IV

Le rendez-vous était fixé entre onze heures et midi, mais le prince fut mis en retard par une circonstance tout à fait imprévue. En rentrant chez lui, il trouva le général qui l’attendait. Au premier coup d’œil il remarqua qu’il était mécontent, peut-être justement à cause de cette attente. S’étant excusé, le prince s’empressa de s’asseoir, mais avec une sensation de timidité bizarre, comme si son visiteur était en porcelaine et qu’il craignît à chaque instant de le casser. Jusque-là il ne s’était jamais senti intimidé en présence du général et l’idée ne lui en serait même pas venue. Il ne tarda pas à s’apercevoir qu’il avait devant lui un tout autre homme que la veille : la confusion et la distraction avaient fait place, chez le général, à une extraordinaire retenue ; c’était à croire qu’il avait pris quelque résolution irrévocable. Bien que ce sang-froid fût plus apparent que réel, son attitude n’en était pas moins noble et dégagée, avec une nuance de dignité contenue. Il commença même par parler au prince sur un certain ton de condescendance, comme celui qu’affectent les gens dont la désinvolture ou la superbe s’allie au sentiment d’une offense imméritée. Il s’exprimait sur un ton affable, mais avec une pointe d’amertume dans la voix.

– Voici la revue que je vous ai prise l’autre jour, fit-il d’un air grave en désignant un volume posé sur la table, – Je vous remercie.

– Ah ! oui, vous avez lu cet article, général ? Comment l’avez-vous trouvé ? C’est curieux, n’est-ce pas ? dit le prince, saisissant avec empressement l’occasion d’engager l’entretien sur un sujet aussi neutre que possible.

– C’est peut-être curieux, mais maladroitement écrit et certainement absurde. On peut même dire que les mensonges y fourmillent.

Le général parlait avec autorité, en laissant légèrement traîner la voix.

– Oui, mais c’est un récit si naïf : l’auteur est un vieux soldat qui a été témoin du séjour des Français à Moscou ; certains traits sont charmants. D’ailleurs les mémoires de témoins oculaires sont toujours précieux, quelle que soit la personnalité du narrateur. N’est-ce pas ?

– À la place du directeur de la revue, je n’aurais pas imprimé cela. Quant aux mémoires de témoins oculaires en général, on accorde plus de crédit à un imposteur grossier mais divertissant qu’à un homme qui a de la valeur et du mérite. Je connais tels mémoires sur l’année 1812 qui… Prince, j’ai pris une résolution : je quitte cette maison, la maison de M. Lébédev.

Le général regarda le prince d’un air solennel.

– Vous avez votre logement à Pavlovsk chez… chez votre fille, hasarda ce dernier, ne sachant que dire. Il se rappela à ce moment que le général était venu le consulter sur une affaire extraordinaire dont dépendait son sort.

– Chez ma femme ; en d’autres termes chez moi et dans la maison de ma fille.

– Excusez : je…

– Je quitte la maison de Lébédev, mon cher prince, parce que j’ai rompu avec cet homme. J’ai rompu hier soir, en regrettant de ne pas l’avoir fait plus tôt. J’exige le respect, prince, et je désire en recevoir les marques même des personnes auxquelles je donne, pour ainsi dire, mon cœur. Prince, je donne souvent mon cœur et je suis presque toujours trompé. Cet homme était indigne de mon amitié.

– Il y a chez lui bien du désordre, remarqua discrètement le prince, – et aussi certains traits… mais malgré tout cela il a du cœur, son esprit est malicieux et quelquefois amusant.

Les expressions recherchées du prince et son ton déférent flattèrent le général, bien qu’il y eût encore parfois dans le regard de celui-ci des éclairs de défiance. Mais l’accent du prince était si naturel et si sincère que le doute ne pouvait subsister.

– Qu’il ait aussi des qualités, reprit le général, j’ai été le premier à le reconnaître quand j’ai été sur le point de donner mon amitié à cet individu. Car je n’ai besoin ni de sa maison, ni de son hospitalité, ayant moi-même une famille. Je ne cherche pas à me disculper de mes défauts ; je suis intempérant ; j’ai bu du vin avec lui et maintenant je déplore peut-être cette erreur. Mais ce n’est pas l’unique attrait de la boisson (excusez, prince, la crudité de langage d’un homme ulcéré) qui m’a attaché à lui. J’ai été justement séduit par ces qualités auxquelles vous avez fait allusion. Mais il y a une limite à tout, même aux qualités. Quand il a l’impudence de vous affirmer tout d’un coup qu’en 1812, étant encore enfant, il a perdu sa jambe gauche et l’a inhumée au cimetière de Vagankovo à Moscou, cela passe la mesure et témoigne de son manque de respect, de son insolence.

– Peut-être n’était-ce qu’une plaisanterie, une histoire pour faire rire.

– Je comprends. Une fable innocente, inventée pour faire rire, même si elle est grossière, ne blesse pas le cœur humain. Parfois même on voit des gens mentir par amitié, si vous voulez, pour être agréables à leur interlocuteur. Mais, si on laisse percer un manque de respect et si, par ce manque de respect, on veut vous montrer qu’on en a assez de vous, alors un homme qui a de la dignité n’a plus qu’à se détourner et à briser là, afin de remettre l’offenseur à sa place.

En prononçant ces paroles le général était devenu rouge.

– Mais Lébédev n’a pu être en 1812 à Moscou : il est trop jeune pour cela ; c’est ridicule !

– C’est déjà une raison. Mais admettons qu’il ait été au monde à cette époque. Comment ose-t-il affirmer qu’un chasseur français lui a tiré un coup de canon et lui a emporté la jambe, comme cela, par manière de passe-temps ? que cette jambe, il l’a ramassée et ramenée chez lui, qu’il l’a enterrée au cimetière de Vagankovo et qu’il a placé au-dessus un monument où l’on peut lire d’un côté : « Ci-gît la jambe du secrétaire de collège Lébédev » ; de l’autre : « Repose, chère dépouille, en attendant la résurrection » ? Comment peut-il prétendre que chaque année il fait dire un requiem pour cette jambe (ce qui est déjà un sacrilège) et effectue, à cette occasion, un voyage à Moscou ? Il m’invite même à l’accompagner dans cette ville pour me montrer la tombe et aussi le canon français, qui est au Kremlin avec les pièces conquises ; c’est, assure-t-il, la onzième pièce en partant de l’entrée, un fauconneau de type désuet.

– Sans compter qu’il a bien ses deux jambes ! dit en riant le prince. – Je vous assure que c’est une innocente facétie ; il ne faut pas vous fâcher.

– Mais permettez-moi d’avoir aussi mon opinion ; qu’il ait l’air d’avoir deux jambes, cela ne rend pas nécessairement son récit invraisemblable ; il assure qu’il a une jambe artificielle fournie par Tchernosvitov.

– C’est vrai : il paraît qu’on peut danser avec une jambe de Tchernosvitov.

– Je le sais de reste, puisque Tchernosvitov, quand il a inventé sa jambe artificielle, est accouru tout de suite pour me la montrer. Mais cette invention est beaucoup plus récente… En outre Lébédev affirme que sa défunte femme n’a jamais su, au cours de leur union, qu’il avait une jambe de bois. Je lui ai fait remarquer toutes les absurdités de cette histoire. Il m’a répliqué : « Si tu prétends avoir été page de la chambre auprès de Napoléon en 1812, permets-moi aussi d’avoir enterré ma jambe au cimetière de Vagankovo. »

– Comment, est-ce que… dit le prince, qui s’arrêta interloqué.

Le général eut, lui aussi, l’air un peu troublé, mais il se ressaisit tout de suite et, regardant le prince avec une hauteur où perçait une nuance d’ironie, il lui dit d’une voix persuasive :

– Achevez votre pensée, prince, achevez. Je suis indulgent ; dites tout. Avouez-le : il vous semble drôle de voir devant vous un homme tombé à ce degré d’humiliation et… d’inutilité et d’apprendre que cet homme a été personnellement le témoin… de grands événements. Il ne vous a pas encore fait de… cancans ?

– Non, Lébédev ne m’a rien dit, si c’est de Lébédev que vous parlez…

– Hum… j’aurais cru le contraire. En fait, notre conversation s’est engagée à propos de cet… étrange article paru dans les « Archives ». J’en ai souligné l’absurdité, ayant moi-même assisté aux événements relatés… Vous souriez, prince, et vous me dévisagez ?

– Mon Dieu non, je…

– J’ai l’air assez jeune, continua le général sur un ton très lent, mais je suis un peu plus vieux que je ne le parais. En 1812 j’avais dix ou onze ans. Je ne connais pas exactement mon âge ; on m’a rajeuni dans mon état de service et moi-même j’ai eu la faiblesse de me retrancher des années au cours de ma carrière.

– Je vous assure, général, que je ne vois rien d’étrange à ce que vous vous soyez trouvé à Moscou en 1812 et… naturellement vous pouvez avoir des souvenirs à raconter… comme tous ceux qui ont vécu à cette époque. Un de nos autobiographes commence son livre en racontant qu’en 1812 il était enfant à la mamelle et que les soldats français l’ont nourri de pain à Moscou.

– Vous le voyez bien, observa le général avec condescendance ; mon cas, sans avoir rien d’exceptionnel, sort tout de même de l’ordinaire. Il advient très souvent que la vérité paraisse invraisemblable. Page de la chambre ! Cela sonne étrangement, certes. Mais l’aventure d’un enfant de dix ans s’explique précisément par son âge. Elle ne me serait pas arrivée à quinze ans, pour la bonne raison qu’à cet âge je ne me serais pas enfui de notre maison de bois, rue Vieille-Basmannaïa, le jour de l’entrée de Napoléon à Moscou ; je n’aurais pas échappé à l’autorité de ma mère, qui s’était laissée surprendre par l’arrivée des Français et tremblait de peur. À quinze ans, j’aurais partagé sa frayeur ; à dix ans je ne craignais rien ; je me suis faufilé à travers la foule jusqu’au perron du palais, au moment où Napoléon descendait de cheval.

– En effet, vous avez très justement observé que c’est à dix ans qu’on peut se montrer le plus intrépide… approuva le prince avec timidité.

Il était tourmenté à l’idée qu’il allait rougir.

– Sans doute, et tout s’est passé avec la simplicité et le naturel qui n’appartiennent qu’à la vie réelle. Sous la plume d’un romancier, l’aventure serait tombée dans la baliverne et l’invraisemblance.

– Oh ! c’est bien cela ! s’écria le prince. Cette pensée m’a frappé moi aussi, et même récemment. Je connais une affaire véridique de meurtre dont le mobile était le vol d’une montre ; les journaux en ont parlé depuis. Si un auteur avait imaginé ce crime, les gens familiarisés avec la vie du peuple ainsi que les critiques auraient aussitôt crié à l’invraisemblance. Mais en lisant ce fait divers dans les journaux, vous sentez qu’il est de ceux qui vous éclairent sur les réalités de la vie russe. Vous avez très bien observé cela, général ! conclut avec feu le prince, enchanté de ne pas avoir l’air d’avoir rougi.

– N’est-ce pas que c’est bien cela ? s’écria le général dont les yeux brillaient de contentement. – Un gamin, un enfant, inconscient du danger, se faufile à travers la foule pour voir l’éclat du cortège, les uniformes et enfin le grand homme dont on lui a tant rebattu les oreilles. Car il y avait alors plusieurs années qu’on ne parlait que de lui. Le monde était rempli de son nom. Je l’avais bu pour ainsi dire avec le lait de ma nourrice. Napoléon passe à deux pas de moi ; il surprend par hasard mon regard. J’avais un costume d’enfant noble ; on m’habillait gentiment. Seul ainsi vêtu au milieu de cette foule, convenez vous-même…

– Sans doute, cela a dû le frapper et lui prouver que tout le monde n’était pas parti, que des nobles même étaient restés à Moscou avec leurs enfants.

– Justement ! C’était son idée d’attirer les boyards ! Quand il fixa sur moi son regard d’aigle, il dut voir briller une réplique dans mes yeux. « Voilà un garçon bien éveillé » dit-il. Qui est ton père ? » . Je lui répondis aussitôt d’une voix presque étouffée par l’émotion : « Un général mort au champ d’honneur en défendant sa patrie ». – « Le fils d’un boyard et d’un brave par-dessus le marché ! J’aime les boyards. M’aimes-tu, petit ? » . La question avait été rapide ; ma réponse ne le fut pas moins : « Le cœur russe est capable de distinguer un grand homme, même dans l’ennemi de sa patrie ! » À dire vrai je ne me rappelle pas si je me suis exprimé littéralement ainsi… j’étais un enfant… mais le sens de mes paroles était sûrement celui-là.

« Napoléon en fut frappé ; il réfléchit un instant et dit aux gens de sa suite : « J’aime la fierté de cet enfant ! Mais si tous les Russes pensent comme lui, alors… » Il n’acheva pas et entra dans le palais. Je me mêlai aussitôt à sa suite et courus derrière lui. Déjà les gens du cortège me frayaient le passage en me considérant comme un favori. Tout cela fut l’affaire d’un clin d’œil… Je me rappelle seulement qu’en arrivant dans la première salle, l’empereur s’arrêta soudain devant le portrait de l’impératrice Catherine, le contempla longuement d’un air songeur et s’écria finalement : « Ce fut une grande femme ! » Et il passa son chemin.

« Au bout de deux jours tout le monde me connaissait au palais et au Kremlin ; on m’appelait le petit boyard . Je ne rentrais à la maison que pour la nuit ; les miens en étaient presque fous. Le surlendemain, le page de la chambre de Napoléon, baron de Bazancourt, mourut, épuisé par les fatigues de la campagne. Napoléon se souvint de moi ; on vint me chercher et on m’emmena sans aucune explication ; on m’essaya l’uniforme du défunt, qui était un enfant de douze ans, et on me présenta à l’empereur vêtu de cet uniforme. Il me fit un signe de tête ; sur quoi on me déclara que j’avais obtenu la faveur d’être nommé page de la chambre de Sa Majesté. Je fus heureux car j’éprouvais depuis longtemps déjà une ardente sympathie à son égard… et puis, vous en conviendrez, un brillant uniforme était bien fait pour séduire l’enfant que j’étais alors. Je portais un frac vert foncé, orné de boutons dorés, avec des basques étroites et longues et des manches à parements rouges ; des broderies d’or recouvraient les basques, les manches et le col qui était haut, droit et ouvert. J’avais une culotte collante blanche en peau de chamois, un gilet de soie blanc, des bas de soie et des souliers à boucles… Quand l’empereur faisait une promenade à cheval et que j’étais de la suite, j’étais chaussé de hautes bottes à l’écuyère. Bien que la situation ne fût pas brillante et que l’on prévît déjà d’immenses désastres, l’étiquette n’en restait pas moins en vigueur dans la mesure du possible. Elle était même d’autant plus ponctuellement observée que l’on pressentait avec plus de force l’approche de ces calamités.

– Oui, assurément… balbutia le prince d’un air presque décontenancé, – vos mémoires offriraient… un intérêt extraordinaire.

À n’en pas douter le général répétait ce qu’il avait raconté la veille à Lébédev ; aussi ses paroles coulaient-elles d’abondance. Cependant il lança à ce moment un nouveau regard de défiance au prince.

– Mes mémoires ? reprit-il avec un redoublement de fierté ; – vous me parlez d’écrire mes mémoires ? Cela ne m’a pas tenté, prince ! Si vous voulez, ils sont déjà écrits, mais… je les tiens sous clé. Qu’on les publie lorsque la terre recouvrira mes yeux, alors sans aucun doute ils seront traduits en plusieurs langues, non à cause de leur valeur littéraire, certes non ! mais pour l’importance des événements immenses dont j’ai été, quoique enfant, le témoin oculaire. Bien plus, c’est grâce à mon jeune âge que j’ai pénétré dans la chambre la plus intime, pour ainsi dire, du « grand homme » ! La nuit j’entendais les gémissements de ce « géant dans l’adversité » ; il n’avait pas de raison de cacher ses gémissements et ses larmes à un enfant, bien que je comprisse déjà que la cause de sa souffrance était le silence de l’empereur Alexandre.

– C’est vrai : il lui écrivit des lettres… pour lui proposer, la paix, insinua timidement le prince.

– Au fond nous ne savons pas quelles propositions contenaient ses lettres, mais il écrivait tous les jours, à chaque heure, et lettre sur lettre ! Il était terriblement agité. Une nuit où nous étions seuls, je me précipitai les larmes aux yeux vers lui (oh ! comme je l’aimais !) : « Demandez, demandez pardon à l’empereur Alexandre ! » lui criai-je. Évidemment j’aurais dû lui dire : « Faites la paix avec l’empereur Alexandre » ; mais, comme un enfant, j’exprimai naïvement toute ma pensée. « Oh ! mon enfant ! me répondit-il en arpentant la pièce de long en large, – oh ! mon enfant ! – il avait l’air d’oublier que je n’avais que dix ans et prenait même plaisir à parler avec moi, – oh ! mon enfant ! je suis prêt à baiser les pieds de l’empereur Alexandre, mais en revanche j’ai voué une haine éternelle au roi de Prusse et à l’empereur d’Autriche et… enfin… tu n’entends rien à la politique ! » Il avait brusquement paru se rappeler à qui il s’adressait. Il se tut, mais ses yeux jetèrent encore pendant longtemps des éclairs. Eh bien ! imaginez que je relate tous ces faits, moi qui ai été témoin des événements les plus considérables, et que je les publie maintenant : voyez d’ici tous les critiques, toutes les vanités littéraires, toutes les envies, l’esprit de parti et… ah ! non, grand merci !

– Pour ce qui est de l’esprit de parti, vous avez parfaitement raison et je vous approuve, répliqua le prince avec douceur après un instant de réflexion. – Par exemple j’ai lu récemment le livre de Charras sur la campagne de Waterloo. C’est visiblement un livre sérieux et les spécialistes affirment qu’il est écrit avec beaucoup de compétence. Mais à chaque page perce la joie d’abaisser Napoléon. L’auteur aurait été ravi, semble-t-il, s’il avait pu dénier à Napoléon toute ombre de talent, même dans les autres campagnes. Or cet esprit de parti est déplacé dans un ouvrage aussi sérieux. Étiez-vous alors très tenu par votre service auprès de… l’Empereur ?

Le général était aux anges. La remarque du prince, par sa gravité et sa simplicité, avait dissipé ses derniers soupçons.

– Charras ! Oh ! moi aussi j’ai été indigné et je lui ai même écrit alors, mais… je ne me rappelle plus bien maintenant… Vous me demandez si mon service était très absorbant ? Oh ! non ! on m’avait nommé page de la chambre, mais déjà alors je ne prenais pas cela au sérieux. Puis Napoléon ne tarda pas à perdre tout espoir d’un rapprochement avec les Russes ; dans ces conditions il devait aussi m’oublier, vu qu’il m’avait attiré à lui par politique, si toutefois… si toutefois il ne s’était pas attaché à moi par affection personnelle, je le dis hardiment maintenant. Pour moi, c’était le cœur qui me portait vers lui. On n’était pas exigeant pour mon service ; je devais seulement paraître de temps à autre au palais et… accompagner l’Empereur dans ses promenades à cheval. C’était tout. Je montais assez bien à cheval. Il avait l’habitude de faire ses sorties avant le dîner ; sa suite était ordinairement composée de Davout, du mamelouk Roustan, de moi…

– De Constant, ajouta presque machinalement le prince.

– Non, Constant n’en était pas ; il était alors allé porter une lettre… à l’impératrice Joséphine ; sa place était occupée par deux officiers d’ordonnance et quelques uhlans polonais… C’était là toute sa suite, sans parler bien entendu des généraux et des maréchaux que Napoléon emmenait avec lui pour étudier le terrain, la répartition des troupes, et pour les consulter… Pour autant que je me le rappelle maintenant, c’était Davout qu’il avait le plus souvent auprès de lui : l’homme était énorme, corpulent ; il avait du sang-froid, portait des lunettes et vous regardait d’un air étrange. C’est avec lui que l’empereur aimait le mieux conférer. Il appréciait ses idées. Je me rappelle qu’en une circonstance ils tinrent conseils plusieurs jours de suite ; Davout venait matin et soir ; il y avait entre eux de fréquentes discussions ; enfin Napoléon parut sur le point de céder. Ils étaient tous deux dans le cabinet ; j’étais le troisième, mais ils ne faisaient guère attention à moi. Soudain le regard de Napoléon tomba par hasard sur moi et une pensée singulière se refléta dans ses yeux : « Enfant ! me dit-il brusquement, qu’en penses-tu : si je passais à la religion orthodoxe et libérais vos serfs, est-ce que les Russes me suivraient ? » – « Jamais ! » m’écriai-je avec indignation. Napoléon fut saisi de ma réponse. « Dans l’éclair de patriotisme qui a passé dans les yeux de cet enfant, dit-il, je viens de lire l’opinion de tout le peuple russe. Cela suffit, Davout ! Tout cela n’est que fantaisie ! Montrez-moi votre autre projet. »

– Mais il y avait une grande idée dans le projet qu’il abandonnait, fit le prince vivement intéressé. – Ainsi, vous croyez que ce projet était l’œuvre de Davout ?

– Du moins ils l’avaient concerté ensemble. L’idée venait certainement de Napoléon, c’était l’idée de l’aigle. Mais l’autre projet renfermait aussi une idée… C’était le fameux « conseil du lion » , comme Napoléon appela ce projet de Davout. Il consistait à s’enfermer dans le Kremlin avec toute l’armée, à y construire des baraquements, des redoutes fortifiées, à disposer des batteries, à tuer le plus grand nombre de chevaux pour en faire des salaisons, puis à enlever par maraude tout le blé possible aux habitants afin de tenir jusqu’au printemps. Les beaux jours venus, on essaierait de se frayer passage à travers les Russes. Ce plan séduisit vivement Napoléon. Nous faisions chaque jour des chevauchées autour des murailles du Kremlin ; il indiquait alors où il fallait abattre, où il fallait construire, l’emplacement d’une lunette, d’une demi-lune, d’une rangée de blockhaus : coup d’œil, rapidité, décision ! Tout fut enfin arrêté. Davout insistait pour obtenir une résolution définitive. Ils se retrouvèrent seuls avec moi. Napoléon recommença à arpenter la pièce, les bras croisés. Je ne pouvais détacher mes yeux de son visage ; mon cœur battait. « J’y vais », dit Davout. « Où ? » demanda Napoléon. « Faire préparer les salaisons de chevaux », répondit Davout. Napoléon tressaillit ; c’était sa destinée qui se jouait. « Enfant, me dit-il tout à coup, que penses-tu de notre projet ? » Bien entendu il me posait cette question à la manière d’un homme d’intelligence supérieure qui tire à la dernière minute sa décision à pile ou face. Au lieu de répondre à Napoléon, je me tournai vers Davout et lui dis comme sous le coup d’une inspiration : « Repartez en toute hâte pour votre pays, mon général ! » Le projet était ruiné. Davout haussa les épaules et sortit en murmurant : « Bah ! il devient superstitieux ! » . Et le lendemain l’ordre était donné d’effectuer la retraite.

– Tout cela est d’un extraordinaire intérêt, articula le prince à voix très basse, – si les choses se sont passées ainsi… ou plutôt je veux dire… rectifia-t-il vivement.

Le général était grisé par son propre récit au point d’être peut-être incapable de reculer devant les pires impudences.

– Oh ! prince, s’écria-t-il, vous dites : « si les choses se sont passées ainsi ! » Mais, je vous en donne ma parole, mon récit est en-dessous, bien en-dessous de la réalité ! Tout ce que je vous ai raconté n’a trait qu’à des incidents politiques d’un maigre intérêt. Mais je vous répète que j’ai été témoin des larmes nocturnes et des gémissements de ce grand homme. Nul autre ne peut en dire autant ! Il est vrai que, vers la fin, il ne pleurait déjà plus ; il ne lui restait plus de larmes ; il ne faisait plus que gémir de temps à autre ; son visage se renfrognait de plus en plus. On eût dit que l’éternité étendait déjà sur lui son aile sombre. Parfois, la nuit, nous passions des heures entières seuls, dans le silence. Le mamelouk Roustan ronflait dans la pièce voisine ; c’est étonnant ce que cet homme-là avait le sommeil dur. « En revanche il m’est fidèle, à moi et à ma dynastie », disait Napoléon en parlant de lui.

« Un jour que j’avais le cœur bien gros, l’Empereur aperçut des larmes dans mes yeux. Il me regarda avec attendrissement, « Tu compatis à mes chagrins ! s’exclama-t-il ; tu es le seul, peut-être avec un autre enfant, mon fils, le roi de Rome , à partager ma peine ; tous les autres me haïssent ; quant à mes frères, ils seront les premiers à me trahir en face de l’adversité ! » Je me mis à sangloter et me précipitai vers lui ; alors il ne se contint plus : nous nous embrassâmes et mêlâmes nos larmes. « Écrivez, lui dis-je en pleurant, écrivez une lettre à l’impératrice Joséphine ! » Napoléon tressaillit, se recueillit un moment et me répliqua : « Tu viens de me rappeler le troisième cœur qui m’aime ; merci, mon ami ! » Et, sur-le-champ, il écrivit à Joséphine une lettre qui fut emportée le lendemain même par Constant.

– Vous avez très bien agi, dit le prince ; – au milieu des mauvaises pensées qui l’assaillaient vous avez éveillé en lui un bon sentiment.

– Justement, prince ! comme vous expliquez bien cela en vous laissant aller aux impulsions de votre cœur ! s’écria le général enthousiasmé ; et, chose étrange, de vraies larmes brillèrent dans ses yeux. – Oui, prince, ce spectacle avait sa grandeur. Et savez-vous que je fus sur le point de l’accompagner à Paris ? En ce cas je l’aurais sûrement suivi dans sa « déportation à l’île tropicale » ; mais hélas ! nos destinées divergèrent ! Nous nous quittâmes, il partit pour cette île tropicale où, peut-être, dans une minute de cruel chagrin, il se sera rappelé les larmes du pauvre enfant qui l’avait embrassé et lui avait pardonné à Moscou ; quant à moi, on m’envoya au corps des cadets où je ne trouvai qu’une rude discipline et des camarades grossiers… hélas ! tout s’écroula par la suite !

« Le jour de la retraite, Napoléon me dit : « Je ne veux pas t’enlever à ta mère en t’emmenant avec moi. Mais je désirerais faire quelque chose pour toi. » Il était déjà en selle. « Écrivez-moi un mot, comme souvenir, sur l’album de ma sœur », fis-je timidement, car il était sombre et, très agité. Il revint sur ses pas, demanda une plume, prit l’album. « Quel âge a ta sœur ? » me dit-il, la plume à la main. « Trois ans », répondis-je, « Petite fille alors  ». Et il écrivit sur l’album :

Ne mentez jamais.

Napoléon, votre ami sincère .

« Un tel conseil, dans un tel moment ! convenez, prince…

– Oui, c’est significatif.

– Ce feuillet d’album fut placé sous verre dans un cadre doré ; ma sœur le garda toute sa vie dans son salon, à la place d’honneur. Elle est morte en couches et depuis… je ne sais ce que cet autographe est devenu… mais… Ah ! mon Dieu ! déjà deux heures ! Comme je vous ai retenu, prince ! C’est impardonnable.

– Au contraire, balbutia le prince, vous m’avez tellement captivé et… enfin… cela offre tant d’intérêt, je vous suis si reconnaissant.

Le général serra de nouveau, et à lui faire mal, la main du prince. Il le fixa de ses yeux brillants avec l’air d’un homme qui s’est ressaisi brusquement et dont l’esprit est traversé par une pensée inopinée.

– Prince ! dit-il, vous êtes si bon, si simple d’esprit que vous m’en inspirez parfois de la pitié. Je vous contemple avec attendrissement. Oh ! que le bon Dieu vous bénisse ! Je souhaite que votre vie commence enfin et fleurisse… dans l’amour. La mienne est finie ! Oh ! pardon, pardon !

Il sortit précipitamment en se cachant le visage dans les mains. Le prince ne pouvait mettre en doute la sincérité de son émotion. Il comprenait aussi que le vieillard partait dans l’enivrement de son succès. Mais il sentait confusément qu’il avait affaire à un de ces hâbleurs qui, tout en se délectant dans leur mensonge jusqu’à s’en oublier eux-mêmes, n’en gardent pas moins, au plus fort de leur griserie, l’impression intime qu’on ne les croit pas et qu’on ne peut pas les croire. Dans sa présente disposition le vieillard pouvait faire un retour sur lui-même, avoir un accès de vergogne et se sentir offensé en soupçonnant le prince de lui avoir témoigné une excessive pitié. « N’ai-je pas eu tort de l’avoir laissé s’exalter ainsi ? » se demandait-il avec inquiétude. Soudain il n’y tint plus et partit d’un grand éclat de rire qui dura près de dix minutes. Il fut ensuite sur le point de se faire grief de cette hilarité, mais il se ravisa et comprit qu’il n’avait rien à se reprocher, vu l’immense commisération qu’il portait au général.

Ses pressentiments se réalisèrent. Le soir même il reçut un billet étrange, laconique, mais péremptoire. Le général lui faisait savoir qu’il rompait avec lui pour toujours, qu’il lui gardait son estime et sa reconnaissance, mais que, même de sa part, il se refusait à accepter « des témoignages de compassion mortifiants pour la dignité d’un homme déjà suffisamment éprouvé par ailleurs ».

Quand le prince apprit qu’il vivait en reclus, chez Nina Alexandrovna, il n’eut presque plus d’inquiétude sur son compte. Mais, comme nous l’avons déjà vu, le général alla faire un esclandre chez Elisabeth Prokofievna. Nous ne pouvons raconter ici cet incident par le menu ; relatons en deux mots l’objet de leur entretien. Elisabeth Prokofievna, d’abord effrayée par les divagations du général, fut saisie d’indignation en l’entendant faire d’amères réflexions sur Gania. Il fut honteusement mis à la porte. Aussi avait-il passé la nuit et la matinée dans un tel état de surexcitation que, perdant tout empire sur lui-même, il avait fini par s’élancer dans la rue presque comme un fou.

Kolia ne comprenait qu’à moitié ce qui se passait et gardait l’espoir d’agir sur son père par intimidation.

– Eh bien ! où allons-nous errer maintenant ? Qu’en pensez-vous, général ? dit-il. Vous ne voulez pas aller chez le prince ; vous êtes brouillé avec Lébédev ; vous n’avez pas d’argent, et moi je n’en ai jamais : nous voilà maintenant au beau milieu de la rue comme sur un tas de fèves.

– Il est plus agréable d’être avec des femmes que sur des fèves, murmura le général. Ce… calembour m’a valu le plus vif succès… au cercle des officiers en 44… Oui, en mil… huit cent… quarante-quatre !… Je ne me souviens plus… Ah ! ne m’en parle pas ! « Où est ma jeunesse ? Où est ma fraîcheur ? » comme s’écriait… Qui s’écriait cela, Kolia ?

– C’est une citation de Gogol, dans les Âmes mortes, papa, répondit Kolia en jetant sur son père un coup d’œil inquiet.

– Les Âmes mortes ? Ah ! oui, mortes ! Quand tu m’enterreras, inscris sur ma tombe : « Ci-gît une âme morte ! »

« L’opprobre me suit partout ! »

– Qui a dit cela, Kolia ?

– Je n’en sais rien, papa.

– Iéropiégov n’a pas existé ! Iérochka Iéropiégov !… s’exclama-t-il d’un ton exaspéré en s’arrêtant au milieu de la rue. – Et c’est mon fils, mon propre fils qui me donne ce démenti ! Iéropiégov, qui a été pendant onze mois un véritable frère pour moi et pour lequel j’ai eu ce duel… Un jour le prince Vygoretski, notre capitaine, lui dit pendant que nous buvions : « Toi, Gricha, je serais curieux de savoir où tu as décroché ta croix de Sainte-Anne ? » – « Sur les champs de bataille de ma patrie, voilà où je l’ai décrochée ! » Moi, je m’écrie : « Bravo, Gricha ! » Eh bien ! ce fut la cause d’un duel. Puis il épousa… Marie Pétrovna Sou… Soutouguine, et fut tué plus tard sur le champ de bataille… Une balle ricocha sur la croix que je portais à la poitrine et vint le frapper au front. « Je n’oublierai jamais ! » s’écria-t-il, et il tomba mort. Je… j’ai servi avec honneur, Kolia ; j’ai servi noblement, mais l’opprobre, « l’opprobre me suit partout ! » Ta mère et toi viendrez sur ma tombe… « Pauvre Nina ! » C’est ainsi que je l’appelais jadis, Kolia, il y a longtemps, dans les premiers temps, et cela lui faisait plaisir… Nina ! Nina ! qu’ai-je fait de ton existence ? Comment peux-tu m’aimer, âme résignée ! Ta mère a l’âme d’un ange, Kolia ; tu m’entends ? l’âme d’un ange !

– Je le sais, papa. Père chéri, retournons à la maison auprès de maman ! Elle voulait courir après nous. Pourquoi hésitez-vous ? On dirait que vous ne comprenez pas… Allons bon ! qu’avez-vous à pleurer ?

Kolia lui-même pleurait et baisait les mains de son père.

– Tu me baises les mains, à moi !

– Eh bien ! oui, à vous, à vous. Qu’y a-t-il là d’étonnant ? Allons, pourquoi vous mettez-vous à hurler en pleine rue, vous, un général, un homme de guerre ! Venez !

– Que le bon Dieu te bénisse, mon cher petit, pour le respect que tu as gardé à ton fichu vieillard de père, malgré l’opprobre, oui l’opprobre dont il est couvert… Puisses-tu avoir un fils qui te ressemble… Le roi de Rome… . Oh ! « la malédiction soit sur cette maison » !

– Mais que se passe-t-il donc ? s’écria Kolia avec emportement. – Qu’est-il arrivé ? Pourquoi ne voulez-vous plus retourner à la maison ? Avez-vous perdu la raison ?

– Je t’expliquerai, je t’expliquerai… Je te dirai tout ; ne crie pas, on nous entendrait… Le roi de Rome… . Oh ! que je me sens écœuré et triste !

« Ma nourrice, où est ta tombe  ? »

Qui a dit cela, Kolia ?

– Je ne sais, je ne sais qui a pu dire cela. Allons tout de suite à la maison, tout de suite ! Je mettrai Gania en pièces, s’il le faut… Mais où allez-vous encore ?

Le général l’entraînait vers le perron d’une maison voisine.

– Où allez-vous ? Cette maison n’est pas la nôtre !

Le général s’était assis sur le perron et attirait par le bras Kolia auprès de lui.

– Penche-toi, penche-toi ! murmura-t-il ; je te dirai tout… Ma honte… penche-toi… Tends ton oreille, je te dirai cela à l’oreille…

– Mais qu’avez-vous ? s’écria Kolia épouvanté mais tendant néanmoins l’oreille.

– Le roi de Rome… articula le général qui paraissait aussi tout tremblant.

– Quoi ? qu’est-ce qui vous prend de parler tout le temps du roi de Rome ?… Qu’est-ce que cela signifie ?

– Je… je… balbutia de nouveau le général en s’agrippant de plus en plus à l’épaule de « son petit », – je… veux… je veux tout te… Marie, Marie… Pétrovna Sou… Sou… Sou…

Kolia se libéra de son étreinte, l’empoigna par les épaules et le regarda avec stupeur. Le vieillard était devenu pourpre, ses lèvres bleuissaient et de légères convulsions passaient sur son visage. Tout à coup il s’affaissa et se laissa doucement tomber dans les bras de Kolia.

– Une attaque d’apoplexie ! s’écria Kolia à tue-tête dans la direction de la rue. »

Il venait enfin de comprendre la réalité.

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