vous avons destiné quelques-unes de nos femmes et de nos filles les plus belles à recueillir la semence d'une race meilleure que la nôtre. C'est un essai que nous avons tenté et qui pourra nous réussir. Nous avons tiré de toi et des tiens le seul parti que nous en pouvions tirer, et crois que tout sauvages que nous sommes, nous savons aussi calculer. Va où tu voudras, et tu trouveras presque toujours l'homme aussi fin que toi. Il ne te donnera jamais que ce qui ne lui est bon à rien et te demandera toujours ce qui lui est utile : s'il te présente un morceau d'or pour un morceau de fer, c'est qu'il ne fait aucun cas de l'or et qu'il prise le fer. Mais dis-moi donc pourquoi tu n'es pas vêtu comme les autres ? Que signifie cette casaque longue qui t'enveloppe de la tête aux pieds et ce sac pointu que tu laisses tomber sur tes épaules ou que tu ramènes sur tes oreilles ?

L’AUMONIER – C'est que tel que tu me vois, je me suis engagé dans une société d'hommes qu'on appelle dans mon pays des moines. Le plus sacré de leurs vœux est de n'approcher d'aucune femme et de ne point faire d'enfants.

OROU – Que faites-vous donc ?

L’AUMONIER – Rien.

OROU – Et ton magistrat souffre cette espèce de paresseux, la pire de toutes ?

L’AUMONIER – Il fait plus, il la respecte et la fait respecter.

OROU – Ma première pensée était que la nature, quelque accident ou un art cruel vous avait privés de la faculté de produire votre semblable, et que par pitié on aimait mieux vous laisser vivre que de vous tuer. Mais, Moine, ma fille m'a dit que tu étais un homme et un homme aussi robuste qu'un Otaïtien, et qu'elle espérait que tes caresses réitérées ne seraient pas infructueuses. À présent que j'ai compris pourquoi tu t'es écrié hier au soir « Mais ma religion ! mais mon état ! » pourrais-tu m'apprendre le motif de la faveur et du respect que les magistrats vous accordent ?

L’AUMONIER – Je l'ignore.

OROU – Tu sais au moins par quelle raison, étant homme, tu t'es librement condamné à ne le pas être ?

L’AUMONIER – Cela serait trop long et trop difficile à t'expliquer.

OROU – Et ce vœu de stérilité, le moine y est-il bien fidèle ?

L’AUMONIER – Non.

OROU – J'en étais sûr. Avez-vous aussi des moines femelles ?

L’AUMONIER – Oui.

OROU – Aussi sages que les moines mâles ?

L’AUMONIER – Plus renfermées, elles sèchent de douleur, périssent d'ennui.

OROU – Et l'injure faite à la nature est vengée. Ô le vilain pays ! si tout y est ordonné comme ce que tu m'en dis, vous êtes plus barbares que nous.

Le bon aumônier raconte qu'il passa le reste de la journée à parcourir l'île, à visiter les cabanes, et que le soir, après souper, le père et la mère l'ayant supplié de coucher avec la seconde de leurs filles, Palli s'était présentée dans le même déshabillé que Thia, et qu'il s'était écrié plusieurs fois pendant la nuit « Mais ma religion ! mais mon état ! » que la troisième nuit il avait été agité des mêmes remords avec Asto l'aînée, et que la quatrième, il l'avait accordée par honnêteté à la femme de son hôte.

A – J'estime cet aumônier poli.

B – Et moi beaucoup davantage les mœurs des Otaïtiens et le discours d'Orou.

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