VI

La villa de Lébédev était petite mais confortable et même jolie. La partie mise en location était décorée avec un soin particulier. À l’entrée de l’habitation, sur la terrasse qui la séparait de la rue, des orangers, des citronniers et des jasmins étaient disposés dans de grands baquets peints en vert, qui, selon le calcul de Lébédev, devaient produire le plus heureux effet. Quelques-uns de ces arbustes avaient été acquis par lui avec le fonds, et l’impression qu’il avait éprouvée en les voyant alignés sur la terrasse avait été si séduisante qu’il avait profité d’une vente aux enchères pour en acheter d’autres. Lorsque toutes ces plantes eurent été transportées dans la villa et mises en place, il descendit plusieurs fois par jour les degrés de la terrasse pour contempler, de la rue, le coup d’œil qu’elles offraient, en supputant chaque fois la majoration qu’il allait exiger de son futur locataire.

La villa plut beaucoup au prince, qui était resté affaibli, abattu et physiquement brisé. En fait, dès son arrivée à Pavlovsk, c’est-à-dire le troisième jour après son accès, il avait à peu près recouvré l’apparence de la santé ; mais il ne se sentait pas encore complètement remis. Il avait été heureux de voir du monde autour de lui durant ces trois jours : Kolia, qui ne le quittait presque pas, la famille Lébédev (sauf le neveu qui avait décampé on ne savait où) et Lébédev lui-même. Il avait même pris plaisir à la visite que le général Ivolguine lui avait faite à Pétersbourg, avant son départ.

Le soir même de son arrivée à Pavlovsk, un assez grand nombre de familiers s’étaient, malgré l’heure, réunis autour de lui sur la terrasse : il vit d’abord arriver Gania, qu’il eut peine à reconnaître tant il était changé et amaigri ; ensuite Barbe et Ptitsine, qui villégiaturaient également à Pavlovsk. Le général Ivolguine était presque constamment chez Lébédev ; c’était à croire qu’il l’avait suivi dans son déménagement. Lébédev faisait tout son possible pour le retenir près de lui et l’empêcher d’approcher le prince. Il le traitait en ami et ils avaient tous deux l’air de se connaître de longue date. Le prince les vit à diverses reprises, durant ces trois jours, engager de longues conversations : ils criaient et semblaient même débattre des questions scientifiques, ce qui était apparemment du goût de Lébédev. On eût dit que celui-ci ne pouvait plus se passer du général. Au reste il prenait les mêmes précautions vis-à-vis de sa famille, par égard pour le prince, depuis leur installation dans la villa ; sous prétexte de ne pas le déranger, il ne laissait personne approcher de son hôte ; il frappait du pied et courait après ses enfants aussitôt qu’ils faisaient mine d’aller sur la terrasse où se trouvait le prince, bien que celui-ci eût prié qu’on ne les éloignât point. Véra elle-même, avec le bébé sur les bras, n’échappait pas à ses vivacités.

– D’abord, ripostait-il aux objections du prince, une pareille familiarité aboutirait, si on l’autorisait, à un manque de respect ; ensuite, ce serait même une inconvenance de leur part…

– Mais pourquoi cela ? intercédait le prince. Je vous assure que votre surveillance et vos sévérités ne servent qu’à me chagriner. Comme je vous l’ai dit maintes fois, je m’ennuie tout seul et vous-même ne faites que redoubler mes transes en gesticulant sans cesse et en marchant sur la pointe des pieds.

Il faisait allusion à l’habitude qu’avait prise Lébédev, depuis ces trois jours, d’entrer chez lui à chaque instant, tout en chassant les familiers sous prétexte d’assurer au malade la tranquillité dont il avait besoin. Il commençait par entre-bâiller la porte, passait la tête et examinait la chambre comme pour vérifier si le prince était là et n’avait pas pris la fuite. Puis, sur la pointe des pieds, il s’approchait furtivement du fauteuil, effrayant parfois son locataire par une apparition inattendue. Il lui demandait à tout bout de champ s’il n’avait besoin de rien. Et, lorsque le prince finissait par le prier de le laisser en repos, il sortait docilement et sans mot dire, marchant toujours à pas de loup et gesticulant sans cesse, comme pour donner à entendre qu’il n’était entré qu’en passant, qu’il n’avait rien de plus à ajouter, qu’il sortait et ne reviendrait plus. Ce qui ne l’empêchait pas de réapparaître un quart d’heure, si ce n’était dix minutes plus tard.

Kolia, qui avait libre accès auprès du prince, excitait par là l’envie de Lébédev, mortifié et même indigné de cette préférence. Il avait remarqué que Lébédev restait parfois une demi-heure derrière la porte à épier sa conversation avec le prince et il en avait naturellement averti celui-ci.

– Vous me tenez sous clé comme si vous étiez maître de ma personne, protesta le prince. J’entends qu’il en soit autrement, du moins ici, à la campagne. Sachez que je recevrai qui je veux et irai où bon me semblera !

– Sans l’ombre d’un doute ! répondit Lébédev en agitant les bras.

Le prince le regarda fixement de la tête aux pieds.

– Dites-moi, Loukiane Timoféïévitch, avez-vous transporté ici la petite armoire que vous aviez au-dessus de votre lit à Pétersbourg ?

– Non, je ne l’ai pas déménagée.

– Comment, vous l’avez laissée là-bas ?

– Il n’y avait pas moyen de la transporter. Il aurait fallu la desceller du mur… Elle est solidement fixée.

– Peut-être y en a-t-il une pareille ici ?

– Oui, et même une meilleure. C’est une des raisons pour lesquelles j’ai acheté la villa.

– Ah ! Et qui était la personne à qui vous avez interdit l’accès de ma chambre il y a une heure ?

– C’était… c’était le général. C’est vrai, je ne l’ai pas laissé entrer. Ce n’est pas sa place ici. Prince, je respecte profondément cet homme ; c’est un… grand homme, vous ne me croyez pas ? Eh bien ! vous verrez. Néanmoins… il vaut mieux, très illustre prince, que vous ne le receviez pas chez vous.

– Mais permettez-moi de vous demander pourquoi je ne dois pas le recevoir ? Et pourquoi, Lébédev, vous tenez-vous maintenant sur la pointe des pieds et vous approchez-vous toujours de moi comme si vous vouliez me confier un secret à l’oreille ?

– Par bassesse ; je le sens, c’est de la bassesse ! répliqua inopinément Lébédev, en se frappant la poitrine d’un air pathétique. – Mais est-ce que le général ne serait pas trop hospitalier pour vous ?

– Trop hospitalier ? Que voulez-vous dire par là ?

– Oui, trop hospitalier. D’abord il se dispose à s’installer à demeure chez moi. Passe encore ! Mais il ne se gêne pas et se glisse tout de suite dans la famille. Nous avons déjà examiné plusieurs fois ensemble nos liens de parenté et nous nous sommes aperçus que nous étions parents par alliance. Vous aussi, vous êtes son petit-neveu par votre mère. Il me l’a encore expliqué hier. Si vous êtes son neveu, il en résulte que nous sommes aussi parents, très illustre prince. C’est une petite faiblesse du général ; elle ne tire pas à conséquence. Mais, voici un moment, il m’a affirmé que, durant toute sa vie, depuis qu’il a reçu le grade de porte-enseigne jusqu’au onze juin de l’année passée, il n’avait jamais eu moins de deux cents convives par jour à la maison. C’était au point qu’on ne se levait même plus de table chez lui : on dînait, on soupait, on prenait le thé pendant quinze heures consécutives. Et cela aurait duré trente ans sans discontinuer ; c’est à peine si l’on prenait le temps de changer la nappe. Un invité se levait-il pour s’en aller ? un autre prenait sa place. Aux jours fériés, et notamment aux fêtes de la famille impériale, le général a eu jusqu’à trois cents convives. Il en a reçu sept cents lors de la commémoration du millénaire de la Russie. C’est terrible. Une pareille histoire ne présage rien de bon et il est dangereux de recevoir chez soi des gens aussi hospitaliers. C’est pourquoi je me demandais si le général ne serait pas trop hospitalier pour vous comme pour moi.

– Mais j’ai cru remarquer que vous étiez tous deux dans les meilleurs termes ?

– Je prends fraternellement ses bavardages à la plaisanterie. Que nous soyons parents par alliance, cela ne me fait ni chaud ni froid ; ce serait même plutôt un honneur. En dépit de ses deux cents invités et du millénaire de la Russie, je le tiens pour un homme très remarquable. Je le déclare en toute sincérité. Tout à l’heure, prince, vous avez dit que je m’approchais de vous comme si j’avais un secret à vous communiquer. Eh bien ! j’en ai justement un : une certaine personne vient de me faire connaître qu’elle désirerait beaucoup avoir une entrevue secrète avec vous.

– Pourquoi une entrevue secrète ? En aucune façon. J’irai moi-même chez cette personne, aujourd’hui s’il le faut.

– Non, non ! reprit Lébédev avec de grands gestes ; ses craintes ne sont pas celles que vous croyez. À propos, le monstre vient chaque jour prendre des nouvelles de votre santé. Le saviez-vous ?

– Vous le traitez bien souvent de monstre ; je trouve cela fort suspect.

– Il n’y a pas de soupçons à avoir, riposta Lébédev avec empressement ; j’ai simplement voulu indiquer que ce n’est pas de lui que la personne en question a peur. Ses appréhensions se rapportent à tout autre chose.

– À quoi ? Dites-le vite ! demanda le prince, agacé par la mimique mystérieuse de Lébédev.

– C’est là qu’est le secret ! ricana celui-ci.

– Le secret de qui ?

– Votre secret. Vous-même, très illustre prince, m’avez défendu de parler devant vous…, balbutia Lébédev ; et, enchanté d’avoir exaspéré la curiosité de son interlocuteur, il conclut brusquement : – Elle a peur d’Aglaé Ivanovna.

Le prince fronça les sourcils puis, après une minute de silence :

– Je vous jure, Lébédev, que je quitterai votre maison, fit-il. Où sont Gabriel Ardalionovitch et les Ptitsine ? Chez vous ? Vous les avez aussi amenés ici ?

– Ils vont venir, ils vont venir. Et le général viendra aussi après eux. J’ouvrirai toutes mes portes et j’appellerai toutes mes filles, toutes, à l’instant même ! chuchota Lébédev avec effroi, en agitant les bras et en courant d’une porte à l’autre.

À ce moment Kolia apparut sur la terrasse, venant de la rue. Il annonça que des visiteuses, Elisabeth Prokofievna et ses trois filles, arrivaient derrière lui.

– Faut-il ou non faire entrer les Ptitsine et Gabriel Ardalionovitch ? Faut-il laisser venir le général ? demanda Lébédev bouleversé par cette nouvelle.

– Pourquoi pas ? Laissez entrer qui veut. Je vous assure, Lébédev, que, du premier jour, vous avez compris mes relations tout de travers. Vous êtes dans une erreur continuelle. Je n’ai pas la moindre raison de me cacher de qui que ce soit, conclut le prince en riant.

Lébédev, le voyant rire, crut devoir l’imiter. Malgré son extrême agitation, il était visiblement ravi.

La nouvelle annoncée par Kolia était exacte : il ne précédait les Epantchine que de quelques pas, pour signaler leur venue. Si bien qu’on vit paraître des visiteurs de deux côtés à la fois : les Epantchine entrèrent par la terrasse, tandis que Ptitsine, Gania et le général Ivolguine sortaient de l’appartement de Lébédev.

Les Epantchine venaient d’apprendre par Kolia la maladie du prince et son arrivée à Pavlovsk. Jusque-là la générale était restée dans une pénible incertitude. L’avant-veille son mari avait communiqué à la famille la carte du prince, d’où Elisabeth Prokofievna avait conclu sans hésiter que celui-ci ne tarderait pas à venir les voir à Pavlovsk. Vainement les demoiselles avaient objecté que, s’il était resté six mois sans écrire, il pourrait bien être moins pressé de se présenter, ayant sans doute – qui pouvait connaître ses affaires ? – bien d’autres soucis à Pétersbourg. Agacée par ces objections, la générale s’était déclarée prête à parier que le prince viendrait au plus tard le lendemain. Le lendemain donc, elle l’attendit toute la matinée, puis pour le dîner, et enfin pour la soirée. Quand la nuit fut tombée, elle devint d’une humeur massacrante et chercha querelle à tout le monde, bien entendu sans mêler le nom du prince aux motifs de ses disputes. Elle n’y fit pas davantage allusion le jour suivant. Pendant le dîner, Aglaé laissa inopinément échapper cette réflexion : « Maman est fâchée parce que le prince nous a fait faux bond ». – « Ce n’est pas sa faute », s’empressa d’observer le général ; sur quoi Elisabeth Prokofievna se leva furieuse et quitta la table.

Enfin, vers le soir, Kolia arriva, donna des nouvelles du prince et raconta tout ce qu’il savait de ses aventures. Ce fut pour Elisabeth Prokofievna une occasion de triompher, mais elle n’en chercha pas moins noise à Kolia : « Il passe des journées entières à tourner ici, sans qu’on sache comment se défaire de lui ; et il fait le mort quand on a besoin de lui ! » Kolia fut sur le point de prendre la mouche en entendant dire « qu’on ne savait comment se défaire de lui », mais il réserva son ressentiment pour plus tard ; il aurait fermé les yeux sur une expression moins blessante, tant lui avaient été agréables l’émoi et l’inquiétude manifestés par Elisabeth Prokofievna en apprenant la maladie du prince. Celle-ci insista longuement sur la nécessité de dépêcher sans retard un exprès à Pétersbourg pour ramener par le premier train une célébrité médicale à Pavlovsk. Ses filles l’en dissuadèrent ; toutefois elles ne voulurent pas être en reste avec leur mère lorsque celle-ci déclara tout de go qu’elle se proposait de rendre visite au malade.

– Nous n’allons pas nous attarder à des questions d’étiquette quand ce garçon est sur son lit de mort ! dit-elle en s’agitant. Est-ce ou non un ami de la maison ?

– Oui, mais il ne faut pas se mettre à l’eau avant d’avoir trouvé le gué, observa Aglaé.

– Eh bien ! n’y va pas ; cela n’en vaudra que mieux ; Eugène Pavlovitch doit venir et, si tu partais, il n’y aurait personne pour le recevoir.

Après ce dialogue Aglaé s’empressa naturellement de se joindre à sa mère et à ses sœurs, comme c’était d’ailleurs son intention dès le début. Le prince Stch…, qui tenait compagnie à Adélaïde, consentit à accompagner les dames sur la demande de la jeune fille. Bien avant, dès son entrée en relations avec les Epantchine, il avait pris un très vif intérêt à les entendre parler du prince. Il se trouva qu’il connaissait celui-ci pour l’avoir rencontré, trois mois environ auparavant, dans une petite ville de province où il avait passé quinze jours avec lui. Il avait raconté beaucoup de choses sur le jeune homme, pour lequel il éprouvait une grande sympathie ; ce fut donc avec un plaisir sincère qu’il accepta de se rendre auprès de son ancienne connaissance. Le général Ivan Fiodorovitch n’était pas à la maison ce jour-là et Eugène Pavlovitch n’était pas encore arrivé.

De la villa des Epantchine à celle de Lébédev il n’y avait pas plus de trois cents pas. En entrant chez le prince, la première impression désagréable qu’éprouva Elisabeth Prokofievna fut de trouver autour de lui une nombreuse société, d’autant que, dans cette société, deux ou trois personnages lui étaient franchement antipathiques. En outre elle fut très étonnée de voir s’avancer vers elle un jeune homme apparemment bien portant, vêtu avec élégance et enjoué, à la place du moribond qu’elle s’attendait à trouver. Elle s’arrêta sans en croire ses yeux, à la grande joie de Kolia, qui aurait pu la mettre au courant avant qu’elle ne sortît de la maison, mais qui s’était bien gardé de le faire, pressentant malicieusement la colère comique à laquelle elle ne manquerait pas de se laisser aller en voyant son cher ami, le prince, en bonne santé.

Kolia poussa même l’effronterie jusqu’à souligner tout haut son succès afin de porter à son comble l’irritation d’Elisabeth Prokofievna, avec laquelle il avait constamment des piques, parfois très blessantes, en dépit de leur amitié.

– Patience, mon cher, ne te presse pas tant ! Ne gâte pas ton triomphe ! riposta-t-elle en s’asseyant dans le fauteuil que le prince lui avait avancé.

Lébédev, Ptitsine et le général Ivolguine s’empressèrent d’offrir des sièges aux jeunes filles. Le général présenta une chaise à Aglaé. Lébédev en approcha une autre du prince Stch… devant lequel il se courba avec une déférence extraordinaire. Barbe, comme de coutume, salua les jeunes filles avec effusion et se mit à chuchoter avec elles.

– C’est vrai, prince, que je pensais te trouver au lit, tant mes craintes avaient exagéré les choses. Et, pour ne pas mentir, je t’avouerai que j’ai été très contrariée tout à l’heure en voyant ta mine prospère, mais je te jure que cette contrariété n’a duré qu’une minute, le temps de réfléchir. Quand je réfléchis, j’agis et je parle toujours d’une manière plus sensée. Je crois que tu es dans le même cas. Pour tout dire, si j’avais eu un fils malade, son rétablissement m’aurait peut-être fait moins de plaisir que le tien. Si tu ne me crois pas en cela, c’est une honte pour toi et non pour moi. Mais ce garnement se permet de me jouer encore bien d’autres tours que celui-ci. Il paraît que tu le protèges ; dans ce cas je te préviens qu’un de ces quatre matins je me priverai, sois-en sûr, de l’avantage et de l’honneur de le compter parmi mes relations.

– Mais en quoi suis-je donc coupable ? s’écria Kolia. J’aurais eu beau vous affirmer que le prince était presque rétabli, vous n’auriez pas voulu me croire ; vous trouviez beaucoup plus intéressant de vous le représenter sur son lit de mort.

– Es-tu ici pour longtemps ? demanda Elisabeth Prokofievna au prince.

– Pour tout l’été, et peut-être même pour plus longtemps.

– Tu es seul ? Tu n’es pas marié ?

– Non, je ne suis pas marié, répondit le prince en souriant de la naïveté avec laquelle elle avait lancé cette pointe.

– Il n’y a pas de quoi sourire ; cela peut arriver. Mais je pense à la villégiature : pourquoi n’es-tu pas descendu chez nous ? Nous avons tout un pavillon inoccupé. Après tout, c’est ton affaire ! Tu es le locataire de cet individu ? ajouta-t-elle à mi-voix en désignant des yeux Lébédev. Pourquoi fait-il toujours des contorsions ?

À ce moment Véra, sortant de l’appartement, parut sur la terrasse ; comme à l’ordinaire elle tenait le nouveau-né dans ses bras. Lébédev, qui tournait autour des chaises sans savoir que faire de sa personne mais sans se décider à s’en aller, s’élança brusquement sur sa fille et se mit à gesticuler pour l’éloigner. Il s’oublia même jusqu’à frapper le sol du pied.

– Il est fou ? demanda précipitamment la générale.

– Non, il…

– Il est ivre, peut-être ? Eh bien, tu es en jolie compagnie ! fit-elle sèchement après avoir jeté un coup d’œil sur les autres visiteurs. – Toutefois voici une charmante jeune fille. Qui est-ce ?

– C’est Véra Loukianovna, la fille de ce Lébédev.

– Ah !… elle est très gracieuse. Je veux faire sa connaissance.

Mais Lébédev, qui avait entendu les paroles flatteuses d’Elisabeth Prokofievna, amenait déjà sa fille pour la présenter lui-même.

– Des orphelins, ce sont des orphelins ! gémit-il en s’approchant avec obséquiosité. – Et le bébé qu’elle a dans les bras est aussi un orphelin ; c’est sa sœur Lioubov, ma fille née en très légitime mariage de mon épouse Hélène, morte en couches voici six semaines par la volonté de Dieu… Oui… elle lui tient lieu de mère, bien qu’elle ne soit que sa sœur… rien de plus, rien…

– Et toi, mon brave, tu n’es rien de plus qu’un imbécile ; excuse ma franchise. Maintenant, en voilà assez ! je suppose que tu le comprends de toi-même, ajouta-t-elle dans un subit accès d’indignation.

– C’est l’exacte vérité ! répondit Lébédev en s’inclinant avec un profond respect.

– Dites-moi, monsieur Lébédev, on prétend que vous interprétez l’Apocalypse. Est-ce vrai ? demanda Aglaé.

– C’est l’exacte vérité !… Voici quinze ans que je l’interprète.

– J’ai entendu parler de vous. Je crois même qu’il a été question de vous dans les journaux.

– Non ; les journaux ont parlé d’un autre commentateur ; il est mort et je l’ai remplacé, reprit Lébédev qui ne se tenait plus de joie.

– Faites-moi le plaisir, puisque nous sommes voisins, de venir un jour m’interpréter quelques passages de l’Apocalypse. Je n’y comprends goutte.

– Je ne puis me dispenser de vous prévenir, Aglaé Ivanovna, que tout cela n’est de sa part que du charlatanisme, croyez-m’en ! fit précipitamment le général Ivolguine qui, assis à côté d’Aglaé, était au supplice de ne pouvoir se mêler à la conversation. – Évidemment, la vie à la campagne a ses droits comme aussi ses plaisirs, continua-t-il. Recevoir chez soi un pareil intrus pour se faire expliquer l’Apocalypse, c’est une fantaisie comme une autre, voire une fantaisie d’une ingéniosité remarquable, mais je… Vous avez l’air de me regarder avec surprise ? Permettez que je me présente : général Ivolguine. Je vous ai portée sur mes bras, Aglaé Ivanovna.

– Charmée de faire votre connaissance. Je connais Barbe Ardalionovna et Nina Alexandrovna, murmura Aglaé qui se tenait à quatre pour ne pas éclater de rire.

Elisabeth Prokofievna se fâcha tout rouge… La colère trop longtemps contenue dans son cœur avait besoin de s’épancher. Elle ne pouvait supporter le général Ivolguine qu’elle avait connu autrefois, il y avait fort longtemps.

– Tu mens, mon cher, selon ton habitude ! Tu n’as jamais porté ma fille sur tes bras, lui dit-elle avec emportement.

– Vous l’avez oublié, maman, mais c’est, ma foi, vrai qu’il m’a portée, confirma soudain Aglaé. C’était à Tver, où nous habitions alors. J’avais six ans et je m’en souviens. Il m’a fait une flèche et un arc, il m’a appris à tirer et j’ai tué un pigeon. Vous ne vous rappelez pas que nous avons tué ensemble un pigeon ?

– Et moi, il m’a donné un casque en carton et une épée de bois ; je m’en souviens également ! s’écria Adélaïde.

– Moi aussi, je m’en souviens ! renchérit Alexandra. Vous vous êtes même querellées à propos du pigeon blessé et on vous a mises chacune dans un coin. Adélaïde a dû rester plantée là avec son casque et son épée.

En rappelant à Aglaé qu’il l’avait portée dans ses bras, le général avait seulement voulu dire quelque chose pour lier conversation, comme il en usait avec tous les jeunes gens dont il jugeait opportun de faire la connaissance. Mais, comme par un fait exprès, il se trouva cette fois-ci qu’il était tombé juste en évoquant une circonstance véridique qu’il avait lui-même oubliée. Si bien que lorsque Aglaé eut inopinément attesté qu’ils avaient tué ensemble un pigeon, la mémoire lui revint d’un seul coup et il se rappela tout dans les moindres détails, comme il advient souvent aux vieilles gens qui remémorent un passé lointain. Il serait difficile de dire ce qui, dans cette évocation, fit impression sur le pauvre général, un peu gris comme à son ordinaire ; toujours est-il qu’il en parut vivement ému.

– Je me rappelle, oui je me rappelle tout ! s’exclama-t-il. J’étais alors capitaine en second. Vous étiez si petite, si mignonne ! Nina Alexandrovna…, Gania… C’était le temps où… j’étais reçu chez vous. Ivan Fiodorovitch…

– Et tu vois à quoi tu en es arrivé maintenant ! reprit la générale. Cependant la boisson n’a pas étouffé en toi les sentiments nobles, puisque tu t’attendris ainsi sur ce souvenir. Mais tu as martyrisé ta femme. Au lieu de donner l’exemple à tes enfants, tu te fais mettre à la prison pour dettes. Va-t’en d’ici, mon ami ! retire-toi n’importe où, derrière la porte, dans un coin, et pleure en te rappelant ton innocence d’antan ; peut-être Dieu te pardonnera-t-il ! Allons, va ! je te parle sérieusement.

Pour se corriger, il n’y a rien de tel que de se souvenir du passé avec contrition.

Ce n’était pas la peine d’insister : le général avait la sensibilité aiguë des gens qui ont l’habitude de boire et il lui était pénible, comme à tous les déclassés, de se remémorer les jours heureux. Il se leva et se dirigea vers la porte avec une telle docilité qu’Elisabeth Prokofievna le prit aussitôt en pitié.

– Ardalion Ardalionovitch, mon ami, s’écria-t-elle en le rappelant, attends une minute ! nous sommes tous pécheurs ; quand tu sentiras que ta conscience est un peu calmée, viens me voir, nous consacrerons un moment à causer du passé. Qui sait si je n’ai pas commis cinquante fois plus de péchés que toi ? Mais maintenant adieu, va-t’en ! tu n’as rien à faire ici…, ajouta-t-elle brusquement, effrayée de le voir revenir.

– Vous feriez mieux pour le moment de ne pas le suivre, dit le prince à Kolia dont le premier mouvement avait été d’emboîter le pas à son père. Sans cela, dans un instant il sera de mauvaise humeur et c’en sera fait de ses bonnes dispositions.

– C’est juste ; laisse-le ; tu iras le retrouver dans une demi-heure, décida Elisabeth Prokofievna.

– Voilà ce que c’est que de dire, une fois dans sa vie, la vérité à quelqu’un : il en a été ému jusqu’aux larmes ! risqua Lébédev.

Elisabeth Prokofievna le remit incontinent à sa place :

– Et toi aussi, mon bon ami, tu dois être un joli monsieur, si ce que j’ai entendu dire est vrai !

La situation respective de tous les visiteurs réunis sur la terrasse se précisait peu à peu. Le prince sut naturellement apprécier à sa juste valeur le témoignage de sympathie dont il était l’objet de la part de la générale et de ses filles. Il leur dit d’un ton sincère qu’il avait eu, avant leur visite, l’intention bien arrêtée de se présenter chez elles le jour même, malgré son état de santé et l’heure tardive. Elisabeth Prokofievna répondit, en jetant un regard de dédain sur les visiteurs, qu’il était encore temps de mettre ce projet à exécution. Ptitsine, homme poli et très conciliant, ne tarda pas à se lever et se retira dans l’appartement de Lébédev ; il aurait vivement désiré emmener celui-ci, mais il n’en obtint que la promesse d’être bientôt rejoint par lui. Barbe qui s’entretenait avec les jeunes filles ne bougea pas. Gania et elle étaient fort aises du départ du général. Gania s’en alla peu après Ptitsine. Pendant les quelques minutes qu’il avait passées sur la terrasse en présence des Epantchine, il avait eu une contenance modeste et digne et ne s’était pas troublé sous le regard dominateur d’Elisabeth Prokofievna, qui par deux fois l’avait toisé de la tête aux pieds. Il pouvait, en vérité, paraître très changé à ceux qui l’avaient connu précédemment. Son attitude fit une impression tout à fait favorable sur Aglaé.

– C’est, je crois, Gabriel Ardalionovitch qui vient de sortir ? demanda-t-elle à brûle-pourpoint, comme elle aimait parfois à le faire en interrompant à haute voix la conversation des autres personnes et en parlant à la cantonade.

– C’est lui, répondit le prince.

– C’est à peine si je l’ai reconnu, fit Aglaé. Il a beaucoup changé… et à son avantage.

– J’en suis enchanté pour lui, dit le prince.

– Il a été très malade, ajouta Barbe sur un ton de commisération où perçait une joie secrète.

– En quoi a-t-il changé à son avantage ? demanda Elisabeth Prokofievna avec un accent de colère et presque d’effroi. – Où as-tu pris cela ? Je ne trouve rien de mieux en lui. Que trouves-tu toi ?

– Il n’y a rien de mieux qu’un « chevalier pauvre », s’exclama tout à coup Kolia, qui se tenait toujours près de la chaise d’Elisabeth Prokofievna.

– C’est aussi mon avis, dit en riant le prince Stch…

– C’est également le mien, déclara solennellement Adélaïde.

– Que « chevalier pauvre » ? demanda la générale en fixant sur eux un regard de perplexité et de dépit. Puis, voyant Aglaé rougir, elle ajouta avec colère : – Ce doit être quelque bêtise ! Qu’est-ce que c’est que ce « chevalier pauvre » ?

– Est-ce la première fois que ce gamin, qui est votre favori, dénature les paroles des autres ? répliqua Aglaé sur un ton d’arrogance outrée.

Aglaé était sujette à des accès de colère très fréquents, mais quand elle s’y laissait aller, leur véhémence s’alliait toujours à quelque chose de si enfantin et de si gauche qu’on ne pouvait parfois s’empêcher de rire en la regardant. Ceci avait le don de l’exaspérer, car elle ne s’expliquait pas cette hilarité et se demandait comment on pouvait et osait rire de son emportement. La réflexion qu’elle venait de faire mit en gaîté ses cœurs et le prince Stch… ; le prince Léon Nicolaïévitch lui-même ne put retenir un sourire, tout en rougissant on ne sait trop pourquoi. Kolia triomphait et riait à gorge déployée. Aglaé se fâcha pour tout de bon, ce qui ajouta encore à sa beauté ; sa confusion et le dépit qu’elle en éprouvait lui seyaient à ravir.

– Est-ce que ce gamin n’a pas souvent dénaturé vos propres paroles ? reprit-elle.

– Je ne fais que citer une de vos exclamations, s’écria Kolia. Il y a un mois, en lisant Don Quichotte, vous avez dit qu’il n’y avait rien de mieux qu’un « chevalier pauvre ». Je ne sais de qui vous parliez alors : était-ce de Don Quichotte, d’Eugène Pavlovitch ou de quelqu’un d’autre. Le fait est que vos paroles s’appliquaient à quelqu’un : il y a eu là-dessus toute une longue conversation…

– Je vois, mon ami, que tu te permets d’aller un peu loin dans tes suppositions, dit Elisabeth Prokofievna avec aigreur.

– Suis-je le seul ? continua Kolia en ergotant. Tout le monde en a parlé et en parle encore : à l’instant même, le prince Stch…, Adélaïde Ivanovna et les autres viennent de dire qu’ils étaient partisans du « chevalier pauvre ». Ce chevalier existe donc réellement et m’est avis que, sans le mauvais vouloir d’Adélaïde Ivanovna, nous saurions tous depuis longtemps qui il est.

– En quoi suis-je coupable ? demanda en riant Adélaïde.

– Vous n’avez pas voulu nous dessiner son portrait, voilà votre faute ! Aglaé Ivanovna vous avait priée de le faire et vous avait même indiqué tous les détails du tableau, tel qu’elle-même le concevait, vous rappelez-vous ? Et vous n’avez pas voulu…

– Mais comment m’y serais-je prise et qui aurais-je représenté ? Tel qu’on me l’a dépeint, le « chevalier pauvre ».

Ne leva devant personne

La visière d’acier de son casque.

Alors quel visage lui donner ? Que représenter ? une visière, un être anonyme ?

– Je n’y comprends rien. De quelle visière s’agit-il ? s’écria la générale agacée, qui au fond commençait à identifier le personnage désigné sous le nom conventionnel (probablement imaginé depuis longtemps) de « chevalier pauvre ».

Mais ce qui l’indignait le plus, c’était de voir l’air confus du prince Léon Nicolaïévitch, qui était intimidé comme un enfant de dix ans.

– Est-ce que cette plaisanterie ne va pas bientôt cesser ? M’expliquera-t-on, oui ou non, ce que signifie ce « chevalier pauvre » ? Est-ce un secret si redoutable qu’on ne puisse le dévoiler ?

Les rires reprirent de plus belle. Le prince Stch…, visiblement désireux de couper court à l’incident et de changer la conversation, se décida à intervenir :

– Il s’agit tout bonnement d’une poésie baroque écrite en russe, qui n’a ni queue ni tête et dont le sujet est un « chevalier pauvre ». Il y a un mois, nous étions tous réunis après-dîner et fort en train de rire. Nous cherchions comme toujours un sujet pour le prochain tableau d’Adélaïde Ivanovna. Vous savez que c’est depuis longtemps la commune occupation de toute la famille. C’est alors que l’idée vint à l’un de nous – lequel ? je ne me rappelle plus – de prendre pour sujet le « chevalier pauvre »…

– L’idée est d’Aglaé Ivanovna ! s’écria Kolia.

– C’est bien possible, mais je ne m’en souviens pas, reprit Le prince Stch… Les uns ont ri de ce sujet, les autres ont affirmé qu’on n’en saurait trouver de plus élevé, mais qu’il fallait, en tout cas, donner un visage au « chevalier pauvre ». Nous avons cherché ce visage parmi ceux de toutes nos connaissances, mais aucun n’a fait l’affaire et nous en sommes restés là. Voilà tout. Je ne comprends pas pourquoi Nicolas Ardalionovitch s’est avisé de remettre cela sur le tapis. Ce qui était amusant et à propos il y a un mois n’a plus aucun intérêt aujourd’hui.

– C’est qu’il y a là-dessous quelque nouveau sous-entendu inepte, blessant et injurieux, dit d’un ton coupant Elisabeth Prokofievna.

– Il n’y a rien d’inepte là dedans. Il n’y a que l’expression d’une très profonde estime, riposta Aglaé.

Elle prononça ces mots avec un accent de gravité tout à fait inattendu. Non seulement elle avait complètement maîtrisé ses nerfs, mais encore on pouvait présumer, à certains indices, qu’elle prenait maintenant plaisir à voir s’amplifier la plaisanterie. Ce revirement s’était opéré en elle au moment où l’on s’était aperçu que la confusion du prince devenait de plus en plus intense.

– Ils rient comme des fous et les voilà tout à coup qui parlent de leur très profonde estime ! C’est insensé. Pourquoi de l’estime ? Réponds-moi sur-le-champ : d’où t’est venue, sans rime ni raison, cette profonde estime ?

À la question posée avec nervosité par sa mère, Aglaé répliqua sur le même ton grave et solennel :

– J’ai parlé d’une très profonde estime parce qu’il est question dans ces vers d’un homme capable d’avoir un idéal et, s’en étant fixé un, de lui vouer aveuglément toute sa vie. Ce n’est pas une chose commune par le temps qui court. On ne dit pas, dans ces vers, en quoi consistait l’idéal du « chevalier pauvre », mais on voit bien que cet idéal était en quelque sorte une image lumineuse, « emblème de la beauté pure » ; le chevalier amoureux portait même, au lieu d’écharpe, un chapelet autour du cou. Il est vrai qu’il y a aussi là une devise obscure, énigmatique, exprimée par les lettres A, N, B, qu’il avait tracées sur son écu.

– A, N, D, rectifia Kolia.

– Je dis A, N, B, et je n’en démords point, repartit Aglaé avec aigreur. En tout cas il est clair que le chevalier pauvre n’attachait pas d’importance à ce qu’était ou faisait sa dame. Il suffisait qu’il l’eût choisie et eût cru dans sa « beauté pure » pour qu’il s’inclinât à tout jamais devant elle. En ceci était son mérite que, même si elle était plus tard devenue une voleuse, il ne lui en aurait pas moins gardé sa foi et aurait continué à rompre des lances pour sa beauté pure. Le poète paraît avoir voulu incarner dans une figure exceptionnelle la puissante notion de l’amour chevaleresque et platonique, telle que l’a conçue le Moyen Âge. Il ne s’agit naturellement que d’un idéal. Dans le « chevalier pauvre » cet idéal atteint son plus haut degré et arrive jusqu’à l’ascétisme. C’est beaucoup, il faut le reconnaître, que d’être capable d’un pareil sentiment, qui suppose par lui-même un caractère d’une trempe spéciale et qui est, sous un certain aspect, fort louable, sans même parler ici de Don Quichotte. Le « chevalier pauvre », c’est Don Quichotte, un Don Quichotte qui ne serait pas comique, mais sérieux. Je ne l’ai d’abord pas compris et m’en suis égayée ; mais maintenant j’aime le « chevalier pauvre », et surtout j’estime ses exploits.

Aglaé se tut. En la regardant il était malaisé de se rendre compte si elle avait parlé sérieusement ou pour rire.

– Eh bien, avec tous ses exploits, ce « chevalier pauvre » est un imbécile ! décida la générale. Et toi, ma petite, tu nous as débité toute une leçon ; crois-moi, cela ne te va guère. En tout cas c’est intolérable. Quels sont ces vers ? Récite-les ; tu dois les savoir. Je tiens absolument à les connaître. De ma vie je n’ai pu souffrir la poésie ; c’était sans doute un pressentiment. Pour l’amour de Dieu, prince, prends patience ; c’est évidemment ce que, toi et moi, nous avons de mieux à faire, ajouta-t-elle en s’adressant au prince Léon Nicolaïévitch. Elle était outrée.

Le prince voulut dire quelque chose, mais son trouble était tel qu’il ne put articuler un mot. Seule Aglaé, qui venait de se permettre tant de hardiesse en « débitant sa leçon », ne montrait aucune confusion et paraissait même contente d’elle. Toujours aussi grave et aussi solennelle, elle se leva aussitôt, comme si elle s’était tenue prête à réciter les vers et n’avait attendu qu’une invitation à le faire ; puis, s’avançant au milieu de la terrasse, elle se plaça face au prince encore assis dans son fauteuil. Tout le monde la regardait avec une certaine surprise. Le prince Stch…, ses sœurs, sa mère, bref presque tous les assistants éprouvaient un sentiment de gêne devant cette nouvelle gaminerie dont on pouvait prévoir qu’elle allait passer la mesure. Mais il était visible qu’Aglaé était enchantée de cette manière de préluder à sa récitation. Elisabeth Prokofievna fut sur le point de la faire rasseoir, mais, au moment même où la jeune fille allait commencer à réciter la fameuse ballade, deux nouveaux visiteurs montèrent de la rue à la terrasse en conversant à haute voix. C’était le général Ivan Fiodorovitch Epantchine suivi d’un jeune homme. Leur apparition produisit quelque sensation.

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