XII

Kolia conduisit le prince tout près de là, à la Perspective Liteïnaïa, dans un café, au rez-de-chaussée duquel s’était installé Ardalion Alexandrovitch. Il était assis dans une petite pièce à droite, comme un vieil habitué, une bouteille devant lui et l’Indépendance belge dans les mains. Il attendait le prince ; dès qu’il l’eut aperçu, il posa son journal et entra dans des explications animées mais filandreuses auxquelles le prince ne comprit à peu près rien, car le général était déjà passablement gris.

– Je n’ai pas les dix roubles que vous demandez, interrompit le prince, mais voici un billet de vingt-cinq ; changez-le et rendez-moi quinze roubles, sans quoi, je serais moi-même sans un kopek.

– Oh ! n’en doutez pas et soyez sûr que je vais tout de suite…

– En outre, j’ai une prière à vous adresser, général. Vous n’êtes jamais allé chez Nastasie Philippovna ?

– Moi ? Si je suis jamais allé chez elle ? Vous me demandez cela à moi ? Mais j’y suis allé, et plusieurs fois, mon cher ! s’écria le général dans un accès de fatuité et d’ironie triomphante. Seulement, j’ai cessé de la voir parce que je ne veux pas encourager une alliance inconvenante. Vous l’avez constaté vous-même, vous avez été témoin de ce qui s’est passé ce tantôt : j’ai fait tout ce qu’un père pouvait faire, j’entends un père doux et indulgent. Maintenant on verra entrer en scène un père d’un tout autre genre. Alors on saura si un vieux militaire plein de mérites triomphe de l’intrigue ou si une camélia éhontée entre dans une noble famille.

– Je voulais justement vous demander si, à titre de connaissance, vous pourriez me mener ce soir chez Nastasie Philippovna. Il faut absolument que ce soit ce soir ; j’ai une affaire à lui exposer, mais je ne sais comment m’introduire chez elle. J’ai bien été présenté tantôt, mais on ne m’a pas invité, et il s’agit d’une soirée sur invitation. Je suis d’ailleurs prêt à passer sur les questions d’étiquette et à risquer le ridicule, pourvu que je puisse entrer d’une manière ou d’une autre.

– Vous tombez admirablement, mon jeune ami ! s’écria le général enchanté. Ce n’est pas pour cette bagatelle que je vous ai prié de venir, continua-t-il, tout en empochant l’argent ; si je vous ai appelé, c’est pour faire de vous mon compagnon d’armes dans une expédition chez, ou plutôt contre Nastasie Philippovna. Le général Ivolguine et le prince Muichkine ! Quel effet cette alliance va faire sur elle ! Moi-même, sous couleur d’une visite de courtoisie à l’occasion de son anniversaire, je lui signifierai ma volonté, obliquement, pas directement, mais cela reviendra au même. Alors Gania lui-même verra ce qu’il aura à faire : il choisira entre un père plein de mérites et… pour ainsi dire… Il adviendra ce qu’il adviendra. Votre idée est éminemment féconde. Nous nous rendrons chez elle à neuf heures. Nous avons du temps devant nous.

– Où demeure-t-elle ?

– Loin d’ici : près du Grand Théâtre, dans la maison Muitovtsov, presque sur la place, au premier… Il n’y aura pas grand monde chez elle, quoique ce soit sa fête, et on s’en ira de bonne heure…

Le soir était tombé depuis longtemps et le prince était toujours là à écouter le général débiter une quantité d’anecdotes qu’il commençait mais n’achevait jamais. À l’arrivée du prince, il avait demandé une nouvelle bouteille qu’il avait mis une heure à boire ; il en commanda ensuite une troisième qu’il acheva également. Il est probable qu’il eut le temps de raconter l’histoire d’à peu près toute sa vie. Enfin le prince se leva et dit qu’il ne pouvait attendre davantage. Le général se versa les dernières gouttes de la bouteille puis se leva aussi et sortit de la pièce d’un pas très chancelant. Le prince était au désespoir. Il ne pouvait comprendre comment il avait si sottement placé sa confiance. Au fond il n’avait nullement placé sa confiance dans le général ; il avait seulement compté sur lui pour se faire introduire chez Nastasie Philippovna, fût-ce en provoquant quelque scandale ; toutefois il n’avait pas envisagé le cas où le scandale serait énorme. Or le général était complètement gris ; il parlait sans relâche avec une grandiloquence attendrie et des larmes jusqu’au fond de l’âme. Il revenait toujours sur l’inconduite des membres de sa famille, qui avait tout gâté et à laquelle le moment était arrivé de mettre un terme. Ils parvinrent ainsi au bout de Liteïnaïa. Le dégel continuait : un vent triste, tiède et malsain, soufflait dans les rues ; les équipages pataugeaient dans la boue ; les fers des chevaux résonnaient bruyamment sur le pavé. La foule morne et transie des piétons déambulait sur les trottoirs. Çà et là on heurtait des ivrognes.

– Vous voyez, au premier étage de ces immeubles, des appartements brillamment éclairés ? dit le général ; ils sont habités par mes camarades ; et moi, dont les états de service et les souffrances l’emportent sur les leurs, je vais à pied vers le Grand Théâtre pour rendre visite à une femme de vie suspecte ! Un homme qui a treize balles dans la poitrine !… Vous ne me croyez pas ? Et pourtant c’est expressément pour moi que Pirogov a télégraphié à Paris et quitté pour un moment Sébastopol en plein siège ; pendant ce temps, Nélaton, le médecin de la Cour de France, obtenait, à force de démarches et dans l’intérêt de la science, un sauf-conduit pour venir dans la ville assiégée examiner mes blessures. Cet événement est connu des plus hautes autorités. Quand on m’aperçoit, on s’écrie : « Ah, c’est cet Ivolguine qui a treize balles dans le corps ! » Voyez-vous, prince, cette maison ? C’est là que demeure, au premier, mon vieux camarade le général Sokolovitch, avec sa très noble et très nombreuse famille. C’est à cette maison, à trois autres au Nevski et à deux autres encore à la Morskaïa, que se borne aujourd’hui le cercle de mes relations. J’entends de mes relations personnelles. Nina Alexandrovna s’est depuis longtemps pliée devant les circonstances. Pour moi, je vis avec mes souvenirs… et je me délasse, pour ainsi dire, dans la société cultivée de mes anciens camarades et subordonnés qui continuent à m’adorer. Ce général Sokolovitch (tiens ! il y a pas mal de temps que je ne suis allé chez lui et que je n’ai vu Anna Fiodorovna)… Vous savez, mon cher prince, quand on ne reçoit pas, on perd machinalement l’habitude d’aller chez les autres. Et cependant… hum… Vous me paraissez sceptique ?… D’ailleurs, pourquoi n’introduirais-je pas le fils de mon meilleur ami et camarade d’enfance dans cette charmante famille ? Le général Ivolguine et le prince Muichkine ! Vous y verrez une ravissante jeune fille… non pas une, mais deux, voire trois, qui sont la parure de la capitale et de la société : beauté, éducation, tendances… questions féminines, poésie, tout cela s’harmonise dans le plus gracieux mélange. Sans compter que chacune de ces jeunes filles a pour le moins quatre-vingt mille roubles de dot en argent comptant, ce qui ne fait jamais de mal ;… je passe également sur les questions féminines et sociales,… bref, il est de toute nécessité que je vous présente. Le général Ivolguine et le prince Muichkine ! En un mot… Quel effet !

– Tout de suite ? Maintenant même ? Mais vous avez oublié… commença le prince.

– Non, je n’ai rien oublié du tout. Montons ! Par ici, prenons ce somptueux escalier. Je m’étonne que le suisse soit absent… ; c’est jour de fête, il est sorti. Comment n’a-t-on pas encore renvoyé un pareil ivrogne. Ce Sokolovitch me doit tout le bonheur de sa vie et tous les succès de sa carrière. Il les doit à moi et à nul autre, mais… nous voici arrivés.

Le prince suivait le général docilement et sans protester, afin de ne pas l’irriter et dans l’espérance que le général Sokolovitch et toute sa famille s’évanouiraient peu à peu comme un mirage inconsistant, en sorte qu’ils en seraient quittes pour redescendre tranquillement l’escalier. Mais à sa grande consternation il vit se dissiper cette espérance : le général l’entraînait dans l’escalier avec l’assurance d’un homme qui connaît réellement des locataires dans la maison et, à chaque instant, il lui faisait part de détails biographiques et topographiques dont la précision était mathématique. Enfin, arrivés au premier étage, ils s’arrêtèrent à droite devant la porte d’un luxueux appartement. Au moment où le général mettait la main à la sonnette, le prince prit la résolution de s’enfuir. Mais une diversion le retint une minute.

– Vous vous trompez, général, dit-il ; le nom inscrit sur la porte est Koulakov ; et vous croyez sonner chez les Sokolovitch.

– Koulakov ?… Koulakov ne rime à rien. L’appartement est celui de Sokolovitch, et je sonne chez Sokolovitch. Je me fiche de Koulakov. On vient nous ouvrir.

La porte s’ouvrit en effet. Un domestique parut qui annonça que les maîtres n’étaient pas à la maison.

– Quel dommage ! C’est comme un fait exprès ! répéta à diverses reprises Ardalion Alexandrovitch, avec l’expression du plus profond regret. Vous direz à vos maîtres, mon ami, que le général Ivolguine et le prince Muichkine désiraient leur présenter leurs hommages et qu’ils ont vivement, vivement regretté…

À ce moment, on aperçut dans l’antichambre une autre personne, une dame d’environ quarante ans, en robe sombre, qui pouvait être une économe ou une gouvernante. Ayant entendu prononcer les noms du général Ivolguine et du prince Muichkine, elle s’approcha d’un air fureteur et méfiant, et dit en fixant particulièrement le général :

– Marie Alexandrovna n’est pas à la maison ; elle est allée chez la grand’mère avec la demoiselle, avec Alexandra Mikhaïlovna.

– Alexandra Mikhaïlovna est sortie aussi ! Oh ! mon Dieu, quelle malchance ! Figurez-vous, madame, que c’est toujours mon malheur ! Je vous prie très humblement de transmettre mes hommages ; quant à Alexandra Mikhaïlovna, dites-lui de se rappeler… bref, faites-lui savoir que je lui souhaite de tout cœur la réalisation des vœux qu’elle formait jeudi soir en écoutant la ballade de Chopin ; elle se souviendra,… dites bien que je la lui souhaite de tout cœur ! Le général Ivolguine et le prince Muichkine !

– Je n’y manquerai pas, répondit la dame qui fit une révérence, avec un air plus rassuré.

Tandis qu’ils descendaient l’escalier, le général continua à exhaler ses regrets de n’avoir trouvé personne et de n’avoir pu procurer au prince une relation aussi charmante.

– Vous savez, mon cher, j’ai un peu l’âme d’un poète. Vous en êtes-vous aperçu ? D’ailleurs… d’ailleurs je crois que nous nous sommes trompés de maison, fit-il soudain et d’une manière inattendue. Les Sokolovitch, je me le rappelle maintenant, ne demeurent pas là et j’ai même idée qu’ils doivent être à Moscou en ce moment. Oui, j’ai fait une légère erreur, mais c’est sans importance.

– Je voudrais seulement savoir une chose, fit observer le prince d’un air abattu : dois-je définitivement renoncer à compter sur vous et me rendre seul chez Nastasie Philippovna ?

– Renoncer à compter sur moi ? Vous rendre seul là-bas ? Mais comment pourrait-il en être question, alors qu’il s’agit d’une démarche capitale pour moi et dont dépend à un si haut degré le sort de toute ma famille ? Mon jeune ami, vous connaissez mal Ivolguine. Qui dit « Ivolguine » dit « mur » : appuie-toi sur Ivolguine comme sur un mur, disait-on déjà de moi à l’escadron où j’ai fait mes premières armes. Il faut lentement que j’entre, en passant et pour une minute, dans une maison où mon âme trouve depuis quelques années un délassement à ses soucis et à ses épreuves…

– Vous voulez passer chez vous ?

– Non ! Je veux… passer chez la capitaine Térentiev, veuve du capitaine Térentiev, mon ancien subordonné… et même mon ami… C’est là, chez la capitaine, que je sens mon âme renaître et que j’apporte les afflictions de ma vie d’homme privé et de père de famille… Or, comme aujourd’hui je me sens précisément le moral très bas, je…

– Il me semble, murmura le prince, que, même sans cela, j’ai fait une grosse bêtise en vous dérangeant aujourd’hui. D’ailleurs vous êtes à présent… Adieu !

– Mais je ne puis, je ne puis vous laisser partir comme cela, mon jeune ami ! s’écria le général avec emphase. Il s’agit d’une veuve, une mère de famille ; elle tire de son cœur des accents qui retentissent dans tout mon être. La visite que je veux lui faire durera cinq minutes ; je suis dans cette maison presque comme chez moi ; je me laverai, je procéderai à un brin de toilette puis nous nous ferons conduire en fiacre au Grand Théâtre. Soyez certain que j’aurai besoin de vous toute la soirée… C’est dans cette maison-ci ; nous y voilà… Tiens, Kolia, tu es déjà là ? Sais-tu si Marthe Borissovna est chez elle, ou arrives-tu seulement ?

– Oh non ! répondit Kolia qui se trouvait devant l’entrée lorsqu’ils l’avaient rencontré. – Je suis déjà ici depuis longtemps ; je tiens compagnie à Hippolyte, qui va plus mal. Il est resté au lit ce matin. J’étais descendu pour aller à la boutique acheter un jeu de cartes. Marthe Borissovna vous attend. Seulement, papa, vous êtes dans un état…, conclut-il après avoir observé attentivement la démarche et l’attitude du général. Enfin, tant pis !

La rencontre de Kolia décida le prince à accompagner le général chez Marthe Borissovna, mais seulement pour un instant. Kolia lui était nécessaire, car il avait résolu de se séparer en tout cas du général et il ne pouvait se pardonner d’avoir précédemment songé à l’associer à ses plans. Il leur fallut du temps pour atteindre le quatrième étage où ils montèrent par un escalier de service.

– Vous voulez présenter le prince ? demanda Kolia dans l’escalier.

– Oui, mon ami, je veux le présenter : le général Ivolguine et le prince Muichkine ! Mais, dis-moi… dans quelles dispositions se trouve Marthe Borissovna ?…

– Vous savez, papa, vous feriez mieux de ne pas y aller. Elle va vous manger ! Il y a trois jours que vous n’avez pas mis le nez chez elle et qu’elle attend de l’argent. Pourquoi lui en avoir promis ? Vous êtes toujours le même ! Maintenant tirez-vous d’affaire.

Au quatrième étage, ils s’arrêtèrent devant une porte basse. Le général, visiblement intimidé, poussa le prince devant lui.

– Moi je resterai ici, balbutia-t-il ; je veux faire une surprise…

Kolia entra le premier. Une dame d’une quarantaine d’années, copieusement fardée, en pantoufles et en caraco, les cheveux noués en petites tresses, regarda de l’antichambre. Aussitôt la surprise projetée par le général tomba à l’eau, car la dame ne l’eut pas plutôt aperçu qu’elle s’écria :

– Le voilà, cet homme bas et plein d’astuce ! mon cœur, l’avait senti venir.

– Entrons, bégaya le général au prince, cela n’est pas sérieux.

Et il continua à sourire d’un air innocent.

Mais cela était sérieux. À peine eurent-ils franchi une antichambre obscure et basse pour pénétrer dans une salle étroite et meublée d’une demi-douzaine de chaises de paille et de deux tables de jeu, que la maîtresse du logis reprit du ton larmoyant qui paraissait lui être habituel :

– Tu n’as pas honte, tu n’as pas honte, bourreau de ma famille, monstre barbare et forcené ! Tu m’as complètement dépouillée, tu m’as soutirée jusqu’à la moelle et tu n’en as pas encore assez ! Jusqu’à quand te supporterai-je, homme sans vergogne ni honneur ?

– Marthe Borissovna, Marthe Borissovna ! C’est… le prince Muichkine. Le général Ivolguine et le prince Muichkine ! bafouilla le général tremblant et décontenancé.

– Croiriez-vous, fit brusquement la capitaine en se tournant vers le prince, croiriez-vous que cet homme dévergondé n’a pas eu pitié de mes orphelins ! Il a tout pillé, tout volé, tout vendu ou engagé ; il n’a rien laissé. Qu’est-ce que je ferai de tes lettres de change, homme retors et sans conscience ? Réponds, imposteur, réponds-moi, cœur insatiable : où, où trouverai-je de quoi nourrir mes enfants orphelins ? Voyez-le : il est ivre à ne pas tenir sur ses jambes… En quoi ai-je pu irriter le bon Dieu, réponds-moi, infâme imposteur ?

Mais le général n’était pas en état de tenir tête à l’orage.

– Marthe Borissovna, voici vingt-cinq roubles. C’est tout ce que je puis faire, avec l’aide de mon noble ami ! Prince, je me suis cruellement mépris ! Enfin… c’est la vie… Et maintenant… excusez-moi, je me sens faible, continua le général qui, planté au milieu de la pièce, saluait de tous côtés. Je défaille, excusez-moi, Lénotchka, ma chérie, vite un coussin…

Lénotchka, une fillette de huit ans, courut aussitôt chercher un coussin qu’elle posa sur un divan usé et recouvert de toile cirée. Le général s’y assit avec l’intention de dire encore beaucoup de choses, mais à peine fut-il installé qu’il s’affaissa sur le côté, et, tourné vers le mur, s’endormit du sommeil du juste. D’un geste cérémonieux et attristé, Marthe Borissovna montra au prince un siège à côté de la table de jeu ; elle-même s’assit en face de lui et, la joue droite appuyée sur la main, elle se prit à soupirer silencieusement en le regardant. Trois petits enfants, deux fillettes et un garçon, dont Lénotchka était l’aînée, s’approchèrent de la table, s’y accoudèrent et se mirent aussi à fixer le prince. Kolia apparut sortant d’une pièce voisine.

– Je suis bien aise de vous avoir trouvé ici, Kolia, lui dit le prince ; ne pourriez-vous pas m’aider ? Il faut absolument que j’aille chez Nastasie Philippovna. J’avais prié Ardalion Alexandrovitch de m’y conduire, mais le voilà endormi. Montrez-moi le chemin, car je ne connais ni les rues ni la direction. J’ai d’ailleurs son adresse : c’est la maison Muitovtsov, près du Grand Théâtre.

– Nastasie Philippovna ? Mais elle n’a jamais demeuré près du Grand Théâtre et, si vous tenez à le savoir, mon père n’a jamais mis les pieds chez elle. Je m’étonne que vous ayez attendu de lui quoi que ce soit. Elle demeure place des Cinq-coins, près de la Vladimirskaïa ; c’est beaucoup moins loin. Voulez-vous que nous y allions tout de suite ? Il est maintenant neuf heures et demie. Je vais vous conduire.

Le prince et Kolia sortirent sur-le-champ. Hélas ! le prince n’avait pas de quoi prendre un fiacre ; force leur fut d’aller à pied.

– J’aurais voulu vous faire faire la connaissance d’Hippolyte, dit Kolia ; c’est le fils aîné de la capitaine en caraco. Il est souffrant et est resté toute la journée alité dans la pièce voisine. Mais c’est un garçon étrange et d’une susceptibilité à fleur de peau ; j’ai eu l’impression qu’il serait gêné vis-à-vis de vous, étant donné le moment où vous êtes arrivé… J’ai moins de scrupules que lui ; chez lui, c’est sa mère qui se conduit mal ; chez moi, c’est mon père ; il y a une différence, car ce n’est pas, pour le sexe masculin, un déshonneur de se mal conduire. Il se peut d’ailleurs que ce soit là un préjugé à l’actif de la prédominance du sexe fort. Hippolyte est un excellent garçon, mais il est l’esclave de certains partis pris.

– Vous dites qu’il est phtisique ?

– Je le crois : plus tôt il mourra, mieux cela vaudra. À sa place je souhaiterais certainement la mort. Ses frères et sœurs, les petits enfants que vous avez vus, excitent sa pitié. Si nous pouvions, si nous avions seulement de l’argent, nous nous séparerions de nos familles pour vivre ensemble dans un autre logement. C’est notre rêve. Savez-vous que, lorsque je lui ai raconté tout à l’heure ce qui vous était arrivé, il s’est mis en colère et a déclaré qu’un homme qui empoche un soufflet sans en demander réparation par les armes est un pleutre ? Il est du reste profondément aigri et j’ai dû renoncer à toute discussion avec lui. Je vois que Nastasie Philippovna vous a tout de suite invité à aller chez elle.

– Non : c’est justement ce que je regrette.

– Alors comment pouvez-vous y aller ? s’exclama Kolia en s’arrêtant au beau milieu du trottoir. – Et puis… il s’agit d’une soirée : vous vous y rendez dans cette tenue ?

– Mon Dieu, je ne sais trop comment je m’introduirai. Si l’on me reçoit, tant mieux. Si l’on ne me reçoit pas, l’affaire sera manquée. Quant à ma tenue, qu’y puis-je faire ?

– Et vous avez une affaire à traiter ? Ou y allez-vous seulement pour passer le temps « en noble compagnie » ?

– Non, à proprement parler, il s’agit bien d’une affaire… Il m’est difficile de la définir, mais…

– Le mobile de votre visite ne regarde que vous. Ce qu’il m’importe de savoir, c’est que vous ne vous invitez pas à cette soirée pour le simple plaisir de vous mêler à un monde enchanteur de demi-mondaines, de généraux et d’usuriers. Si c’était le cas, pardonnez-moi de vous dire, prince, que je me moquerais de vous et concevrais du mépris à votre endroit. Ici, il y a terriblement peu d’honnêtes gens ; il n’y a même personne qui mérite une estime sans réserve. On se voit obligé de traiter les gens de haut, alors qu’ils prétendent tous à la déférence, à commencer par Barbe. Et avez-vous remarqué, prince, que, dans notre siècle, il n’y a plus que des aventuriers ? C’est particulièrement le cas de notre chère patrie russe. Je ne m’explique pas comment les choses en sont arrivées là. Il semblait que l’ordre établi fût solide, mais voyez un peu ce qui en est advenu. Tout le monde constate cet abaissement de la morale ; partout on le publie. On dénonce les scandales. Chacun, chez nous, se fait accusateur. Les parents sont les premiers à battre en retraite et à rougir de la morale d’antan. N’a-t-on pas cité, à Moscou, le cas de ce père qui exhortait son fils à ne reculer devant rien pour gagner de l’argent ? La presse a divulgué ce trait. Voyez mon père, le général. Qu’est-il devenu ? Et pourtant, sachez-le : mon sentiment est que c’est un honnête homme. Je vous en donne ma parole. Tout le mal vient de son désordre et de son penchant pour le vin. C’est la vérité. Il m’inspire même de la pitié, mais je n’ose le dire, parce que cela fait rire tout le monde. Pourtant, c’est bien un cas pitoyable. Et les gens sains d’esprit, que sont-ils donc, eux ? Tous usuriers, du premier au dernier, tous ! Hippolyte excuse l’usure ; il prétend qu’elle est nécessaire ; il parle de rythme économique, de flux et de reflux, que sais-je ? le diable emporte tout cela ! Il me fait beaucoup de peine, mais c’est un aigri. Figurez-vous que sa mère, la capitaine, reçoit de l’argent du général et qu’elle le lui rend, sous forme de prêts à la petite semaine. C’est écœurant. Savez-vous que maman, vous entendez bien : ma mère, Nina Alexandrovna, la générale, envoie à Hippolyte de l’argent, des vêtements du linge, etc. ? Elle vient même en aide aux autres enfants par l’entremise d’Hippolyte, parce que leur mère ne s’occupe pas d’eux. Et Barbe fait la même chose.

– Voyez : vous dites qu’il n’y a pas de gens honnêtes et moralement forts ; qu’il n’y a que des usuriers. Or vous avez sous les yeux deux personnes fortes : votre mère et Barbe. Est-ce que secourir ces infortunés dans de pareilles conditions, ce n’est pas faire preuve de force morale ?

– Barbe agit par amour-propre, par gloriole, pour ne pas rester en deçà de sa mère. Quant à maman… en effet… je l’estime. Oui, je révère et je justifie sa conduite. Hippolyte lui-même en est touché, malgré son endurcissement presque absolu. Il avait commencé par en rire, prétendant que maman faisait cela par bassesse. Maintenant, il lui arrive parfois d’en être ému. Hum ! Vous appelez cela de la force. J’en prends note. Gania ne sait pas que maman les aide : il qualifierait sa bonté d’encouragement au vice.

– Ah ! Gania ne le sait pas ? il me semble qu’il y a encore beaucoup d’autres choses que Gania ne sait pas, laissa échapper le prince, tout songeur.

– Savez-vous, prince, que vous me plaisez beaucoup ? Je ne fais que penser à ce qui vous est arrivé aujourd’hui.

– Vous aussi, Kolia, vous me plaisez beaucoup.

– Écoutez, comment comptez-vous arranger votre vie ici ? Je me procurerai bientôt de l’occupation et gagnerai quelque argent. Nous pourrons, si vous voulez, prendre un appartement avec Hippolyte et habiter tous les trois ensemble. Le général viendra nous voir.

– Bien volontiers. Mais nous en reparlerons. Je suis pour le moment très… très désorienté. Que dites-vous ? Nous sommes déjà arrivés ? C’est dans cette maison… Quelle entrée somptueuse ! Et il y a un suisse. Ma foi, Kolia, je ne sais pas comment je vais me tirer de là.

Le prince avait l’air tout désemparé.

– Vous me raconterez cela demain. Ne vous laissez pas intimider. Dieu veuille que vous réussissiez, car je partage en tout vos convictions ! Au revoir. Je retourne là-bas et vais tout raconter à Hippolyte. Pour ce qui est d’être reçu, vous le serez ; n’ayez crainte. C’est une femme des plus originales. Prenez cet escalier ; c’est au premier ; le suisse vous indiquera.

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