La guerre dans la Serrania dura encore dix ans. Omar ibn-Hafçoun avait laissé quatre fils, Djafar, Solaimân, Abdérame et Hafç, qui, à une seule exception près, avaient hérité, sinon des talents, du moins de la vaillance de leur père. Solaimân fut forcé de se rendre (en mars 918), de s’enrôler dans l’armée du sultan, et de prendre part aux campagnes contre le roi de Léon et celui de Navarre[408]. Abdérame, qui commandait à Tolox et pour lequel les livres avaient plus d’attrait que les armes, se rendit aussi, et, ayant été conduit à Cordoue, il y passa le reste de sa vie à copier des manuscrits[409]. Mais la puissance de Djafar était encore formidable; le sultan, du moins, en jugeait ainsi, car lorsqu’il assiégeait Bobastro en 919, il ne refusa pas d’entrer en pourparlers avec lui; et quand Djafar lui eut offert des otages et un tribut annuel, il agréa cette proposition[410]. Bientôt après, cependant, Djafar commit une faute fort grave et qui lui devint fatale. A son avis, son père avait eu tort de se déclarer chrétien avec toute sa famille, et jusqu’à un certain point cette manière de voir était juste, car il est incontestable qu’Ibn-Hafçoun s’était aliéné le cœur des Andalous musulmans par son changement de religion; seulement, la chose une fois faite, ni Ibn-Hafçoun ni ses fils ne pouvaient se rétracter; dorénavant ils devaient s’appuyer uniquement sur les chrétiens, et triompher ou succomber avec eux. Les chrétiens étaient les seuls qui eussent conservé de l’énergie et de l’enthousiasme, tandis que les musulmans trahissaient partout. Ce qui s’était passé peu de temps auparavant dans la forteresse de Balda, en était la preuve. Cette forteresse étant assiégée par le sultan, la partie musulmane de la garnison avait passé tout entière à l’ennemi, tandis que les chrétiens s’étaient laissé massacrer jusqu’au dernier, plutôt que de se rendre[411]. Toutefois Djafar, qui ne se rendait pas bien compte de la situation où il se trouvait, croyait encore à la possibilité de se réconcilier avec les Andalous musulmans, et, voulant les gagner, il manifesta clairement son intention de retourner à l’islamisme. C’est ce qui le perdit. Frémissant d’horreur à l’idée d’avoir un mécréant pour leur chef, ses soldats chrétiens tramèrent un complot contre lui, et, s’étant entendus avec son frère Solaimân, ils l’assassinèrent (920), après quoi ils proclamèrent Solaimân, qui se hâta de se rendre auprès d’eux[412].
Le règne de Solaimân ne fut pas heureux. Bobastro était en proie aux plus furieuses discordes. Une insurrection y éclata; Solaimân fut chassé, ses prisonniers furent mis en liberté, son palais fut saccagé; mais peu de temps après, ses partisans surent se glisser dans la ville, lui-même y rentra sous un déguisement, et, ayant gagné la populace en lui promettant le pillage, il l’appela aux armes. Il resta le maître, et, inexorable dans sa vengeance, il fit couper la tête à la plupart de ses adversaires. «Allâh, dit un historien de Cordoue, laissait les mécréants s’entr’égorger, parce qu’il voulait extirper jusqu’à la racine leurs derniers vestiges[413].»
Solaimân ne survécut pas longtemps à son rétablissement. Ayant été démonté dans une escarmouche, le 6 février 927, il fut tué par les royalistes, qui assouvirent leur rage sur son cadavre, auquel ils coupèrent la tête, les mains et les pieds[414].
Son frère Hafç lui succéda; mais l’heure fatale allait sonner. Dans le mois de juin de l’année 927, le sultan vint assiéger Bobastro, bien décidé à ne plus lever le siége avant que la ville ne se fût rendue. Ayant ordonné d’élever partout des ouvrages formidables et de rebâtir une ancienne forteresse romaine à demi ruinée qui se trouvait dans le voisinage, il cerna la place de toutes parts et lui coupa les vivres. Pendant six mois Hafç soutint les efforts de l’ennemi; mais il se rendit enfin, et le vendredi 21 janvier 928, les troupes du sultan prirent possession de la ville. Hafç fut transporté à Cordoue de même que tous les autres habitants, et dans la suite il servit dans l’armée de son vainqueur. Sa sœur Argentea se retira dans un couvent, et probablement on l’aurait laissée en paix, si elle eût consenti elle-même à vivre ignorée; mais enthousiaste, fanatique et aspirant depuis longtemps à la palme du martyre, elle irrita l’autorité en lui déclarant qu’elle était chrétienne; et comme aux yeux de la loi elle était musulmane, attendu que son père l’était encore à l’époque où elle avait vu le jour, elle fut condamnée à mort comme coupable d’apostasie. Elle subit son arrêt avec un courage héroïque, et se montra ainsi la digne fille de l’indomptable Omar ibn-Hafçoun (931)[415].
Deux mois après la reddition de Bobastro, le sultan se rendit en personne dans cette ville. Il voulait la voir de ses propres yeux, cette forteresse orgueilleuse, qui, pendant un demi-siècle, avait bravé les attaques sans cesse renouvelées de quatre sultans. Quand il y fut arrivé; quand, du haut des remparts, il attacha ses regards sur les bastions crénelés et les tours colossales; quand il mesura de l’œil la hauteur de la montagne taillée à pic sur laquelle elle était assise, et la profondeur des précipices qui l’entouraient, alors il s’écria qu’elle n’avait pas sa pareille au monde, et, rempli de reconnaissance envers l’Eternel qui la lui avait livrée, il s’agenouilla, se répandit en actions de grâces, et pendant toute la durée de son séjour, il observa un jeûne rigoureux. Malheureusement pour sa gloire, il eut la faiblesse de se laisser arracher une concession qu’il aurait dû refuser. Voulant voir, eux aussi, la ville redoutable qui avait été le boulevard d’une religion qu’ils avaient en horreur, les faquis s’étaient mis à sa suite, et à Bobastro ils ne lui laissèrent point de repos qu’il ne leur eût permis d’ouvrir les tombeaux d’Omar ibn-Hafçoun et de son fils Djafar. Puis, les voyant enterrés à la manière chrétienne, ils n’eurent pas honte de troubler le repos de ceux qui dormaient du sommeil éternel, et, ayant retiré leurs corps de la sépulture, ils les envoyèrent à Cordoue avec l’ordre de les clouer à des poteaux. «Ces corps, s’écrie un chroniqueur du temps dans sa joie barbare, ces corps devinrent ainsi un avertissement salutaire pour les gens mal intentionnés, et un doux spectacle pour les regards des vrais croyants.»
Les places qui se trouvaient encore au pouvoir des chrétiens ne tardèrent pas à se rendre. Le sultan les fit raser toutes, à l’exception de quelques-unes qu’il laissa subsister parce qu’il les jugeait nécessaires pour contenir le pays dans l’obéissance, et il fit transporter à Cordoue les hommes les plus influents et les plus dangereux[416].
La Serrania était donc pacifiée; mais avant qu’elle le fût, le sultan avait déjà dompté la rébellion sur plusieurs autres points. Dans les montagnes de Priégo, les fils d’Ibn-Mastana avaient dû lui céder leurs châteaux; dans la province d’Elvira, les Berbers de la famille des Beni-Mohallab avaient été obligés de mettre bas les armes[417]. Monte-Rubio, sur les frontières de Jaën et d’Elvira, avait été pris. Bâtie sur une montagne colossale et fort escarpée, cette forteresse avait longtemps inspiré au gouvernement de sérieuses alarmes. Un grand nombre de chrétiens s’y étaient nichés, qui descendaient à chaque instant de leur aire pour piller les hameaux du voisinage, ou pour dévaliser et massacrer les voyageurs. En 922, ce repaire avait été assiégé sans succès par le sultan pendant tout un mois; il ne fut pris que quatre ans plus tard[418]. En 924, plusieurs rebelles du pays valencien furent forcés de se soumettre[419]. Dans la même année, le sultan fut à même d’interdire la frontière supérieure à tous les Beni-Casî[420], qui s’étaient affaiblis par les guerres qu’ils s’étaient livrées entre eux et par celles qu’ils avaient eu à soutenir contre le roi de Navarre, et il les contraignit de s’enrôler dans son armée[421]. Deux années plus tard, le général Abd-al-hamîd ibn-Basîl fit une campagne fort heureuse contre les Beni-Dhî-’n-noun[422].
N’ayant maintenant plus rien à craindre du côté du Midi, le sultan fut à même de tourner toutes ses forces contre les rebelles des autres provinces. Les succès qu’il remporta furent aussi rapides que décisifs. En 928, il envoya des troupes contre le chaikh Aslamî, le seigneur d’Alicante et de Callosa, dans la province de Todmîr. Cet Arabe, qui était un brigand et un débauché de la pire espèce, avait toujours affecté une grande dévotion. Lorsqu’il se faisait vieux, il avait abdiqué en faveur de son fils Abdérame, ne voulant, disait-il, songer désormais qu’à son salut; et de fait, il assistait avec la plus grande régularité à tous les sermons et à toutes les prières publiques; mais cette piété apparente ne l’empêchait pas d’aller encore de temps en temps marauder sur les terres de ses voisins; et quand son fils eut été tué en combattant contre les royalistes, il reprit le commandement. Il ne le garda pas longtemps; le général Ahmed ibn-Ishâc prit ses forteresses l’une après l’autre, et, l’ayant forcé à se soumettre, il le fit transporter à Cordoue avec toute sa famille[423]. Vers la même époque, Mérida et Santarem se rendirent, sans que les troupes que le sultan avait envoyées contre elles, eussent besoin de tirer l’épée[424]. L’année suivante, Béja se rangea aussi à l’obéissance, après avoir fait pendant quinze jours une résistance opiniâtre[425]. Puis le sultan tourna ses armes contre Khalaf ibn-Becr, le prince d’Ocsonoba; mais ce renégat lui fit dire qu’il était prêt à payer tribut, et que, s’il ne l’avait pas fait auparavant, l’éloignement de sa province devait lui servir d’excuse. Il était fort aimé de ses sujets, pour lesquels lui et ses prédécesseurs avaient toujours été bons princes, et le monarque comprit que s’il persistait dans son dessein de le réduire, il pousserait les habitants de l’Algarve à prendre une résolution désespérée. Contre sa coutume, il conclut donc une transaction: il consentit à ce que Khalaf ibn-Becr devînt, non pas son sujet, mais son vassal, son tributaire; le prince d’Ocsonoba devait s’engager seulement à payer un tribut annuel et à ne point donner asile aux insurgés[426].
La réduction de Badajoz, où régnait encore un descendant d’Ibn-Merwân le Galicien, demanda le plus d’efforts. Cette ville ne se rendit qu’après avoir soutenu un siége pendant toute une année (930)[427].
Pour être maître de l’héritage de ses aïeux, Abdérame n’avait plus que Tolède à réduire.
Il commença par y envoyer une députation de faquis, chargés de représenter aux habitants que, tout le royaume s’étant soumis, ce serait folie de leur part que de continuer à se donner des airs de république. Cette tentative fut inutile. Pleins d’amour pour la liberté dont ils avaient joui pendant quatre-vingts ans, tantôt sous la protection des Beni-Casî, tantôt sous celle des rois de Léon, les Tolédans donnèrent une réponse, sinon hautaine, du moins évasive. Se voyant donc forcé d’en venir aux moyens extrêmes, le monarque prit ses mesures avec la promptitude et la fermeté qui le caractérisaient. Dès le mois de mai de l’année 930, et avant que la grande armée qu’il comptait opposer aux rebelles fût rassemblée, il envoya contre Tolède un de ses généraux, le vizir Saîd ibn-Mondhir, en lui ordonnant de commencer le siége. Dans le mois de juin, il marcha lui-même contre la ville avec le gros de ses forces, et, ayant établi son camp sur les bords de l’Algodor, près du château de Mora, il somma le renégat tolédan qui y commandait, de l’évacuer. Cette simple sommation suffit. Sentant l’impossibilité de se défendre contre la nombreuse armée du sultan, le renégat se hâta d’abandonner la forteresse. Abdérame y mit une garnison; puis il alla établir son camp près de Tolède, sur une montagne qui portait alors le nom de Djarancas. Laissant errer ses regards sur les jardins et les vignes, il fut d’avis que le cimetière près de la porte serait l’endroit qui conviendrait le mieux pour en faire le quartier général. Ayant donc fait marcher ses troupes vers ce cimetière, il fit couper les blés et les arbres fruitiers des alentours, ordonna d’incendier les villages, et attaqua les Tolédans avec la plus grande vigueur. Le siége, toutefois, dura plus de deux années. Le sultan, que rien ne décourageait, fit bâtir une ville sur la montagne de Djarancas, et la ville d’al-Fath (la Victoire), élevée en quelques jours, apprit aux Tolédans que le siége ne serait jamais levé. Ils comptaient encore sur le secours du roi de Léon, mais son armée fut repoussée par les royalistes[428]. Enfin, pressés par la famine, ils ouvrirent leurs portes. La joie qu’Abdérame éprouva quand il prit possession de la ville, fut presque aussi grande que celle qu’il avait ressentie au moment où il était devenu maître de Bobastro, et il la montra par les ferventes actions de grâces qu’il adressa au Tout-Puissant[429].
Arabes, Espagnols, Berbers, tous avaient été vaincus, tous avaient été forcés de fléchir le genou devant le pouvoir royal, et le principe de la monarchie sans limites fut proclamé plus rudement que jamais au milieu d’un silence universel. Mais les pertes essuyées par les différents partis dans cette longue lutte n’étaient pas égales. Le parti qui avait été maltraité le plus, c’était incontestablement celui qui représentait l’indépendance individuelle, comme les Germains le faisaient en France et en Italie, c’est-à-dire l’aristocratie arabe. Obligée de subir un gouvernement plus absolu et beaucoup plus fort que celui qu’elle avait tâché de renverser, un gouvernement qui lui était hostile par sa nature et qui s’appliquait systématiquement à lui ôter toute influence sur la marche des affaires, elle était condamnée à s’en aller tout doucement à la dérive, perdant à chaque règne de son éclat et de sa fortune. Et voilà justement ce qui était une consolation pour les Espagnols et ce qu’ils regardaient comme une espèce de victoire. Ayant pris les armes, bien moins par haine contre le sultan que par haine contre la noblesse, ils pouvaient se dire que, jusqu’à un certain point, ils avaient réussi, puisqu’à défaut d’une autre satisfaction, ils avaient du moins celle d’être dorénavant à l’abri des dédains, des insultes et de l’oppression de la noblesse. Ils ne formaient plus un peuple à part, un peuple de parias mis au ban de la société. Le but qu’Abdérame III s’était proposé d’atteindre et que par laps de temps il atteignit en effet, c’était la fusion de toutes les races de la Péninsule en une nation véritablement une[430]. Les anciennes distinctions avaient donc cessé; elles tendaient du moins à disparaître de plus en plus, pour faire place à celles des rangs, des classes et des états. Cette égalité n’était, il est vrai, que l’égalité dans la sujétion; mais aux yeux des Espagnols elle était un bien immense, et pour le moment ils demandaient à peine autre chose. Au fond, leurs idées sur la liberté étaient encore fort vagues; la monarchie absolue et le despotisme administratif ne leur étaient pas antipathiques; au contraire, cette forme de gouvernement était pour eux une vieille tradition; ils n’en avaient pas connu d’autre, ni sous la domination des rois visigoths, ni sous celle des empereurs romains, et la preuve qu’ils n’en imaginaient pas encore une meilleure, c’est que, même pendant la guerre qu’ils avaient soutenue pour reconquérir l’indépendance, ils n’avaient en général fait que de faibles efforts pour fonder la liberté.
FIN DU TOME DEUXIÈME.