Dans une des premières années du règne de Hacam II, cinq étudiants dînaient dans un jardin aux environs de Cordoue. Au dessert il régnait une grande gaîté parmi les convives; un seul, cependant, était silencieux et rêveur. Ce jeune homme était grand et bien fait; l’expression de sa physionomie était noble, fière, presque hautaine, et son attitude annonçait un homme né pour le pouvoir[186].
Sortant enfin de sa rêverie, il s’écria tout à coup:
—N’en doutez pas, un jour je serai le maître de ce pays!
Ses amis se mirent à rire de cette exclamation; mais sans se déconcerter:
—Que chacun de vous, poursuivit le jeune homme, me dise quel poste il désire; je le lui donnerai quand je régnerai.
—Eh bien! dit alors un des étudiants, je trouve ces beignets délicieux, et puisque cela vous est égal, j’aimerais d’être nommé inspecteur du marché; alors j’aurai toujours des beignets à foison et sans qu’il m’en coûte rien.
—Moi, dit un autre, je suis très-friand de ces figues qui viennent de Malaga, mon pays natal. Nommez-moi donc cadi de cette province.
—La vue de tous ces superbes jardins me plaît extrêmement, dit le troisième; je voudrais donc être nommé préfet de la capitale.
Mais le quatrième gardait le silence, indigné des pensées présomptueuses de son condisciple.
—A votre tour, lui dit ce dernier; demandez ce que vous voudrez.
Celui auquel il venait d’adresser la parole se leva alors, et, lui tirant la barbe:
—Lorsque tu gouverneras l’Espagne, dit-il, misérable fanfaron que tu es, ordonne alors qu’après m’avoir frotté avec du miel, afin que les mouches et les abeilles viennent me piquer, on me place à rebours sur un âne, et qu’on me promène à travers les rues de Cordoue.
L’autre lui lança un regard furieux; mais, tâchant de maîtriser sa colère:
—C’est bien, dit-il, chacun de vous sera traité selon ses souhaits. Un jour je me souviendrai de tout ce que vous avez dit[187].
Le dîner fini, on se sépara, et l’étudiant aux pensées bizarres et extravagantes retourna vers la maison d’un de ses parents du côté de sa mère, où il logeait. Son hôte le conduisit à sa petite chambre qui se trouvait au dernier étage, et tâcha de lier conversation avec lui; mais le jeune homme, absorbé par ses réflexions, ne lui répondit que par des monosyllabes. Voyant qu’il n’y avait pas moyen de rien tirer de lui, l’autre le quitta en lui souhaitant une bonne nuit. Le lendemain matin, ne le voyant pas paraître au déjeuner et croyant qu’il dormait encore, il remonta vers sa chambre pour le réveiller; mais à sa grande surprise il trouva le lit intact et l’étudiant assis sur le sofa, la tête penchée sur la poitrine.
—Il paraît que tu ne t’es pas couché cette nuit, lui dit-il.
—Non, c’est vrai, lui répondit l’étudiant.
—Et pourquoi as-tu veillé?
—J’avais une pensée étrange.
—A quoi songeais-tu donc?
—A l’homme que je nommerai cadi lorsque je gouvernerai l’Espagne et que le cadi que nous avons à présent aura cessé de vivre. J’ai parcouru en pensée toute l’Espagne et je n’ai trouvé qu’un seul homme qui mérite de remplir ce poste.
—C’est peut-être Mohammed ibn-as-Salîm[188] que tu as en vue?
—Mon Dieu, oui, c’est lui; voyez comme nous nous rencontrons[189]!
Ce jeune homme, on le voit, avait une idée fixe, idée à laquelle il rêvait le jour, et qui la nuit l’empêchait de dormir. Qui était-il donc, lui qui, perdu dans la foule qui encombre une capitale, sentait fermenter en lui de si grandes espérances, et qui, bien qu’il n’eût aucune relation avec la cour, s’était mis dans la tête qu’un jour il serait premier ministre?
Il s’appelait Abou-Amir Mohammed. Sa famille, celle des Beni-Abî-Amir, qui appartenait à la tribu yéménite de Moâfir, était noble, mais non illustre. Son septième aïeul, Abdalmélic, un des rares Arabes qui se trouvaient dans l’armée berbère avec laquelle Târic débarqua en Espagne, s’était distingué en commandant la division qui prit Carteya, la première ville espagnole qui tombât au pouvoir des musulmans[190]. Pour prix de ses services, il avait reçu le château de Torrox, situé sur le Guadiaro, dans la province d’Algéziras, avec les terres qui en dépendaient. Ses descendants, toutefois, n’habitaient ce manoir qu’à de rares intervalles. D’ordinaire ils allaient dans leur jeunesse à Cordoue, pour y chercher un emploi à la cour ou dans la magistrature. C’est ce que firent, par exemple, Abou-Amir Mohammed ibn-al-Walîd, l’arrière-petit-fils d’Abdalmélic, et son fils Amir. Ce dernier, qui remplit plusieurs postes, était le favori du sultan Mohammed, au point que ce dernier fit placer son nom sur les monnaies et sur les drapeaux. Abdallâh, le père de notre étudiant, était un théologien-jurisconsulte distingué et fort pieux, qui fit le pèlerinage de la Mecque[191]. De tout temps, d’ailleurs, cette famille avait pu aspirer à des alliances honorables: le grand-père de Mohammed avait épousé la fille du renégat Yahyâ, fils d’Isaäc le chrétien, qui, après avoir été médecin d’Abdérame III, avait été nommé vizir et gouverneur de Badajoz[192]; sa propre mère était Boraiha, la fille du magistrat Ibn-Bartâl, de la tribu de Temîm[193]. Mais bien qu’ancienne et respectable, la famille des Beni-Abî-Amir n’appartenait pas à la haute noblesse; c’était, s’il nous est permis de nous servir de ce terme, une bonne noblesse de robe, mais non pas une noblesse d’épée. Aucun Amiride, si l’on en excepte Abdalmélic, le compagnon de Târic, n’avait suivi la carrière des armes, alors la plus noble de toutes[194]; tous avaient été des magistrats ou des employés de la cour. Mohammed avait aussi été destiné à la judicature, et un beau jour il avait dit adieu aux tourelles lézardées du manoir héréditaire pour aller étudier dans la capitale, où il suivait maintenant les cours d’Abou-Becr ibn-Moâwia le Coraichite, d’Abou-Alî Câlî et d’Ibn-al-Coutîa[195]. Quant à son caractère, c’était un jeune homme rempli de cœur et d’intelligence, mais d’une nature exaltée, d’une imagination ardente, d’un tempérament de feu, et dominé par une passion unique, mais d’une violence singulière. Les livres qu’il lisait de préférence, c’étaient les vieilles chroniques de sa nation[196], et ce qui le captivait surtout dans ces pages poudreuses, c’étaient les aventures de ceux qui, partis souvent de bien plus bas que lui, s’étaient élevés successivement aux premières dignités de l’Etat. Ces hommes, il les prenait pour modèles, et comme il ne cachait nullement ses pensées ambitieuses, ses camarades le regardaient parfois comme un cerveau détraqué. Il ne l’était pas cependant. Il est vrai qu’une seule idée semblait absorber toutes les facultés de son intelligence; mais ce n’était pas là une espèce d’aliénation mentale, c’était la divination du génie. Doué de grands talents, fécond en ressources, ferme et audacieux quand il fallait l’être, souple, prudent et adroit quand les circonstances l’exigeaient, peu scrupuleux d’ailleurs sur les moyens qui pouvaient le conduire à un but éclatant, il pouvait, sans présomption, prétendre à tout. Nul n’avait au même degré l’énergie, l’action lente, continue de l’idée fixe; le but une fois marqué, sa volonté se dressait, se roidissait et poussait droit.
Pourtant ses débuts ne furent pas brillants. Ses études achevées, il fut obligé, pour gagner sa vie, d’ouvrir un bureau près de la porte du palais et d’y écrire des requêtes pour ceux qui avaient à demander quelque chose au calife[197]. Dans la suite il obtint un emploi subalterne dans le tribunal de Cordoue; mais il ne sut pas se concilier les bonnes grâces de son chef, le cadi. Celui qui remplissait alors ce poste était cependant cet Ibn-as-Salîm[198] que Mohammed estimait tant, et non sans raison, car c’était un homme fort savant, fort honorable, un des meilleurs cadis qu’il y ait eu à Cordoue[199]; mais c’était en même temps un esprit froid et positif, qui avait une antipathie innée pour ceux dont le caractère ne ressemblait pas au sien. Les idées bizarres de son jeune employé et ses distractions habituelles le choquaient au plus haut degré; il ne demandait pas mieux que d’être débarrassé de lui, et par un singulier hasard, l’aversion que le cadi avait contre Mohammed procura à ce dernier ce qu’il souhaitait le plus, à savoir un emploi à la cour. Le cadi s’était plaint de lui au vizir Moçhafî, en le priant de donner un autre emploi à ce jeune homme. Moçhafî lui avait promis d’y songer, et peu de temps après, lorsque Hacam II chercha un intendant capable d’administrer les biens de son fils aîné Abdérame, qui comptait alors cinq ans[200], il lui recommanda Mohammed ibn-abî-Amir. Cependant le choix de cet intendant ne dépendait pas du calife seul; il dépendait surtout de la sultane favorite Aurore[201], une Basque de naissance, qui exerçait un grand empire sur l’esprit de son époux. Plusieurs personnes lui furent présentées; mais Ibn-abî-Amir la charma par sa bonne mine et la courtoisie de ses manières. Il fut préféré à tous ses compétiteurs, et le samedi 23 février de l’année 967, il fut nommé intendant des biens d’Abdérame, avec un traitement de quinze pièces d’or par mois. Il comptait alors vingt-six ans.
Il ne négligea rien pour s’insinuer encore davantage dans la faveur d’Aurore, et il y réussit si parfaitement qu’elle le nomma aussi intendant de ses propres biens, et que sept mois après son entrée à la cour, il fut nommé inspecteur de la monnaie[202]. Grâce à ce dernier poste, il avait toujours des sommes très-considérables à sa disposition, et il en profita pour se faire des amis parmi les grands. Chaque fois qu’un d’entre eux était à bout de ressources (ce qui, au train qu’ils menaient, ne pouvait manquer de leur arriver souvent), il le trouvait prêt à lui venir en aide. On raconte, par exemple, que Mohammed ibn-Aflah, un client du calife et un employé de la cour[203], qui s’était fort endetté par les énormes dépenses qu’il avait faites à l’occasion du mariage de sa fille, lui apporta, dans l’hôtel de la monnaie, une bride enrichie de pierreries, en le priant de lui prêter quelque argent sur cet objet, qui, disait-il, était la seule chose de valeur qui lui restât. A peine eut-il fini de parler qu’Ibn-abî-Amir enjoignit à un de ses employés de peser la bride et de donner à Ibn-Aflah le poids de cet objet en pièces d’argent. Stupéfait d’une telle générosité (car le fer et le cuir de la bride étaient fort lourds), Ibn-Aflah eut peine à en croire ses oreilles quand il entendit l’inspecteur donner cet ordre; mais il fut forcé de se rendre à l’évidence, car peu d’instants après on le pria de soulever sa robe, dans laquelle on versa un véritable torrent de pièces d’argent, de sorte qu’il ne fut pas seulement en état de payer ses dettes, mais qu’il lui resta encore une somme considérable. Aussi avait-il plus tard la coutume de dire: «J’aime Ibn-abî-Amir de toute mon âme, et dût-il m’ordonner de me révolter contre mon souverain, je n’hésiterais pas à lui obéir[204].»
C’est de cette manière qu’Ibn-abî-Amir se créa un parti dévoué à ses intérêts; mais ce qu’il considérait comme son premier devoir, c’était de satisfaire tous les caprices de la sultane et de la combler de présents tels qu’elle n’en avait jamais reçu. Ses inventions étaient souvent ingénieuses. Une fois, par exemple, il fit fabriquer à grands frais un petit palais d’argent, et quand ce superbe joujou fut achevé, il le fit porter par ses esclaves au palais califal, au grand étonnement des habitants de la capitale, qui n’avaient jamais vu un travail d’orfèvrerie aussi magnifique. C’était un cadeau pour Aurore. Elle ne se lassa pas de l’admirer, et dans la suite elle ne négligea aucune occasion pour vanter le mérite de son protégé et pour avancer sa fortune[205]. L’intimité qui régnait entre elle et lui devint même telle, qu’elle donna à jaser aux médisants. Les autres dames du harem recevaient aussi des cadeaux d’Ibn-abî-Amir. Elles s’extasiaient toutes sur sa générosité, la suavité de son langage et la suprême distinction de ses manières. Le vieux calife n’y comprenait rien. «Je ne conçois pas, dit-il un jour à un de ses plus intimes amis, quels moyens ce jeune homme emploie pour régner sur les cœurs des dames de mon harem. Je leur donne tout ce qu’elles peuvent désirer; mais aucun présent ne leur plaît à moins qu’il ne vienne de lui. Je ne sais si je dois voir seulement en lui un serviteur d’une rare intelligence, ou bien un grand magicien. Toujours est-il que je ne suis pas sans inquiétude pour l’argent public qui se trouve entre ses mains[206].»
En effet, le jeune inspecteur courait de grands dangers de ce côté-là. Il avait été fort généreux envers ses amis, mais il l’avait été aux dépens du trésor, et comme sa fortune rapide n’avait pas manqué de faire des envieux, ses ennemis l’accusèrent un jour de malversation auprès du calife. Il fut sommé de se rendre sans retard au palais afin de montrer ses comptes et l’argent qui lui avait été confié. Il promit de venir; mais il se hâta d’aller trouver le vizir Ibn-Hodair, son ami, et, lui ayant exposé franchement la difficile et périlleuse situation dans laquelle il se trouvait, il le pria de lui prêter l’argent qu’il lui fallait pour combler son déficit. Ibn-Hodair lui donna à l’instant même la somme demandée. Alors Ibn-abî-Amir se rendit auprès du calife, et, lui montrant ses comptes ainsi que l’argent qui devait se trouver entre ses mains, il confondit ses accusateurs. Croyant le faire tomber en disgrâce, ceux-ci lui avaient au contraire préparé un éclatant triomphe. Le calife les traita de calomniateurs, et se répandit en éloges sur la capacité et la probité de l’inspecteur de la monnaie[207]. Il le combla de dignités nouvelles. Au commencement de décembre de l’année 968, il lui donna le poste de curateur aux successions vacantes, et, onze mois plus tard, celui de cadi de Séville et de Niébla; puis, le jeune Abdérame étant venu à mourir, il le nomma intendant des biens de Hichâm, qui était désormais l’héritier présomptif du trône (juillet 970). Ce n’était pas tout encore. En février 972, Ibn-abî-Amir fut nommé commandant du deuxième régiment du corps qui portait le nom de Chorta et qui était chargé d’exercer la police dans la capitale[208]. A l’âge de trente et un ans, il cumulait donc cinq ou six postes importants et fort lucratifs[209]. Aussi vivait-il dans un luxe grandiose et presque princier. Le palais qu’il avait fait bâtir à Roçâfa était d’une incomparable magnificence. Une armée de secrétaires et d’autres employés, choisis dans les rangs les plus élevés de la société, y mettait la vie et le mouvement. On y tenait table ouverte. La porte était sans cesse encombrée de solliciteurs. Au reste Ibn-abî-Amir saisissait chaque occasion qui pouvait servir à le rendre populaire, et il y réussissait complétement. Tout le monde vantait sa complaisance, sa courtoisie, sa générosité, la noblesse de son caractère; il n’y avait à ce sujet qu’une seule opinion[210].
L’étudiant de Torrox était donc déjà parvenu à une haute fortune, mais il voulait monter plus haut encore, et ce qu’il jugeait surtout nécessaire pour atteindre ce but, c’était de se faire des amis parmi les généraux. Les affaires de la Mauritanie lui en fournirent les moyens.
Dans ce pays la guerre entre les partisans des Fatimides et ceux des Omaiyades n’avait pas discontinué un seul instant, mais elle avait pris un autre caractère. Abdérame III avait combattu les Fatimides pour préserver sa patrie d’une invasion étrangère. A l’époque dont nous parlons, ce péril n’existait plus. Les Fatimides avaient tourné leurs armes contre l’Egypte. Dans l’année 969, ils avaient conquis ce pays, et trois années plus tard leur calife Moïzz avait quitté Mançourîa, la capitale de son empire, pour aller fixer sa résidence sur les bords du Nil, après avoir confié la vice-royauté de l’Ifrikia et de la Mauritanie au prince Cinhédjite Abou-’l-Fotouh Yousof ibn-Zîrî. Dès lors l’Espagne n’avait plus rien à craindre des prétendus descendants d’Alî, et comme les possessions africaines lui coûtaient bien plus qu’elles ne lui rapportaient, Hacam aurait peut-être agi sagement de les abandonner. Mais en le faisant, il aurait cru manquer à l’honneur, et au lieu de renoncer à ces domaines, il tâchait au contraire d’en reculer les frontières. Il faisait donc une guerre de conquête contre les princes de la dynastie d’Edris, qui tenaient pour les Fatimides.
Hasan ibn-Kennoun, qui régnait sur Tanger, Arzilla et d’autres places du littoral, était de ce nombre. Il s’était déclaré tantôt pour les Omaiyades, tantôt pour les Fatimides, selon que les uns ou les autres étaient les plus puissants; cependant il avait plus de penchant pour les derniers, qui lui paraissaient moins à craindre que les Omaiyades dont les possessions touchaient aux siennes. Aussi s’était-il déclaré le premier de tous pour Abou-’l-Fotouh, lorsque ce vice-roi fut venu dans la Mauritanie, qu’il parcourut en vainqueur. Hacam lui gardait rancune à cause de sa défection, et après le départ d’Abou’l-Fotouh, il ordonna au général Ibn-Tomlos[211] d’aller punir Ibn-Kennoun et le réduire à l’obéissance. Au commencement du mois d’août de l’année 972, Ibn-Tomlos s’embarqua donc avec une nombreuse armée, et, ayant tiré à soi une grande partie de la garnison de Ceuta, il marcha contre Tanger. Ibn-Kennoun, qui se trouvait dans cette ville, alla à sa rencontre; mais il essuya une déroute si complète, qu’il ne put pas même songer à rentrer dans Tanger. Abandonnée ainsi à elle même, cette ville se vit bientôt forcée de capituler avec l’amiral omaiyade qui bloquait son port, et de son côté, l’armée de terre s’empara de Deloul et d’Arzilla.
Jusque-là les troupes omaiyades avaient été victorieuses; mais la fortune changea pour elles. Ayant appelé de nouvelles levées sous ses drapeaux, Ibn-Kennoun reprit l’offensive et marcha sur Tanger. Il battit Ibn-Tomlos qui était allé à sa rencontre et qui trouva la mort sur le champ de bataille. Alors tous les autres princes édrisides levèrent l’étendard de la révolte, et les officiers de Hacam, qui s’étaient retirés dans Tanger, lui écrivirent que, s’ils ne recevaient pas sans retard des renforts, c’en était fait de la domination omaiyade en Mauritanie.
Sentant la gravité du péril, Hacam résolut aussitôt d’envoyer en Afrique ses meilleures troupes et son meilleur général, le vaillant Ghâlib. L’ayant fait venir à Cordoue: «Pars, Ghâlib, lui dit-il; prends soin de ne revenir ici que comme vainqueur, et sache que tu ne pourras te faire pardonner une défaite qu’en mourant sur le champ de bataille. N’épargne pas l’argent; répands-le à pleines mains entre les partisans des rebelles. Détrône tous les Edrisides et envoie-les en Espagne.»
Ghâlib traversa le Détroit avec l’élite des troupes espagnoles. Il débarqua à Caçr-Maçmouda, entre Ceuta et Tanger, et se porta aussitôt en avant. Ibn-Kennoun tenta de l’arrêter; cependant il n’y eut pas de bataille proprement dite, mais seulement des escarmouches qui durèrent plusieurs jours, et pendant lesquelles Ghâlib tâcha de corrompre les chefs de l’armée ennemie. Il y réussit. Séduits par l’or qu’on leur offrait, ainsi que par les superbes vêtements et les épées ornées de pierreries que l’on faisait briller à leurs yeux, les officiers d’Ibn-Kennoun passèrent presque tous sous le drapeau omaiyade. L’Edriside n’eut d’autre parti à prendre que de se jeter dans une forteresse qui se trouvait sur la crête d’une montagne, non loin de Ceuta, et qui portait le nom fort bien choisi de Rocher des aigles [212].
Le calife reçut avec beaucoup de joie la nouvelle de ce premier succès; mais quand il apprit combien d’argent Ghâlib avait dépensé pour acheter les chefs berbers, il trouva que ce général avait pris un peu trop à la lettre la recommandation qu’il lui avait faite. En effet, soit qu’on gaspillât en Mauritanie les trésors de l’Etat, soit qu’on les volât, les dépenses que l’on portait au compte du calife passaient toute mesure. Voulant mettre un terme à ces prodigalités ou à ces brigandages, Hacam résolut d’envoyer en Mauritanie, en qualité de contrôleur général des finances, un homme d’une probité éprouvée. Son choix tomba sur Ibn-abî-Amir. Il le nomma cadi suprême[213] de la Mauritanie, en lui enjoignant de surveiller toutes les actions des généraux et particulièrement leurs opérations financières. En même temps il fit parvenir à ses officiers militaires et civils l’ordre de ne rien entreprendre sans avoir consulté préalablement Ibn-abî-Amir et de s’être assurés qu’il approuvait leurs plans.
Pour la première fois de sa vie, Ibn-abî-Amir se trouva ainsi mis en rapport avec l’armée et ses chefs. C’était justement ce qu’il désirait; mais il aurait préféré sans doute que la chose eût eu lieu dans d’autres circonstances et à d’autres conditions. La tâche qu’il avait à remplir était extrêmement difficile et délicate. Son propre intérêt lui commandait de s’attacher les généraux, et cependant il avait été envoyé dans le camp pour exercer sur eux une surveillance toujours plus ou moins odieuse. Grâce à la rare adresse dont lui seul possédait le secret, il sut toutefois se tirer d’affaire et concilier son intérêt avec son devoir. Il s’acquitta de sa mission à l’entière satisfaction du calife; mais il le fit avec tant de ménagements pour les officiers, que ceux-ci, au lieu de le prendre en haine, comme on aurait pu le craindre, ne tarissaient pas sur son éloge. En même temps il forma des liaisons avec les princes africains et les chefs des tribus berbères, liaisons qui dans la suite lui furent fort utiles. Il s’accoutuma aussi à la vie des camps, et il gagna l’affection des soldats auxquels un instinct secret disait peut-être qu’il y avait dans ce cadi l’étoffe d’un guerrier.
Cependant Ghâlib, après avoir soumis tous les autres Edrisides, était allé assiéger Ibn-Kennoun dans son Rocher des aigles, et comme ce château était, sinon inexpugnable, du moins fort difficile à prendre, le calife avait envoyé en Mauritanie des troupes nouvelles, tirées des garnisons qui couvraient les frontières septentrionales de l’empire, et commandées par le vizir Yahyâ ibn-Mohammed Todjîbî, le vice-roi de la Frontière supérieure. Ce renfort étant arrivé en octobre 973, le siége fut poussé avec tant de vigueur qu’Ibn-Kennoun fut obligé de capituler (vers la fin de février 974). Il demanda et obtint que lui, sa famille et ses soldats auraient la vie sauve, et qu’on leur laisserait leurs biens; mais il dut consentir à livrer sa forteresse et s’engager à se rendre à Cordoue.
La Mauritanie pacifiée, Ghâlib repassa le Détroit, accompagné de tous les princes édrisides. Le calife et les notables de Cordoue allèrent au-devant du vainqueur, et l’entrée triomphale de Ghâlib fut une des plus belles dont la capitale des Omaiyades eût jamais été témoin (21 septembre 974). Au reste, le calife se montra fort généreux envers les vaincus et surtout envers Ibn-Kennoun. Il lui prodigua des cadeaux de toute sorte, et comme ses soldats, qui étaient au nombre de sept cents, étaient renommés par leur bravoure, il les prit à son service et fit inscrire leurs noms sur les rôles de l’armée[214].
L’entrée de Ghâlib dans la capitale avait été le dernier beau jour dans la vie du calife. Peu de temps après, vers le mois de décembre, il eut une grave attaque d’apoplexie[215]. Sentant lui-même que sa fin approchait, il ne s’occupa plus que de bonnes œuvres. Il affranchit une centaine de ses esclaves, réduisit d’un sixième les contributions royales dans les provinces espagnoles de l’empire, et ordonna que le loyer des boutiques des selliers de Cordoue, lesquelles lui appartenaient, fût remis régulièrement et à perpétuité aux maîtres chargés de l’instruction des enfants pauvres[216]. Quant aux affaires d’Etat, dont il ne pouvait plus s’occuper qu’à de rares intervalles, il en abandonna la direction au vizir Moçhafî[217], et l’on fut bientôt à même de s’apercevoir qu’une autre main tenait le gouvernail. Plus économe que son maître, Moçhafî trouva que l’administration des provinces africaines et l’entretien des princes édrisides coûtaient trop à l’Etat. Par conséquent, après avoir fait prendre à ces derniers l’engagement de ne plus rentrer en Mauritanie, il les fit partir pour Tunis, d’où ils se rendirent à Alexandrie[218], et, ayant rappelé en Espagne le vizir Yahyâ ibn-Mohammed le Todjîbide, qui depuis le départ de Ghâlib avait été vice-roi des possessions africaines, il confia le gouvernement de ces dernières aux deux princes indigènes Djafar et Yahyâ, fils d’Alî ibn-Hamdoun[219]. Cette dernière mesure lui était dictée non-seulement par une sage économie, mais aussi par la crainte que lui inspiraient les chrétiens du Nord. Enhardis par la maladie du calife et par l’absence de ses meilleures troupes, ceux-ci avaient recommencé les hostilités dans le printemps de l’année 975, et, aidés par Abou-’l-Ahwaç Man, de la famille des Todjîbides de Saragosse, ils avaient mis le siége devant plusieurs forteresses musulmanes[220]. Moçhafî jugea avec raison que dans ces circonstances il devait avant tout pourvoir à la défense du pays, et quand le brave Yahyâ ibn-Mohammed fut de retour, il se hâta de le nommer de nouveau vice-roi de la Frontière supérieure[221].
Quant au calife, une seule pensée l’occupait entièrement pendant les derniers mois de sa vie: celle d’assurer le trône à son fils encore enfant. Avant son avénement au trône, il n’avait pas vu se réaliser son vœu le plus cher, celui d’être père, et comme il était déjà assez avancé en âge, il désespérait presque de le devenir, lorsque, dans l’année 962, Aurore lui donna un fils qui reçut le nom d’Abdérame. Trois années plus tard, elle lui en donna un autre, Hichâm. La joie que la naissance de ces deux enfants causa au calife fut immense, et c’est de cette époque que datait l’influence presque illimitée qu’Aurore exerçait sur l’esprit de son époux[222]. Mais sa joie fut bientôt troublée. Son fils aîné, l’espoir de sa vieillesse, mourut en bas âge. Il ne lui restait maintenant que Hichâm, et il se demandait avec anxiété si ses sujets, au lieu de reconnaître cet enfant pour leur souverain, ne donneraient pas plutôt la couronne à un de ses oncles. Cette inquiétude était assez naturelle. Jamais encore un roi mineur ne s’était assis sur le trône de Cordoue, et l’idée d’une régence répugnait extrêmement aux Arabes. Pourtant Hacam n’aurait voulu pour rien au monde qu’un autre que son fils lui succédât, et d’ailleurs une vieille prophétie disait que la dynastie omaiyade tomberait aussitôt que la succession sortirait de la ligne directe[223].
Pour assurer le trône à son fils, le calife ne voyait d’autre moyen que de lui faire prêter serment le plus tôt possible. Par conséquent, il convoqua les grands du royaume à une séance solennelle qui aurait lieu le 5 février 976. Au jour fixé il annonça son intention à l’assemblée, en invitant tous ceux qui en faisaient partie à signer un acte par lequel Hichâm était déclaré héritier du trône. Personne n’osa refuser sa signature, et alors le calife chargea Ibn-abî-Amir et le secrétaire d’Etat Maisour, un affranchi d’Aurore[224], de faire faire plusieurs copies de cet acte, de les envoyer dans les provinces espagnoles et africaines, et d’inviter, non-seulement les notables, mais encore les hommes du peuple, à y apposer leurs signatures[225]. Cet ordre fut exécuté sur-le-champ, et comme on craignait trop le calife pour oser lui désobéir, les signatures ne firent défaut nulle part. En outre, le nom de Hichâm fut prononcé désormais dans les prières publiques, et quand Hacam mourut (1er octobre 976[226]), il emporta dans la tombe la ferme conviction que son fils lui succéderait, et qu’au besoin Moçhafî et Ibn-abî-Amir, lequel venait d’être nommé majordome[227], sauraient faire respecter par les Andalous le serment qu’ils avaient prêté.