Dès le commencement de la guerre civile, plusieurs gouverneurs s’étaient rendus indépendants; la prise de Cordoue par les Berbers porta le dernier coup à l’unité de l’empire. Les généraux slaves s’emparèrent des grandes villes de l’Est; les chefs berbers, auxquels les Amirides avaient donné des fiefs ou des provinces à gouverner, jouissaient aussi d’une indépendance complète, et le peu de familles arabes qui étaient encore assez puissantes pour se faire valoir, n’obéissaient pas davantage au nouveau calife, de sorte que l’autorité de ce dernier ne s’étendait que sur cinq villes considérables. C’étaient Cordoue, Séville, Niébla, Ocsonoba et Béja.
Il y avait peu d’apparence que cet état de choses changeât. Les Berbers étaient pressés de jouir des richesses qu’ils avaient acquises par le sac de la capitale et d’une foule d’autres villes, et Solaimân lui-même, bien qu’il eût été forcé de faire la guerre pendant quatre ans, n’était nullement belliqueux. Par un contraste bizarre, ce chef des hordes féroces qui avaient ravagé tout l’empire, était un homme plein de droiture, de douceur et de générosité. Il aimait les lettres, il faisait de bons vers, et il apportait dans l’amour une tendresse, une soumission et une galanterie tout à fait chevaleresques. Tout ce qu’il voulait, c’était de contribuer, autant qu’il était en son pouvoir, à faire succéder un peu de calme aux orages. Malheureusement pour lui, les cruautés de ses troupes, dont il avait été témoin sans pouvoir les empêcher (car il ne les commandait qu’à la condition de leur faire exécuter leur propre volonté), l’avaient rendu extrêmement impopulaire. Pour les Andalous il était un homme sans foi ni loi, un impie, un mécréant, un usurpateur qui avait été placé sur le trône par les Berbers et par les chrétiens du Nord, c’est-à-dire par deux peuples qu’on avait en horreur; et quand il eut eu l’imprudence d’envoyer aux différentes villes des lettres dans lesquelles il annonçait qu’il les traiterait de la même manière dont il avait traité Cordoue, au cas où elles refuseraient de le reconnaître, il s’éleva contre lui comme un concert de malédictions[423]. «Que Dieu n’ait point pitié de votre Solaimân, disait un poète, car il a fait tout le contraire de ce qu’a fait celui dont parle l’Ecriture[424]. L’un a enchaîné les démons, l’autre les a lâchés, et dès lors ils se sont répandus en son nom dans notre pays pour piller nos demeures et pour nous massacrer.» «J’ai fait le serment, disait-il encore, d’enfoncer mon épée dans la poitrine des tyrans, et de rendre à la religion la splendeur qu’elle a perdue. Ah, quel étrange spectacle! Voici un descendant d’Abd-Chams qui s’est fait Berber et qui a été couronné en dépit de la noblesse! Eh bien! puisque j’ai le choix, je ne veux pas obéir à ces monstres. Je m’en remets à la décision du glaive; s’ils succombent, la vie aura de nouveau des charmes pour moi, et si la destinée veut que ce soit moi qui périsse, j’aurai du moins la satisfaction de ne plus être témoin de leurs forfaits[425].»
Tels étaient les sentiments des Andalous, et c’étaient aussi ceux des Slaves qui, dans les prières publiques, continuaient à prononcer le nom de Hichâm II, quoique Solaimân les suppliât maintefois d’y substituer le sien, en les assurant qu’il se contenterait de cette espèce d’hommage sans exiger rien de plus[426]. Et cependant ils n’étaient pas certains que Hichâm vivait encore. Les bruits les plus contradictoires couraient au sujet du sort de ce monarque. Les uns disaient que Solaimân l’avait fait tuer, les autres qu’il l’avait fait enfermer dans un cachot du palais. Cette dernière assertion trouvait le plus de crédit, car quand un usurpateur avait fait mettre à mort celui auquel il avait ôté le trône, il montrait d’ordinaire son cadavre au peuple de la capitale, et Solaimân n’avait montré à personne celui de Hichâm[427]. Les Slaves continuaient donc à combattre au nom de ce souverain. Khairân était le plus puissant parmi eux. Client d’Almanzor, qui l’avait nommé gouverneur d’Almérie[428], il avait pris la fuite au moment où les Berbers entraient dans Cordoue; mais, poursuivi par eux, il avait dû accepter le combat. Abandonné par ses troupes qui avaient pris la fuite, et criblé de blessures, il avait été laissé pour mort sur le champ de bataille; mais ayant recouvré assez de forces pour pouvoir marcher, il était retourné à Cordoue, où un ami qu’il avait parmi les vainqueurs lui avait donné l’hospitalité; cet ami l’avait aussi pourvu d’argent après sa guérison, de sorte que Khairân avait été à même de retourner dans l’Est. Alors beaucoup de Slaves et d’Andalous s’étaient rangés sous son drapeau, et après un siége de vingt jours, il s’était remis en possession d’Almérie. Il trouva maintenant un puissant allié dans un général de Solaimân.
Ce général s’appelait Alî ibn-Hammoud. Il descendait du gendre du Prophète, mais comme sa famille était établie en Afrique depuis deux siècles, elle était berbérisée, et lui-même parlait fort mal l’arabe. Gouverneur de Ceuta et de Tanger, tandis que Câsim, son frère aîné, était gouverneur d’Algéziras, il était presque indépendant dans sa province; cependant son ambition n’était pas satisfaite; elle était telle que le trône seul pouvait la contenter. Pour y arriver il ne vit qu’un moyen: c’était de conclure une alliance avec les Slaves, et il s’adressa à cet effet à Khairân. Afin de le gagner, il inventa une fable assez bizarre. Il prétendit que Hichâm II avait lu dans un livre de prédictions qu’après la chute des Omaiyades un Alide, dont le nom commencerait par la lettre ain, régnerait sur l’Espagne. «Or, ajoutait-il, Hichâm a entendu parler de moi après la prise de Cordoue, et de sa prison il m’a envoyé quelqu’un pour me dire:—J’ai le pressentiment que l’usurpateur m’ôtera la vie; je vous nomme donc mon successeur et je m’en remets à vous du soin de me venger.» Trop heureux d’avoir un tel auxiliaire et persuadé que Hichâm II vivait encore, Khairân accepta cette version sans la discuter; et comme Alî lui promettait que, si l’on retrouvait Hichâm, il serait replacé sur le trône, il s’engagea de son côté à reconnaître Alî, au cas où il serait prouvé que Hichâm avait cessé de vivre.
Ces conditions arrêtées, Alî traversa le Détroit, et pria Amir ibn-Fotouh, le gouverneur de Malaga, de lui livrer cette ville. Client d’un client omaiyade, et par conséquent déjà très-porté à faire cause commune avec les Slaves, Amir avait d’ailleurs des griefs personnels contre les Berbers, car un de leurs chefs lui avait enlevé Ronda[429]. Il consentit donc à la demande d’Alî, lequel se porta ensuite vers Almuñecar, où il opéra sa jonction avec Khairân, après quoi on marcha sur Cordoue.
Alî ne comptait pas seulement sur les Slaves, mais aussi sur une grande partie des Berbers. En général, ces derniers faisaient peu de cas de Solaimân. Ils l’avaient proclamé calife parce qu’au moment où ils avaient besoin d’un prétendant, il s’était trouvé là par hasard; mais comme à leur gré il était trop doux et qu’il ne possédait point de talents militaires, les seuls qu’ils fussent en état d’apprécier, ils n’avaient pour lui que du mépris. Alî, au contraire, leur inspirait du respect par sa bravoure, et ils le regardaient comme leur compatriote. Joignez-y que Zâwî, le plus puissant de leurs chefs, qui était alors gouverneur de Grenade et qui avait placé Solaimân sur le trône, avait une haine invétérée contre tous les Omaiyades, parce que la tête de son père Zîrî, qui avait péri en Afrique dans un combat qu’il livra aux partisans de cette dynastie, avait été attachée aux murailles du château de Cordoue, où elle était restée jusqu’à l’époque où lui et les siens prirent et pillèrent cette capitale. C’était une insulte qu’il n’avait jamais pardonnée aux Omaiyades[430]. Aussi se déclara-t-il pour Alî, dès que celui-ci eut levé l’étendard de la révolte. Son exemple eut beaucoup d’influence sur la conduite des autres Berbers. Ceux que Solaimân envoya contre son compétiteur, se laissèrent battre. «Emir, lui dit alors un général berber, si vous voulez remporter la victoire, il faut que vous vous mettiez à notre tête.» Il y consentit; mais quand on fut arrivé dans le voisinage du camp ennemi, on prit sa mule par la bride et on le livra à son adversaire.
Le dimanche 1er juillet de l’année 1016, Alî et ses alliés firent leur entrée dans la capitale. Le premier soin de Khairân et des autres Slaves fut de retrouver Hichâm II; mais à la grande satisfaction d’Alî, leurs recherches furent inutiles. Alî demanda alors à Solaimân, en présence des vizirs et des ministres de la religion, ce qu’était devenu Hichâm. «Il est mort,» répondit Solaimân, sans donner, à ce qu’il semble, des détails plus précis. «Dans ce cas, reprit Alî, dis-moi où se trouve son tombeau.» Solaimân lui en indiqua un, et quand on l’eut ouvert, on déterra un cadavre qu’Alî montra à un serviteur de Hichâm en lui demandant si c’était celui de son maître. Ce serviteur qui, à ce qu’on assure, savait que Hichâm vivait encore, mais qui avait été intimidé par Alî, répondit affirmativement à cette question, et pour preuve il fit remarquer une dent noire dans la bouche du cadavre, en assurant que Hichâm en avait eu une aussi. Son témoignage fut confirmé par d’autres personnes qui voulaient s’insinuer dans les bonnes grâces d’Alî ou qui craignaient de lui déplaire, en sorte que les Slaves se virent obligés d’admettre que le souverain légitime était mort et de reconnaître Alî pour son successeur. Quant à Solaimân, Alî donna l’ordre de le mettre à mort, ainsi que son frère et son père; mais lorsqu’on mena ce dernier au supplice, Alî lui dit:
—Vous avez tué Hichâm, vous autres, n’est-ce pas?
—Non, lui répondit ce pieux septuagénaire, qui, absorbé par des exercices spirituels, n’avait pris aucune part aux événements politiques; aussi vrai que Dieu m’entend, nous n’avons pas tué Hichâm. Il vit encore....
Sans lui laisser le temps d’en dire davantage, Alî, qui craignait qu’il ne fît des révélations dangereuses, donna au bourreau le signal de lui couper la tête[431]. Puis il fit enterrer de nouveau, et avec tous les honneurs dus à la royauté, le cadavre qui passait pour celui de Hichâm II.
Ce monarque était-il mort en effet? L’esprit de parti a jeté un voile épais et presque impénétrable sur cette question. Il est certain que Hichâm n’a pas reparu, et que le personnage qui dans la suite s’est donné pour lui était un imposteur. Mais d’un autre côté, il n’a jamais été bien prouvé que Hichâm ait été tué par Solaimân ou qu’il soit mort de mort naturelle sous le règne de ce prince, et les clients omaiyades qui l’avaient connu affirment que le cadavre déterré sur l’ordre d’Alî n’était pas le sien. Il est vrai que Solaimân lui-même déclara, en présence des hommes les plus considérés de Cordoue, que Hichâm avait cessé de vivre; mais son témoignage nous paraît suspect, et il se peut qu’Alî lui ait donné l’espoir que, s’il faisait cette déclaration, il aurait la vie sauve. Solaimân, d’ailleurs, n’était nullement sanguinaire, et il n’est pas à présumer qu’il ait commis un forfait devant lequel même le féroce Mahdî avait reculé. Il faut remarquer aussi que, si Hichâm était mort sous son règne, il aurait montré aux Cordouans le cadavre de ce monarque, comme la coutume et son propre intérêt l’exigeaient. Les clients omaiyades[432] prétendent bien qu’il méprisait trop les Cordouans pour le faire; mais ils oublient qu’il ne méprisait pas les Slaves, qu’il faisait tous ses efforts pour se faire reconnaître par eux, et que le meilleur moyen pour y parvenir eût été de les convaincre de la mort de Hichâm. Nous avons, enfin, le témoignage du vieux père de Solaimân, qui, malgré l’affirmation contraire de son fils, prenait Dieu à témoin que Hichâm vivait encore. Ce pieux vieillard aurait-il menti au moment où il allait comparaître devant le tribunal de l’Eternel? Nous ne le pensons pas.
Toutes ces raisons nous portent à croire qu’il y avait quelque vérité dans les récits des femmes et des eunuques du sérail. Ces personnes disaient que Hichâm avait su s’évader du palais sous le règne de Solaimân, et qu’après s’être tenu caché à Cordoue, où il avait gagné sa vie comme ouvrier, il était allé en Asie. Solaimân avait-il favorisé son évasion après lui avoir fait jurer de ne plus l’inquiéter? Etait-il resté en relation avec lui et savait-il où il se trouvait? Ce sont là des questions que suggèrent les paroles du père de Solaimân, mais auxquelles nous ne pouvons donner une réponse positive. Toutefois il ne nous paraît pas improbable que Hichâm, las de voir servir son nom de cri de guerre à des ambitieux qui ne lui laissaient pas même l’ombre du pouvoir, soit allé se cacher dans un coin obscur de l’Asie, et qu’il y ait terminé, inconnu et en repos, une vie remplie de tourments et de douleurs.
Quoi qu’il en soit, Alî régnait maintenant, et il semblait qu’une ère meilleure allât commencer. Quoiqu’à demi Berber, le fondateur de la dynastie hammoudite se déclara dès le principe pour les Andalous. Il prêtait une oreille attentive aux chants de leurs poètes, bien qu’il les comprît à peine, donnait audience à tous ceux qui voulaient lui parler, et s’opposait avec la plus grande fermeté aux extorsions que les Berbers se permettaient. Il punissait avec une inexorable rigueur leurs moindres délits contre la propriété. Un jour, par exemple, il rencontra un d’eux qui avait une corbeille remplie de raisins sur sa selle. Il l’arrêta et lui demanda comment ces fruits se trouvaient en sa possession. Un peu étonné de cette question, le cavalier lui répondit nonchalamment: «Je les ai trouvés à mon gré et je les ai pris.» Il paya son larcin de sa tête. Alî méditait même une grande mesure: il voulait rendre aux Cordouans tout ce que les Berbers leur avaient enlevé pendant la durée de la guerre civile. Malheureusement pour les habitants de la capitale, l’ambition de Khairân le contraignit à changer tout à coup de conduite.
D’abord Khairân l’avait servi avec zèle. Dans sa province il avait fait arrêter et punir ceux qui intriguaient en faveur des Omaiyades[433], et s’il eût persisté à soutenir la cause d’Alî, le calme n’aurait pas tardé à renaître. Mais il aspirait à jouer le rôle d’Almanzor, et comme il s’apercevait qu’Alî n’était pas homme à se contenter de celui de Hichâm II, il conçut le projet de rétablir l’ancienne dynastie, sauf toutefois à régner en son nom. Il chercha donc un prétendant, et vers le mois de mars 1017[434], il le trouva dans la personne d’un arrière-petit-fils d’Abdérame III, qui portait le même nom que son bisaïeul et qui demeurait à Valence[435]. Beaucoup d’Andalous lui promirent leur appui. De ce nombre était Mondhir, le gouverneur de Saragosse de la famille des Beni-Hâchim, qui marcha en effet vers le Midi, accompagné de son allié Raymond, le comte de Barcelone. Trahi ainsi par le parti qu’il favorisait, et s’apercevant que le peuple de la capitale désirait aussi le rétablissement des Omaiyades sur le trône, Alî se crut obligé de sévir contre ceux qu’il avait protégés jusque-là, et de se jeter entre les bras des Berbers qu’il avait persécutés. Il leur rendit donc la liberté de traiter Cordoue comme une ville conquise, et lui-même leur donna l’exemple. Pour se procurer de l’argent, il imposa des contributions extraordinaires, et ayant fait arrêter un grand nombre de notables, parmi lesquels se trouvait Ibn-Djahwar, l’un des membres les plus considérés du conseil d’Etat, il ne leur rendit la liberté qu’après leur avoir extorqué des sommes énormes. A l’injustice il joignit l’outrage, car au moment où ces notables sortaient de la prison et où leurs serviteurs leur amenaient leurs montures: «Ils peuvent fort bien retourner chez eux à pied, dit-il; je veux que l’on mène leurs mulets à mes écuries.» Même les biens des mosquées, qui provenaient de legs pieux, ne furent pas respectés. Se servant à cet effet de l’entremise d’un faqui à l’âme vile, qui s’appelait Ibn-al-Djaiyâr, Alî força les curateurs à les lui livrer[436]. Une sombre terreur régnait à Cordoue. La ville fourmillait d’agents de police, d’espions, de délateurs. Il n’y avait plus de justice. Tant qu’Alî avait protégé les Andalous, les juges avaient montré pour eux une grande partialité; mais leur complaisance pour le pouvoir était telle, qu’à présent ils ne faisaient plus aucune attention aux plaintes qu’on leur adressait contre les Berbers, quelque légitimes qu’elles fussent. Beaucoup d’autres personnes s’étaient vendues également au monarque. «La moitié des habitants, dit un historien contemporain, surveillait l’autre moitié.» Les rues étaient désertes, on n’y voyait presque plus que des infortunés tenus pour suspects, qu’on menait en prison. Ceux qui n’avaient pas encore été arrêtés se cachaient dans des souterrains et attendaient la nuit pour aller acheter des denrées. Dans sa haine contre les Andalous, Alî jura même de détruire la capitale après en avoir chassé ou exterminé les habitants. La mort le dispensa de tenir son serment. Dès le mois de novembre 1017, il avait marché jusqu’à Guadix pour combattre les insurgés; mais alors les pluies l’avaient forcé à retourner sur ses pas. On était maintenant en avril 1018, et comme il avait appris que les alliés s’étaient déjà avancés jusqu’à Jaën, il avait annoncé une grande revue pour le 17, après quoi on se mettrait en campagne; mais au jour fixé les soldats l’attendirent en vain, et lorsque des officiers se furent rendus au palais pour s’informer du motif de son absence, ils le trouvèrent assassiné dans le bain.
Ce crime avait été commis par trois Slaves du palais, qui auparavant avaient été au service des Omaiyades. Ils n’avaient aucun grief personnel contre le monarque, car ils jouissaient de sa faveur et de sa confiance, et d’un autre côté, il ne paraît pas qu’ils se soient laissé séduire aux instigations de Khairân ou des Cordouans. Plus tard, du moins, quand ils eurent été arrêtés et condamnés au dernier supplice, ils nièrent constamment que leur dessein leur eût été suggéré par qui que ce fût. Tout porte donc à croire que, lorsqu’ils résolurent de tuer leur maître, ils voulaient délivrer le pays d’un despote dont la tyrannie était devenue insupportable.
Quoi qu’il en soit, la mort d’Alî causa une grande joie dans la capitale. Toutefois elle n’eut pas la chute des Hammoudites pour conséquence. Alî avait laissé deux fils, dont l’aîné, qui s’appelait Yahyâ, était gouverneur de Ceuta, et il avait laissé aussi un frère, Câsim, qui était gouverneur de Séville. Quelques-uns parmi les Berbers voulaient donner le trône à Yahyâ; mais d’autres firent observer qu’il vaudrait mieux le donner à Câsim qui était tout près. Leur avis prévalut, et six jours après la mort de son frère, Câsim fit son entrée dans la capitale, où on lui prêta serment.
De leur côté, Khairân et Mondhir avaient convoqué, pour le 30 avril, tous les chefs sur lesquels ils croyaient pouvoir compter. L’assemblée, qui fut nombreuse et dont plusieurs ecclésiastiques faisaient partie, résolut que le califat serait électif, et ratifia l’élection d’Abdérame IV, qui prit le titre de Mortadhâ. Cela fait, on marcha contre Grenade. Arrivé devant cette ville, Mortadhâ écrivit à Zâwî en termes très-polis et le somma de le reconnaître pour calife. Ayant entendu la lecture de cette lettre, Zâwî ordonna à son secrétaire d’écrire sur le revers la 109e sourate du Coran, conçue en ces termes:
«O infidèles! Je n’adorerai point ce que vous adorez, et vous n’adorerez pas ce que j’adore; je n’adore pas ce que vous adorez, et vous n’adorez pas ce que j’adore. Vous avez votre religion, et moi j’ai la mienne.»
Après avoir reçu cette réponse, Mortadhâ adressa à Zâwî une seconde lettre. Elle était remplie de menaces et Mortadhâ y disait entre autres choses: «Je marche contre vous accompagné d’une foule de chrétiens et de tous les braves de l’Andalousie. Que ferez-vous donc?» La lettre se terminait par ce vers:
Si vous êtes pour nous, votre sort sera heureux; mais si vous êtes contre nous, il sera déplorable!
Zâwî y répondit en citant la 102e sourate, ainsi conçue:
«Le désir d’augmenter le nombre des vôtres vous préoccupe, et vous visitez même les cimetières pour compter les morts[437]; cessez de le faire: plus tard vous connaîtrez votre folie! Encore une fois, cessez de le faire: plus tard vous connaîtrez votre folie! Cessez de le faire; si vous aviez la sagesse véritable, vous n’en agiriez point ainsi. Certainement, vous verrez l’enfer; encore une fois, vous le verrez de vos propres yeux. Alors on vous demandera compte des plaisirs de ce monde!»
Exaspéré par cette réponse, Mortadhâ résolut de tenter le sort des armes.
Cependant Khairân et Mondhir s’étaient aperçus que ce calife n’était pas celui qu’il leur fallait. Ils se souciaient fort peu, au fond, des droits de la famille d’Omaiya, et s’ils combattaient pour un Omaiyade, c’était à la condition qu’il se laisserait gouverner par eux. Mortadhâ était trop fier pour accepter un tel rôle; il ne se contentait nullement de l’ombre du pouvoir, et au lieu de se conformer aux volontés de ses généraux, il voulait leur imposer les siennes. Dès lors ils avaient résolu de le trahir, et ils avaient promis à Zâwî qu’ils abandonneraient Mortadhâ aussitôt que le combat se serait engagé.
Ils ne le firent pas, cependant, et l’on se battit plusieurs jours de suite. Enfin Zâwî fit prier Khairân de réaliser sa promesse. «Nous n’avons tardé à le faire, lui répondit Khairân, qu’afin de vous donner une juste idée de nos forces et de notre courage, et si Mortadhâ eût su gagner nos cœurs, la victoire se serait déjà déclarée pour lui. Mais demain, quand vous aurez rangé vos troupes en bataille, nous l’abandonnerons.»
Le lendemain matin Khairân et Mondhir tournèrent en effet le dos aux ennemis. Il s’en fallait beaucoup que tous leurs officiers approuvassent leur conduite; tout au contraire, plusieurs en étaient vivement indignés. De ce nombre était Solaimân ibn-Houd, qui commandait les troupes chrétiennes dans l’armée de Mondhir, et qui, sans se laisser entraîner par les fuyards, continuait à ranger ses soldats en bataille. Passant près de lui: «Sauve-toi donc, misérable, lui cria Mondhir; penses-tu que j’aie le loisir de t’attendre?—Ah, s’écria alors Solaimân, tu nous plonges dans un malheur effroyable, et tu couvres ton parti d’opprobre!» Convaincu cependant de l’impossibilité de la résistance, il suivit son maître.
Abandonné par la plupart de ses soldats, Mortadhâ se défendit avec le courage du désespoir, et peu s’en fallut qu’il ne tombât entre les mains des ennemis. Il leur échappa cependant, et il était déjà arrivé à Guadix, hors des limites du territoire de Grenade, lorsqu’il fut assassiné par des émissaires de Khairân.
Khairân expia, par la ruine de son propre parti, sa lâche et infâme trahison: les Slaves ne furent plus en état de réunir une armée, et les Berbers, leurs ennemis, étaient dorénavant les maîtres de l’Andalousie. Cependant Cordoue eût pu être heureuse encore, autant du moins qu’un peuple peut l’être quand il est dominé par un autre peuple. Le régime du sabre avait à peu près cessé; un gouvernement moins irrégulier et moins dur tendait à s’affermir. Câsim aimait la paix et le repos; il n’aggravait pas les maux des Cordouans par des oppressions nouvelles. Voulant faire oublier les anciennes dissensions, il fit venir Khairân, se réconcilia avec lui, et donna à un autre Slave, Zohair, le seigneur de Murcie, les fiefs de Jaën, de Calatrava et de Baëza. Son orthodoxie était bien un peu suspecte: on le disait attaché aux doctrines chiites; cependant, quelles qu’aient été ses propres opinions, non-seulement il ne les imposait à personne, mais il n’en parlait même pas, et ne changea rien à l’état de l’Eglise. Grâce à la modération de ce prince, la dynastie hammoudite avait donc des chances de durée. Il est vrai que le peuple de la capitale avait peu d’affection pour elle; mais à la longue il se serait probablement consolé de la perte de ses anciens maîtres, si des circonstances indépendantes de sa volonté n’eussent fait renaître des espérances déjà prêtes à s’évanouir.
Se défiant des Berbers, Câsim chercha ailleurs ses appuis. Les Berbers avaient à leur service beaucoup d’esclaves noirs. Câsim les leur acheta, en fit venir d’autres d’Afrique, en forma des régiments, et confia à leurs chefs les postes les plus considérables[438]. Il irrita par là les Berbers, et son neveu Yahyâ sut exploiter à son profit leur mécontentement. Il leur écrivit une lettre où il leur disait entre autres choses: «Mon oncle m’a privé de mon héritage, et il vous a fait un grand tort en donnant à vos esclaves noirs les emplois qui vous appartiennent. Eh bien! si vous voulez me donner le trône de mon père, je m’engage à mon tour à vous rendre vos dignités et à remettre les nègres à leur place.» Comme il était à prévoir, les Berbers lui promirent leur appui. Yahyâ passa donc le Détroit avec ses troupes et aborda à Malaga, dont son frère Idrîs, qui faisait cause commune avec lui, était gouverneur. Il y reçut une lettre de Khairân, qui, toujours prêt à soutenir chaque prétendant sauf à se tourner contre lui quand il triomphait, lui rappelait ce qu’il avait fait pour son père et lui offrait ses services. Idrîs lui conseilla de ne pas accepter cette offre. «Khairân, dit-il, est un homme perfide, il veut vous tromper.—J’en conviens, lui répondit Yahyâ, mais laissons-nous tromper, puisque nous n’y perdons rien,» et il écrivit au seigneur d’Almérie pour lui dire qu’il acceptait ses services, après quoi il se prépara à marcher vers Cordoue. Son oncle jugea prudent de ne pas l’attendre. Dans la nuit du 11 au 12 août 1021, il s’enfuit vers Séville, accompagné seulement de cinq cavaliers, et un mois plus lard, son neveu fit son entrée dans la capitale. Son règne, toutefois, fut de courte durée. Les nègres ne tardèrent pas à aller rejoindre Câsim; plusieurs capitaines andalous suivirent leur exemple, et à la fin Yahyâ se vit même abandonné par une grande partie des Berbers, qu’indignait son orgueil. Sa position devint alors si dangereuse, qu’il craignait à chaque instant d’être arrêté dans son propre palais. Il résolut donc de se mettre en sûreté, et abandonnant Cordoue à son sort, il partit de nuit pour se rendre à Malaga. Câsim revint alors, et le 12 février 1023 il fut proclamé calife pour la seconde fois; mais son pouvoir ne reposait sur aucune base solide et il diminua de plus en plus. En Afrique Idrîs, qui était alors gouverneur de Ceuta, lui enleva la ville de Tanger qu’il avait fait fortifier avec soin et où il comptait se retirer dans le cas qu’il ne pût se maintenir en deçà du Détroit; en Espagne Yahyâ lui enleva Algéziras, où se trouvait son épouse ainsi que ses trésors. Dans la capitale même, il ne pouvait compter que sur les nègres. Encouragés par cet état de choses, les Cordouans, qui avaient vu avec une froide indifférence la lutte entre l’oncle et le neveu, recommencèrent à remuer. L’idée de s’affranchir du joug des Berbers était au fond de tous les cœurs, et le bruit se répandit qu’un membre de la famille d’Omaiya se montrerait bientôt pour prendre possession du trône. Câsim s’en alarma, et comme aucun Omaiyade n’avait été nommé, il donna l’ordre d’arrêter tous ceux que l’on pourrait trouver. Ils se cachèrent alors, soit parmi les gens des classes inférieures, soit dans les provinces; mais les mesures de Câsim n’empêchèrent pas la révolution d’éclater. Poussés à bout par les vexations des Berbers, les Cordouans prirent les armes le 31 juillet 1023. Après un combat acharné, les deux partis conclurent une espèce de paix ou plutôt de trève, en promettant de se respecter réciproquement. Cette trève fut de courte durée, bien que Câsim tâchât de la prolonger par une condescendance simulée envers le peuple. Le vendredi 6 septembre, après le service divin, le cri: Aux armes, aux armes! se fit entendre de toutes parts, et alors les Cordouans chassèrent Câsim et ses Berbers, sinon des faubourgs, du moins de la ville même. Câsim s’établit à l’ouest, et assiégea les insurgés pendant plus de cinquante jours. Ils se défendirent avec une grande opiniâtreté; mais quand ils commencèrent à manquer de vivres, ils demandèrent aux assiégeants la permission de quitter la ville avec leurs femmes et leurs enfants. Cette proposition fut rejetée, et alors les Cordouans prirent une résolution que le désespoir leur dictait. Ayant démoli une porte, ils sortirent tous de la ville le jeudi 31 octobre, et se ruèrent avec tant de fureur sur leurs ennemis, que ceux-ci prirent la fuite dans le plus grand désordre. Les capitaines se retirèrent dans leurs fiefs; Câsim lui-même espérait trouver un refuge à Séville; mais encouragée par l’exemple que Cordoue lui avait donné, cette ville lui ferma ses portes et se constitua en république. Il se jeta alors dans Xeres; mais Yahyâ vint l’y assiéger et le força à se rendre. Le rôle que Câsim avait joué sur la scène politique finit alors. Yahyâ, qui l’avait traîné à Malaga chargé de fers, avait juré de le tuer; mais ses scrupules l’empêchèrent longtemps de tenir son serment. Dans son sommeil il croyait voir son père qui lui disait: «Ne tue pas mon frère, je t’en conjure. Quand j’étais encore enfant, il m’a fait beaucoup de bien, et quoiqu’il fût mon aîné, il ne m’a pas disputé le trône.» Maintefois néanmoins, quand il était ivre, il voulait le mettre à mort; mais il cédait toujours aux conseils de ses convives qui lui représentaient que, puisque Câsim était prisonnier, il ne pouvait lui nuire. Câsim resta donc enfermé pendant treize ans dans un château de la province de Malaga; mais dans l’année 1036 Yahyâ entendit dire qu’il avait tâché de gagner la garnison et de la pousser à une révolte. «Eh quoi! s’écria-t-il alors, ce vieillard a-t-il encore de l’ambition? Dans ce cas, il faut en finir avec lui,» et il donna l’ordre de l’étrangler[439].
Quant aux Cordouans, ayant recouvré leur indépendance, ils résolurent, non pas en tumulte, mais avec ordre, avec régularité, de replacer les Omaiyades sur le trône. Dans le mois de novembre 1023, des assemblées furent formées, des délibérations établies. Les vizirs résolurent de proposer à leurs concitoyens trois personnes, entre lesquelles ils auraient à choisir, à savoir Solaimân, un fils d’Abdérame IV Mortadhâ, Abdérame, un frère de Mahdî, et Mohammed ibn-al-Irâkî. Ils se tenaient convaincus que Solaimân, dont ils avaient mis le nom en tête de la liste, obtiendrait la pluralité des suffrages; aussi le secrétaire d’Etat, Ahmed ibn-Bord, avait déjà fait dresser l’acte d’investiture au nom de ce candidat.
Leur influence, toutefois, était moins grande qu’ils ne l’avaient cru, et ils s’étaient gravement trompés quand ils pensaient que le parti du second candidat, Abdérame, n’était pas à craindre. Cet Abdérame, un jeune homme de vingt-deux ans qui avait été exilé par les Hammoudites, était rentré secrètement dans la capitale peu de temps auparavant. Témoin de la révolte des Cordouans contre les Berbers, il avait tâché à cette occasion de se former un parti et de se faire proclamer calife. Ce projet avait échoué. Les vizirs, qui dirigeaient l’insurrection et qui ne voulaient pas de lui, avaient fait jeter ses émissaires dans la prison, où ils étaient encore au moment où l’élection allait avoir lieu, et ils avaient essayé de faire arrêter Abdérame lui-même. Plus tard, toutefois, quand ils formèrent une liste de candidats, ils avaient cru devoir y placer son nom, car ils craignaient que, s’ils ne le faisaient pas, ils mécontenteraient plusieurs de leurs concitoyens; mais loin de penser que ce prince serait pour Solaimân un compétiteur dangereux, ils le mettaient au contraire à peu près sur la même ligne que le troisième candidat, Mohammed ibn-al-Irâkî, qui ne jouissait d’aucune popularité.
Se croyant donc sûrs de leur fait, les vizirs invitèrent les nobles, les soldats et le peuple à se réunir dans la grande mosquée le 1er décembre, afin de choisir un calife. Au jour fixé, Solaimân se présenta le premier dans la mosquée, accompagné du vizir Abdallâh ibn-Mokhâmis. Il était vêtu avec magnificence et la joie brillait sur son visage, car il se tenait convaincu que le choix du peuple tomberait sur lui. Ses amis vinrent à sa rencontre et le prièrent de s’asseoir sur une estrade fort élevée, qui avait été dressée pour lui. Quelque temps après, Abdérame entra dans la mosquée par une autre porte. Il était entouré de beaucoup de soldats et d’ouvriers, et aussitôt que cette multitude eut passé le seuil de la porte, elle le proclama calife en faisant retentir l’édifice d’acclamations bruyantes. Les vizirs, qui ne s’attendaient à rien de semblable, étaient plongés dans une stupeur qui les rendait muets, et d’ailleurs il leur eût été impossible de se faire entendre au milieu du tumulte. Ils se résignèrent donc à accepter Abdérame comme calife, et Solaimân, encore plus étonné et plus troublé qu’eux, fut forcé de leur donner l’exemple. On l’entraîna vers Abdérame, auquel il baisa la main et qui le fit asseoir à ses côtés. Le troisième candidat, Mohammed ibn-al-Irâkî, prêta aussi le serment, et alors le secrétaire d’Etat effaça avec un grattoir le nom de Solaimân dans l’acte d’investiture, et y substitua celui d’Abdérame V, qui prit le titre de Mostadhhir.