X.

La lutte des Yéménites et des Caisites ne resta pas sans influence sur le sort des peuples vaincus, car à leur égard, et principalement pour ce qui concerne les contributions, chacun des deux partis avait des principes différents, et sous ce rapport, comme sous bien d'autres, c'était Haddjâdj qui avait tracé à son parti la route à suivre. On sait qu'en vertu des dispositions de la loi, les chrétiens et les juifs qui vivent sous la domination musulmane, sont dispensés, aussitôt qu'ils ont embrassé l'islamisme, de payer au trésor la capitation imposée à ceux qui persévèrent dans la foi de leurs ancêtres. Grâce à cette amorce offerte à l'avarice, l'Eglise musulmane recevait chaque jour dans son giron une foule de convertis qui, sans être complétement convaincus de la vérité de ses doctrines, se préoccupaient avant tout d'argent et d'intérêts mondains. Les théologiens se réjouissaient de cette rapide propagation de la foi; mais le trésor en souffrait énormément. La contribution de l'Egypte, par exemple, s'élevait encore, sous le califat d'Othmân, à douze millions; mais peu d'années après, sous le califat de Moâwia, lorsque la plupart des Coptes eurent embrassé l'islamisme, elle était tombée à cinq millions[278]. Sous Omar II elle tomba plus bas encore; mais ce pieux calife ne s'en inquiétait pas, et quand un de ses lieutenants lui envoya ce message: «Si cet état de choses se prolonge en Egypte, tous les dhimmîs se feront musulmans, et l'on perdra ainsi les revenus qu'ils rapportent au trésor de l'Etat,» il lui répondit: «Je serais bien heureux si les dhimmîs se faisaient tous musulmans, car Dieu a envoyé son Prophète comme apôtre et non comme collecteur d'impôts[279].» Haddjâdj pensait autrement. Il s'intéressait peu à la propagation de la foi et il était obligé, pour conserver les bonnes grâces du calife, de remplir le trésor. Il n'avait donc point accordé aux nouveaux musulmans de l'Irâc l'exemption de payer la capitation[280]. Les Caisites imitaient constamment et partout l'exemple qu'il leur avait donné, et en outre, ils traitaient les vaincus, musulmans ou non, avec une morgue insolente et une dureté extrême. Les Yéménites au contraire, s'ils ne se conduisaient pas toujours envers ces malheureux avec plus d'équité et de douceur alors qu'ils étaient au pouvoir, associaient du moins, quand ils étaient dans l'opposition, leur voix à celle des opprimés pour blâmer l'esprit de fiscalité qui animait leurs rivaux. Aussi les peuples vaincus, quand ils voyaient les Yéménites revenir au pouvoir, se promettaient des jours filés d'or et de soie; mais leur espoir fut souvent trompé, car les Yéménites ne furent ni les premiers ni les derniers libéraux qui aient éprouvé que, quand on est dans l'opposition, il est facile de crier contre les impôts, d'exiger la réforme du système financier, de la promettre pour le cas où l'on parviendra aux affaires, mais que, quand on y est parvenu, il est bien difficile de tenir ses promesses. «Je me trouve dans une situation assez embarrassante, disait le chef des Yéménites, Yézîd, fils de Mohallab, quand Solaimân l'eut nommé gouverneur de l'Irâc; toute la province a mis en moi son espoir; elle me maudira comme elle a maudit Haddjâdj, si je la force à payer les mêmes tributs que par le passé, mais, d'un autre côté, Solaimân sera mécontent de moi s'il ne reçoit pas autant de contributions qu'en recevait son frère lorsque Haddjâdj était gouverneur de la province.» Pour sortir d'embarras, il eut recours à un expédient assez original. Ayant déclaré au calife qu'il ne pouvait se charger de lever les impôts, il lui fit prendre la résolution de confier cette besogne odieuse à un homme du parti qui venait de succomber[281].

On ne peut nier d'ailleurs qu'il n'y eût parmi les Yéménites des hommes extrêmement souples qui transigeaient sans peine avec leurs principes, et qui, pour conserver leurs postes, servaient leur maître, qu'il fût yéménite ou caisite, avec un dévoûment égal et une docilité à toute épreuve. Le Kelbite Bichr peut être considéré comme le type de cette classe d'hommes, qui devenaient de moins en moins rares au fur et à mesure que les mœurs se corrompaient et que l'amour de la tribu cédait le pas à l'ambition et à la soif des richesses. Nommé gouverneur de l'Afrique par le caisite Yézîd II, ce Bichr envoya en Espagne un de ses contribules, nommé Anbasa, qui fit payer aux chrétiens de ce pays un double tribut[282]; mais lorsque le yéménite Hichâm fut monté sur le trône, il y envoya un autre de ses contribules, nommé Yahyâ, qui restitua aux chrétiens tout ce qu'on leur avait injustement enlevé. Un auteur chrétien de ce temps-là va même jusqu'à dire que ce gouverneur terrible (telle est l'épithète qu'il lui donne) eut recours à des mesures cruelles pour forcer les musulmans à rendre ce qui ne leur appartenait pas[283].

En général, cependant, les Yéménites étaient moins durs que leurs rivaux envers les vaincus, et par conséquent ils leur étaient moins odieux. Le peuple de l'Afrique surtout, ce mélange, cette agglomération de populations hétérogènes que les Arabes trouvèrent établies depuis l'Egypte jusqu'à la mer Atlantique et que l'on désigne par le nom de Berbers, avait pour eux une prédilection marquée. C'était une race fière, aguerrie et extrêmement jalouse de sa liberté. Sous plusieurs rapports, comme Strabon[284] l'a déjà remarqué, les Berbers ressemblaient aux Arabes. Nomades sur un territoire limité, comme les fils d'Ismaël; faisant la guerre de la même façon qu'eux, ainsi que le disait Mousâ ibn-Noçair[285] qui contribua tant à les soumettre; accoutumés, comme eux, à une indépendance immémoriale, car la domination romaine avait été ordinairement restreinte à la côte; ayant, enfin, la même organisation politique, c'est-à-dire la démocratie tempérée par l'influence des familles nobles, ils devinrent pour les Arabes, quand ceux-ci tentèrent de les assujettir, des ennemis bien autrement redoutables que ne l'avaient été les soldats mercenaires et les sujets opprimés de la Perse et de l'empire byzantin. Chaque succès, les agresseurs le payèrent d'une défaite sanglante. Au moment même où ils parcouraient le pays en triomphateurs jusqu'aux bords de l'Atlantique, ils se voyaient tout à coup enveloppés et taillés en pièces par des hordes innombrables comme le sable du Désert. «Conquérir l'Afrique est chose impossible, écrivait un gouverneur au calife Abdalmélic; à peine une tribu berbère a-t-elle été exterminée, qu'une autre vient prendre sa place.» Pourtant les Arabes, malgré la difficulté de cette entreprise, et peut-être même à cause des obstacles qu'ils rencontraient à chaque pas et que l'honneur leur commandait de surmonter, quoi qu'il en coûtât, s'obstinèrent à cette conquête avec un courage admirable et une opiniâtreté sans égale. Au prix de soixante-dix ans d'une guerre meurtrière, la soumission des Africains fut obtenue, en ce sens qu'ils consentirent à déposer les armes pourvu qu'on ne se targuât jamais avec eux des droits acquis, qu'on ménageât leur fierté chatouilleuse, et qu'on les traitât, non pas en vaincus, mais en égaux, en frères. Malheur à celui qui avait l'imprudence de les offenser! Dans son fol orgueil, le Caisite Yézîd ibn-abî-Moslim, l'ancien secrétaire de Haddjâdj, voulut les traiter en esclaves: ils l'assassinèrent; et tout caisite qu'il était, le calife Yézîd II fut assez prudent pour ne pas exiger la punition des coupables et pour envoyer un Kelbite gouverner la province. Moins prévoyant que son prédécesseur, Hichâm provoqua une insurrection terrible qui, de l'Afrique, se communiqua à l'Espagne.

Yéménite au commencement de son règne et par conséquent assez populaire[286], Hichâm avait fini par se déclarer pour les Caisites, parce qu'il les savait disposés à contenter sa passion dominante, la soif de l'or. Leur ayant donc livré les provinces qu'ils savaient pressurer si bien, il en tira plus d'argent qu'aucun de ses ancêtres[287]; et quant à l'Afrique, il en confia le gouvernement, dans l'année 734, un an et demi après la destitution d'Obaida[288], au Caisite Obaidallâh.

Ce petit-fils d'un affranchi n'était pas un homme vulgaire. Il avait reçu une éducation solide et brillante, de manière qu'il savait par cœur les poèmes classiques et les récits des guerres du vieux temps[289]. Dans son attachement aux Caisites, il y avait une pensée noble et généreuse. N'ayant trouvé en Egypte que deux petites tribus caisites, il y fit venir mille et trois cents pauvres familles de cette race et se donna tous les soins possibles pour faire prospérer cette colonie[290]. Son respect pour la famille de son patron avait quelque chose de touchant: au milieu des grandeurs et au comble de la puissance, loin de rougir de son humble origine, il proclamait hautement ses obligations envers le père d'Ocba, qui avait affranchi son aïeul; et quand il fut gouverneur d'Afrique et qu'Ocba fut venu lui rendre visite, il le fit asseoir à ses côtés et lui témoigna tant de respect que ses fils, dans leur vanité de parvenus, s'en indignèrent. «Quoi! lui dirent-ils quand ils se trouvèrent seuls avec lui; vous faites asseoir ce Bédouin à vos côtés, en présence de la noblesse et des Coraichites, qui s'en tiendront offensés sans doute, et qui vous en voudront! Comme vous êtes un vieillard, personne ne se montrera cruel envers vous, et peut-être la mort vous mettra-t-elle bientôt à l'abri de toute intention hostile; mais nous, vos fils, nous avons à craindre que la honte de ce que vous avez fait ne retombe sur nous. Et qu'arrivera-t-il si le calife apprend ce qui s'est passé? Ne se mettra-t-il pas en colère quand il saura que vous avez fait plus d'honneur à un tel homme qu'aux Coraichites?—Vous avez raison, mes fils, leur répondit Obaidallâh; je ne trouve rien pour m'excuser, et je ne ferai plus ce que vous me reprochez.» Le lendemain matin il fit venir Ocba et les nobles dans son palais. Il les traita tous avec respect, mais il donna la place d'honneur à Ocba, et, s'étant assis à ses pieds, il fit venir ses fils. Quand ceux-ci furent entrés dans la salle et qu'ils contemplèrent ce spectacle avec surprise, Obaidallâh se leva, et, après avoir glorifié Dieu et son prophète, il rapporta aux nobles les discours que ses fils avaient tenus la veille, et continua en ces termes: «Je prends Dieu et vous tous à témoin, bien que Dieu seul suffise, quand je déclare que cet homme que voici, est Ocba, fils de ce Haddjâdj qui a donné la liberté à mon grand-père. Mes fils ont été séduits par le démon, qui leur a inspiré un fol orgueil; mais j'ai voulu donner à Dieu la preuve que moi du moins, je ne suis point coupable d'ingratitude et que je sais ce que je dois à l'Eternel ainsi qu'à cet homme-là. J'ai voulu faire cette déclaration en public, parce que je craignais que mes fils n'en vinssent à nier un bienfait de Dieu, à désavouer cet homme et son père pour leurs patrons; ce qui aurait eu pour suite inévitable qu'ils auraient été maudits par Dieu et par les hommes, car j'ai appris que le Prophète a dit: «Maudit celui qui prétend appartenir à une famille à laquelle il est étranger, maudit celui qui renie son patron.» Et l'on m'a raconté aussi qu'Abou-Becr a dit: «Désavouer un parent même éloigné, ou se prétendre issu d'une famille à laquelle on n'appartient pas, c'est être ingrat envers Dieu».... Mes fils, comme je vous chéris autant que moi-même, je n'ai point voulu vous exposer à la malédiction du Ciel et des hommes. Vous m'avez dit encore que le calife se fâchera contre moi, s'il apprend ce que j'ai fait. Rassurez-vous; le calife, à qui Dieu veuille accorder une longue vie, est trop magnanime, il sait trop bien ce qu'il doit à Dieu, il connaît trop bien ses devoirs, pour que j'aie à craindre d'avoir excité son courroux en remplissant les miens; je me tiens persuadé au contraire, qu'il approuvera ma conduite.»—«Bien parlé! cria-t-on de toutes parts, vive notre gouverneur!» Et les fils d'Obaidallâh, honteux d'avoir eu à essuyer une si grande humiliation, gardèrent un morne silence. Puis Obaidallâh, s'adressant à Ocba: «Seigneur, lui dit-il, mon devoir est d'obéir à vos ordres. Le calife m'a confié un vaste pays; choisissez pour vous quelle province vous voudrez.» Ocba choisit l'Espagne. «Mon plus grand désir, c'est de prendre part à la guerre sainte, dit-il, et c'est là que je pourrai le satisfaire[291]

Mais malgré l'élévation de son caractère, et quoiqu'il possédât toutes les vertus de sa nation, Obaidallâh partageait aussi au plus haut degré le profond mépris qu'avait celle-ci pour tout ce qui n'était pas arabe. A ses yeux, les Coptes, les Berbers, les Espagnols, les vaincus en général, qu'à peine il regardait comme des hommes, n'avaient sur la terre d'autre destinée que celle d'enrichir, à la sueur de leur front, le grand peuple que Mahomet avait appelé le meilleur de tous. Déjà en Egypte, où il avait été percepteur des impôts, il avait augmenté d'un vingtième le tribut que payaient les Coptes; et ce peuple, d'ordinaire fort pacifique et qui jamais encore, depuis qu'il vivait sous la domination musulmane, n'avait fait un appel aux armes, avait été exaspéré à un tel point par cette mesure arbitraire, qu'il s'était insurgé en masse[292]. Promu au gouvernement de l'Afrique, il se fit un devoir de contenter, aux dépens des Berbers, les goûts et les caprices des grands seigneurs de Damas. Comme le duvet des mérinos, dont on fabriquait des vêtements d'une blancheur éclatante, était fort recherché dans cette capitale, il faisait arracher aux Berbers leurs moutons, qu'on égorgeait tous, quoique souvent on ne trouvât qu'un seul agneau avec duvet dans un troupeau de cent moutons, tous les autres étant ce qu'on appelle des agneaux ras ou sans duvet, et par conséquent inutiles au gouverneur[293]. Non content d'enlever aux Berbers leurs troupeaux, la source principale de leur bien-être, ou plutôt leur unique moyen de subsistance, il leur ravissait aussi leurs femmes et leurs filles, qu'il envoyait en Syrie peupler les sérails; car les seigneurs arabes faisaient grand cas des femmes berbères qui, en tout temps, ont eu la réputation de surpasser les femmes arabes en beauté[294].

Pendant plus de cinq ans, les Berbers souffrirent en silence; ils murmuraient, ils accumulaient dans leurs cœurs des trésors de haine, mais la présence d'une nombreuse armée les contenait encore.

Une insurrection se préparait cependant. Elle aurait un caractère religieux autant que politique, et elle serait dirigée par des missionnaires, par des prêtres; car, malgré les ressemblances nombreuses et frappantes qui existaient entre le Berber et l'Arabe, il y avait cependant entre ces deux peuples cette différence profonde et essentielle, que l'un était pieux, avec beaucoup de penchant à la superstition, et, avant tout, plein d'une aveugle vénération pour les prêtres, au lieu que l'autre, sceptique et railleur, n'accordait presque aucune influence aux ministres de la religion. De nos jours encore, les marabouts africains ont, dans les grandes affaires, un pouvoir illimité. Seuls ils ont le droit d'intervenir lorsque des inimitiés s'élèvent entre deux tribus. A l'époque de l'élection des chefs, ce sont eux qui proposent au peuple ceux qui leur paraissent les plus dignes. Quand des circonstances graves ont nécessité une réunion de tribus, ce sont eux encore qui recueillent les diverses opinions; ils en délibèrent entre eux, et font connaître leur décision au peuple. Leurs habitations communes sont réparées, pourvues, par le peuple, qui prévient tous leurs vœux[295]. Chose étrange et curieuse: les Berbers ont plus de vénération pour leurs prêtres que pour le Tout-Puissant même. «Le nom de Dieu, dit un auteur français qui a consciencieusement étudié les mœurs de ce peuple, le nom de Dieu, invoqué par un malheureux que l'on veut dépouiller, ne le protége pas; celui d'un marabout vénéré le sauve[296].» Aussi les Berbers n'ont-ils joué un rôle important sur la scène du monde que lorsqu'ils étaient mis en mouvement par un prêtre, par un marabout. C'étaient des marabouts que ceux qui ont jeté les fondements du vaste empire des Almoravides et de celui des Almohades. Dans leur lutte contre les Arabes, les Berbers des montagnes de l'Aurâs avaient été commandés longtemps par une prophétesse, qu'ils croyaient douée d'un pouvoir surnaturel; et dans ce temps-là, le général arabe Ocba ibn-Nâfi, qui avait compris mieux que personne le caractère du peuple qu'il combattait, et qui avait senti que, pour le vaincre, il fallait le prendre par son faible et frapper son imagination par des miracles, avait hardiment joué le rôle de sorcier, de marabout. Tantôt il conjurait des serpents, tantôt il prétendait entendre des voix célestes, et quelque puérils et ridicules que nous paraissent ces moyens, ils avaient été si fructueux qu'une foule de Berbers, frappés des prestiges qu'opérait cet homme et convaincus qu'ils essayeraient en vain de lui résister, avaient mis bas les armes et s'étaient convertis à l'islamisme.

A l'époque dont nous parlons, cette religion dominait déjà en Afrique. Sous le règne du pieux Omar II, elle y avait fait de grands progrès, et un ancien chroniqueur[297] va même jusqu'à dire que, sous Omar, il ne restait pas un seul Berber qui ne se fût fait musulman; assertion qui ne paraîtra pas trop exagérée quand on se souvient que ces conversions n'étaient pas tout à fait spontanées et que l'intérêt y jouait un grand rôle. La propagation de la foi étant pour Omar l'affaire la plus importante de sa vie, il faisait usage de tous les moyens propres à multiplier les prosélytes, et pour peu que l'on consentît à prononcer les mots: «Il n'y a qu'un seul Dieu, et Mahomet est son prophète,» on était dispensé de payer la capitation, sans être obligé de se conformer strictement aux préceptes de la religion. Un jour que le gouverneur du Khorâsân écrivit à Omar en se plaignant de ce que ceux qui en apparence avaient embrassé l'islamisme ne l'avaient fait que pour échapper à la capitation, et en disant qu'il avait acquis la certitude que ces hommes ne s'étaient pas fait circoncire, le calife lui répondit: «Dieu a envoyé Mahomet pour appeler les hommes à la foi véritable, et non pour les circoncire[298].» C'est qu'il comptait sur l'avenir; sous cette inculte végétation il soupçonnait une terre riche et fertile, où la parole divine pourrait germer et fructifier; il pressentait que si les nouveaux musulmans méritaient encore le reproche de tiédeur, leurs fils et leurs petits-fils, nés et élevés dans l'islamisme, surpasseraient un jour, en zèle et en dévotion, ceux qui avaient douté de l'orthodoxie de leurs pères.

L'événement avait justifié ses prévisions, surtout pour ce qui concerne les habitants de l'Afrique. L'islamisme, d'antipathique, d'odieux qu'il leur avait été, leur était devenu supportable d'abord, et peu à peu cher au plus haut degré. Mais la religion telle qu'ils la comprenaient, ce n'était pas la froide religion officielle, triste milieu entre le déisme et l'incrédulité, que leur prêchaient des missionnaires sans onction, qui leur disaient toujours ce qu'ils devaient au calife, et jamais ce que le calife leur devait; c'était la religion hardie et passionnée que leur prêchaient les non-conformistes, qui, traqués en Orient comme des bêtes fauves, et obligés, pour échapper aux poursuites, de prendre divers déguisements et des noms supposés[299], étaient venus chercher, à travers mille dangers, un asile dans les déserts brûlants de l'Afrique, où ils propageaient dès lors leurs doctrines avec un succès inouï. Nulle part ces docteurs ardents et convaincus n'avaient encore rencontré tant de dispositions à embrasser leurs croyances: le calvinisme musulman avait enfin trouvé son Ecosse. Le monde arabe, il faut bien le dire, avait vomi ces doctrines, non par répugnance pour les principes politiques du système, qui, au contraire, répondaient assez à l'instinct républicain de la nation, mais parce qu'il ne voulait ni prendre la religion au sérieux, ni accepter l'intolérante moralité par laquelle se distinguaient ces sectaires. En revanche, les habitants des pauvres chaumières africaines acceptèrent tout avec un enthousiasme indicible. Simples et ignorants, ils ne comprenaient rien sans doute aux spéculations et aux subtilités dogmatiques dans lesquelles se complaisaient des esprits plus cultivés. Il serait donc inutile de rechercher à quelle secte ils s'attachèrent de préférence, s'ils étaient Harourites, ou Cofrites, ou Ibâdhites, car les chroniqueurs ne sont pas d'accord à ce sujet; mais ils comprenaient assez de ces doctrines pour en embrasser les idées révolutionnaires et démocratiques, pour partager les romanesques espérances de nivellement universel qui animaient leurs docteurs, et pour être convaincus que leurs oppresseurs étaient des réprouvés dont l'enfer serait le partage. Tous les califes, à partir d'Othmân, n'ayant été que des usurpateurs incrédules, ce n'était pas un crime que de se révolter contre le tyran qui leur arrachait leurs biens et leurs femmes; c'était un droit et, mieux encore, un devoir. Comme jusque-là les Arabes les avaient tenus éloignés du pouvoir, ne leur laissant que ce qu'ils n'avaient pu leur ôter, le gouvernement des tribus, ils crurent facilement que la doctrine de la souveraineté du peuple, doctrine que, dans leur sauvage indépendance, ils avaient professée depuis un temps immémorial, était fort musulmane, fort orthodoxe, et que le moindre Berber pouvait être élevé au trône en vertu du suffrage universel. Ainsi ce peuple cruellement opprimé, excité par des fanatiques moitié prêtres, moitié guerriers, qui avaient à régler, eux aussi, de vieux comptes avec les soi-disant orthodoxes, allait secouer le joug au nom d'Allâh et de son prophète, au nom de ce livre sacré sur lequel d'autres se sont appuyés pour fonder un terrible despotisme! Qu'elle est étrange partout, la destinée des codes religieux, ces arsenaux formidables qui fournissent des armes à tous les partis; qui tantôt justifient ceux qui brûlent des hérétiques et prêchent l'absolutisme, et qui tantôt donnent raison à ceux qui proclament la liberté de conscience, décapitent un roi et fondent une république!

Tous les esprits étaient donc en fermentation, et l'on n'attendait, pour prendre les armes, qu'une occasion favorable, lorsque, dans l'année 740, Obaidallâh envoya une partie considérable de ses troupes faire une expédition en Sicile. L'armée partie, et le moindre prétexte suffisant dès lors pour faire éclater l'insurrection, le gouverneur de la Tingitanie eut l'imprudence de choisir précisément ce moment-là pour appliquer le système caisite, pour ordonner aux Berbers de son district de payer un double tribut, comme s'ils n'eussent pas été musulmans. Aussitôt ils prennent les armes, se rasent la tête et attachent des Corans aux pointes de leurs lances, selon la coutume des non-conformistes[300], donnent le commandement à un des leurs, à Maisara, un des plus zélés sectaires, à la fois prêtre, soldat et démagogue, attaquent la ville de Tanger, s'en emparent, égorgent le gouverneur de même que tous les autres Arabes qu'ils y trouvent, et, appliquant leurs doctrines dans toute leur inhumaine rigueur, ils n'épargnent pas même les enfants. De Tanger, Maisara marche vers la province de Sous, gouvernée par Ismâîl, fils du gouverneur Obaidallâh. Sans attendre son arrivée, les Berbers se soulèvent partout et font subir au gouverneur du Sous le sort qu'avait eu celui de la Tingitanie. En vain les Arabes essaient de résister; battus sur tous les points, ils sont forcés d'évacuer le pays, et en peu de jours tout l'Ouest, dont la conquête leur avait coûté tant d'années de sacrifices, est perdu pour eux. Les Berbers s'assemblent pour élire un calife, et, tant cette révolution était démocratique, leur choix ne tombe pas sur un noble, mais sur un homme du peuple, sur le brave Maisara, qui auparavant avait été un simple vendeur d'eau sur le marché de Cairawân.

Pris au dépourvu, Obaidallâh ordonne à Ocba, le gouverneur de l'Espagne, d'attaquer les côtes de la Tingitanie. Ocba y envoie des troupes, elles sont battues. Il s'embarque en personne avec des forces plus considérables, arrive sur la côte de l'Afrique, passe au fil de l'épée tous les Berbers qui tombent entre ses mains, mais ne réussit point à dompter la révolte.

En même temps qu'Obaidallâh avait donné des instructions à Ocba, il avait envoyé au Fihrite Habîb, le chef de l'expédition de Sicile, l'ordre de reconduire au plus vite les troupes en Afrique, tandis que la flotte d'Espagne tiendrait les Siciliens en respect; mais comme le danger allait toujours en croissant, car l'insurrection se propageait avec une rapidité effrayante, il crut ne pas devoir attendre l'arrivée de ces corps, et, ayant rassemblé toutes les troupes disponibles, il en confia le commandement au Fihrite Khâlid, en lui promettant de le renforcer par les corps de Habîb, dès qu'ils seraient arrivés. Khâlid se mit en marche, rencontra Maisara dans les environs de Tanger, et lui livra bataille. Après un combat acharné, mais qui ne fut pas décisif, Maisara se retira dans Tanger, où ses propres soldats l'assassinèrent, soit que, déjà habitués à voir la victoire se déclarer pour eux, ils lui en voulussent de ne pas avoir triomphé cette fois, soit que, depuis son élévation, le démagogue fût réellement devenu infidèle aux doctrines démocratiques de sa secte, comme l'affirment les chroniqueurs arabes; dans ce cas, ses coreligionnaires n'auraient fait qu'user de leur droit et remplir leur devoir, leur doctrine leur ordonnant de déposer, et de tuer au besoin, le chef ou le calife qui s'écartait des principes de la secte.

Quand les Berbers eurent élu un autre chef, ils attaquèrent de nouveau leurs ennemis, et cette fois avec plus de succès: au plus fort de la lutte une division, commandée par le successeur de Maisara, tombe sur les derrières des Arabes qui, se trouvant pris entre deux feux, s'enfuient dans un épouvantable désordre; mais Khâlid et les nobles qui l'entourent, trop fiers pour survivre à la honte d'une telle défaite, se jettent dans les rangs ennemis, et, vendant chèrement leur vie, ils se font tuer jusqu'au dernier. Ce combat funeste, dans lequel avait péri l'élite de la noblesse arabe, reçut le nom de combat des nobles.

Habîb, qui à cette époque était revenu de la Sicile et qui s'était avancé jusqu'aux environs de Tâhort, n'osa pas attaquer les Berbers quand il eut appris le désastre de Khâlid; et bientôt l'Afrique ressembla à un vaisseau échoué qui n'a plus ni voile ni pilote, Obaidallâh ayant été déposé par les Arabes eux-mêmes, qui l'accusaient, non sans raison, d'avoir attiré sur leurs têtes tous ces terribles malheurs[301].

Le calife Hichâm frémit de douleur et de rage quand il apprit l'insurrection des Berbers et la défaite de son armée. «Par Allâh, s'écria-t-il, je leur ferai éprouver ce que c'est que la colère d'un Arabe de vieille roche! J'enverrai contre eux une armée telle qu'ils n'en virent jamais: la tête de la colonne sera chez eux pendant que la queue en sera encore chez moi.» Quatre districts de la Syrie reçurent l'ordre de fournir six mille soldats chacun; le cinquième, celui de Kinnesrîn, devait en fournir trois mille. A ces vingt-sept mille hommes devaient se joindre trois mille soldats de l'armée d'Egypte et toutes les troupes africaines. Hichâm donna le commandement de cette armée et le gouvernement de l'Afrique à un général caisite, vieilli dans le métier de la guerre, à Colthoum, de la tribu de Cochair. Au cas où Colthoum viendrait à mourir, son neveu[302] Baldj devrait le remplacer, et si ce dernier venait aussi à mourir, le généralat devait échoir au chef des troupes du Jourdain, à Thalaba, de la tribu yéménite d'Amila. Voulant infliger aux révoltés un châtiment exemplaire, le calife donna à son général la permission de livrer au pillage tous les endroits dont il s'emparerait, et de couper la tête à tous les insurgés qui tomberaient entre ses mains.

Ayant pris pour guides deux officiers, clients des Omaiyades, qui connaissaient le pays et qui s'appelaient Hâroun et Moghîth, Colthoum arriva en Afrique dans l'été de l'année 741. Les Arabes de ce pays reçurent fort mal les Syriens, qui se conduisaient envers eux avec une arrogante rudesse et dans lesquels ils voyaient des envahisseurs plutôt que des auxiliaires. Les habitants des villes leur fermèrent les portes, et quand Baldj, qui commandait l'avant-garde, leur ordonna, d'un ton impérieux, de les ouvrir, en annonçant qu'il avait l'intention de s'établir en Afrique avec ses soldats, ils écrivirent à Habîb, qui était encore campé près de Tâhort, pour l'en informer. Habîb fit parvenir aussitôt une lettre à Colthoum, dans laquelle il lui disait: «Votre insensé de neveu a osé dire qu'il est venu pour s'établir dans notre pays avec ses soldats, et il est allé jusqu'à menacer les habitants de nos villes. Je vous déclare donc que si votre armée ne les laisse pas en repos, ce sera contre vous que nous tournerons nos armes.» Colthoum lui fit des excuses et lui annonça en même temps qu'il viendrait le joindre près de Tâhort. Il arriva en effet; mais bientôt le Syrien et l'Africain se querellèrent, et Baldj, qui avait chaudement épousé la cause de son oncle, s'écria: «Le voilà donc, celui qui nous a menacés de tourner ses armes contre nous!—Eh bien, Baldj! lui répondit Abdérame, le fils de Habîb, mon père est prêt à vous donner satisfaction si vous vous croyez offensé.» Les deux armées ne tardèrent pas à prendre part à la dispute; le cri: Aux armes! fut poussé par les Syriens d'un côté, de l'autre par les Africains auxquels s'étaient réunis les soldats d'Egypte. On ne réussit qu'à grand'peine à empêcher l'effusion du sang et à rétablir la concorde qui, du reste, n'était qu'apparente.

L'armée, forte maintenant de soixante-dix mille hommes, s'avança jusqu'à un endroit nommé Bacdoura ou Nafdoura[303], où l'armée berbère lui ferma le passage. Voyant que les ennemis avaient la supériorité du nombre, les deux clients omaiyades qui servaient de guides à Colthoum, lui conseillèrent de former un camp retranché, d'éviter une bataille et de se borner à faire ravager, par des détachements de cavalerie, les villages des environs. Colthoum voulut suivre ce conseil prudent, mais le fougueux Baldj le rejeta avec indignation. «Gardez-vous de faire ce qu'on vous conseille, dit-il à son oncle, et ne craignez pas les Berbers à cause de leur nombre, car ils n'ont ni armes ni vêtements.» Et en ceci Baldj disait vrai: les Berbers étaient mal armés, ils n'avaient pour tout vêtement qu'un pagne, et d'ailleurs ils n'avaient que fort peu de chevaux; mais Baldj oubliait que l'enthousiasme religieux et l'amour de la liberté doubleraient leurs forces. Colthoum, accoutumé à se laisser guider par son neveu, se rangea à son avis, et, ayant résolu de livrer bataille, il lui donna le commandement des cavaliers syriens, confia celui des troupes africaines à Hâroun et à Moghîth, et se mit lui-même à la tête des fantassins de la Syrie.

Baldj commença l'attaque. Il se flattait que cette multitude désordonnée ne tiendrait pas un instant contre sa cavalerie; mais les ennemis avaient trouvé un moyen très-sûr pour désappointer ses espérances. Ils se mirent à jeter contre la tête des chevaux des sacs remplis de cailloux, et ce stratagème fut couronné d'un plein succès: effarouchés, les chevaux des Syriens se cabrèrent, ce qui força plusieurs cavaliers à les quitter. Puis les Berbers lancèrent contre l'infanterie des juments non domptées, qu'ils avaient rendues furieuses en attachant à leurs queues des outres et de grands morceaux de cuir, de sorte qu'elles causèrent beaucoup de désordre dans les rangs. Néanmoins Baldj, qui était resté à cheval avec environ sept mille des siens, tenta une nouvelle attaque. Cette fois il réussit à rompre les rangs des Berbers, et sa charge impétueuse le conduisit derrière leur armée; mais aussitôt quelques corps berbers firent volte-face pour lui couper la retraite, et les autres combattirent Colthoum avec tant de succès que Habîb, Moghîth et Hâroun furent tués, et que les Arabes d'Afrique, privés de leurs chefs et d'ailleurs mal disposés contre les Syriens, prirent la fuite. Colthoum résistait encore avec les fantassins de la Syrie. Un coup de sabre lui ayant écorché la tête, dit un témoin oculaire, il remit la peau à sa place avec un sang-froid prodigieux. Frappant à droite et à gauche, il récitait des versets du Coran propres à stimuler le courage de ses compagnons. «Dieu, disait-il, a acheté des croyants leurs biens et leurs personnes pour leur donner le paradis en retour;—l'homme ne meurt que par la volonté de Dieu, d'après le livre qui fixe le terme de la vie.» Mais quand les nobles qui combattaient à ses côtés eurent été tués l'un après l'autre, et que lui-même fut tombé à terre criblé de blessures, la déroute des Syriens fut complète et terrible; et les Berbers les poursuivirent avec un acharnement tel que, de l'aveu des vaincus, un tiers de cette grande armée fut tué et qu'un autre tiers fut fait prisonnier.

Sur ces entrefaites Baldj, séparé avec ses sept mille cavaliers du gros de l'armée, s'était vaillamment défendu et avait fait un grand carnage des Berbers; mais ceux-ci étaient trop nombreux pour compter leurs morts, et maintenant que plusieurs corps, après avoir remporté la victoire sur l'armée de son oncle, se tournaient contre lui, il allait être accablé par une multitude immense. N'ayant plus d'autre parti à prendre que le parti extrême ou la retraite, il se décida à chercher son salut dans la fuite; mais comme les ennemis lui fermaient la route de Cairawân, qu'avaient prise les autres fugitifs, force lui fut de prendre la direction opposée. Poursuivis sans relâche par les Berbers, qui s'étaient jetés sur les chevaux des ennemis tués dans le combat, les cavaliers syriens arrivèrent près de Tanger, exténués de fatigue. Après avoir essayé en vain de pénétrer dans cette ville, ils prirent la route de Ceuta, et, s'étant emparés de cette place, ils y réunirent quelques vivres, ce qui, grâce à la fertilité de la contrée environnante, ne leur fut point difficile. Cinq ou six fois les Berbers vinrent les attaquer; mais comme ils ne savaient comment s'y prendre quand il s'agissait d'assiéger une forteresse, et que d'ailleurs les assiégés se défendaient avec le courage du désespoir, ils comprirent qu'ils ne réussiraient pas à leur enlever de vive force le dernier asile qui leur restât. Ils résolurent donc de les affamer, et, ravageant les champs d'alentour, ils les environnèrent d'un désert de deux journées de marche. Les Syriens se virent réduits à se nourrir de la chair de leurs chevaux; mais bientôt les chevaux mêmes commencèrent à leur manquer, et si le gouverneur de l'Espagne continuait à leur refuser l'assistance que réclamait leur déplorable situation, ils allaient mourir de faim[304].

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