I

Une semaine s’était écoulée depuis l’entrevue des deux héros de notre récit sur le banc vert. C’était par une radieuse matinée, Barbe Ardalionovna Ptitsine était allée faire quelques visites à des connaissances. Elle rentra, d’humeur fort chagrine, sur les dix heures et demie.

Il y a des gens dont il est malaisé de dire quelque chose qui les dépeigne d’emblée sous leur aspect le plus typique et le mieux caractérisé. Ce sont ceux qu’on est convenu d’appeler les gens « ordinaires », le « commun » et qui constituent, en effet, l’immense majorité de la société. Dans leurs romans et leurs nouvelles, les littérateurs s’évertuent en général à choisir des types sociaux et à les représenter sous la forme la plus pittoresque et la plus esthétique. Dans la vie, ces types ne se rencontrent aussi complets qu’à l’état d’exception, ce qui ne les empêche pas d’être presque plus réels que la réalité elle-même. Podkoliossine, en tant que type, est peut-être exagéré, mais ce n’est point une fiction. Combien de gens d’esprit, quand ils ont connu le Podkoliossine de Gogol, ont immédiatement trouvé, dans leurs amis et connaissances, des dizaines, voire des centaines d’individus qui ressemblaient à ce personnage comme une goutte d’eau à une autre goutte d’eau ? Même avant Gogol, ils savaient que leurs amis ressemblaient à Podkoliossine ; ce qu’ils ignoraient, c’était le nom à donner à ce type. Dans la réalité, il est bien rare que les fiancés se sauvent en sautant par la fenêtre au moment de se marier, car, toute autre considération à part, c’est un geste qui n’est pas à la portée de chacun. Cependant, beaucoup de fiancés, entre les gens estimables et non dépourvus d’esprit, se sont sentis, au moment de se marier, dans l’état d’âme de Podkoliossine. Tous les maris ne crient pas non plus, à tout propos : « Tu l’as voulu, George Dandin ». Mais, mon Dieu, combien de millions et de millions de fois les maris de tout l’univers n’ont-ils pas répété ce cri du cœur après leur lune de miel, quand ce n’était pas le lendemain de leur noce ?

Ainsi, sans nous étendre davantage sur cette question, bornons-nous à constater que, dans la vie réelle, les reliefs caractéristiques de ces personnages s’estompent, mais que tous ces George Dandin et tous ces Podkoliossine existent en vérité : ils s’agitent et circulent quotidiennement devant nous, mais sous des traits atténués. Ajoutons, pour en finir et épuiser ce sujet, que le type intégral de George Dandin, tel que l’a créé Molière, peut bien se rencontrer dans la vie, mais rarement ; et terminons là-dessus ce développement qui commence à tourner à la critique littéraire de revue.

Néanmoins, une question se pose toujours à nous : que doit faire un romancier qui présente à ses lecteurs des types tout à fait « ordinaires » pour les rendre tant soit peu intéressants ? Il est absolument impossible de les exclure du récit, car ces gens ordinaires constituent à chaque instant, et pour la plupart, une trame nécessaire aux divers événements de la vie ; en les éliminant, on nuirait à la véracité de l’œuvre. D’autre part, peupler les romans de types ou simplement de personnages étranges et extraordinaires, serait tomber dans l’invraisemblance, voire dans l’insipidité. À notre avis, l’auteur doit s’efforcer de découvrir des nuances intéressantes et suggestives, même chez les gens ordinaires. Mais lorsque, par exemple, la caractéristique même de ces gens réside dans leur sempiternelle vulgarité, ou, mieux encore, lorsqu’en dépit de tous leurs efforts pour sortir de la banalité et de la routine, ils y retombent irrémédiablement, alors ils acquièrent une certaine valeur typique ; ils deviennent représentatifs de la médiocrité qui ne veut pas rester ce qu’elle est et qui vise à tout prix à l’originalité et à l’indépendance, sans disposer d’aucun moyen pour y parvenir.

À cette catégorie de gens « vulgaires » ou « ordinaires » appartiennent quelques personnages de notre récit, sur lesquels (je l’avoue) le lecteur n’a guère été éclairé. Ce sont notamment Barbare Ardalionovna Ptitsine, son époux M. Ptitsine et son frère Gabriel Ardalionovitch.

Il n’y a rien de plus vexant que d’être, par exemple, riche, de bonne famille, d’extérieur avenant, passablement instruit, pas sot, même bon, et de n’avoir néanmoins aucun talent, aucun trait personnel, voire aucune singularité, de ne rien penser en propre ; enfin, d’être positivement « comme tout le monde ». On est riche, mais pas autant que Rothschild ; on a un nom honorable, mais sans lustre ; on se présente bien, mais sans produire aucune impression ; on a reçu une éducation convenable, mais qui ne trouve pas son emploi ; on n’est pas dénué d’intelligence, mais on n’a pas d’idées à soi ; on a du cœur, mais aucune grandeur d’âme ; et ainsi de suite sous tous les rapports.

Il y a, de par le monde, une foule de gens de cet acabit, plus même qu’on ne le saurait croire. Ils se divisent, comme tous les hommes, en deux catégories principales : ceux qui sont bornés et ceux qui sont « plus intelligents ». Ce sont les premiers les plus heureux. Un homme « ordinaire » d’esprit borné peut fort aisément se croire extraordinaire et original, et se complaire sans retenue dans cette pensée. Il a suffi à certaines de nos demoiselles de se couper les cheveux, de porter des lunettes bleues et de se dire nihilistes pour se persuader aussitôt que ces lunettes leur conféraient des « convictions » personnelles. Il a suffi à tel homme de découvrir dans son cœur un atome de sentiment humanitaire et de bonté pour s’assurer incontinent que personne n’éprouve un sentiment pareil et qu’il est un pionnier du progrès social. Il a suffi à un autre de s’assimiler une pensée qu’il a entendue formuler ou lue dans un livre sans commencement ni fin, pour s’imaginer que cette pensée lui est propre et qu’elle a germé dans son cerveau. C’est un cas étonnant d’impudence dans la naïveté, s’il est permis de s’exprimer ainsi ; pour invraisemblable qu’il paraisse, on le rencontre constamment. Cette foi candide et outrecuidante d’un soi qui ne doute ni de lui ni de son talent a été admirablement rendue par Gogol dans le type étonnant du lieutenant Pirogov. Pirogov ne doute pas qu’il soit un génie et même plus qu’un génie ; il en doute si peu qu’il ne se pose même pas la question ; d’ailleurs, il n’y a pas de questions pour lui. Le grand écrivain s’est vu obligé, au bout du compte, de lui administrer une correction pour donner satisfaction au sentiment moral de son lecteur. Mais il a constaté que son héros n’en avait pas été autrement affecté et que, s’étant secoué après sa correction, il avait tout bonnement mangé un petit pâté pour se remettre. Aussi a-t-il perdu courage et planté là ses lecteurs. J’ai toujours regretté que Gogol ait pris son Pirogov dans un grade aussi bas, car ce personnage est si plein de lui-même que rien ne pourrait l’empêcher de se croire, par exemple, un grand capitaine, à mesure que grossiraient ses épaulettes, selon le temps de service et l’avancement Que dis-je, se croire ? Il n’en douterait point : si on le nomme général, que lui manque-t-il pour être grand capitaine ? Et combien de guerriers de cette trempe n’aboutissent-ils pas à d’épouvantables fiascos sur les champs de bataille ? Et combien de Pirogov, n’y a-t-il pas eu parmi nos littérateurs, nos savants, nos propagandistes. J’ai dit : « n’y a-t-il pas eu » ; mais il en existe certainement encore à présent…

Gabriel Ardalionovitch Ivolguine, qui est un des héros de notre roman, appartenait à la seconde catégorie, celle des médiocres « plus intelligents », encore que, de la tête aux pieds, il fût travaillé du désir d’être original. Nous avons observé plus haut que cette seconde catégorie est beaucoup plus malheureuse que la première. Cela tient à ce qu’un homme « ordinaire » mais intelligent, même s’il se croit à l’occasion (voire pendant toute sa vie) doué de génie et d’originalité, n’en garde pas moins dans son cœur le ver du doute qui le ronge au point de finir parfois par le jeter dans un complet désespoir. S’il se résigne, il reste néanmoins définitivement intoxiqué par le sentiment de la vanité refoulée.

Du reste, nous avons pris un cas extrême : la plupart du temps, le sort de cette catégorie intelligente d’hommes médiocres est loin d’être aussi tragique ; tout au plus leur arrive-t-il de souffrir peu ou prou du foie au bout d’un certain nombre d’années : à cela se réduit leur malheur. Toutefois, avant de se calmer et de prendre leur parti, ces gens font parfois des bêtises pendant très longtemps, depuis leur jeunesse jusqu’à leur maturité, et sans autre mobile que leur désir de déployer de l’originalité.

On rencontre même des cas étranges ; on voit de braves gens, en mal d’originalité, devenir parfois capables d’une bassesse. Voici un de ces malheureux qui est un homme honnête et même bon, qui est la providence de sa famille, qui entretient et fait vivre avec son travail non seulement les siens, mais encore des étrangers. Que lui advient-il ? Il n’a pas de tranquillité pendant toute sa vie ! La conscience d’avoir si bien rempli ses devoirs d’homme n’arrive pas à le rasséréner ; au contraire, cette pensée l’irrite : « Voilà, dit-il, à j’ai gâché mon existence ; voilà ce qui m’a lié bras et jambes ; voilà ce qui m’a empêché d’inventer la poudre ! Sans ces obligations, j’aurais peut-être découvert la poudre ou l’Amérique, je ne sais pas au juste quoi, mais j’aurais sûrement découvert quelque chose ! »

Le plus caractéristique chez ces gens-là, c’est qu’ils passent en effet leur vie sans parvenir à savoir exactement ce qu’ils doivent découvrir et qu’ils sont toujours à la veille de découvrir : la poudre ou l’Amérique ? Mais la souffrance où les plonge l’attente angoissée de cette découverte eût suffi à la destinée d’un Colomb ou d’un Galilée.

Gabriel Ardalionovitch s’était engagé dans cette voie, mais n’y avait jamais fait que les premiers pas. Il avait devant lui une longue perspective d’incohérences. Presque depuis l’enfance, son cœur avait été ulcéré par le sentiment profond et constant de sa médiocrité, joint à un désir irrésistible de se convaincre de sa pleine indépendance. C’était un jeune homme envieux, d’appétits violents, qui semblait être né avec une nervosité exacerbée. Il prenait pour de l’énergie la fougue de ses impulsions. Son ambition effrénée de se distinguer le portait parfois aux incartades les plus inconsidérées, mais, au moment de faire le saut, sa raison reprenait toujours le dessus. Cela le tuait. Peut-être se serait-il, à l’occasion, résolu à commettre la plus basse des vilenies pour réaliser tel ou tel de ses rêves ; mais, comme par un fait exprès, dès qu’il touchait au moment décisif, le sentiment de l’honnêteté reprenait en lui le dessus et le détournait d’une pareille turpitude. (Les petites vilenies, il est vrai, le trouvaient toujours consentant.) La pauvreté et la déchéance dans lesquelles était tombée sa famille lui inspiraient du dégoût et de l’aversion. Même à l’égard de sa mère, il affectait la hauteur et le mépris, tout en se rendant parfaitement compte que la réputation et le caractère de celle-ci étaient pour le moment le meilleur épaulement de sa carrière. Aussitôt entré au service d’Epantchine, il s’était dit : « Puisqu’il faut faire des bassesses, faisons-les jusqu’au bout, pourvu que j’en tire parti ! » Mais il ne les faisait presque jamais jusqu’au bout. Pourquoi même s’être mis en tête qu’il lui fallait absolument faire des bassesses ? Aglaé, par son refus, l’avait simplement effrayé ; il n’avait pas renoncé pour cela à ses vues sur la jeune fille et il patientait à tout hasard, sans cependant jamais croire sérieusement qu’elle pût condescendre jusqu’à agréer ses avances.

Puis, lors de son histoire avec Nastasie Philippovna, il s’était soudain avisé que l’argent était le moyen d’arriver à tout. À cette époque-là, il ne se passait pas de jour qu’il ne se répétât : « S’il faut faire une vilenie, faisons-la ! » Il éprouvait à se tenir ce langage une satisfaction mêlée d’une certaine appréhension. « Si une vilenie est nécessaire, qu’elle soit au moins poussée à fond ! » se disait-il à chaque instant pour se donner du cœur. « La routine hésite en pareil cas ; mais nous, nous n’hésiterons point ! »

Ayant échoué auprès d’Aglaé et se sentant accablé par les circonstances, il avait perdu tout courage et porté au prince l’argent que lui avait jeté une femme démente après l’avoir reçu d’un homme non moins fou. Par la suite, il se repentit mille fois de cette restitution, mais sans jamais cesser d’en tirer vanité. Il pleura sans répit pendant les trois jours que le prince passa à Pétersbourg. Mais ce fut aussi pendant ces trois jours que mûrit sa haine à l’égard de celui-ci ; il ne lui pardonnait point la commisération déplacée avec laquelle il l’avait regardé faire un acte – la restitution d’une pareille somme – « dont bien des gens n’auraient pas eu le courage ».

Il s’avouait noblement que l’unique cause de toute son angoisse était le déchirement incessant de sa vanité, et ce sentiment le torturait. Ce n’est que beaucoup plus tard qu’il se rendit compte et se convainquit de la tournure sérieuse qu’auraient pu prendre ses affaires avec une créature aussi pure et aussi étrange qu’Aglaé. Alors le repentir le rongea ; il abandonna son service et tomba dans la mélancolie et l’abattement.

Il vivait maintenant chez Ptitsine, qui l’entretenait ainsi que son père et sa mère. Il affichait du mépris pour lui, mais écoutait ses conseils et était presque toujours assez prudent pour les solliciter. Une chose entre autres le fâchait, c’était de voir que Ptitsine ne se souciait pas de devenir un Rothschild et n’assignait pas ce but à son ambition. « Puisque tu es un usurier, sois-le au moins jusqu’au bout ; pressure les gens, soutire-leur de l’argent, sois un caractère, deviens roi en Israël ! »

Ptitsine était un homme modeste et paisible : il se contentait de sourire ; un jour cependant, il jugea nécessaire d’avoir une explication sérieuse avec Gania et s’en acquitta avec une certaine dignité. Il lui démontra qu’il ne faisait rien que d’honnête et qu’il n’y avait aucune raison de le traiter de juif ; que si l’argent était à ce taux-là, il n’y était pour rien ; que sa façon de procéder était correcte et probe ; qu’en somme, il n’était qu’un courtier dans ces sortes de transactions et qu’enfin, grâce à sa ponctualité en affaires, il commençait à jouir d’une excellente réputation auprès de gens tout à fait distingués, si bien que la champ de ses opérations s’élargissait. « Je ne deviendrai pas Rothschild, ajoutait-il en souriant, et n’ai pas de motif de le devenir ; j’aurai une maison, peut-être même deux, sur la Liteinaia, et je m’en tiendrai là. » Il pensait à part soi : « qui sait ? peut-être bien trois aussi ! » mais il n’exprimait jamais ce rêve et le gardait dans son for intérieur. La nature aime et choie les gens de cette espèce ; elle gratifiera Ptitsine non de trois mais de quatre maisons, précisément parce que, dès son enfance, il s’est rendu compte qu’il ne serait jamais un Rothschild. Par contre, elle n’ira certainement pas au delà de quatre maisons ; ce sera la limite de la fortune de Ptitsine.

D’un caractère tout différent était la sœur de Gabriel Ardalionovitch. Elle aussi avait de véhéments désirs, mais plus opiniâtres encore que fougueux. Elle avait beaucoup de bon sens dans la conduite d’une affaire et ne s’en départait point quand cette affaire touchait à son terme. Elle aussi, à la vérité, était de ces gens « médiocres » qui rêvent d’être originaux ; mais, en revanche, elle s’était très vite rendu compte qu’elle n’avait pas une ombre d’originalité personnelle et elle ne s’en affligeait pas outre mesure ; qui sait ? peut-être par l’effet d’un sentiment particulier d’orgueil. Elle fit, avec beaucoup de décision, ses premiers pas dans la vie pratique en épousant M. Ptitsine. Mais, à cette occasion, elle ne se dit point : « puisqu’il faut faire des bassesses, faisons-les jusqu’au bout, pourvu que j’atteigne mon but », comme n’eût pas manqué de s’exprimer en pareil cas Gabriel Ardalionovitch (c’étaient même presque les termes dont il s’était servi en donnant, comme frère aîné, son approbation au mariage). Bien loin de là : Barbe Ardalionovna s’était mariée après s’être positivement assurée que son futur époux était un homme modeste, agréable, presque cultivé et incapable pour rien au monde de commettre une grosse vilenie. Des petites vilenies, Barbe Ardalionovna n’avait cure : ce sont des bagatelles, et qui, d’ailleurs, en est exempt ? On ne peut prétendre à l’idéal ! En outre, elle savait qu’en se mariant, elle assurerait un asile à sa mère, à son père et à ses frères. Voyant son frère malheureux, elle voulait lui venir en aide, en dépit de tous les précédents malentendus de famille. Ptitsine poussait Gania, amicalement cela va de soi, à entrer dans l’administration. Il lui disait parfois, sur un ton de plaisanterie : « Tu méprises les généraux et le généralat, mais regarde bien : « ils » finiront tous par devenir généraux à leur tour ; si tu vis, tu le verras. » – « Mais, pensait sarcastiquement Gania, où prennent-ils que je méprise les généraux et le généralat ? »

Pour pouvoir aider son frère, Barbe Ardalionovna avait résolu d’élargir son champ d’action ; elle s’introduisit chez les Epantchine en se prévalant surtout de souvenirs d’enfance ; elle et son frère avaient joué, quand ils étaient en bas âge, avec les demoiselles Epantchine. Remarquons ici que, si elle avait poursuivi quelque chimère en se faisant recevoir chez les Epantchine, elle serait peut-être sortie de la catégorie dans laquelle elle-même s’était confinée ; mais ce n’était pas une chimère qu’elle poursuivait ; elle se guidait d’après un calcul assez raisonnable qu’elle fondait sur la manière d’être de cette famille. Elle avait étudié sans relâche le caractère d’Aglaé. Elle s’était assigné pour tâche de les ramener tous deux, Aglaé et son frère, l’un vers l’autre. Peut-être obtint-elle quelque résultat. Peut-être aussi commit-elle l’erreur de faire trop de fond sur Gania et d’attendre de lui ce qu’il ne pouvait donner en aucun temps ni sous aucune forme. En tout cas, elle manœuvra assez adroitement du côté des Epantchine : des semaines se passaient sans qu’elle prononçât le nom de son frère ; elle se montrait toujours d’une droiture et d’une sincérité parfaites ; sa contenance était simple, mais digne. Elle ne craignait point de scruter le fond de sa conscience, car elle n’y trouvait rien à se reprocher, et c’était pour elle un surcroît de force. Parfois seulement elle se découvrait un certain penchant à la colère, un très vif amour-propre et peut-être même une vanité piétinée ; elle en faisait l’observation surtout à certains moments, entre autres presque chaque fois qu’elle sortait de chez les Epantchine.

Et voici que, cette fois encore, elle était d’humeur chagrine en revenant de chez eux. Sous cette humeur perçait une expression d’arrière raillerie. Ptitsine habitait à Pavlovsk une maison de bois de piètre apparence mais spacieuse, qui donnait sur une route poussiéreuse. Cette maison allait bientôt devenir sa propriété, si bien qu’il était déjà en train de la revendre à un tiers. En gravissant le perron, Barbe Ardalionovna entendit un tapage extraordinaire à l’étage supérieur ; c’étaient son frère et son père qui vociféraient. Elle entra dans la salle et aperçut Gania qui courait d’un bout de la pièce à l’autre, pâle de colère et prêt à s’arracher les cheveux. À cette vue, son visage s’assombrit et elle se laissa tomber d’un air las sur le divan, sans ôter son chapeau. Elle savait que, si elle se taisait une minute de plus et ne s’enquérait pas de la cause de cette agitation, son frère ne manquerait pas de se fâcher ; aussi s’empressa-t-elle de le questionner :

– Toujours la même histoire ?

– Comment, la même histoire ! s’écria Gania. La même histoire ? Non, ce n’est plus la même histoire ; c’est maintenant le diable sait quoi ! Le vieux est en train de devenir enragé… La mère hurle. Par Dieu ! Barbe, tu le prendras comme tu voudras, mais je le flanquerai à la porte, ou bien… ou bien je vous quitterai moi-même ! ajouta-t-il, sans doute en s’avisant qu’on ne peut chasser les gens d’un logis qui n’est pas le sien.

– Il faut avoir de l’indulgence, murmura Barbe.

– De l’indulgence pour quoi ? pour qui ? repartit Gania, enflammé de colère. Pour ses turpitudes ? Non, dis ce que tu voudras, c’est impossible ! Impossible, impossible, impossible ! Et quelles manières ! c’est lui qui se met dans son tort et il le prend d’encore plus haut : « Je ne veux pas passer par la porte, abats la muraille ! »… Qu’as-tu ? Ton visage est tout défait.

– Mon visage n’a rien d’extraordinaire, répliqua Barbe avec humeur.

Gania la regarda plus attentivement.

– Tu as été là-bas ? demanda-t-il soudain.

– Oui.

– Attends un instant, les cris recommencent. Quelle honte, et dans un pareil moment encore !

– Un pareil moment ? Le moment présent n’a rien de particulier.

Gania fixa sur sa sœur un regard encore plus pénétrant.

– Tu as appris quelque chose ? demanda-t-il.

– Bien d’inattendu, du moins. J’ai appris que tout ce que l’on supposait était vrai. Mon mari a été plus clairvoyant que nous deux ; ce qu’il a prédit dès le début est un fait accompli. Où est-il ?

– Il est sorti. Qu’est-ce qui est un fait accompli ?

– Le prince est officiellement fiancé ; c’est une affaire réglée. Ce sont les aînées qui me l’ont dit. Aglaé a donné son consentement ; on a même cessé de faire des cachotteries. (Jusqu’ici tout était là-bas entouré de mystère.) Le mariage d’Adélaïde est encore différé afin que les deux noces puissent être célébrées simultanément, le même jour ; quelle poésie ! Un vrai poème ! Tu ferais mieux de composer un épithalame que de courir inutilement à travers la chambre. La Biélokonski sera ce soir chez eux ; elle est arrivée à propos ; il y aura des invités. On le présentera à la princesse, bien qu’elle le connaisse déjà ; on annoncera, semble-t-il, à cette occasion la nouvelle des fiançailles. On craint seulement qu’en entrant dans le salon où se tiendront les invités il ne fasse tomber et ne casse quelque objet, ou bien que lui-même ne s’étale par terre ; il en est bien capable.

Gania écouta avec beaucoup d’attention, mais, au grand étonnement de sa sœur, cette nouvelle si accablante pour lui n’eut pas autrement l’air de l’accabler.

– Eh bien ! c’était clair ! dit-il après un moment de réflexion. – Ainsi tout est fini ! ajouta-t-il avec un sourire étrange en regardant la figure de sa sœur d’un air astucieux et en continuant à arpenter la chambre de long en large, quoique avec moins d’agitation.

– C’est encore heureux, que tu prennes la chose avec philosophie ; vraiment j’en suis bien aise, dit Barbe.

– Oui, on en est débarrassé ; toi du moins.

– Je crois t’avoir servi sincèrement, sans discuter ni t’importuner ; je ne t’ai pas demandé quel bonheur, tu comptais trouver auprès d’Aglaé.

– Mais est-ce que j’ai… cherché le bonheur auprès d’Aglaé ?

– Allons, je t’en prie, ne joue pas au philosophe ! Il en était certainement ainsi. Mais notre compte est réglé : nous avons été des dupes. Je t’avouerai que je n’ai jamais regardé ce mariage comme une affaire sérieuse ; si je m’en suis occupée, c’est seulement « à tout hasard » et en tablant sur le drôle de caractère d’Aglaé ; je voulais surtout t’être agréable. Il y avait quatre-vingt-dix chances sur cent pour que ce projet avortât. Maintenant encore, je ne sais pas moi-même ce que tu en attendais.

– À présent vous allez me pousser, ton mari et toi, à prendre du service ; je vais entendre des sermons sur la persévérance et la force de volonté, sur la nécessité de me contenter de peu, et ainsi de suite ; je connais cela par cœur, fit Gania en éclatant de rire.

« Il a une nouvelle idée en tête ! » pensa Barbe.

– Et là-bas, comment les parents prennent-ils la chose ? Ils sont contents ? demanda brusquement Gania.

– Ils n’en ont guère l’air. D’ailleurs, tu peux en juger par toi-même ; si Ivan Fiodorovitch est satisfait, la mère a des appréhensions ; déjà auparavant elle répugnait à voir en lui un fiancé pour sa fille ; c’est chose connue.

– Ce n’est pas ce qui m’intéresse ; le prince est un fiancé impossible, inimaginable, c’est clair. Je parle de la situation présente : où en est-on maintenant ? A-t-elle donné son consentement formel ?

– Jusqu’ici elle n’a pas dit « non » ; voilà tout. Mais avec elle il n’en pouvait être autrement. Tu sais à quelles extravagances l’ont portée jusqu’ici sa timidité et sa pudeur. Dans son enfance elle se fourrait dans les armoires et y restait blottie deux ou trois heures, rien que pour éviter de paraître devant le monde. Depuis elle a grandi comme une perche, mais le caractère est resté le même. Tu sais, j’ai des raisons de croire qu’il y a en effet dans cette affaire quelque chose de sérieux, même de son côté. Il paraît que du matin au soir elle rit à gorge déployée en pensant au prince ; c’est pour donner le change ; elle trouve sûrement l’occasion de lui glisser chaque jour un petit mot dans le creux de l’oreille, car il est aux anges, il rayonne… On dit qu’il est impayable. C’est d’eux que je le tiens. Il m’a semblé aussi que les aînées se moquaient ouvertement de moi.

La figure de Gania finit par s’assombrir. Peut-être Barbe s’était-elle à dessein étendue sur ce chapitre pour sonder les véritables pensées de son frère. Mais à ce moment les vociférations reprirent à l’étage supérieur.

– Je le mettrai à la porte, rugit Gania, comme enchanté de trouver un dérivatif à son dépit.

– Et alors il recommencera à déblatérer partout contre nous, comme il l’a fait hier ?

– Comment hier ? Qu’est-ce à dire ? Hier ? Mais est-ce que… demanda Gania avec une soudaine épouvante.

– Ah ! mon Dieu ! est-ce que tu ne sais pas ! se reprit Barbe.

– Comment… alors, c’est vrai qu’il est allé là-bas ? s’exclama Gania, pourpre de honte et de colère. – Mon Dieu, mais, toi qui en reviens, as-tu appris quelque chose ? Le vieux y est-il allé ? Oui ou non ?

Et il se précipita vers la porte. Barbe s’élança derrière lui et le saisit de ses deux mains.

– Eh bien ! quoi ? Où vas-tu ? dit-elle. Si tu le mets dehors en ce moment, il nous en fera encore voir de pires. Il ira chez tout le monde !…

– Qu’a-t-il fait là-bas ? Qu’a-t-il dit ?

– Elles n’ont pas su me le répéter clairement parce qu’elles ne l’ont pas compris. Je sais seulement qu’il leur a fait peur à toutes. Il venait pour Ivan Fiodorovitch, mais celui-ci était absent ; alors il a demandé Elisabeth Prokofievna. Il a commencé par la prier de lui trouver une place, de le faire entrer dans l’administration ; puis il s’est mis à se plaindre de nous, de moi, de mon mari, de toi surtout… Il a débité un tas de choses.

– Tu n’as pas pu savoir lesquelles ? demanda Gania, secoué d’un tremblement convulsif.

– Ce n’était guère aisé ! Lui-même ne devait pas bien comprendre ce qu’il disait ; peut-être aussi ne m’ont-elles pas tout raconté.

Gania se prit la tête dans les mains et courut vers une fenêtre. Barbe s’assit auprès de l’autre fenêtre.

– Elle est drôle, cette Aglaé ! observa-t-elle à brûle-pourpoint. – Elle m’a arrêtée pour me dire : « Présentez à vos parents l’hommage particulier de ma considération personnelle ; je trouverai certainement ces jours-ci l’occasion de voir votre papa. » Et elle a proféré cela sur un ton si sérieux ! C’est bien étrange…

– N’était-ce pas une moquerie ? En es-tu sûre ?

– Non, ce n’était pas une moquerie, et c’est ce qu’il y a d’étrange.

– Est-elle ou non au courant de l’affaire du vieux ? qu’en penses-tu ?

– On ignore cette affaire chez eux ; cela ne fait aucun doute pour moi. Mais tu me donnes l’idée qu’Aglaé, elle, pourrait bien la connaître. Elle est seule au courant, car ses sœurs ont également été surprises de l’entendre me charger avec autant de sérieux de saluer notre père. Et pourquoi serait-ce justement à lui qu’elle enverrait ses salutations ? Si elle connaît l’affaire, c’est que le prince la lui a racontée !

– Point n’est besoin d’être malin pour savoir qui la lui a racontée ! Un voleur ! Il ne manquait plus que cela. Un voleur dans notre famille, et le « chef de familier !

– Allons, c’est un enfantillage ! s’écria Barbe en se fâchant pour tout de bon. – Une histoire d’ivrognes, rien de plus. Et qui l’a inventée ? Lébédev, le prince… de jolis personnages eux-mêmes, des phénix d’intelligence ! Je n’attache pas la moindre importance à cet incident.

– Le vieux est un voleur et un ivrogne, poursuivit Gania en épanchant sa bile ; – moi, je suis un gueux ; le mari de ma sœur est un usurier. Il y avait chez nous de quoi séduire Aglaé : une belle famille en vérité !

– Ce mari de ta sœur, cet usurier te…

– Me nourrit, n’est-ce pas ? Ne te gêne pas, je t’en prie.

– Pourquoi t’emportes-tu ? fit Barbe en se ressaisissant. Tu ne comprends rien ; tu es comme un écolier. Tu crois que tout ceci a pu te nuire aux yeux d’Aglaé ? Tu ne connais pas son caractère ; elle est capable de repousser le parti le plus magnifique pour s’enfuir avec un étudiant et accepter de mourir de faim auprès de lui dans un grenier ; voilà son rêve ! Tu ne t’es jamais avisé à quel point tu te serais rendu intéressant à ses yeux si tu avais été capable de supporter notre situation avec fermeté et fierté. Le prince l’a empaumée d’abord parce qu’il ne l’a pas cherchée, ensuite parce qu’il passe auprès de tout le monde pour un idiot. La seule perspective de mettre sa famille sens dessus dessous à cause de lui, voilà ce qui l’enchante à présent ! Ah ! vous autres hommes, vous ne comprenez rien !

– C’est bien, nous verrons si nous comprenons ou ne comprenons pas, murmura Gania d’un air énigmatique. Mais j’aurais tout de même bien voulu qu’elle ne connût pas l’affaire du vieux. Je pensais que le prince tiendrait sa langue et n’ébruiterait rien, Il avait réussi à contenir Lébédev ; même à moi, en dépit de mon insistance, il n’a pas voulu tout raconter…

– Tu vois donc toi-même que l’affaire a été colportée sans qu’il y ait contribué. Mais que t’importe maintenant ? Qu’espères-tu ? Et s’il te restait une espérance, cela ne pourrait que te donner à ses yeux l’auréole du martyre.

– Allons, malgré tout son romantisme elle aurait peur du scandale ! Tout a ses limites, et nul ne s’engage au delà d’une certaine mesure ; vous êtes toutes les mêmes.

– Peur, Aglaé ? s’écria Barbe en lançant à son frère un regard de mépris. – Ton âme est bien basse ! Vous ne valez pas plus cher les uns que les autres. Qu’on la regarde comme ridicule et extravagante, passe ! Mais elle est en revanche mille fois plus noble de caractère que nous tous.

– Bon, cela va bien, ne te fâche pas ! murmura de nouveau Gania d’un air suffisant.

– Je plains seulement ma mère, poursuivit Barbe. Je crains que l’histoire de mon père ne soit arrivée à ses oreilles. J’en ai bien peur !

– Elle la connaît sûrement, fit observer Gania.

Barbe s’était levée pour monter à l’étage supérieur, chez Nina Alexandrovna. Elle s’arrêta et regarda son frère d’un air intrigué.

– Qui donc a pu le lui dire ?

– Hippolyte, probablement. Je présume qu’aussitôt installé chez nous, il n’aura rien eu de plus pressé que de raconter cela à notre mère.

– Mais dis-moi, je te prie, comment il peut connaître cette affaire ? Le prince et Lébédev sont convenus de n’en parler à personne, et Kolia lui-même l’ignore.

– Hippolyte ? Il a appris cela tout seul. Tu ne peux te figurer combien cet être-là est rusé et cancanier, ni quel flair il possède pour découvrir toutes les histoires malpropres, tout ce qui a un caractère scandaleux. Tu peux le croire ou ne pas le croire, moi je suis convaincu qu’il a déjà réussi à prendre de l’ascendant sur Aglaé. Si ce n’est pas, ce sera. Rogojine est également entré en rapport avec lui. Comment le prince ne s’en aperçoit-il pas ? Et quelle envie cet Hippolyte a maintenant de me jouer un mauvais tour ! Il me regarde comme un ennemi personnel ; je l’ai compris depuis longtemps, mais je me demande à quoi cela rime de la part d’un moribond ! Il a affaire à forte partie ; tu verras : ce n’est pas à lui mais à moi que restera le dernier mot.

– Pourquoi l’avoir fait venir ici, si tu le hais à ce point ? Et est-ce la peine de vouloir avoir le dernier mot avec lui ?

– C’est toi-même qui m’as conseillé de l’amener ici.

– Je pensais qu’il serait utile. Mais sais-tu qu’il est lui-même tombé amoureux d’Aglaé et qu’il lui a écrit ? On m’a interrogée… C’est tout juste s’il n’a pas écrit à Elisabeth Prokofievna.

– Sous ce rapport il n’est pas dangereux ! dit Gania en ricanant malignement. – D’ailleurs il doit s’agir d’autre chose. Qu’il soit amoureux, c’est bien possible, car c’est un gamin ! Mais… il ne se mettra pas à écrire des lettres anonymes à la vieille. C’est une nullité si fielleuse, si infatuée d’elle-même !… Je suis certain, je sais à n’en pas douter qu’il m’a dépeint à elle comme un intrigant, c’est par là qu’il a commencé. J’ai été assez bête, je l’avoue, pour avoir au début la langue trop longue avec lui ; je pensais qu’il servirait mes intérêts, ne fût-ce que pour se venger du prince ; c’est un individu si sournois ! Oh ! maintenant, je sais à quoi m’en tenir sur lui ! Quant à ce vol, c’est par sa mère, la capitaine, qu’il en a eu connaissance. C’est pour elle que le vieux s’est décidé à faire le coup. De but en blanc Hippolyte m’a appris que le « général » avait promis quatre cents roubles à sa mère. Il a dit cela tout de go, sans circonlocutions. Alors j’ai tout compris. Il me regardait dans les yeux avec une sorte de volupté. Il l’a sûrement répété à maman, rien que pour le plaisir de lui déchirer le cœur. Et pourquoi ne meurt-il pas, dis-le-moi, je t’en prie ? Ne s’était-il pas engagé à mourir dans les trois semaines ? Et depuis qu’il est ici, il a engraissé ! Sa toux commence à passer ; il a même dit hier soir que, depuis deux jours déjà, il ne crachait plus le sang.

– Mets-le dehors.

– Je ne le hais pas, je le méprise, fit Gania d’un air superbe. – Et puis, oui, je le hais, soit ! s’exclama-t-il subitement dans un transport de colère. – Et je le lui dirai en face, même s’il est sur son lit d’agonie ! Si tu pouvais lire sa confession, Dieu ! quelle naïve impudence ! C’est le lieutenant Pirogov, c’est Nozdriov au tragique, et surtout c’est un gamin ! Avec quel plaisir je l’aurais fessé à ce moment-là, justement pour l’étonner. Maintenant il veut se venger sur tout le monde d’avoir raté son effet l’autre jour… Mais qu’est-ce qu’il y a ? le vacarme recommence là-haut ! Voyons, à la fin, qu’est-ce que cela signifie ? je ne tolérerai pas cela ! s’écria-t-il en s’adressant à Ptitsine qui rentrait dans la pièce. – Qu’est-ce que c’est ? À quoi n’en arrivera-t-on pas chez nous ?… C’est… c’est…

Mais le bruit se rapprochait rapidement. La porte s’ouvrit soudain et le vieil Ivolguine, plein de colère, congestionné, bouleversé, hors de lui, s’élança lui aussi vers Ptitsine. À sa suite entrèrent Nina Alexandrovna, Kolia et, en dernier, Hippolyte.

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